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La planification d'urgence sous tension
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L’épidémie de COVID-19 et les inondations de juillet 2021 sont des évènements dramatiques mais riches d’enseignement : ces deux catastrophes ont mis à l’épreuve le système de gestion des risques que nous avons établi au cours des dernières décennies pour assurer une protection de la société face aux menaces de natures diverses : industrielles, environnementales, terroristes, etc. La COVID-19 a pris de court de nombreux pays européens qui se pensaient à l’abri des risques épidémiques, tandis que les pluies torrentielles ont presque submergé la vallée de la Vesdre. Ces deux catastrophes imposent aux auteures une prise de recul, pour réfléchir aux transformations profondes qu’elles provoquent en matière de gestion de crise et de planification d’urgence pour ouvrir de nouvelles lignes de recherche et lancer des pistes de réformes dans ce secteur qu’elles étudient depuis plus de dix ans.
Abstract
The COVID-19 epidemic and the floods in Wallonia in July 2021 are dramatic events but rich in lessons: these two disasters have put to the test the risk management system established over the last few decades to ensure the protection of society against threats of various kinds: industrial, environmental, terrorist, etc. COVID-19 caught many European countries unaware. Torrential rains almost completely submerged the Vesdre valley. These two disasters required the authors to take a step back and reflect on the profound transformations these disasters provoked in crisis management and emergency planning, in order to open up new lines of research and to launch avenues of reform in this sector, which the authors have been studying for over ten years.
Inhoudstafel
Publié à l’occasion du Colloque annuel 2021 de la Société Royale des Sciences de Liège, le 26 novembre 2021.
Introduction
1Pandemics and plagues have a way of shifting the course of history, and not always in a manner immediately evident to the survivors. The COVID pandemic will be remembered as such a moment in history, a seminal event whose significance will unfold only in the wake of the crisis. — Anthropologist W.Davis [1]
2Voilà des décennies que la gestion publique de nos sociétés occidentales développe un discours de maitrise et de contrôle des évènements. Il suffit d’un minuscule virus pour faire éclater les structures d’expertise qui tendent à stabiliser notre mode de vie. Il suffit de torrents de pluies convectives pour détruire ces protections censées encadrer les risques d’inondation d’une vallée particulièrement vulnérable. La force de destruction de ces évènements naturels nous a pris par surprise, malgré une infrastructure de gestion des risques développée sur tout le territoire. Nous défendons l’hypothèse que ces crises débordent le cadre de la gestion de crise, mettant en évidence un hiatus au coeur de l'infrastructure de gestion des risques dont la Belgique est pourtant si fière : la difficulté de tirer les leçons du passé et de se préparer à gérer des crises systémiques à haute turbulence et forte incertitude. En tant qu’universitaires actifs dans le domaine de la gestion de crise depuis une dizaine d'années [2-4], nous avons décidé de mobiliser des informations documentaires (documents officiels, rapports administratifs et médias) ainsi que le contenu des discussions et séminaires organisés avec les principaux partenaires professionnellement engagés dans la gestion de la crise de COVID en région wallonne [2] ainsi que la gestion de la crise des inondations de juillet 2021 [5].
3Cet article propose de cadrer l'argument d'abord en termes de gestion de crise, en présentant le dispositif développé depuis les années 1960 sur l'ensemble du territoire. La deuxième partie reprend une sélection d’éléments marquants de la gestion de ces deux crises (première vague de COVID-19 en janvier-juin 2020 et inondations de la semaine du 12 juillet 2021 dans la vallée de la Vesdre) en mobilisant le cadre d’analyse séquentielle proposé par Boin [6] : cet article détaille les expériences de la crise et les enseignements à en tirer en matière de préparation, de gestion de l’émergence, de construction de réponses crédibles et de gestion du réseau d’intervention - avant de proposer une réflexion en matière d’apprentissage : comment tirer les enseignements de ces « méga-crises » en matière de mobilisation de l’expertise et de gestion publique ?
1. Le cadre de planification d’urgence et de gestion de crise en Belgique en 2020-2021
4Les États industriels ont appris à « danser sur un volcan », en proposant de maîtriser les menaces posées par les développements technologiques et de contrôler l'impact des risques naturels pour nos sociétés de plus en plus complexes, afin d'assurer la santé publique et de protéger la population et son patrimoine [7]. En tant que gardien du bien-être de la population, l'État a développé des politiques de protection civile et une coopération entre des professionnels d’intervention afin d'améliorer la prévention, la préparation, la réponse et le rétablissement face aux crises (définies comme des situations d’urgence), en mobilisant des ressources adéquates. L’arrêté royal relatif à la planification d’urgence et la gestion des situations d’urgence [8] définit la situation d’urgence comme suit (art.1er, 3°): « Tout événement qui entraîne ou qui est susceptible d’entraîner des conséquences dommageables pour la vie sociale, tel qu’un trouble grave de la sécurité publique, une menace grave contre la vie ou la santé des personnes et/ou contre des intérêts matériels importants, et qui nécessite la coordination des disciplines afin de faire disparaître la menace ou de limiter les conséquences néfastes ». Une situation d'urgence impose de mobiliser rapidement de nombreuses ressources et des compétences spécifiques : pour assurer une telle réponse de façon efficace et adaptée, les autorités doivent investir au préalable des ressources en matière de moyens, de compétences et de coordination.
5Les pays européens ont développé des infrastructures de crise, nourries et enrichies par les leçons tirées des différentes crises qu'ils ont traversées, ainsi que sous la pression européenne (principalement en ce qui concerne les accidents industriels) [9]. En Belgique, la compétence en matière de gestion de crise est organisée au niveau fédéral. Le cadre légal (modifié en 2019 en intégrant les leçons des attentats terroristes de 2016 en Belgique) a harmonisé depuis 2006 la terminologie et le contenu des plans d'urgence, en imposant une approche multidisciplinaire systémique des crises et une analyse des risques dans le processus de planification, avec pour objectif d'organiser rapidement le renforcement nécessaire des capacités d'intervention. La construction de scénarios plus ou moins catastrophiques fait partie de cette préparation. Les plans et les scénarios proposent des orientations plutôt que des guides à suivre, chaque crise étant toujours imprévisible. Les activités de planification et de préparation aux situations d'urgence favorisent la coordination et donc le renforcement des compétences et le développement de réponses efficaces pour protéger les personnes et leurs biens en cas d'urgence.
6La gestion de crise en Belgique se fait à deux niveaux : d'une part, la gestion opérationnelle qui organise les différentes interventions sur le terrain, et d'autre part, la gestion stratégique qui, selon l'ampleur et la nature de la crise, intervient au niveau local sous l'autorité du bourgmestre, au niveau provincial sous l'autorité du gouverneur ou au niveau national sous l'autorité du ministre de l'Intérieur. Les facteurs clés d’une bonne gestion de crise sont la qualité de l'organisation, de l'équipement disponible, ainsi que de la communication (entre les acteurs opérationnels ainsi qu'avec la population). L'élaboration de plans d'urgence permet de disposer de ressources matérielles et humaines adéquates mobilisables très rapidement en cas d'urgence en précisant les procédures à suivre et les rôles des différents acteurs et notamment des groupes d'intervention pour répondre au mieux aux besoins déterminés par la réalité du terrain. Ce modèle de planification conventionnel est surtout efficace pour la gestion des crises récurrentes pour lesquels il y a peu d'incertitude quant à la nature de leurs conséquences et à la manière dont elles se produiront [10]. La planification d’urgence a aussi pour objectif d’engendrer un processus d’apprentissage entre tous les acteurs amenés à gérer une crise aussi bien au niveau stratégique qu’au niveau opérationnel. Ainsi, des exercices multidisciplinaires sont censés être organisés afin de tester les plans d’urgence et de permettre aux acteurs des différentes disciplines d’intervention de se connaître et de se coordonner en dehors d’une situation de crise, dans un processus d’apprentissage de groupe. Ces moments sont généralement présentés comme le moteur principal d’amélioration du cycle de gestion du risque.
7La planification d’urgence assume aussi une fonction politique de l’action publique en légitimant les politiques existantes à travers ces notions de risque et de sécurité, notions qui sont à la base du développement des instruments d’action publique contribuant à renforcer la capacité à gérer l'impact des aléas menaçant la collectivité [4].
8Pourtant, dès que l’analyse de l’action publique dépasse les recommandations formelles, des points de tension se dessinent au niveau des engagements pratiques des autorités politiques et des professionnels d’intervention. Par exemple, l’arrêté royal du 22 mai 2019 impose d’organiser des exercices multidisciplinaires de manière régulière et au moins une fois par an, pour tester la planification d’urgence existante et l’adapter. Mais des enquêtes auprès des acteurs de terrain [11] révèlent un manque de culture d’apprentissage multidisciplinaire, un manque d’exercices, de mise en mémoire et de partage des précédentes situations d’urgence [12]. En matière de santé, un même sous-investissement se reflète dans les rapports d’évaluation concernant la capacité de la Belgique à mettre en oeuvre les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) [13]. Les rapports annuels d’auto-évaluation des États membres (state party self-assessment annual reporting - SPAR) dénoncent pour la Belgique un score particulièrement médiocre dans la catégorie SPAR 2018, qui concerne le « financement de la mise en oeuvre des capacités du règlement sanitaire international » [14]. De manière plus générale, on constate un manque d’intérêt politique pour organiser un investissement régulier dans le maintien de ce type d’infrastructure pourtant indispensable pour assurer la sécurité de la société mais qui, tant qu’aucun événement ne se produit, semble politiquement peu rentable et budgétairement trop coûteux.
2. La planification d’urgence face à l’émergence
9La crise surprend les dirigeants politiques tout en brisant la routine des bureaucraties étatiques. Les spécialistes de la gestion de crise proposent de concentrer les analyses sur des points d'attention spécifiques [15] : la planification, la gestion de l’émergence, la construction de réponses crédibles, la gestion du réseau d’intervention, et l’apprentissage de la crise. Le cadre limité de contribution centre l’analyse sur les questions de planification et de gestion de l’émergence en analysant les deux catastrophes de références.
2.1. Se préparer à la survenance de la crise : la planification d’urgence
10La planification d’urgence n'a jamais été l'activité principale de la plupart des systèmes de gouvernement [16]. En effet, ce genre d’activité consomme des ressources mais sans gain politique. La Belgique n’échappe pas à ce problème.
2.1.1. La crise COVID-19 (1ere vague)
11En matière de préparation à une pandémie, l’OMS a imposé à chaque État de développer un plan national de préparation et de réponse en cas de grippe pandémique, en mobilisant une approche multi-risque et multi-sectorielle pour engager tous les acteurs publics, économiques et de la société civile à développer les capacités nécessaires pour la gestion des risques sanitaires afin de favoriser la résilience à chaque phase. Mais en 2020 en Belgique, il n’y a plus de « Plan Pandémie » [2].
12Le plan de gestion des risques du SPF Santé publique, Sécurité de la Chaîne alimentaire et Environnement prévoit trois phases. La phase 1 consiste à maintenir le virus hors du pays le plus longtemps possible, et la phase 2 est déclenchée parce que le virus est identifié dans le pays : un système de « contact tracing » devrait alors être activé au niveau régional pour éviter la propagation du virus.
13Le niveau de préparation de la Belgique était-il suffisant ? Le pays dispose-t-il des compétences et ressources nécessaires pour accomplir les missions exigées en période de crise sanitaire ? L’analyse comparée du niveau de préparation de différents pays [17] tend à conclure que l'expérience passée en matière de pandémie est le meilleur indicateur de la préparation à une pandémie : l’expérience permet de comprendre la sensibilité de l’environnement (gestionnaire, social autant que naturel) et de développer l’expertise d’usage des intervenants. Or l’expérience en matière de gestion épidémique est surtout le lot des services vétérinaires (services universitaires à Gent et Liège et administrations fédérales), de l’Institut de médecine tropicale d’Anvers, tandis que les administrations fédérales en charge de la santé humaine n’ont pas été confrontées à la gestion d’une épidémie sur leur territoire depuis longtemps.
14Si la grippe A(H1N1) a touché l'Europe en 2009-2010, son ampleur a été moindre que prévu et cet épisode n'a pas servi de rappel du risque de pandémie en Europe, contrairement au SRAS et au MERS en Asie [18]. La Belgique n'a ni pris le temps ni investi dans les ressources nécessaires ni pour soutenir une mémoire collective par rapport au risque de pandémie ni pour affecter des ressources suffisantes à certains stocks stratégiques. Par exemple, en matière de prévention, le plan pandémie belge de 2006 avait souligné l’importance des masques comme mesures barrières de protection individuelle et proposait de rendre disponibles deux types de masques : 32 millions de masques chirurgicaux à l’attention des patients et du personnel soignants ; 6 millions de masques respiratoires pour le personnel soignant en cas d’exposition à un aérosol microbien potentiellement infectieux. Ce stock a été détruit entre 2017 et 2018, sans être renouvelé.
15Au moment de l’intervention, les experts et responsables politiques ont dû assumer les conséquences des échecs de planification et de la pénurie de matériaux de base. Les dirigeants politiques ont affirmé avec pragmatisme que la seule solution disponible était la meilleure : "Il n'y a plus de masques ? Ce n'est pas grave, les masques ne sont importants que dans les hôpitaux" ; "On ne trouve plus de désinfectant ou de gel hydroalcoolique ? Ce n'est pas grave, le savon est tout aussi efficace" ; "Il n'y a plus de réactifs pour les tests ? Pas de problème, on va tester moins de personnes mais de manière plus ciblée".
2.1.2. Les inondations dans la vallée de la Vesdre
16En matière de gestion du risque « inondation », ce sont les autorités locales qui sont responsables d’identifier les risques et d’établir des plans généraux d’urgence et d’intervention (PGUI), reprenant les directives générales et les informations nécessaires pour assurer la gestion des situations d’urgence (arrêté royal du 22 mai 2019), voire des plans particuliers d’urgence et d’intervention (PPUI), pour des dispositions additionnelles spécifiques à des risques particuliers. Le PGUI est établi sous la responsabilité des autorités administratives : au niveau communal, sous la responsabilité du bourgmestre, ou au niveau provincial, sous l’autorité du gouverneur, et envoyé pour validation au Ministre de l’Intérieur. Chaque discipline d’intervention définit ses propres plans monodisciplinaires d’intervention, qui règlent les modalités pratiques d’intervention d’un service pour assurer son intervention dans le cadre d’un PPUI en situation d’urgence. Enfin, des plans internes d’urgence (au niveau d’un site) doivent être également rédigés par les responsables du site pour établir les mesures matérielles et organisationnelles nécessaires afin de permettre au personnel de gérer une situation d’urgence et rendre possible l’intervention des autorités et services extérieurs. Chaque commune a l’obligation de désigner un coordinateur planification d’urgence et de mettre en place une « cellule de sécurité ». Celle-ci est composée du bourgmestre, du coordinateur planification d’urgence, d’un membre du personnel communal chargé de l’information de la population (représentant la D5) et d’un représentant de chaque discipline (les zones de secours, la santé publique, la police, la protection civile, etc.).
17En ce qui concerne les risques spécifiques liés aux inondations, un plan particulier inondations existe au niveau de la province de Liège, il a été alimenté entre autres par les retours d’expérience des inondations qui ont touché le territoire de la province en 2018. En fonction de l’identification des risques menée sur leur territoire, les communes peuvent également rédiger un plan particulier spécifique aux risques inondations (identifier les bâtiments en zones inondables, les collectivités exposées,…). Peut-on parler d’une culture de gestion de risque et de crise au niveau des pouvoirs locaux ? Sur le terrain, peu de communes disposent d’un tel plan particulier relatif aux inondations, elles ne disposent pas toujours de connexion au réseau d’alarme « Be Alert » et il y a peu d’investissement en matière de « planification d’urgence ». Le niveau de préparation des autorités et le profil professionnel des coordinateurs « Planu » est très différent d’une commune à l’autre [19] : il y a souvent une absence d’exercices multidisciplinaires et de mise à jour des plans.
18Les services administratifs en charge des barrages ont rédigé des plans internes d’urgence qui ont été transmis aux responsables locaux et services du Gouverneur. Par contre, les gestionnaires n’ont pas développé de réseaux de communication ni de pratiques conjointes pour faciliter la communication et la coordination en cas de crise avec les autorités locales et les zones de secours. La bourgmestre de la ville d’Eupen essayera de contacter les gestionnaires des barrages sans succès lors du pic de délestage entre les 14-15 juillet. C’est la « note de manutention » qui définit le plan d’action du barragiste en cas de crise. Par ailleurs les directions du SPW peuvent intervenir en tant qu’experts (DGH, DCENN, CRC) en soutien aux cellules de crise (communale, provinciale ou fédérale). Mais un tel partage des compétences ne peut fonctionner qu’à la condition que tous les partenaires soient conscients des responsabilités de chacun, autant en mode de gestion de crise qu’en mode de gestion de risque, ce qui n’est pas généralisé à ce jour. (Zeimetz & al. [5] : section 8.2)
2.2. Donner du sens à la crise émergente
19Dès son émergence, la crise à venir émet des signaux vagues et ambivalents qu'il est difficile d'assembler pour obtenir une image globale de ce qui se prépare. La création de sens est un processus social [20] et les individus s'engagent dans une création de sens collective lorsqu'ils interprètent les signaux [21]. Ce processus de création de sens reste d'une importance capitale tout au long de la crise. Il est difficile à organiser dans les territoires très divisés au sein desquels les incertitudes inhérentes à la crise émergente ne semblent pas recevoir de réponse adéquate [16].
2.2.1. La crise COVID-19 (1ere vague)
20Le système d’épidémio-surveillance est activé dès janvier 2020 pour suivre les informations sur une nouvelle forme de pneumonie à coronavirus apparue en Chine. Les groupes consultatifs d'experts rattachés à l'administration fédérale de la santé sont réunis pour suivre la situation. Un message d’alerte au « nouveau coronavirus » ou « nCov » est transmis par le SPF Santé publique, Sécurité de la Chaîne alimentaire et Environnement aux services hospitaliers : « Tout patient fébrile qui tousse doit être invité à porter un masque chirurgical dès son admission aux urgences et le soignant est invité à porter au minimum un masque chirurgical également ». Le centre de référence belge pour les coronavirus de la KULeuven, qui avait déjà mis au point un test diagnostic, s’est engagé à tester rapidement toute personne suspectée de porter le virus et de la mettre à l’isolement. Fin janvier, la porte-parole du SPF Santé publique déclarait que le système d’alarme était opérationnel mais les experts ne savent pas encore que ce dernier est construit sur un modèle inadapté, celui du SRAS. Or, le nouveau coronavirus peut provoquer des formes cliniques très différentes, depuis une absence de symptôme jusqu’à des formes très sévères, alors que le SRAS causait des pneumonies très sévères rapidement, ce qui permettait une identification rapide du virus et donc un suivi assez précis de son développement épidémiologique et un contrôle de son expansion. Une question rapidement posée était la possible contagiosité d’un porteur pendant l’incubation, c’est-à-dire avant même que n’apparaissent des symptômes [22], ce qui est très différent du SRAS. Si cette hypothèse était confirmée, il serait très difficile de contrôler l’épidémie.
21Comme de nombreux chefs de gouvernement en Europe, l'autorité fédérale belge a déclaré jusqu'à début mars que le virus était sous contrôle dans le pays, mobilisant un discours de politique « basée sur la preuve » pour ne pas abandonner le modèle jusque-là dominant dans sa stratégie. Mais le pays n’a pas été capable de prendre en charge l’explosion de l’épidémie. Fin février 2020, des épidémiologistes de différentes universités ont dénoncé la lenteur de la réaction des autorités alors que des mesures de confinement avaient été décidées dans d'autres pays : le pays n'a organisé que la mise en quarantaine des personnes infectées identifiées et des voyageurs revenant d'un pays infecté. La Belgique a tardé à développer des tests, entre autres à cause de la limitation de la capacité de test du seul Centre de référence (KULeuven) ainsi que des manques de réactifs. En matière de suivi des contacts des personnes contaminées, les autorités sanitaires des régions et communautés ont mobilisé leurs équipes en place, qui se révèleront vite insuffisantes pour suivre les contacts des personnes identifiées comme positives au début du mois de mars, alors que les conditions étaient déjà défavorables : nombreux contacts interpersonnels, taux de reproduction du virus élevé [24-25].
22Peut-on parler d’un « échec de l’imagination » de la part des autorités sanitaires engagées dans la gestion de la crise ? Les politiques soulignaient de façon répétée la faible dangerosité du virus (en comparaison du SRAS) et semblaient convaincus – sur base des informations de leurs conseillers - de leur capacité à empêcher son entrée sur le territoire, que ce soit aux Pays-Bas ou en Belgique [16]. Les autorités sanitaires étaient confiantes dans leur capacité à agir mais n’avaient que peu d’expérience pratique, contrairement aux pays d’Asie : il faut en effet avoir été confronté à l’expérience d’une épidémie pour comprendre à quelle vitesse un virus passe entre les mailles du filet. On peut se demander quand les intervenants sanitaires en Belgique ont pris la mesure de la dynamique de la vague épidémique qui commence à gronder : il faudra alors multiplier par cent la capacité de test et de traçage, et consacrer la plus grande partie des ressources hospitalières à la gestion des malades du COVID-19.
2.2.2. Les inondations dans la vallée de la Vesdre
23Les avertissements météorologiques relèvent de la responsabilité fédérale : l’Institut Royal Météorologique produit des prévisions renouvelées toutes les 6 heures, avec un horizon max de 54 heures. Au niveau de la Wallonie, un service spécialisé (direction de la gestion hydrologique, DGH au sein du SPW-MI) assure de façon centralisée l’annonce et la prévision des crues. La DGH possède son propre modèle pour mathématiser, pour les 45 bassins hydrographiques wallons, les débits prévus à l'exutoire d'un bassin sur la base des observations de débits et de précipitations et des prévisions de précipitations, avec un horizon de prévision à court terme (3h pour le bassin de la Vesdre) et moyen terme (8 x court terme). C’est l’ingénieur de garde de la DGH qui est en charge de la procédure d’alerte. La « Pré-alerte de crue » doit être déclenchée s’il est prévu qu’une ou plusieurs rivières du bassin pourraient déborder dans les prochaines heures et provoquer des inondations localisées et sans gravité. Le niveau « Alerte de crue » doit être déclenché pour un ou plusieurs bassins si le modèle prévoit que la rivière va déborder dans les prochaines heures et qu'elle provoquera des inondations importantes.
24Des signaux sont émis par l’IRM les 12-13 juillet pour prévenir de la possibilité de pluies continues et d’orages en Wallonie. Mais les données sont non localisables et les autorités ne sont pas mobilisées pour une crise de grande ampleur : comme pour tout épisode orageux estival, les avaloirs sont nettoyés et les camps scouts évacués. L’épisode pluvieux commence la nuit du 13-14 juillet, en l’absence de tout message d’alerte ou pré-alert, la crise commence à différents endroits. Des lignes de trains sont en partie interrompues dans les vallées de la Vesdre et de la Hoëgne, suite aux ruissellements provoqués par des pluies intenses, et dans le tunnel ferroviaire situé BK 107.800. à 8km de la Gare des Guillemins : le tunnel de Chaudfontaine est inondé le 14/7/2021 dès 00:45 et la circulation est interrompue à 01:59 sur la ligne Liège – Verviers. Dans la vallée de l’Ourthe et de la Vesdre, le ruissellement est tellement important dans les villages que certaines communes déclenchent la phase de gestion de crise communale. Certaines mesures sont alors prises par les bourgmestres et leur cellule de crise communale : évacuation des campings, relogement de citoyens inondés, etc. ; des premières évacuations sont organisées.
25C’est vers 6h du matin qu’un message d’alerte rouge est émis par la DGH puis transmis via le Centre régional de crise aux zones de secours concernées via le dispatching zonal, aux communes (bourgmestres ou fonctionnaires en charge de la planification d’urgence, selon les informations d’un point de contact communiquées volontairement par les communes), aux gouverneurs et au Centre national de crise. Une telle alerte est assez rare : au cours des 5 dernières années, il y a eu 22 messages d’alerte de crue sur le territoire wallon (ou une partie de celui-ci). Ici elle arrivera après le début de la crise. Les modèles de prévision à court terme intègrent le débit des cours d’eau ainsi que les niveaux et les prévisions de pluviométrie mais ne disposent pas d’outils pour envisager le niveau de ruissellement dont les effets peuvent être dramatiques (comme ce fut le cas rapidement pour la Hoëgne).
26Sur le terrain, les gestionnaires de crise se réfèrent aux crues historiques : « On connait les crues historiques (95) on se dit ça va être dur mais on n’a pas d’info comme quoi on va être au-delà des crues historiques » (extrait d’entretien avec un gestionnaire de crise) ; « On nous dit que ce sera comme en 1993 - à l’époque il n’y avait pas le mur anti-crue donc on se dit ça va aller » (extrait d’entretien avec un gestionnaire de crise). C’est bien le scénario « normal » qui est mobilisé. Pourtant, déjà à ce moment-là, la centrale 112 est débordée et ne répond plus et les services de secours et de police ont déjà une perception d’inondation inhabituelle. Les mesures de débit des cours d’eau principaux sont encore disponibles en ligne mais les gestionnaires locaux s’indignent : comment traduire ce débit en prévision de hauteur d’eau … et en nombre de personnes à évacuer ?
2.3. Gérer de larges réseaux d'intervention
27"Prendre des décisions face à de grandes incertitudes" (incertitudes sur le scénario de crise et sur ses conséquences possibles) est la difficile mission des autorités politiques : une fois que la menace est manifeste, elles doivent gérer de grands réseaux d'intervention. En 2020 pour le COVID et en juillet 2021, les responsables se sont retrouvés à improviser leur gestion de crise parce que les dispositifs en place ont été pensés et dimensionnés pour d’autres crises, de plus faible ampleur. Les organisations et leurs membres ont dû faire face à des situations radicalement inédites [26].
28Gérer une crise dans ces circonstances impose de mobiliser deux types de « métier » : professionnel et politique. Les professionnels des secteurs concernés sont censés organiser la mobilisation des capacités de réponse et coordonner les activités des agences impliquées. Les responsables politiques pour leur part assurent l'encadrement stratégique : ils définissent la nature des menaces, choisissent la répartition sociale des risques et des dommages entre les groupes tout en bousculant l'ordre du jour politique et en cherchant à revendiquer le mérite ou éviter les reproches de la gestion qu’ils contribuent à diriger.
29Boin [6] souligne l'importance de considérer la réponse aux crises comme “a network comprising a wide variety of response organizations that usually do not work together in normal times. An effective response requires increasingly interagency and intergovernmental coordination [...] (and) depends on such variable as previous interaction and trust between network parties” (p.372). Chaque crise est une surprise et le réseau de réponse doit développer des pratiques de gestion flexibles et ouvertes à l'improvisation. Dans les pays fortement fédéralisés comme la Belgique, les conflits de compétences peuvent donc se multiplier et ralentir la dynamique de coordination, limitant ainsi les capacités d'intervention. Ceci est particulièrement important au moment de l'émergence de la crise, lorsque des réponses politiques sont en cours d'élaboration, à la fois en termes de gestion de crise, de politique d'expertise, et que des décisions inhabituelles doivent être prises rapidement dans un espace d'incertitude.
2.3.1. La crise COVID-19 (1ere vague)
30Lorsque l'OMS a confirmé la pandémie et demandé aux États de réagir en conséquence, tous les partis du parlement fédéral ont accepté de soutenir un gouvernement minoritaire pendant trois mois avec le pouvoir de prendre les mesures nécessaires pour maîtriser la crise et ses impacts. Le cadre de la gestion de crise prévoit la mobilisation sur tout le territoire des spécialistes des différentes disciplines. La gestion stratégique est assurée au niveau fédéral, et les décisions de gestion étaient prises au niveau du Codeco sous haute surveillance médiatique. Les acteurs de terrain (et particulièrement les bourgmestres et commissaires d’arrondissement) ont réussi à développer de nouvelles formes de collaboration sans se limiter aux règles établies pour résoudre les problèmes des différents intervenants. Ce furent sans aucun doute des moments de grande créativité, générateurs d’une forte solidarité dont le gouverneur du Luxembourg témoigna au nom des autres gouverneurs wallons devant le Parlement wallon. Les services des gouverneurs de province ont assuré de nouvelles responsabilités de coordination avec les autorités régionales alors qu’ils ont l’habitude de travailler comme « commissaires du gouvernement fédéral ». Par ailleurs, les autorités régionales ont peu d’expérience en matière de gestion de crise, mais les administrations en charge des questions sanitaires se sont vues contraintes d’assumer le soutien aux maisons de repos tout en faisant face à une explosion de leurs prestations en matière de testing et surtout de tracing, ainsi que le suivi des quarantaines. Pour ces administrations, ce sont des nouvelles responsabilités mais aussi une nouvelle culture de gestion, moins hiérarchique mais orientée par une logique de résultat. Les organisations en charge des missions de gestion de crise (pompiers, policiers, médecins urgentistes) sont familières avec une approche opérationnelle informée directement par les retours de terrain, mais ce n’est pas le cas des autres administrations publiques qui se sont vues contraintes à mettre leurs compétences et leurs ressources en jeu pour gérer au mieux la crise. Dans ces environnements turbulents [27], il est recommandé de travailler avec les acteurs de terrain pour mettre à l’épreuve les modèles mobilisés, les hypothèses de travail et proposer des approches innovantes dans une logique d’expérimentation. L’administration fonctionne alors moins dans une logique de contrôle et de communication hiérarchique, et laisse de côté la gestion informée, disciplinée et légale-rationnelle de nos administrations publiques pour organiser leurs interventions dans une logique de collaboration basée sur la confiance. La pandémie a été une aventure complexe mais aussi une opportunité d’apprentissage et de nombreuses leçons pourront être tirées de cette rapide transformation.
31Ce que la crise sanitaire a révélé, c’est la position centrale de l’expertise au coeur de la crise, quand les repères ont explosé et que les luttes politiques habituelles sont dépassées. Le Conseil national de sécurité instauré comme le centre des décisions politiques a légitimé ses positions par l’avis des groupes d’experts installés par l’administration fédérale en charge de la santé. Des virologues, des épidémiologistes et des infectiologues ont été sortis de leurs laboratoires ou de leurs hôpitaux pour intégrer le Risk Assessment Group (RAG), y analyser les risques propres à cette maladie inconnue et proposer des modes d’intervention assurant la protection de la population. Les scientifiques devaient arriver à un consensus pour présenter aux profanes – politiques, médias et citoyens –, la face lisse d’une connaissance scientifique disponible et unifiée. La gestion sanitaire a pris appui sur des réseaux scientifiques légitimant à moindre frais les décisions politiques, en contournant tout débat démocratique [28]. Aucun espace n’a été prévu pour intégrer dans la gestion de la crise une prise en compte de la dimension sociale des risques. Une pandémie n’est pas un simple processus naturel mais le fruit de la socialisation d’un organisme vivant dans un contexte socio-technique local. La plupart des décisions prises contribuent à redessiner les modalités de transfert du risque, c’est-à-dire la répartition du dommage au sein d’une même population.
2.3.2. Les inondations dans la vallée de la Vesdre
32Lors des inondations, l’ampleur de la crise est visible pour les habitants et les groupes d’intervention. La phase provinciale est déclenchée le 14 juillet pour Liège et la phase fédérale de la crise le jeudi 15 juillet 2021 après concertation avec les gouverneurs des provinces. Cette phase permet une coordination stratégique au niveau national de la gestion de crise. Quand une phase provinciale de coordination de crise est déclenchée, un communiqué est transmis aux différents bourgmestres ainsi qu’aux différentes disciplines. Mais les évènements se précipitent et la communication entre les cellules de crise communales et la cellule provinciale est difficile. L’arrêté royal du 22 mai 2019 précise que « lors d’une phase provinciale, le(s) bourgmestre(s) concernés prennent les mesures provisoires nécessaires en vue de limiter les conséquences de la situation d’urgence et en informent le gouverneur ». Conseillé par les services de secours, le bourgmestre a le pouvoir de prendre des arrêtés de police par exemple pour ordonner des évacuations de certains quartiers de sa commune. L’évacuation doit se faire si possible à pied sec, c’est-à-dire avant la dégradation de la situation, ce qui sera fait dans certaines communes de la Vesdre le 14 juillet (Eupen, Limbourg, Chaudfontaine par exemple) qui n’attendent pas d’injonction de la cellule provinciale. Le bourgmestre de Liège prend une mesure de mise à l’abri de la population le 15 juillet vers midi. Les autorités se sont basées sur les expériences des inondations passées, sur les cartes d’aléa inondation disponibles, et sur les conseils et l’expérience des chefs de corps. Les témoignages mettent en évidence l’importance de la confiance entre les autorités locales et les membres du réseau, au sein de la cellule de crise, ainsi que l’engagement de tous les services communaux dans les interventions d’urgence.
33Les acteurs privés eux aussi ont soutenu de façon volontaire les efforts. Le mouvement de solidarité pendant les inondations de juillet a été sans précédent et largement relayé par les médias sociaux. Ces parties du réseau sont innovantes, créatives : elles contribuent aux efforts de lutte contre la catastrophe mais signalent aussi un certain engagement sociétal que les autorités auraient intérêt à encourager et à mettre en évidence.
3. Vers une autre normalité ?
34Ces deux crises ont soulevé un problème fondamental pour notre régime de sécurité, qu’elles mettent face à ses limites intrinsèques.
35Le cadre sanitaire fut incapable de gérer les signaux d'alerte de la pandémie malgré les informations reçues de la Chine et plus tard de l'Italie, malgré les nombreux articles scientifiques publiés très tôt sur le sujet [26,29-32]. Comme de nombreux pays européens, la Belgique a improvisé sa gestion de crise, ne disposant pas des ressources ni des réseaux capables de gérer une crise dont l’ampleur déborde les domaines de compétence des acteurs institutionnels.
36Les pluies torrentielles de juillet 2021 dans la vallée de la Vesdre ont pris de court la plupart des acteurs de terrain. D’une part les signaux d’alarme n’ont pas réussi à convaincre les réseaux d’intervention de la survenance d’un évènement hors norme. D’autre part, les intervenants locaux se sont trouvés démunis, particulièrement là où les infrastructures locales, y compris les réseaux d’électricité et de télécommunication, ont été détruits. Les besoins matériels en matière d’intervention ont été tout à fait insuffisants et aucune capacité de renfort n’a permis de faire face à la catastrophe avant la décrue.
37En 2020 et 2021, les gouvernements se sont retrouvés à improviser leur gestion de crise en mobilisant des plans et des procédures "fantaisistes" inadéquats (pour reprendre les termes de Lee Clarke [10]) et en cultivant un "faux sentiment de préparation" dans la population [26].
38Quand le cadre du système est dépassé, il s’agit de le repenser en étudiant ces débordements à partir de ces “situations chaudes”, dans lesquelles les connaissances et les acteurs participants ne sont pas (encore) stabilisés. Callon [33] appelle à une reconstruction du cadrage en mesurant les débordements (identifier leurs effets, leurs sources, leurs impacts, les évaluer et les mesurer) pour construire un consensus sur la situation.
3.1. Planifier dans un monde incertain
39Aujourd’hui, nos sociétés sont confrontées à des crises qui ne correspondent plus à nos hypothèses de travail ni aux scripts opérationnels rédigés au siècle dernier : avec le changement climatique, la complexité technologique, l'interdépendance économique, la mondialisation, etc., les crises et catastrophes changent de nature et d’impact [34]. Lagadec [35] propose de " penser les crises non plus comme des accidents bien identifiés dans un monde globalement stable et contrôlé, mais plutôt comme le moteur central de mondes de plus en plus traversés par l'imprévisibilité, la discontinuité et le chaos " (p.2). Pour être résolues, les crises qui dépassent les cadres établis appellent des réponses nouvelles et sans cesse renouvelées. "Nous devons nous préparer à des crises émergentes qui ne respectent pas de frontières. La discontinuité, l'ignorance, l'écran radar illisible, l'impensable deviennent des difficultés normales ".
40Boin [6] postule que la capacité à faire face aux risques repose sur la qualité des organisations professionnelles mais aussi sur la qualité des relations inter-organisationnelles dans le réseau de gestion de crise. Un bon système de gestion des risques repose sur des relations de travail et de confiance entre les organisations impliquées et sur le développement de routines pour une communication adéquate. Ces collaborations doivent pouvoir prendre appui sur un cadre institutionnel clair, précisant les conditions spécifiques de la coopération au sein de la constellation des acteurs de l'urgence, imbriqués dans les enchevêtrements politiques entre les entités infranationales et l'État fédéral [36]. En même temps, l’indispensable capacité d’adaptation lors de la crise impose une liberté d'improvisation pour les acteurs concernés tout en assurant les pratiques - formelles et informelles - de coordination et collaboration entre les structures institutionnelles [37].
41Prendre au sérieux l’hypothèse de base, à savoir que les circonstances des dernières décennies créent des problèmes nouveaux, dynamiques, imprévisibles, incohérents et incertains impose dès lors de revoir les principes fondamentaux de la gestion publique y compris au sein de l’administration elle-même encore très organisée dans une logique hiérarchisée [38]. Face à ces nouveaux risques, il serait préférable de sortir du canal d'alerte automatique, en adoptant une attitude vigilante pour améliorer la réactivité aux événements imprévus, en écoutant ces micro-variations habituellement enfouies sous les représentations et les routines, puis en imaginant des scénarios très improbables pour les anticiper, dans une logique de scénarisation plutôt que de simple anticipation [39].
42On retrouve ici un double défi pour les gestionnaires de crise : faire face à la détresse des spécialistes confrontés à l'incertitude sur des questions complexes et développer un système de gestion de crise capable d'intégrer la pluralité des situations sociales, et notamment les groupes les plus exposés. Une approche purement top-down, caractéristique d'une planification stratégique stricte, est trop rigide pour atteindre cet objectif. Il serait préférable de remplacer cette logique plutôt hiérarchique, basée sur une liste prédéterminée d'acteurs, par un schéma réticulé favorisant l'intervention d'experts nombreux et éventuellement imprévus, et l'intégration de la population elle-même dans les structures de gestion des risques.
3.2. Gouverner par des réseaux fluides et adaptatifs
43Cette hypothèse impose de mettre en avant la nécessité et la capacité de flexibilité des acteurs de terrain pour développer puis entretenir leurs réseaux, institutionnalisés ou non, à travers des relations formelles et informelles. En ce sens, "être vigilant ici, c'est savoir s'entourer (de personnes et de choses)" propose Vallin [40]. Si la structure politique de la Belgique a conduit à une répartition particulièrement complexe des responsabilités et des compétences entre les niveaux de pouvoir, cette complexité institutionnelle aurait pu être surmontée par un niveau plus élevé de coordination et de coopération.
44Lors de ces méga-crises, les responsables politiques n’ont pas accès à une information complète, mais doivent néanmoins, malgré les nombreuses inconnues, d’une façon ou d’une autre, prendre des décisions pour organiser la gestion publique de la crise. L'exercice de l'autorité, toujours indispensable en temps de crise, doit être transformé pour pouvoir animer un enchevêtrement d'interdépendances dont la qualité réside précisément dans la capacité d'opérer ensemble, individuellement et en groupe dans des environnements faiblement structurés, dans des situations de grande turbulence...[41] en mobilisant une dynamique de coopération fluide et ouverte à l’improvisation. La centralisation de l’expertise et l’exigence de consensus ont mené à la mise à l’écart des signaux contradictoires émergents.
45Un nouveau mouvement émergent en gestion de crise [27,42] s’inscrit dans le courant de la philosophie pragmatiste (Dewey, Pierce) : il mobilise un modèle de rationalité pratique, c’est-à-dire ancrée dans l’action plutôt que dans la rationalité positive et la certitude. Dans cette approche, l’action est fondée sur le doute, l’expérimentation et la contingence. C’est à travers l’action qu’il est possible de comprendre l’environnement. En effet, les acteurs sont forcés d’improviser avec leurs ressources à disposition : dans ces activités de « bricolage » qu’impose la situation, ils ne font pas n’importe quoi mais mobilisent une expertise d’usage avec une perspective critique pour remettre en question à la fois leur intervention et le sens des évènements dans une logique itérative et corrective. Contrairement au décideur « rationnel », le décideur « pragmatiste » est conscient du caractère faillible de notre connaissance et de la nécessité de mobiliser une approche expérimentaliste, c’est-à-dire toujours ouverte à révision. Plutôt que de mettre à l’écart ces anomalies et surprises qui mettent en cause ses hypothèses de travail, il s’entoure de sources d’informations diversifiées pour tirer parti du potentiel heuristique de ces moments d’émergence d’autres facettes significatives des dynamiques de la crise. Une telle gestion stratégique informée par les retours de terrain est familière pour les organisations qui ont une expérience pratique et régulière de gestion de crise (pompiers, policiers, médecins urgentistes), mais ce n’est pas le cas des autres administrations publiques convoquées à mettre leurs compétences et leurs ressources en jeu pour gérer au mieux la méga-crise, ni pour les experts engagés dans la gestion de crise sans partager les connaissances de terrain ni prendre en compte les signaux émergents. Dans ces environnements turbulents [27], il est recommandé de travailler avec les acteurs de terrain pour mettre à l’épreuve les modèles mobilisés, les hypothèses de travail et proposer des approches innovantes dans une logique d’expérimentation et une dynamique de collaboration basée sur la confiance plutôt que sur la hiérarchie.
Conclusion
46Si l’existence même de l’État se justifie par sa capacité à protéger sa population contre diverses menaces, le renouvellement de la gestion des risques implique un questionnement sur les moyens dont dispose l’autorité publique pour agir autrement [43]. Pour adapter la gestion des risques à l’évolution de nos sociétés, aux nouvelles vulnérabilités et aux incertitudes croissantes, plusieurs auteurs appellent à l’ouverture des systèmes d’alerte pour favoriser à tous les niveaux l’innovation, la pensée de rupture face à l’émergence de cas inattendus, dans un souci d’ouverture du monde perçu, une attention généralisée aux micro-variations habituellement enfouies sous les représentations et les routines grâce à une nouvelle articulation entre capacités gestionnaires et compétences locales – celles que mobilisent les experts de première ligne, qu’ils soient médecins, vétérinaires ou patients [44]. La vigilance demande de mobiliser une intelligence collective et contextuelle. Elle est collective parce qu’elle fait appel aux experts et aux gestionnaires qui ont défini les conditions de normalité et d’anormalité. Elle est contextuelle parce qu’elle prend appui sur un ensemble de données locales pour donner du sens à l’évènement qui surgit là où on ne l’attendait pas, et sous une forme imprévue par les programmes d’anticipation.
47Nos réseaux de surveillance sont conçus pour fonctionner dans un environnement stable et pour annoncer des alarmes prévisibles, mais laissent peu de place à l’imagination. La prise en compte d’environnements instables et complexes nécessite un renforcement de la communication au sein du réseau favorisant les postures de recherche et d’investigation, et des modes de coopération informelle intégrant tous les acteurs de terrain concernés pour assurer une prise en charge de problèmes collectifs. Face à un évènement imprévu, non programmé, il s’agit d’inventer les réponses et développer une démarche de type « problem-solving » qui exige de combiner logique professionnelle et logique institutionnelle, imposant à chacun d’établir un compromis acceptable mais toujours instable entre les deux univers de référence. Le réseau fonctionne alors moins dans une logique de contrôle qu’une logique de collaboration basée sur la confiance et la mobilisation d’objectifs communs.
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[8] Arrêté royal du 22 mai 2019 (Moniteur belge, 27 juin 2019) relatif à la planification d’urgence et la gestion de situations d’urgence à l’échelon communal et provincial et au rôle des bourgmestres et des gouverneurs de province en cas d’événements et de situations de crise nécessitant une coordination ou une gestion à l’échelon national
[9] En particulier les directives européennes Seveso Directive 96/82/CE ; Directive 2003/105/CE ; Directive 2012/18/UE
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[19] Voir Commission d’enquête parlementaire chargée d’examiner les causes et d’évaluer la gestion des inondations de juillet 2021 en Wallonie, Séance du 22/10/2021 avec les bourgmestres de 4 communes sinistrées.
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