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Julien Pieron

L’audace de la pensée : sur Kant et les Lumières

(N° 2 (septembre 2009) — Dossier "Figures du courage politique dans la philosophie moderne et contemporaine")
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Annexes

Mots-clés : Kant, confiance, Lumières, émancipation intellectuelle, jugement de goût, expérience esthétique, pensée, performatif, communauté

1L’une des raisons d’interroger la pensée de Kant1 dans le cadre d’une réflexion sur le courage, c’est que sa réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » noue explicitement la thématique de l’émancipation intellectuelle à la mise en œuvre d’un certain courage, ou d’une audace : Sapere aude ! (Aie le courage, l’audace, d’avoir du goût, du jugement, de te servir de ton propre entendement !) — telle est selon Kant la devise des Lumières. Outre l’importance de cette problématique du courage (aude !) dans son lien à l’émancipation intellectuelle2, il convient d’épingler un second élément dans la formulation kantienne de la devise des Lumières : l’infinitif sapere, qui rassemble la question de la pensée autonome et celle du goût. Sapere, selon l’abrégé du Gaffiot que tout apprenti latiniste possède dans sa bibliothèque, c’est d’abord sentir ou exhaler une odeur, avoir du goût, au sens d’un aliment qui a bon ou mauvais goût ; c’est ensuite avoir du goût, au sens cette fois de sentir par le sens du goût ; et c’est, finalement, avoir de l’intelligence ou du jugement3. Le constat d’un lien entre pensée autonome et exercice du goût, qui ne peut qu’inquiéter le lecteur de la troisième Critique, soulève la question des rapports entre goût et courage dans la perspective de l’émancipation intellectuelle.

2L’hypothèse que nous nous bornerons à esquisser dans les pages qui suivent, c’est que la Critique de la faculté de juger pourrait être lue comme un essai visant à dégager les conditions transcendantales subjectives (ou quasi-objectives) de l’audace de la pensée thématisée dans « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Pour étayer rigoureusement cette hypothèse, il faudrait parcourir les méandres de la Critique de la faculté de juger, en repartant de la Critique de la raison pure (et plus particulièrement de l’appendice à la « Dialectique transcendantale ») afin d’y indiquer l’acte de naissance d’un principe subjectif de finalité nous enjoignant à postuler, ou à faire comme si le divers de l’expérience était suffisamment homogène pour être ramené à des concepts empiriques plus ou moins généraux. Sans un tel principe, l’usage de l’entendement en général, et a fortiori son usage autonome, serait en effet tout à fait impossible4. Il faudrait ensuite montrer comment ce principe subjectif de finalité postulant une division possible de la nature et de ses lois (ou de ses formes) en un système logique de genres et d’espèces5, principe d’origine purement intellectuelle6, se voit en quelque sorte confirmé dans l’expérience esthétique du jugement de goût devant la beauté de la nature7, qui crée en l’homme la confiance dans l’usage de ses propres facultés — confiance qui constitue l’une des conditions nécessaires à l’audace de la pensée autonome.

3Avant d’esquisser une telle lecture de la Critique de la faculté de juger, et afin d’en nuancer les principes directeurs, il convient toutefois de revenir au texte sur les Lumières, et d’y délimiter plus précisément le statut et les conditions de l’audace de la pensée. Pour ce faire, nous commentons un extrait de la Réponse kantienne à la question : qu’est-ce que les Lumières ? parue dans la Berlinische Monatsschrift de décembre 1784. Nous nous bornons aux premiers paragraphes du texte8, en laissant tomber la suite de l’argumentation, centrée sur des problèmes religieux. Le texte kantien est reproduit en gras ; nos propres commentaires sont introduits à l’aide de crochets droits.

Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. (Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbstverschuldeten Unmündigkeit.) La minorité9 est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre (ohne Leitung eines anderen). [L’important dans cette condamnation n’est pas la présence d’autrui — dont on verra qu’elle est loin d’être en soi un obstacle à la pensée autonome — mais sa position de directeur, d’être situé au-dessus de ceux qu’il guide, à la façon du commandant d’un navire ou d’un chef d’orchestre.] Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, [Dans ce cas (déficience mentale, enfance), celui qui est ainsi limité n’est pas, et n’a pas non plus la possibilité d’être, responsable de son état] mais d’un manque de résolution (Entschliessung) et de courage (Mut) pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre (eigene) entendement ! Voilà la devise des lumières. [Nous avons commenté cette devise, qui associe goût et courage, dans l’introduction.]

La paresse et la lâcheté (Faulheit und Feigheit) sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère (naturaliter maiorennes), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. [En d’autres termes, la grande majorité des hommes, lors même qu’ils ont atteint l’âge de raison, restent cependant des enfants, dans la mesure où le courage ou l’audace de penser par eux-mêmes leur fait défaut. L’envers de ce courage, c’est bien évidemment la lâcheté, mais c’est aussi la paresse, au sens où l’exercice de la pensée autonome, comme l’exercice physique, demande un effort. Dans le domaine de la pensée comme ailleurs, ce sont les premiers pas qui coûtent le plus. C’est sur cette répugnance à l’effort et sur ce manque d’audace que table la grande famille des guides de toute espèce.] Il est si commode (bequem) d’être mineur. Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n’ai pas besoin de me fatiguer moi-même. [Nouvelle évocation de l’effort que coûte une pensée autonome, que ce soit dans les affaires de l’esprit, de la religion, ou du bien-être corporel.] Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe faible tout entier) finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi pénible (beschwerlich), également comme très dangereux (sehr gefährlich), c’est ce à quoi ne manquent pas de s’employer ces tuteurs qui, par bonté10 (gütigst), ont assumé la tâche de veiller sur eux. [Kant indique ici une gradation ou une relation de cause à effet entre paresse et lâcheté : les bienveillants guides11 tablent d’abord sur la paresse et la répugnance à l’effort, et réussissent à transformer cette paresse en crainte. A contrario, on pourrait imaginer que le simple exercice de la pensée, faisant peu à peu diminuer la paresse face à l’effort ou la maladresse des premiers mouvements, pourrait ensuite favoriser la naissance d’une audace ou d’un courage de la pensée, permettant ainsi une sortie définitive de la minorité intellectuelle.] Après avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, [Cette comparaison des individus guidés à du bétail rappelle le début du Contrat social de Rousseau (Livre I, chap. 2), où les chefs sont comparés à des bergers qui ne sont peut-être que des loups déguisés, protégeant en apparence leur bétail pour mieux le dévorer ensuite] ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n’est pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher ; mais l’exemple d’un tel accident rend malgré tout timide (schüchtern) et fait généralement reculer devant toute autre tentative.

Il est donc difficile pour l’individu de s’arracher tout seul à la minorité, [Nous retrouvons le problème du rapport à autrui : l’absence d’autrui dans une position différente de celle du guide est ici un obstacle à la conquête de l’autonomie] devenue pour lui presque un état naturel. [Cette remarque indique que la minorité des adultes n’est pas fondée en nature, mais risque toujours de devenir une seconde nature, comme l’esclavage évoqué par Rousseau dans sa reprise originale du thème de la servitude volontaire12. La sollicitude bienveillante des guides a donc une vertu performative, puisqu’elle transforme au bout du compte les mineurs supposés en mineurs réels.] Il s’y est même attaché (Er hat sie sogar liebgewonnen), [à nouveau le thème d’une servitude qui n’est pas naturelle mais habituelle, résultant de la fabrication d’un habitus] et il est pour le moment réellement (wirklich) incapable de se servir de son propre entendement, [Kant précise « réellement » pour indiquer qu’il n’est plus question d’une incapacité illusoire (celle que présupposent et exploitent les guides) mais d’une incapacité désormais réelle, résultant de l’être-guidé ou de l’être-dirigé] parce qu’on ne l’a jamais laissé s’y essayer (weil man ihn niemals den Versuch davon machen liess). [On ne l’a pas laissé expérimenter. Or dans le cas du jugement, comme application de l’entendement à des situations singulières, c’est seulement l’expérience tâtonnante qui crée peu à peu la faculté13. C’est pourquoi Kant poursuit en critiquant les préceptes et les formules toutes faites : quand bien même elles seraient rationnelles, ces formules sont une nouvelle manière d’empêcher l’apparition d’un usage autonome de l’entendement.] Préceptes et formules, ces instruments mécaniques d’un usage ou, plutôt, d’un mauvais usage raisonnable de ses dons naturels, sont les entraves qui perpétuent la minorité. Celui-là même qui s’en débarrasserait ne franchirait pour autant le fossé le plus étroit que d’un saut mal assuré, puisqu’il n’a pas l’habitude de pareille liberté de mouvement. [La conséquence de cette minorité réelle constituée, c’est en effet que la libération est désormais plus difficile que dans la situation initiale d’une minorité seulement supposée.] Aussi peu d’hommes ont-ils réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit (durch eigene Bearbeitung ihres Geistes), à se dégager de leur minorité et à avancer quand même d’un pas assuré. [Le thème sous-jacent à cette affirmation n’est pas celui d’une quelconque faiblesse humaine, mais celui des conditions sociales de l’émancipation : ce qui est ici en question, c’est à nouveau la difficulté de s’émanciper tout seul. La solitude ici visée est la solitude des guidés — aussi nombreux soient-ils sous la tutelle de leur guide14 — dans la mesure où ils ne disposent pas d’un espace public. Le milieu des dirigés et des guidés n’est en effet rien d’autre (puisque ces guidés sont des mineurs qui ont besoin d’un père ou d’un tuteur) qu’une sorte de milieu familial élargi15.]

En revanche, la possibilité qu’un public s’éclaire lui-même est plus réelle ; cela même est à peu près inévitable, pourvu qu’on lui en laisse la liberté. [Ce terme de liberté sera repris et souligné au paragraphe suivant. Selon Kant, la liberté civile est la condition nécessaire, et presque suffisante (tout semble en découler de manière « presque inévitable »), de l’émancipation.] Car il se trouvera toujours, même parmi les tuteurs attitrés de la masse (des grossen Haufens), [Masse est le concept opposé par Kant à celui de public. Ici encore, il s’agit d’un mode d’être social et non d’une réalité substantielle. C’est dans la masse que la solitude qui entrave et rend improbable l’émancipation est possible ; c’est par la transformation de cette masse en public que cette solitude peut disparaître] quelques hommes qui pensent par eux-mêmes (einige Selbstdenkende) [Concession remarquable : « même parmi les tuteurs, on trouvera des hommes qui pensent par eux-mêmes ». Cette concession pourrait sous-entendre que les plus mineurs de tous les mineurs sont en fait les tuteurs, ceux qui se chargent généreusement de penser à la place des autres16] et qui, après avoir personnellement secoué le joug de leur minorité, répandront autour d’eux un état d’esprit (den Geist) où la valeur de chaque homme (jedes Menschen)17 et sa vocation (Beruf) à penser par soi-même seront estimées raisonnablement. [Ce passage indique la logique même de l’émancipation dans sa dimension collective : elle ne consiste pas à se libérer pour aller ensuite instruire les autres18, mais à se libérer pour introduire et faire se propager un autre postulat19 que celui des tuteurs, qui entraînera également d’autres effets performatifs : non plus le postulat selon lequel les hommes sont faibles et ont besoin qu’on pense à leur place, mais le postulat d’une valeur et d’une vocation à la pensée propres à tout homme — c’est-à-dire fondamentalement un postulat d’égalité.] Une restriction cependant : le public, qui avait été placé auparavant par eux sous ce joug, les force à y rester eux-mêmes, dès lors qu’il s’y trouve incité par certains de ses tuteurs incapables, quant à eux, de parvenir aux lumières ; tant il est dommageable d’inculquer des préjugés, puisqu’ils finissent par se retourner contre ceux qui, en personne ou dans les personnes de leurs devanciers, en furent les auteurs. [Il conviendrait de commenter longuement cette situation paradoxale où les maîtres (à penser) se retrouvent non pas esclaves de leurs esclaves (qui deviendraient eux-mêmes et pour leur compte des maîtres, à la faveur d’un renversement dialectique20), mais esclaves en vertu de la situation d’esclavage qu’ils ont eux-mêmes instituée.] C’est pourquoi un public ne peut accéder que lentement aux lumières. Une révolution (Revolution) entraînera peut-être le rejet du despotisme personnel et de l’oppression cupide et autoritaire, mais jamais une vraie réforme de la manière de penser (wahre Reform der Denkungsart) ; bien au contraire, de nouveaux préjugés (Vorurteile) [Pré-jugés : des jugements qui ont toujours déjà eu lieu avant et sans moi, et qui me déchargent de l’effort et de l’opportunité de juger par moi-même] tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande masse irréfléchie (des gedankenlosen grossen Haufens). [Après avoir suivi jusqu’ici l’argumentation de Kant, on comprend que la « grande masse » n’est pas irréfléchie par nature, mais en vertu de sa configuration sociale de masse, configuration qu’une révolution politique au sens classique ne suffit pas à supprimer, tant qu’elle n’a pas réussi à instaurer un « esprit nouveau ». C’est là un des problèmes ouverts par la distinction kantienne entre révolution et réforme.]

Or pour répandre ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté21; et à vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. [Il faudrait poursuivre en expliquant la distinction kantienne du public et du privé, dans son lien à la distinction entre la position de savant22 et celle de ministre, et son application aux questions religieuses ; nous interromprons cependant ici notre commentaire.]

4Que retenir de cette lecture ?

51. Que les Lumières, c’est l’audace, le courage de la pensée autonome ou du jugement : la traduction par Kant du Sapere aude ! renvoie à l’entendement (Verstand), mais sapere fait signe vers la problématique du jugement, qui n’est d’ailleurs rien d’autre que le bon usage de l’entendement, l’application pertinente de ses concepts (ou de ses règles) à une situation singulière.

62. Que cette pensée autonome, contrairement à ce qu’on pourrait croire en examinant l’état présent de la société, tous les hommes en sont naturellement capables — bien qu’ils semblent l’avoir réellement (socialement) perdue, et qu’ils aient quelque crainte à la retrouver. C’est parce qu’il y a perte ou ténèbres qu’il est besoin de propager les Lumières et de s’interroger sur ce qui constitue leur essence.

73. Que l’envers de l’audace ou du courage de la pensée n’est autre que la paresse et la lâcheté, et qu’il existe une relation de cause à effet entre ces deux défauts — la paresse semblant pour Kant plus ou moins congénitale, alors que la lâcheté est construite socialement.

84. Que des guides ou des directeurs de toute espèce, dans leur extrême bonté, tablent d’abord sur cette paresse congénitale et sur une incapacité supposée de penser par soi-même, pour penser à la place de ceux qu’ils maintiennent du même coup sous leur tutelle.

95. Que cet être sous tutelle crée la crainte ou la lâcheté23, et que l’absence d’exercice de la pensée qui en résulte se transforme peu à peu en une incapacité réelle. C’est là la vertu performative du postulat des tuteurs et des guides, selon lequel il existe des êtres mineurs qui ont besoin qu’on pense à leur place.

106. Enfin, qu’il est bien plus difficile — mais non complètement impossible — de se libérer à titre individuel, dans la solitude de la masse comme sphère familiale élargie où tous les individus sont isolés (parce que chacun y est seul sous son guide ou son tuteur, et qu’il n’existe aucune possibilité de partage des tentatives de peuplement de la sphère de l’autonomie), qu’à titre de public, dans la communauté d’une sphère rendue possible par la liberté civile (sphère qui s’institue réellement24 par la propagation d’un postulat25 d’égalité de tous les hommes dans leur vocation à penser). Dans cette sphère publique, les tentatives de mouvement, les essais et erreurs ne se perdent pas, mais deviennent potentiellement cumulatifs, parce qu’utiles à des individus qui ont été préalablement et performativement élevés au rang d’égaux, ce qui rend possible un vrai partage (Mitteilung).

11Résumons-nous. Pour atteindre l’émancipation via l’audace de la pensée, il faut selon Kant vaincre la lâcheté (timidité maladroite et crainte) engendrée par l’exploitation d’une paresse congénitale ; pour ce faire, il faut se mettre à la fois en confiance et en mouvement26 ; cette mise en mouvement n’est elle-même, sinon possible, du moins viable et véritablement fructueuse ou émancipatrice, que si les conditions politiques d’une communauté de pensée (reposant sur le postulat ou l’esprit d’égalité) sont instituées. Confiance, mise en mouvement des facultés, et communauté : ces trois notions conduisent directement à la Critique de la faculté de juger. Nous pouvons dès lors, en guise de conclusion, esquisser les grandes lignes d’une lecture susceptible de répondre à la question initiale des rapports entre goût et courage dans la perspective de l’émancipation intellectuelle.

12Il serait en effet possible de lire la Critique de la faculté de juger, plus particulièrement la « Critique de la faculté de juger esthétique » (et plus spécifiquement encore l’analyse kantienne du jugement de goût), non seulement comme une mise en évidence théorique des conditions transcendantales de possibilité (confiance, exercice, communauté) de l’audace de la pensée qui permet l’émancipation, mais aussi comme une invitation à saisir nos expériences esthétiques comme autant d’épreuves affectives de ces conditions : épreuve d’une confiance dans le pouvoir de sa propre pensée27 (confiance qui est l’antidote de la crainte, et la condition de l’audace de la pensée), épreuve d’une mise en mouvement ou d’un exercice ludique et harmonieux des facultés28 (exercice qui constitue le seul remède à la timidité gauche et à la paresse de la pensée), épreuve d’une exigence transcendantale de communauté29 (exigence dont nous avons vu qu’elle est consubstantielle à l’expérience de la pensée digne de ce nom).

13Ces trois conditions, dont il est possible de faire esthétiquement l’épreuve, sont certes uniquement des conditions préparatoires, des préalables à l’émancipation. Ainsi la confiance dans le pouvoir de sa propre pensée n’en est-elle pas encore l’usage autonome ; la mise en mouvement ludique et harmonieuse des facultés n’est pas encore leur collaboration efficace dans la production d’une connaissance théorique ou d’une décision pratique ; l’épreuve sensible de l’exigence transcendantale de communauté n’équivaut pas encore à son intégration effective dans l’exercice même de la pensée. Pourtant, si l’on prend en compte la dimension performative qui traverse les premiers paragraphes du texte sur les Lumières, la façon dont Kant indique que des postulats ou des idées sont créateurs d’existence30, il est permis de penser qu’une telle épreuve préparatoire est déjà le commencement de l’émancipation, qu’elle constitue l’ébauche des premiers pas qui feront sortir les hommes de leur minorité.

14En admettant avec Foucault que Kant est le premier penseur associant une thématisation de son propre geste philosophique à une réflexion sur le sens de l’histoire et l’actualité singulière du moment où il écrit (« notre époque est celle des Lumières, et le geste philosophique qui y correspond est celui de la critique »), on pressent que la Critique de la faculté de juger — qui exhibe les conditions performatives de possibilité d’une autonomie théorique et pratique de la raison, et montre comment ces conditions peuvent être expérimentées par tout un chacun dans l’expérience esthétique — constitue rétrospectivement la véritable propédeutique des deux autres : la propédeutique à l’émancipation théorique et pratique, dont l’équivalent philosophique est l’entreprise critique dans son ensemble. « La Critique, c’est en quelque sorte le livre de bord de la raison devenue majeure dans l’Aufklärung ; et inversement, l’Aufklärung, c’est l’âge de la critique31. »

Notes

1 Sauf exception, nous citons les œuvres de Kant dans l’édition de l’Académie de Berlin (notée « Ak » suivi du tome puis de la pagination) et la traduction française dans l’édition placée sous la direction de F. Alquié : E. Kant, Œuvres philosophiques, 3 vol., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, 1985 et 1986 (notée « Pléiade » suivi du numéro du volume puis de la pagination).
2 La pertinence de l’évocation kantienne du courage frappera de façon en quelque sorte redoublée les lecteurs de Rancière : s’il y a bien une chose que l’auteur du Maître ignorant nous a apprise, c’est que l’émancipation intellectuelle ne se donne pas mais se prend, et qu’il faut avoir l’audace de la prendre.
3 Sur les rapports entre sapor et sapientia, cf. la « Remarque » du § 70 de l’Anthropologie (Ak VII, 242-243 ; Pléiade III, 1058-1059). — Notons au passage que si le latin nihil sapere signifie « être sans intelligence » ou « être un niais », l’allemand aufklären signifie couramment « déniaiser », au sens de faire l’éducation sexuelle.
4 « S’il y avait entre les phénomènes qui s’offrent à nous une si grande diversité, je ne dis pas quant à la forme (car ils peuvent se ressembler en cela), mais quant au contenu, c’est-à-dire à la variété des êtres existants, que même l’entendement humain ne pût trouver, en les comparant les uns avec les autres, la moindre ressemblance entre eux (c’est là un cas que l’on peut bien concevoir), il n’y aurait plus nulle place alors pour la loi logique des genres ; il n’y aurait même plus de concept de genre, ou de concept général, et par conséquent plus d’entendement, puisque l’entendement n’a affaire qu’à de tels concepts. Le principe logique des genres suppose donc un principe transcendantal, pour pouvoir être appliqué à la nature (par où je n’entends ici que les objets qui nous sont donnés). Suivant ce principe, dans le divers d’une expérience possible l’homogénéité est nécessairement présupposée (bien que nous n’en puissions déterminer le degré a priori), parce que sans cette homogénéité, il n’y aurait plus de concepts empiriques, et, par conséquent, plus d’expérience possible. » (Critique de la raison pure, A 653-654/B681-682 ; Ak III, 433 ; Pléiade I, 1254-1255.)
5 « La faculté de juger réfléchissante qui se trouve obligée de remonter du particulier dans la nature jusqu’à l’universel a donc besoin d’un principe, qu’elle ne peut emprunter à l’expérience précisément parce qu’il doit fonder l’unité de tous les principes empiriques sous des principes également empiriques, mais supérieurs et par suite la possibilité d’une subordination systématique de ces principes les uns aux autres. La faculté de juger réfléchissante ne peut que se donner à elle-même comme loi un tel principe transcendantal, sans pouvoir l’emprunter ailleurs (parce qu’elle serait alors faculté de juger déterminante), ni le prescrire à la nature, puisque la réflexion sur les lois de la nature se règle sur la nature et que celle-ci ne se règle pas sur les conditions suivant lesquelles nous cherchons à en acquérir un concept tout à fait contingent par rapport à elle. / Or ce principe ne peut être autre que le suivant : puisque les lois universelles de la nature ont leur fondement dans notre entendement, qui les prescrit à la nature (il est vrai seulement d’après son concept universel en tant que nature), les lois empiriques particulières, relativement à ce qui demeure en elles d’indéterminé par les lois universelles, doivent être considérées suivant une unité telle qu’un entendement (non le nôtre il est vrai) aurait pu la donner au profit de notre faculté de connaître, afin de rendre possible un système de l’expérience d’après des lois particulières de la nature. Ce n’est pas que l’on doive pour cela admettre réellement un tel entendement (car c’est, en effet, à la faculté de juger réfléchissante que cette Idée sert de principe pour réfléchir et non pour déterminer), mais au contraire cette faculté, ce faisant, se donne une loi seulement à elle-même, et non à la nature. » (Critique de la faculté de juger, Ak V, 180 ; trad. Philonenko, Paris, Vrin, 2000, p. 40-41.)
6 Il naît en effet de l’exigence de pouvoir penser le donné, c’est-à-dire de pouvoir en ramener la diversité à l’unité, ce qui suppose qu’on puisse y trouver un minimum de similitudes permettant la formation du général.
7 « Bien que notre concept d’une finalité subjective de la nature dans ses formes suivant des lois empiriques ne soit nullement un concept d’objet, mais seulement un principe de la faculté de juger pour acquérir des concepts dans cette diversité excessive (pour pouvoir s’orienter en elle), néanmoins nous attribuons par là à la nature, par analogie avec une fin, pour ainsi dire une considération pour notre faculté de connaître et ainsi nous pouvons regarder la beauté de la nature comme la présentation du concept de la finalité formelle (simplement subjective) et les fins naturelles comme présentations du concept d’une finalité réelle (objective), et nous les jugeons (beurteilen) l’une par le goût (esthétiquement, grâce au sentiment de plaisir), l’autre par l’entendement et par la raison (logiquement, d’après des concepts). » (Critique de la faculté de juger, Ak V, 193 ; Vrin, 55.)
8 « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? », Ak VIII, 35-36 ; Pléiade II, 209-211. — Nous comparerons ponctuellement cette version avec celle de Poirier et Proust (E. Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ? et autres textes, Paris, GF-Flammarion, 2006, p. 43-45).
9 Minorité doit ici être entendu en un sens juridique, ce pourquoi Poirier et Proust traduisent Unmündigkeit par « état de tutelle ».
10 Poirier et Proust traduisent : « dans leur extrême bienveillance ».
11 Il faudrait au passage se demander si cette expression est véritablement ironique, ou si le pire fléau n’est pas la charité condescendante des nobles cœurs qui aspirent à être l’entendement ou la conscience d’autrui.
12 Du Contrat social, livre I, chap. 2 : « S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués ». En remplaçant la force par une sollicitude tablant sur la paresse, on  retrouve l’argument de Kant.
13 Cf. les remarques de Kant dans la Critique de la raison pure (A132-136/B171-175), selon lesquelles on ne peut pas apprendre le jugement, comme on apprendrait dogmatiquement une doctrine, mais seulement l’exercer à l’aide d’exemples ou d’affaires concrètes, comme on exerce un certain talent ou une certaine habileté.
14 C’est en effet la position dans l’espace de pensée qui crée cette étrange solitude à plusieurs.
15 Kant avancera explicitement cette idée de milieu familial en définissant la notion d’usage privé de la raison.
16 Cette lecture séduisante est toutefois discutable : l’adverbe « même » pourrait viser non la rareté d’une pensée autonome des tuteurs, mais la rareté de l’acte de trahir sa propre caste. Un argument de poids en faveur de notre lecture est l’allusion faite quelques lignes plus bas à des tuteurs eux-mêmes incapables d’Aufklärung.
17 Poirier et Proust traduisent plus justement « de tout homme » : il n’est pas ici question de chacun isolément (situation de la solitude de masse), mais vraiment de n’importe qui au sein d’un public.
18 Ce qui reviendrait simplement à remplacer une tutelle par une autre, sur le modèle platonicien du philosophe roi ; il y a d’ailleurs dans ce texte plus d’un élément (notamment tout ce qui a trait au mouvement, à l’entrave et à l’arrachement, à la difficulté et à la douleur aussi) rappelant le mythe de la caverne.
19 Kant dit : un autre « esprit ».
20 Occuper la place du maître ne suffit pas à l’émancipation : vouloir occuper la place du maître, c’est en effet n’avoir pas compris qu’on s’émancipe ensemble, et que l’émancipation est intimement liée au postulat de l’égalité.
21 Pour éclairer cette affirmation, il faut quitter le texte sur les Lumières et se pencher brièvement sur la notion de communauté de pensée dans son lien à l’absence de contrainte ou liberté civile, à partir d’un extrait de « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? » : « À la liberté de penser s’oppose en premier lieu la contrainte civile (bürgerliche Zwang). On dit bien que la liberté de parler ou d’écrire peut assurément nous être enlevée par une autorité supérieure (durch obere Gewalt), mais non point la liberté de penser (denken). Quels seraient toutefois le champ et la rectitude de notre pensée (denken) si nous ne pensions pas pour ainsi dire en communauté (Gemeinschaft) avec d’autres, dans une communication (mitteilen) réciproque de nos pensées ! On peut donc dire que cette autorité extérieure qui arrache aux hommes la liberté de faire part (mitzuteilen) publiquement, chacun, de ses pensées, leur arrache en même temps la liberté de penser, le seul joyau qui nous reste encore dans la multitude des fardeaux de la vie civile et qui, seul, peut nous aider encore à trouver un remède à tous les maux de cette condition » (Ak VIII, 144 ; Pléiade II, 542-543). Ce qu’indique ce texte capital, c’est un lien intime entre la présence empirique d’une communauté rendue possible par la liberté civile, et l’existence ou la vie même de la pensée. L’argument développé par Kant s’oppose à une attitude qu’on pourrait qualifier d’idéaliste-solipsiste, et qui soutiendrait : « on peut bien m’ôter la liberté empirique d’écrire ou même de parler à d’autres, on ne m’empêchera pas pour autant de penser seul dans mon coin ». Pour rendre justice à la position kantienne, il convient d’abord de rappeler que Kant est loin de restreindre la communauté nécessaire à la pensée à une communauté empirique. L’exigence de la pensée élargie, formulée au § 40 de la Critique de la faculté de juger (deuxième maxime du sens commun, Ak V, 294-295) est en effet une exigence apriorique : il s’agit, dans l’exercice même de la pensée, de tenir compte d’autrui a priori (d’un autrui en quelque sorte virtuel), non de penser d’abord tout seul et d’entamer après coup une grande conversation démocratique. L’exigence de pensée élargie est donc exigence d’une communauté transcendantale dans (ou de) la pensée, communauté nécessaire à une pensée digne de ce nom. Ceci étant posé, on peut revenir à l’extrait cité plus haut, et tenter d’articuler les deux niveaux (transcendantal et empirique) de la communauté de pensée. Kant pose d’abord un lien nécessaire entre communauté et exercice même de la pensée. On peut interpréter ce lien comme visant aussi bien l’exigence transcendantale que l’existence empirique d’une communauté de pensée : c’est en effet parce que certaines conditions politiques (liberté civile) permettent l’ouverture d’un espace dans lequel la constitution d’une communauté empirique de pensée est possible (par un échange ou un partage de paroles et d’écrits), que la pensée peut intérioriser cette expérience de partage ou de mise à l’épreuve collective, et en faire une exigence transcendantale qui habitera la pensée solitaire elle-même. Du même coup, on en déduira que la suppression des conditions politiques de possibilité d’une communauté empirique de pensée (situation de contrainte civile) empêche non seulement l’existence effective d’une telle communauté, mais qu’elle anéantit également l’apparition de l’exigence d’une communauté transcendantale de pensée. Sans la liberté civile qui permet à la fois la constitution et la mise à l’épreuve empiriques d’une pensée en commun, et la formation d’une exigence transcendantale de communauté dans la pensée, il n’y aurait donc pas de pensée digne de ce nom.
22 Avec ici un usage élargi de la notion de savant ou d’expert, puisque chacun est potentiellement savant par la capacité qu’il a de réfléchir sur son expérience propre, et de rendre publiques ses réflexions.
23 Notons que la lâcheté stigmatisée par Kant est un mélange de timidité (au sens de maladresse dans des mouvements gauches ou peu assurés) et de crainte du danger. Les premiers échecs des tentatives de mouvement autonome viennent confirmer cette timidité et cette crainte acquises.
24 Cf. la distinction, présente dans le texte de Kant, entre « politique politicienne » (révolution comme renversement d’une oppression) et « politique de la pensée » (réforme comme transformation de la pensée elle-même).
25 « Esprit », Geist.
26 Les paresseux et les indécis savent qu’on n’apprend à nager qu’en nageant, et non en réfléchissant à l’ensemble — potentiellement infini — des conditions à remplir pour pouvoir nager. Ce type de réflexion préalable possède en effet la particularité de faire proliférer les étapes nécessaires à la réalisation du but (comme dans les paradoxes de Zénon ou les apologues de Kafka, où l’on n’atteint jamais la tortue ou le plus proche village), ce qui en fait le meilleur allié de la paresse, qui obtient par là une véritable caution théorique.
27 Nous avons esquissé dans notre introduction un lien entre confiance et expérience du beau : la beauté naturelle peut être considérée comme présentation du concept d’une finalité formelle subjective de la nature, concept que la faculté de juger se donne à elle-même afin de procurer au sujet la confiance nécessaire à l’usage de son propre entendement.
28 « Tout jugement déterminant est logique, parce que le prédicat de ce jugement est un concept objectif donné. Mais un jugement simplement réfléchissant sur un objet singulier donné peut être esthétique, si (avant même qu’on ait en vue la comparaison de cet objet avec d’autres) la faculté de juger, qui ne tient prêt aucun concept pour l’intuition donnée, confronte l’imagination (simplement dans l’appréhension de cet objet) avec l’entendement (dans la présentation d’un concept en général) et perçoit un rapport des deux pouvoirs de connaître, rapport qui constitue de manière générale la condition subjective, qui ne peut être que sentie, de l’usage objectif de la faculté de juger (à savoir de l’accord mutuel de ces deux pouvoirs). […] Donc un jugement esthétique est celui dont le fondement de détermination se trouve dans une sensation qui est reliée de façon immédiate au sentiment de plaisir et de déplaisir […] dans le jugement esthétique de réflexion, c’est la sensation que produit dans le sujet le jeu harmonieux des deux pouvoirs de connaître de la faculté de juger, imagination et entendement, en tant que dans la représentation donnée le pouvoir d’appréhension de l’une et le pouvoir de représentation de l’autre se favorisent mutuellement. » (Première introduction à la Critique de la faculté de juger, Ak XX, 223-224 ; Pléiade II, 878-879.)
29 « Lorsqu’on remarque moins la réflexion que le résultat de la faculté de juger, on donne souvent à celle-ci le nom de sens et on parle d’un sens de la vérité, d’un sens des convenances, de la justice, etc. […] Sous cette expression de sensus communis on doit comprendre l’Idée d’un sens commun à tous [die Idee eines gemeinschaftlichen Sinnes], c’est-à-dire d’une faculté de juger qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant, à l’illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, qui exercerait une influence néfaste sur le jugement. C’est là ce qui est obtenu en comparant son jugement aux jugement des autres, qui sont en fait moins les jugements réels que les jugements possibles et en se mettant à la place de tout autre, tandis que l’on fait abstraction des bornes, qui de manière contingente sont propres à notre faculté de juger ; on y parvient en écartant autant que possible ce qui dans l’état représentatif est matière, c’est-à-dire sensation, et en prêtant uniquement attention aux caractéristiques formelles de sa représentation ou de son état représentatif. Sans doute cette opération de la réflexion paraît être bien trop artificielle pour que l’on puisse l’attribuer à cette faculté que nous nommons le sens commun [= à l’entendement commun (der gemeine Menschenverstand), comme entendement sain mais encore inculte, JP] ; toutefois elle ne paraît telle, que lorsqu’on l’exprime dans des formules abstraites ; il n’est en soi rien de plus naturel que de faire abstraction de l’attrait et de l’émotion, lorsqu’on cherche un jugement qui doit servir de règle universelle. […] je dis que l’on pourrait donner avec plus de raison le nom de sensus communis au goût (Geschmack) qu’au bon sens (der gesunder Verstand) et que la faculté esthétique de juger, plutôt que celle qui est intellectuelle, mériterait le nom de sens commun à tous [Note de Kant : On pourrait désigner le goût comme sensus communis aestheticus et l’entendement commun comme sensus communis logicus], si l’on veut bien appeler sens un effet (Wirkung) de la simple réflexion sur l’esprit ; on entend alors en effet par sens le sentiment de plaisir. On pourrait même définir le goût par la faculté de juger ce qui rend notre sentiment, procédant d’une représentation donnée, universellement communicable (allgemein mitteilbar) sans la médiation d’un concept. » (Critique de la faculté de juger, § 40, Ak V, 293-295 ; Vrin, 185-188.)
30 Nous avons en effet observé que selon Kant, postuler ou faire comme si certains adultes avaient besoin d’être guidés a pour résultat de les transformer effectivement en mineurs. — Sur l’importance de cette dimension performative dans la pensée kantienne, on lira encore la remarque suivante : « On le voit, la philosophie pourrait bien avoir aussi son millénarisme, mais un millénarisme tel que l’idée qu’elle s’en fait pourrait bien favoriser, encore que de très loin seulement, son avènement » (Idée d’une Histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 8e proposition, Ak VIII, 27 ; Pléiade II, 200).
31 M. Foucault, Dits et écrits II. 1976-1988, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1386.

Pour citer cet article

Julien Pieron, «L’audace de la pensée : sur Kant et les Lumières», Dissensus [En ligne], Dossier "Figures du courage politique dans la philosophie moderne et contemporaine", N° 2 (septembre 2009), URL : https://popups.uliege.be/2031-4981/index.php?id=714.

A propos de : Julien Pieron

Julien Pieron est chargé de recherches du F.R.S.-FNRS et maître de conférences à l’Université de Liège. Il est l’auteur de Pour une lecture systématique de Heidegger (Bruxelles, Ousia, sous presse).