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In memoriam Jean-François Gilmont
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Éloge de Jean-François Gilmont (Tervueren, 30 mars 1934 – Uccle, 6 juin 2020). Il a été bibliothécaire de l’Université catholique de Louvain et chargé de cours à temps partiel. Membre de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques le 6 décembre 2004 ; Membre émérite le 23 mars 2016. Historien de la Réforme, du livre et de la lecture, spécialement du livre réformé au XVIe siècle, il a publié des études sur l’éditeur Jean Crespin et sur les écrits de Jean Calvin et dirigé des recueils sur l’importance du livre dans la diffusion de la Réforme.
Abstract
Eulogy of Jean-François Gilmont (Tervueren, March 30, 1934 – Uccle, June 6, 2020). He was librarian of the Catholic University of Louvain and part-time lecturer. Member of the Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques on December 6, 2004; Member Emeritus on March 23, 2016. Historian of the Reformation, of books and of reading, especially of the reformed book in the 16th century, he has published studies on the publisher Jean Crespin and the writings of Jean Calvin and edited collections on the importance of the book in the dissemination of the Reformation.
1Retracer en ce lieu la biographie de Jean-François Gilmont, plus d’un an après sa mort – retard dû aux contraintes du Covid 19 – est une aventure à double tranchant. D’une part, des éloges ont déjà été proférés, ce qui peut produire un effet de répétition pour ceux qui en ont eu connaissance ; d’autre part, ces éloges me facilitent la tâche, vu le soin avec lequel ils ont évoqué la carrière scientifique de notre confrère1. En même temps, leur lecture m’invite à compléter le portrait de Jean-François remarquablement tracé par Alexandre Vanautgaerden, en m’attardant davantage sur sa carrière à l’Université de Louvain ; car j’ai eu le même statut que lui, j’ai partagé les mêmes expériences et j’ai eu la chance à partir de 1995 d’être cotitulaire avec lui d’un cours d’histoire de l’humanisme : je ne suis donc pas trop mal placée pour évoquer le contexte expliquant le décalage entre sa carrière universitaire et l’influence internationale de ses recherches et de son expertise scientifique.
2Jean-François Gilmont est né à Tervueren le 30 mars 1934. Il effectue ses humanités gréco-latines au Collège Saint-Michel à Bruxelles et entre dans la Compagnie de Jésus le 14 septembre 1950, à l’âge de 16 ans. Il y reçoit pendant 14 ans la formation dispensée aux futurs jésuites, mais quitte l’ordre en 1964 pour des raisons qu’il n’a jamais évoquées. Il épouse le 22 décembre 1964 à Rome Martine Jacobs, bibliothécaire aux Archives et Musée de la littérature à la Bibliothèque royale, rencontrée quelques mois plus tôt, ceci expliquant peut-être cela. Ces années « jésuites » ont profondément marqué Jean-François. Pour m’en tenir au plan intellectuel, elles lui ont permis de se frotter aux mathématiques, d’acquérir une licence en philosophie en 1957 au Collège Saint-Albert à Eegenhoven-Leuven, d’entamer une candidature en histoire à l’UCL et une licence en histoire ecclésiastique en 1962 à la Pontificia Università Gregoriana de Rome. C’est également dans ce cadre que s’observent les prémisses de ce qui sera l’objet des recherches de toute une vie : il est en effet coauteur principal d’une Bibliographie ignatienne (1854-1957), publiée en 1958, et auteur à part entière d’un important inventaire commenté des écrits spirituels des premiers jésuites (357 p.) en 1961, sans compter trois articles substantiels.
3Revenu à l’état laïc, il mène à terme la licence en histoire à l’UCL en 1966. Deux années financées par deux bourses (1966-1967) lui permettent ensuite d’effectuer un long séjour à Genève et de rédiger avec son épouse et deux autres chercheurs, sous la direction de Marie-Thérèse Lenger, un catalogue des éditions originales et autographes d’écrivains français contemporains, conservées dans la bibliothèque de Madame Louis Solvay (1966). En 1968 il est engagé comme assistant à mi-temps à l’UCL dans l’unité d’histoire ecclésiastique dirigée par le chanoine Roger Aubert et en 1970, assistant à temps plein dans la même unité. Il y défend une thèse de doctorat en histoire sous la direction du professeur Roger Aubert en 1977 et obtient le diplôme d’Agrégé de l’enseignement supérieur en 1997.
4Sa carrière de 31 années à l’UCL a débuté à l’époque des « Trente glorieuses », durant lesquelles les universités belges virent croître le nombre de leurs étudiants et reçurent de l’État une aide financière en proportion. Bon nombre d’assistants furent alors recrutés et on envisageait pour eux un statut qui favoriserait et récompenserait leurs recherches. La générosité étatique n’ayant pas survécu à la disparition de ces temps heureux, les universités furent obligées de restreindre leurs ambitions et l’avenir du personnel scientifique en subit le contrecoup. L’UCL en prit acte en supprimant la catégorie « personnel scientifique définitif » et veilla essentiellement à préciser le statut de ceux qui avaient déjà obtenu ce type d’engagement : ainsi, elle décida que la moitié des activités de ce personnel devait être consacrée à des tâches d’enseignement et de gestion sous la responsabilité de chefs de services, l’autre moitié étant réservée aux recherches choisies et menées librement. Des promotions de premier assistant et de chef de travaux récompenseraient le travail accompli. Vers les années 1990, les autorités de l’UCL, conscientes des frustrations que pouvait engendrer un traitement inégal entre personnes d’une même génération, ayant de manière égale rempli leurs obligations vis-à-vis de l’institution, introduisirent la possibilité d’un double statut aux membres méritants du corps scientifique en leur conférant le titre de chargé de cours, puis de professeur à temps partiel. Jean-François franchit les étapes de ce parcours : il fut nommé Premier assistant en 1974, Chef de travaux et Conservateur en 1977, Chargé de cours à temps partiel en 1992. Il fut admis à l’éméritat en 1999, sans avoir eu l’opportunité – rarement offerte au demeurant – d’entrer pleinement dans le corps académique.
5Des charges d’enseignement lui furent néanmoins confiées dès 1975 : l’heuristique en sciences religieuses (1975-1989), l’histoire du livre et de la lecture (1984-1989 et 1991-2000), les origines historiques de la civilisation occidentale (1993-1999), l’histoire de l’humanisme (1995-1999). Ces cours, certes en rapport avec ses compétences, n’offraient guère de possibilités pour diriger des travaux de fin d’étude et des thèses de doctorat et par conséquent pour faire école. Quant aux tâches de gestion, prévues par le statut scientifique, elles consistèrent à participer en tant que Conservateur, à l’organisation et aux activités de la Bibliothèque de théologie (1977-1989), puis de la Bibliothèque générale et de sciences humaines (1991-1999), où il dirigea le service des livres anciens. Ses activités de bibliothécaire lui inspirèrent plusieurs articles2.
6Ce fut dès lors dans le mi-temps réservé à la recherche que Jean-François put exercer sa puissance de travail, sa vision large des domaines qu’il explorait et sa créativité inlassable. En témoigne la bibliographie minutieuse et tenue à jour qu’il a lui-même dressée. Il a publié 13 monographies, sans compter les rééditions et traductions, 4 livres avec coauteurs et fourni une contribution à 2 livres. Il a dirigé, seul ou avec d’autres, 9 volumes, il est l’auteur, seul ou avec d’autres, de 178 articles de revues et d’ouvrages collectifs ; il a fourni près de 90 articles à 7 encyclopédies différentes et quelque 1465 recensions, dont 35 plus développées, à diverses revues3.
7Son immense thèse de doctorat donne lieu à deux livres complémentaires parus en 1981 : Jean Crespin : un éditeur réformé du XVIe siècle (Genève, Droz, 289 p.) et Bibliographie des éditions de Jean Crespin, 1550-1572 (Verviers, Gason, 2 vol., LII, 289 p. et 296 p.), lesquels illustrent les grandes lignes de ses recherches et de la production qui en résulte. D’une part, Jean François s’intéresse aux écrits de la Réforme, essentiellement ceux des milieux genevois autour de Calvin, d’autre part, il participe au renouveau de la bibliographie matérielle du livre ancien, discipline qui aborde celui-ci en tant que support matériel d’un texte, tel qu’il a été fabriqué et transmis, ce qui suppose une bonne connaissance du milieu des imprimeurs et de leurs façons de travailler. L’originalité de Jean-François consiste à imbriquer les deux domaines : la description matérielle des livres anciens et l’analyse de leur contenu et de leur contexte de fabrication, envisagés dans la perspective de l’histoire des idées. Avant même la publication de ses deux livres sur Jean Crespin, il dialogue avec des spécialistes dont il partage les points de vue : Roland Crahay à Mons, Elly Cocx-Indestege et Marie-Thérèse Lenger à la Bibliothèque royale de Bruxelles, et il fait la connaissance de plusieurs sommités à l’occasion de ses participations à des colloques, des réunions scientifiques, des comités de revue et lors de ses pérégrinations dans les bibliothèques d’Europe et d’Amérique du Nord. J’ai personnellement pu vérifier sa notoriété dès 1978, année où j’avais publié un article sur une traduction latine d’un érudit italien, avec une description, que je croyais scientifique, de l’ouvrage qui la contenait ; avec beaucoup de tact, Roland Crahay et Marie-Thérèse Lenger me firent prendre conscience de mon ignorance crasse en bibliographie matérielle et me suggérèrent de demander à un spécialiste de mon université, dont j’ignorais tout, de me former en la matière. Ce fut ainsi que je fis la connaissance de Jean-François et que se noua entre nous une longue amitié.
8Ses rencontres avec Rodolphe Peter, professeur à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, qui avait entrepris un catalogue des éditions de Calvin de la Renaissance à aujourd’hui, induisirent une accélération dans sa carrière de chercheur. En effet, après le décès de Rodolphe Peter survenu en 1987, sa veuve et ses enfants lui confièrent le soin de mener à terme le magnum opus du défunt. Jean-François Gilmont fut détaché de l’UCL pendant deux ans (1989-1991) pour séjourner à Genève et y poursuivre plus aisément l’achèvement du travail. La Bibliotheca Calviniana qui résulta de cette collaboration fut publiée en trois volumes entre 1991 et 2000, qui couvrent les années 1532-1600. Dans la foulée, l’édition de cette somme encouragea notre confrère à poursuivre un autre projet, tout aussi gigantesque : une base de données, intitulée GLN 15-16, répertoriant les éditions imprimées à Genève, Lausanne et Neuchâtel à l’aide d’un outil informatique que Jean-François Gilmont avait conçu pour sa réalisation ; car il était passionné par les ordinateurs et la gestion de bases de données, dont il avait très tôt perçu les avantages pour le traitement des livres anciens. Pour reprendre la description d’Alexandre Vanautgaerden, « cette base de données contient 5111 fiches. Parmi celles-ci, 4158 signalent des éditions ou des émissions bien attestées. 99,6 % d’entre elles ont été décrites avec un exemplaire en main. Peu de bibliographes peuvent en dire autant ». Précisons que cette base répertoriait 68057 exemplaires en 2015, date à laquelle Jean-François Gilmont cessa de la modifier après trente ans de travail acharné4.
9Vu l’abondance des autres publications, je me contenterai d’en épingler deux parce qu’elles me semblent caractéristiques de la méthode de travail de notre confrère. La première est le livre La réforme et le livre. L’Europe de l’imprimé (1517-v. 1570), sorti de presse en 1990 et qui comprend 16 contributions, sans compter l’introduction et la conclusion. Il s’agit d’un ouvrage, dirigé par lui et porté par une équipe internationale et interdisciplinaire, qui n’entendait pas mettre côte à côte des contributions qui s’ignoraient les unes les autres. Il s’agissait au contraire de mener une enquête commune pour aboutir à une vision synthétique du sujet. Pour y parvenir, tous les collaborateurs ont adopté un schéma unique et ont confronté leurs recherches au cours d’un séminaire résidentiel, le livre publié tenant compte de toutes les réactions. Le second ouvrage est Le livre et ses secrets publié en 2003. Il, regroupe une série d’études élaborées depuis une trentaine d’années à travers des articles, des chapitres d’ouvrages, des recensions, qui dévoile les batteries du chercheur5. Au départ, ce devait être un recueil de Variorum Reprints, que la Faculté de Philosophie et Lettres de l’UCL souhaitait éditer en l’honneur de l’éméritat de Jean-François. Mais c’était mal connaître celui-ci. Déjà encouragé dans cette démarche par Reinhard Bodenmann, notre confrère a retravaillé les textes préalablement sélectionnés, supprimant les redites, mettant à jour des analyses, éliminant des passages d’une actualité dépassée et des digressions inutiles, introduisant enfin des éléments neufs. Ainsi, Jean-François honora sa Faculté par cette marque de confiance, tandis que celle-ci l’honora en lui permettant d’illustrer deux constantes de sa vie de chercheur : la passion du travail de fourmi du bibliographe et la passion de transmettre savoir, expériences et méthodes.
10Cette célébration de son éméritat fut suivie par une reconnaissance infiniment plus prestigieuse, qui adoucit sa déception de ne pas être reconnu à sa juste valeur dans son propre pays : il s’agit de son élection comme membre de la Classe des Lettres de l’Académie royale de Belgique le 6 décembre 2004. Jean-François Gilmont manifesta sa gratitude en participant régulièrement aux séances de notre Classe et aux repas conviviaux qui les précédaient et en y faisant deux leçons : « La mauvaise foi de Calvin », le 6 février 2006 et « De la bibliographie historique », le 29 juin 2015. Il était également présent aux réunions générales de l’Académie et manifesta, là aussi, sa gratitude en faisant deux leçons au Collège Belgique au moment où celui-ci faisait ses premiers pas : « Le livre imprimé », le 24 novembre 2009, et « Les humanistes face à la Bible ou le retour au texte », le 28 octobre 2010. Il bénéficia d’une autre marque prestigieuse de reconnaissance lorsqu’il devint docteur honoris causa de l’Université catholique du Sacré Cœur de Milan le 19 avril 2006.
11Évoquons pour terminer la personnalité de Jean-François. C’était un homme d’apparence un peu austère, discret et pudique dans l’expression de ses sentiments. Si cet aspect un peu rugueux pouvait déconcerter de prime abord, il était rapidement oublié par tous ceux qui eurent l’occasion de l’approcher de plus près : car ils découvraient un homme plein d’humour, généreux, prompt à rendre service à ceux qui le rencontraient au hasard de la vie professionnelle et de la vie tout court, en particulier aux jeunes chercheurs, à qui il donnait sans compter conseils, adresses utiles, recommandations chez un éditeur. Il respectait fondamentalement les autres et s’il a pu parfois déplaire, par sa franchise et sa fidélité à ses choix, à quelque interlocuteur préférant avoir affaire à des échines souples, il s’est surtout fait de très nombreux amis de tous horizons intellectuels ou politiques en Belgique et à l’étranger.
12Enfin, il tenait beaucoup à sa famille et ne voulut jamais la sacrifier à sa vie professionnelle. Son épouse était pour lui la compagne aimante avec laquelle il partagea la joie d’élever une famille mais aussi la douleur de perdre deux petites filles, une blessure qui ne se cicatrisa jamais complètement. Martine Gilmont était aussi la charmante maîtresse de maison qui faisait table ouverte pour accueillir les amis de passage à Bruxelles ou féliciter la réussite de jeunes chercheurs ; elle fut encore sa collaboratrice fidèle et compétente dans leurs pérégrinations menées dans les bibliothèques étrangères. Aussi a-t-elle été à juste titre associée à son mari par les utilisateurs reconnaissants de GLN 15-16. Jean-François eut le malheur de la perdre le 26 février 2009, emportée en quelques semaines par une maladie implacable. Il eut la force d’âme de continuer à travailler jusqu’au moment où ses forces le trahirent en 2017. Il pouvait heureusement compter sur l’affection de ses trois filles, qui lui étaient très proches et dont il appréciait le parcours et les conjoints et il était fier d’être le grand-père de cinq petits-enfants. Plus chanceux qu’Œdipe, il eut trois Antigone qui l’accompagnèrent dans la dernière étape de sa vie et qui lui tinrent la main lorsqu’il s’éteignit paisiblement le 6 juin 2020, laissant derrière lui un sillage qui ne se dissiperait pas de sitôt6.
Voetnoten
1 Je remercie Alexandre Vanautgaerden, qui, sans attendre la publication des Actes de plusieurs colloques organisés en l’honneur de Jean-François Gilmont, m’a communiqué des obituaires rédigés par lui dans plusieurs revues : son « Jean-François Gilmont : d’Ignace de Loyola à Jean Calvin (1934-2020) », dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 82, 3 (2020), p. 577-581, m’a été particulièrement utile.
2 Pour plus d’informations sur ces activités dans la gestion de bibliothèques, cf. Bricout G., « Jean-François Gilmont. La passion des livres », dans Quoi de 9 ? Gazette de la BGSH, 49 (199), p. 1-2. Je remercie Mme Cathy Schoukens du Centre des archives de l’UCL pour m’avoir fourni ce texte ainsi que des dossiers administratifs sur la carrière de notre confrère à l’Université de Louvain.
3 Cf. la liste des publications mentionnées dans GLN 15-16, https://www.ville-ge.ch/musinfo/bd/bge/gln/bio.php.
4 Cf. Vanautgaerden A., op. cit., p. 578.
5 Cf. Higman F., « Préface I », dans Gilmont J.-F., Le livre et ses secrets, Genève Droz et Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, Faculté de Philosophie et Lettres, 2003, p. 9.
6 Éloge prononcé à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 11 novembre 2021.
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Over : Monique Mund-Dopchie
Monique Mund-Dopchie est membre titulaire de l’Académie royale de Belgique.