Bulletin de la Société Géographique de Liège Bulletin de la Société Géographique de Liège -  77 (2021/2)- Varia 

Questions socialement vives dans l’enseignement d’une géographie à visée citoyenne et mobilisation de la pensée critique et de la pensée spatiale

Marco LUPATINI

Docente senior en didactique de la géographie

Dipartimento Formazione e Apprendimento de la Scuola Universitaria Professionale della Svizzera Italiana à Locarno (Suisse)

Responsable de l’unité de didactique de la géographie

Marco.Lupatini@supsi.ch

Résumé

Cet article vise à contribuer à la réflexion sur l’introduction de questions socialement vives dans l’enseignement de la géographie. Ce questionnement s’insère dans la lignée des recherches sur la fonction des « éducations à… » et sur le rôle de l’introduction de controverses dans l’enseignement.

Cet outil didactique met l’élève dans la condition d’établir des choix afin de prendre position sur une situation controverse donnée. Cela implique de tenir compte de la dimension spatiale de la controverse choisie, tout comme de prendre en considération les différentes issues des choix à disposition. Cela demande la mobilisation des outils de la pensée spatiale et ceux de la pensée critique, instruments indispensables pour une citoyenneté dynamique, c’est-à-dire en évolution et liée à des choix.

L’analyse des données collectées montre le potentiel de cet instrument dans ce domaine et permet de comprendre l’importance d’une géographie qui favorise la formation de jugements critiques.

Index de mots-clés : questions socialement vives, enseignement de la géographie, éducation à la citoyenneté, pensée critique, pensée spatiale

Abstract

This article aims a contribution to the reflection on the role played by the introduction of socially acute questions in geography teaching. This questioning is part of the research on the function of the “education for…”, and on the role of the introduction of controversial issues in teaching sequences.

This instrument sets pupils in the condition of establishing choices with the aim of taking position on a given controversial situation. This involves considering the spatial dimension of the controversy and to examine the different issues of the possible choices. This requires the mobilization of the tools of critical thinking and of those of spatial thinking, both essential for a dynamic citizenship, conceived as always in evolution and depending on choices.

The analysis of the collected data shows the potential of this instrument in this field. It also permits to understand the importance of a geography teaching encouraging critical judgments.

Index by keyword : socially acute questions, geography teaching, citizenship education, critical thinking, spatial thinking

Introduction

1Selon Audigier (2015), l’école, dans nos sociétés, vise entre autres la formation d’individus adultes capables de vivre leur citoyenneté. Cet article s’insère dans cette finalité indiquée par Audigier, avec l’objectif de réfléchir sur le rôle de l’enseignement de la géographie dans l’éducation à la citoyenneté. Concrètement, le but est de répondre à la suivante question de recherche : en quoi et comment l’introduction de questions socialement vives dans un enseignement de la géographie à visée citoyenne, permet-elle aux élèves de mobiliser des outils de la pensée critique et de la pensée spatiale ? Au centre, il y a l’intérêt pour une méthode d’enseignement basée sur l’introduction de questions socialement vives par le biais de controverses dans la géographie scolaire. Le tout dans le but de comprendre comment cette méthode porte les élèves à mobiliser les outils de la pensée critique et de la pensée spatiale, considérées comme indispensables pour la formation citoyenne. Ce questionnement s’insère dans différents domaines de la recherche en didactiques disciplinaires, et en particulier en didactique de la géographie : le rapport entre enseignement disciplinaire et éducations à…, particulièrement éducation à la citoyenneté, d’une part, les questions socialement vives dans l’enseignement, d’autre part.

2Avant d’entrer dans le sujet, il est selon nous nécessaire de se focaliser sur le concept de question socialement vive, afin de le définir et d’en comprendre les enjeux dans le cadre de cette recherche. Une question socialement vive est un sujet qui soulève un débat, dans le monde scientifique, dans la société et les familles et/ou dans l’école et ses pratiques (Albe, 2009 ; Floro, 2011 ; Heimberg, 2011 ; Tutiaux-Guillon, 2006). Sgard (2015) distingue controverse et question socialement vive. La première implique la présence d’acteurs spatiaux avec leurs visions et leurs intérêts convergents ou divergents. La deuxième englobe la première et a une portée plus générale. La proposition d’abolir les places de parking au centre-ville est souvent objet d’une controverse. Cette controverse s’inscrit dans la question sociale vive du rôle de la voiture dans les villes et du rapport entre espace public et mobilité motorisée privée.

3Le traitement de controverses pose la question de la « porosité croissante entre la classe et le monde » (Audigier et al., 2015) et suppose le respect de certaines conditions. En premier lieu, il est nécessaire, pour donner du sens à l’activité proposée, de considérer les implications de la controverse choisie dans la sphère privée et personnelle des élèves, formée par leurs valeurs, leurs intérêts et leurs émotions (Albe, 2009 ; Tutiaux-Guillon, 2006). De plus, la controverse choisie doit être à la portée des élèves (Healey, 2012), c’est-à-dire articulée à leurs connaissances. Elle doit être également en lien avec les apprentissages visés (Simonneaux, 2006). Il est pareillement important que la controverse soit insérée dans une séquence d’enseignement-apprentissage structurée. Cela permettra aux élèves d’approfondir les enjeux, et les aidera à acquérir les capacités et les compétences nécessaires à exploiter la controverse. Les élèves auront ainsi les instruments utiles pour la traiter soit individuellement, soit en groupe, soit à l’écrit, soit à l’oral. Afin de favoriser une mise en jeu des outils de la pensée critique et de la pensée spatiale, le travail de préparation ne doit pas simplifier une situation complexe, mais accroître la confusion en fournissant des informations opposées, même contradictoires, en invitant les élèves à considérer des perspectives différentes, dans un changement de point de vue ou d’échelle (Tutiaux-Guillon, 2006). Cela implique la prise en considération des différents acteurs spatiaux impliqués dans la controverse, de leurs intérêts, mais aussi de leurs visions discordantes du monde et du rapport entre sociétés humaines et espace. Au terme de la séquence, une institutionnalisation des savoirs, savoir-faire, savoir-être, capacités, habiletés et compétences mis en jeu lors de la séquence est essentielle (Hertig, 2012).

4Afin de répondre à la question de recherche posée au début de cette introduction, l’article se poursuit au chapitre II par une réflexion théorique sur les concepts considérés comme centraux pour son élaboration : la pensée critique, la citoyenneté, l’espace et la spatialité. Cela afin de les définir et de clarifier les liens tissés entre eux, mais aussi avec les questions socialement vives. Dans le chapitre suivant sont présentées les méthodes utilisées pour la collecte des données et pour leur analyse. L’exposition des résultats de l’analyse est l’objet du chapitre IV. Dans la conclusion, nous revenons sur la question de recherche exposée précédemment et nous réfléchissons sur les apports à la recherche en didactique de la géographie de cette étude.

I. Citoyenneté : espace et pensée critique

A. La citoyenneté, un concept en premier lieu politique

5Cette partie commence par une réflexion sur le concept de citoyenneté. Selon Audigier (2000), ce concept est « vaste et impossible à cerner de façon absolue ». Staeheli (2011) considère la citoyenneté comme « a legal category, as a claim, as an identity, as a tool in nation building, and as an ideal. » La citoyenneté évolue pour répondre à des processus et des mouvements économiques, sociaux et culturels, elle n’est jamais complète et définie (Staeheli, 2011).

6La citoyenneté peut être définie comme le rapport entre individus dans le cadre d’une collectivité et entre individus et ce cadre. Cette collectivité n’est pas réduite à l’État, mais inclut toute forme de communauté (Audigier, 2000). La citoyenneté définit alors une appartenance et une participation multiscalaires, depuis l’échelle locale, la cité « dans laquelle la personne vit, à laquelle elle appartient » (Audigier, 2000) à l’échelle globale en passant par des échelles intermédiaires (Staeheli, 2011).

7Audigier (2002) distingue deux conceptions de l’appartenance à la collectivité : héritée ou choisie. Staeheli (2011) différencie une appartenance basée sur un statut et une autre fondée sur des décisions. Sur la base de ces considérations se profilent deux types de citoyennetés : une citoyenneté statique basée sur un statut lié à une appartenance héritée et une citoyenneté dynamique, fondée sur des choix et des décisions. Ces deux types définissent deux façons d’être parmi lesquelles l’individu se meut au quotidien. Il n’est pas question d’espaces clos dans lesquels l’individu est figé. La recherche, objet de cet article, s’attache à la citoyenneté dynamique.

8Appartenance et participation contiennent le mot : part, elles comportent ainsi un être part de quelque chose, dans un cadre collectif qui définit des droits et des devoirs à des échelles différentes. Éduquer à la citoyenneté demande un travail sur cet être part, et par conséquent sur l’appartenance et la participation. Comme relevé par Audigier (2000), cela comporte l’acquisition de compétences et a des implications éthiques incluant des choix et des valeurs. Les compétences de la citoyenneté, comme toute compétence, demandent la mise en jeu de la motivation, de la volonté, et de l’affectivité (Weißeno et al., 2010). Elles sont classées en trois catégories : cognitives, sociales et personnelles. Les premières englobent les connaissances des institutions qui régissent la vie en commun, des droits de l’homme, des principes démocratiques du monde actuel (Audigier, 2000), tout comme les connaissances des groupes d’intérêt et des opérateurs spatiaux, qui influencent les choix de la communauté (Massing, 2012). Ces compétences se basent sur un savoir conceptuel, qui permet d’acquérir un langage spécifique et facilite l’analyse et la construction d’arguments, la réflexion des élèves (Massing, 2012). Les compétences sociales et personnelles sont basées sur la capacité à vivre avec les autres, à résoudre des conflits et à intervenir dans le débat public (Audigier, 2000 ; De Pietro et Gagnon, 2013). Comme le concept de citoyenneté dynamique, au centre de l’intérêt dans ce texte, implique des choix et par conséquent des jugements, il nécessite de la mise en jeu de la pensée critique, de la spatialité et de la pensée spatiale. Pour cette raison, la réflexion se poursuit autour de ces concepts.

B. La pensée critique, un outil indispensable

9L’attention est portée en premier lieu sur la pensée critique. Audigier (2018) relève que l’adjectif « critique » est un emprunt du grec κριτικός (capable de juger, de décider). Ce terme est associé à celui de « critère » (Lipman, 2003) qui dérive du grec κριτήριον, construit à partir de κρίνω (distinguer, juger). La pensée critique peut ainsi être envisagée comme un outil essentiel de la pensée, indispensable pour distinguer, juger et décider sur ce qu’il faut croire ou faire dans un contexte donné (Ennis, 1987 ; Facione et Facione, 2013 ; Moon, 2008). Elle engage aussi l’autocritique et la métacognition, en d’autres termes la capacité de remettre en question et de réévaluer ses propres acquis et éventuellement de corriger ses propres conclusions (Gagnon et al., 2018). La mobilisation de la pensée critique confère ainsi à l’individu une liberté de l’esprit et une indépendance par rapport à ses propres points de vue (Arendt, 2003).

10Gagnon (2010) distingue entre pensée critique - un processus- et jugement critique - un résultat. Le jugement critique demande à être argumenté et justifié ; il est nécessaire pour une prise de position solide et une action responsable (Daniel et al., 2004 ; Gagnon, 2010 ; Lambert et Morgan, 2010 ; Malatesta et Squarcina, 2011). Ce jugement repose sur la clarté des enjeux (Ennis, 1987), se base sur des critères reconnus (Gagnon et al., 2018), tient compte du contexte (Facione et Gitters, 2013) et demande la prise en considération de la même situation sous différents points de vue (Albe, 2009). En outre, il implique le tri d’informations en provenance de sources variées (Daniel et al., 2004) et l’évaluation à des échelles différentes des issues des choix impliqués (Facione et Facione, 2013). Afin d’évaluer la mobilisation des outils de la pensée critique, ce travail part de l’analyse de jugements critiques et des argumentations qui les soutiennent. Le processus est donc sondé sur la base des résultats qu’il produit.

C. Espace et spatialité

11Pour clore ce chapitre, il y a la réflexion autour de la spatialité et de la pensée spatiale. Avant de se pencher sur ces concepts, il est utile de réfléchir sur celui d’espace, au cœur de nombreuses définitions de la géographie. Clerc (2012), par exemple, définit la géographie comme : « la science de l’organisation de l’espace par les sociétés ».

12L’espace forme en premier lieu le contexte d’objets et de personnes dans lequel se jouent les actions des individus (Arendt, 1960). Il possède ainsi une dimension topographique, qui implique une manière matérielle de le saisir en tant qu’espace-habitat (Retaillé, 2000), dans une géographie idiographique basée sur la description de l’espace.

13Les actions des individus et leurs interactions ne se limitent pas à trouver leur sens dans le contexte dans lequel elles se situent (Arendt, 1960) ; elles contribuent aussi à créer un espace, qui s’insère là où deux ou plusieurs personnes se rencontrent, en discours et en action (Arendt, 2003). Cela confère à l’espace une dimension relationnelle-opérationnelle, c’est-à-dire liée à l’interaction et à l’action. Dans cette dimension, l’espace joue le rôle d’opérateur hybride (Lussault, 2007). Cette dimension se superpose à la précédente, elle est encore concrète, mais non plus tangible comme la première (Arendt, 1960). L’espace peut alors être saisi de manière référentielle en tant qu’espace-support à mesurer et ordonner (Retaillé, 2000) dans une géographie nomothétique s’intéressant aux règles spatiales.

14L’espace, contexte et produit des actions et des interactions entre les personnes, est aussi une réalité dans laquelle chaque chose apparaît sous différents points de vue, c’est-à-dire politiquement (Arendt, 2003). En effet, les choix à la base de l’organisation de l’espace-habitat et de l’espace-support sont guidés par le politique, lieu de rencontre des différentes façons de concevoir le vivre ensemble dans un cadre collectif donné (Bedorf et Röttgers, 2010). L’espace acquiert alors une dimension politique et devient horizon dont il faut explorer le sens et la fin (Retaillé, 2000) au sein d’une géographie herméneutique.

15« [E]space et spatialité sont deux mots-clefs de la métathéorie géographique. […] Entre l’espace et la spatialité il existe une dialogique incessante. » (Lussault, 2013). La spatialité est « un art de faire avec l’espace […et…] l’activité permanente qui résulte de l’existence de la séparation et des distances » (Lussault, 2014, page web), tandis que ses compétences peuvent être considérées comme « capacités spécifiques des individus nécessaires pour accomplir et assumer leurs actes spatiaux » (Lussault, 2014, page web). L’action de chaque individu est caractérisée par des stratégies spatiales : positionnement, déplacement, placement, orientation… « [t]oute la vie est une succession de stratégies spatiales [et] la dimension spatiale est une composante essentielle de la conscience » (Mendibil, 2012). La spatialité peut alors être considérée comme l’ensemble des savoirs, des savoir-être et des savoir-faire avec l’espace qui servent à chaque personne pour agir avec et dans l’espace dans leurs rapports de proximité et d’éloignement avec les autres personnes et les choses (Deprest, 2012). Sa mise en jeu produit des agencements spatiaux basés sur des choix dictés par le système de valeurs spécifique à chaque société, et construits en fonction de son rapport avec l’espace, ses normes, ses activités et ses moyens techniques (Elissalde, 2004).

16Cet article porte sur l’introduction de questions socialement vives dans l’enseignement de la géographie par le biais du traitement de controverses et s’interroge sur le rôle de cet outil didactique dans la mobilisation des outils de la pensée critique et de la pensée spatiale des élèves, le tout dans la perspective d’un enseignement de la géographie capable d’éduquer à une citoyenneté dynamique. Le traitement de controverses met l’élève dans une situation de prise de position. Cela peut se jouer à différentes échelles selon la controverse choisie. Comme les controverses utilisées en cours de géographie ont souvent une forte dimension spatiale, il est important que l’élève soit capable de saisir cette dimension dans la situation didactique proposée. Cela implique la compréhension des enjeux de la controverse avec une définition des opératrices spatiales et des opérateurs spatiaux impliqués dans la controverse, tout comme de leurs objectifs et des instruments à leur disposition pour les atteindre. La prise de position demandée à l’élève requiert la capacité d’évaluer des scénarios diversifiés avec leurs différentes issues et d’établir un choix entre eux. Dans une situation pareille, l’élève ne réduit pas la citoyenneté à un statut, mais il la joue dans une prise de décision nécessitant la mobilisation de la pensée critique et de la pensée spatiale.

II. Recueil et analyse des données

A. Une recherche dans des classes

17La réponse à la question de recherche et la compréhension des connexions entre questions socialement vives, pensée critique, pensée spatiale et citoyenneté passent par une enquête sur le terrain menée dans trois classes du secondaire II en Suisse romande, avec trois enseignantes partenaires. À ma demande, elles ont introduit une controverse de leur choix, dans une de leurs séquences d’enseignement-apprentissage.

18La première enseignante, dans une séquence dédiée à l’étude des risques liés à des aléas naturels, a conduit la classe à réfléchir à la fermeture des centrales nucléaires en Suisse. Ce sujet a été l’objet d’un débat en classe. La deuxième enseignante, dans une séquence sur l’aménagement du territoire, a travaillé sur la demande de construction d’un centre commercial dans une des communes situées dans l’aire de provenance des élèves de la classe. Dans ce cas, la controverse a été traitée au moyen d’un jeu de simulation. La troisième enseignante a demandé aux élèves d’explorer le concept de réfugié climatique, en partant du cas concret et réel d’un citoyen des îles Kiribati qui s’est vu refuser sa demande d’asile, motivée par la montée des eaux des océans provoquée par le changement climatique et la conséquente disparition de son milieu de vie. Cela dans une activité située entre une séquence dédiée au changement climatique, et une autre consacrée à la migration. Dans ce troisième cas, l’enseignante a choisi de traiter la controverse par le truchement d’un jeu de rôle. Même si les enseignantes partenaires ont choisi de traiter la controverse lors d’activités didactiques différentes, dans les trois cas la structure suivie est la même : exposition des arguments, questions et discussion, synthèse.

19La démarche scientifique à la base de cette recherche se joue dans le cadre d’une recherche-action en éducation (Guay et Prud’homme, 2011), et dans celui d’une recherche-action-formation (Paillé et Mucchielli, 2013). Le choix de cette méthode de recherche s’explique par son potentiel à révéler les effets de la mise en œuvre d’un curriculum prescrit.

20La recherche comprend des observations directes et passives, avec prises vidéo et audio, lors du traitement en classe des controverses. À ces enregistrements s’ajoutent les prises de position, rédigées par chaque élève dans la période suivante du cours de géographie. Deux entretiens avec les trois enseignantes partenaires (dix jours avant l’observation en classe, puis quelques semaines après) et un questionnaire rempli par les élèves des trois classes au terme de l’expérience complètent la prise de données. Les entretiens avec les enseignantes ont fait l’objet de reprises audio.

B. Analyse des données

21Les données recueillies grâce aux enregistrements audio et vidéo ont été analysées qualitativement, à l’aide d’un logiciel permettant la transcription et le découpage en séquences et sous-séquences, et par conséquent la catégorisation.

22Dans cette recherche, la mobilisation de la pensée critique est observée en action dans des activités didactiques basées sur l’argumentation, considérée ici comme pratique critique. Comme mentionné auparavant, on part du résultat : le jugement sur une controverse et les arguments qui le fondent, pour évaluer la mobilisation des outils de la ) : « [a]argumenter est un des moyens utilisés pour convaincre par la mise en œuvre d’un raisonnement dans une situation de communication impliquant un orateur, un message et un récepteur. » En plus, « [l]a pensée critique s’inscrit dans une dynamique qui suppose notamment l’aptitude à faire des inférences et à argumenter » (Garnier, 2015). Ces constats autorisent à parler de pratiques critiques et de processus dans un travail sur l’argumentation.

23Une prise en considération de la pensée critique en action, plutôt qu’en état, implique l’entrée en jeu des dimensions émotives, affectives et sociales présentes dans la pensée critique (Daniel et al., 2004). Ces dimensions jouent sûrement un rôle dans les activités proposées aux élèves, surtout lors du traitement de la controverse. Bien que considérées non comme quelque chose qui obscurcit et confond la pensée, mais comme quelque chose capable de la clarifier et de l’organiser (Lipman, 2003), dans l’analyse ici proposée ces dimensions ne sont pas considérées. Cela pour les mêmes raisons apportées par Gagnon et al. (2018) dans leur recherche sur la pensée critique en cours d’histoire : l’absence de notre part de l’expertise nécessaire pour mener une recherche dans ce champ, et une difficulté à avoir accès aux émotions, qui se jouent à l’intérieur de la personne.

24L’analyse de la mobilisation des outils de la pensée critique par les élèves dans les activités d’enseignement/apprentissage se compose de trois étapes. Premièrement, l’attention est portée sur les capacités de la pensée critique : analyse, interprétation, inférence, évaluation, explication, autocorrection (Facione et Facione, 2013 ; Facione et Gitters, 2013). Pour cette étape, les interventions des élèves ont été classées dans les catégories suivantes : affirmation, raison, argument (formé par une affirmation et une ou plusieurs raisons), objection, conclusion. Par ces catégories, les interventions des élèves ont été reconstruites dans des diagrammes de raisonnement, outil d’analyse proposé par Facione et Gittens (2015). Les thèmes évoqués lors de la construction des argumentations dans les prises de position rédigées ont été également pris en considération. Les capacités d’inférence et d’évaluation ont été appréciées, sur la base de deux critères : nombre et variété de thèmes mobilisés ; convocation de thèmes utilisés normalement par le camp opposé.

25Dans une deuxième étape, l’attention a été portée sur les types d’intervention au prisme des catégories proposées par Gagnon et al. (2018). Les interventions sont discriminées entre elles : non justifiées, justifiées, approfondies, éthiques, contextuelles, évaluatives, épistémiques et autorégulatrices. Celles basées sur une simple affirmation ont été considérées comme non justifiées, celles qui apportent peu de raisons comme justifiées et celles qui développent plusieurs raisons, comme approfondies. Ensuite, les interventions considérées comme justifiées ou approfondies ont été évaluées pour voir si elles sont éthiques, évaluatives, contextuelles ou épistémiques. Enfin, a été considéré le caractère autorégulateur de ces mêmes interventions.

26La troisième étape est appuyée sur les deux autres : elle consiste à situer les différentes interventions dans un des quatre niveaux du développement de la pensée cognitive, définis sur la base de Meyers (1986) et de Moon (2008). Le premier niveau est celui de la connaissance absolue ou dualisme, qui consiste à n’admettre que la présence de réponses justes ou fausses. Vient ensuite la connaissance transitionnelle ou multiplicité, qui consiste à accepter la présence de différentes opinions, mais qui attend toujours la définition de la réponse correcte de la part d’une autorité. Le troisième niveau est celui de la connaissance indépendante ou relativisme, qui accepte la présence de différents points de vue et comprend la nécessité de s’en forger un personnel à justifier, argumenter et défendre. Enfin, il y a la connaissance contextuelle ou engagement : à ce stade la prise de position personnelle investit aussi le quotidien dans l’action et la parole.

27La spatialité des controverses utilisées est évaluée avec un outil d’analyse appuyé sur la taxonomie de Jo et al. (2010) qui comprend trois composantes. Il s’agit de : la convocation de concepts spatiaux ; l’usage d’instruments de représentation spatiale et la mise en place de processus cognitifs appropriés. Pour la première composante sont reprises les catégories définies par ces auteures : primaires spatiales, c’est-à-dire des concepts spatiaux liés à des caractéristiques basiques, comme la localisation ; concepts spatiaux simples comme la distance et complexes, comme la hiérarchisation spatiale.

28Au-delà de la spatialité de la controverse, l’interrogation porte aussi sur sa capacité à conduire les élèves à mobiliser les outils de la pensée spatiale, selon les catégories suivantes :

291. Identification d’opératrices spatiales ou d’opérateurs spatiaux dans la controverse. Par le concept d’opérateur spatial, Lussault (2007, p. 19) définit toute « entité qui possède une capacité à agir avec « performance » dans l’espace géographique des sociétés concernées ».

302. Conception de soi-même en tant qu’opératrice spatiale, ou opérateur spatial.

31Pour les deux catégories, nous avons repris la classification des opérateurs en humains, hybrides et non humains proposée par Lussault (2007, p. 149).

32Les entretiens avec les enseignantes partenaires ont été objet d’une analyse structurale selon la méthode proposée par Demazière et Dubar (2004). Les objectifs de cette analyse ont été de comprendre leurs intérêts pour une démarche participative à la recherche et leur point de vue sur la méthode utilisée et son efficacité. Les questionnaires distribués aux élèves ont été analysés quantitativement grâce à un logiciel spécifique avec le but de comprendre l’influence de la méthode sur leur motivation et sur leurs apprentissages.

III. Résultats

A. Analyse de la pensée critique

33La présentation des résultats de l’analyse de la pensée critique est basée surtout sur le travail de la première classe. Nous avons opté pour ce choix afin de favoriser la compréhension grâce à la possibilité de tisser des liens entre des exemples, en provenance du même contexte. Au terme de chaque étape, un tableau illustre le cadre général des trois classes.

34Comme indiqué auparavant, l’analyse des capacités de la pensée critique est passée par la réalisation de diagrammes de raisonnement.

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Figure 1. Diagrammes de raisonnement de deux moments du débat sur la sortie du nucléaire

35La Figure 1 montre l’exemple de deux diagrammes de raisonnements. Ils illustrent deux moments du débat sur la sortie du nucléaire. La partie sur la gauche est construite avec le suivant extrait de la présentation initiale des arguments exposés par les opposants à la sortie :

36C3 : On pourrait remplacer la production actuelle en électricité des centrales nucléaires par des centrales thermiques. Cela serait négatif puisqu’elles produisent beaucoup moins d’énergie qu’une centrale nucléaire. C’est-à-dire qu’il faudra construire beaucoup plus de centrales pour… ben, pour créer autant d’énergie que maintenant. On détruirait des paysages pour rien.

37C4 : Puis les centrales thermiques fonctionnent avec des sources comme le charbon, le gaz ou encore le pétrole et libèrent beaucoup de gaz à effet de serre.

38La partie sur la droite reporte un extrait des propos tenus pendant la phase des échanges :

39C1 : Puis toutes ces personnes qui travaillent maintenant dans le nucléaire, vous allez en faire quoi lorsqu’on sera sans nucléaire ?

40F4 : Ils iront travailler ailleurs.

41C1 : Il n’y a pas d’autres emplois ailleurs.

42F4 : Il n’y a pas d’autre travail, mais enfin…

43F3 : Ils travailleront dans les énergies renouvelables

44C3 : Ils poseront les panneaux solaires sur les toits.

45C2 : C’est comme ça, d’un jour à l’autre ils vont changer d’occupation.

46F3 : Mais on ne va pas arrêter du jour au lendemain, ils ne vont pas perdre leur boulot du jour au lendemain, c’est sur plusieurs années.

47C3 : C’est quand que vous voulez fermer la première ?

48Au milieu de la figure se trouve la légende. Les formes géométriques indiquent les éléments du discours, les couleurs se réfèrent aux élèves1.

49Dans la partie gauche, l’argumentation est basée sur une affirmation (cercle) soutenue par des raisons (ellipses). Tout cela mène à la conclusion générale (rectangle) : « Nous sommes contre la sortie du nucléaire », qui n’est pas explicitée dans le discours, mais qui est sous-jacente à la phase de présentation des arguments par les opposants à la sortie du nucléaire. Sur la droite dominent des affirmations (cercles) d’un des deux camps, et leurs réfutations (flèches) par l’autre, ni les affirmations ni les réfutations ne sont soutenues par des raisons (ellipses). La partie de gauche est basée plutôt sur la réflexion, celle de droite sur la réaction. Dans la partie de gauche, émergent encore bien les capacités de la pensée critique, dans celle de droite leur manifestation est moins évidente.

50Ce constat ne constitue pas un cas isolé. De même, dans les autres classes, la phase d’échanges du débat est caractérisée par une présence plus marquée du désir de montrer la force de sa propre prise de position, plutôt que de la démontrer. Cette situation est ontologique à l’instrument didactique choisi, elle est liée à la nature ludique et compétitive du débat. Cette nature sert également à expliquer la bonne participation des élèves lors de cette activité.

51Dans les prises de position, comme dans la première et la troisième phase des débats, les élèves des trois classes se montrent capables de construire des argumentations plus approfondies et réfléchies, basées sur des affirmations soutenues par une ou plusieurs raisons et menant à une ou plusieurs conclusions.

Classes

Capacités de la pensée critique

Classe 1

Classe 2

Classe 3

Analyse

Présente

Présente

Présente

Interprétation

Présente

Présente

Présente

Inférence

À développer

À développer

À développer

Évaluation

Présente

Présente

Présente

Explication

Présente

Présente

À développer

Autocorrection

À développer

À développer

À développer

Tableau 1. Synthèse de l’analyse des capacités de la pensée critique

52Le Tableau 1 synthétise les résultats de l’analyse de la mobilisation des capacités de la pensée critique dans les trois classes. En général, les capacités de la pensée critique sont solides.

53Les élèves tendent à considérer plusieurs facteurs liés à la complexité de la controverse, et aux différents points de vue en jeu. Par contre, dans leurs démonstrations, les élèves se réfèrent presque uniquement à des arguments de leur camp, et ne considèrent que rarement ceux du camp opposé. Par exemple, les élèves favorables à la sortie du nucléaire appuient souvent leur argumentation sur les dangers liés à la vétusté des centrales suisses et à leur localisation près d’une zone à risque sismique. Ces élèves ne mentionnent ni le progrès technique du pays ni la possibilité de surmonter ces risques, même pas pour mettre en discussion ou rejeter cet argument porté par le camp opposé. De même peu d’élèves favorables à la sortie du nucléaire se posent la question de l’approvisionnement en électricité du pays une fois les centrales nucléaires fermées, argument porté par les adversaires.

54La capacité d’autocorrection n’est mise en jeu que quelques fois. Dans les prises de position sont très rares les élèves qui mettent en discussion leurs comportements face aux enjeux des controverses proposés. Encore plus rares sont celles et ceux qui reconsidèrent leur point de vue sur la base de ce qui est émergé avec le traitement en classe de la controverse lors du débat.

55Les résultats de l’analyse des types d’intervention confirment ceux de l’analyse des capacités de la pensée critique. Les élèves ont tendance à justifier et à approfondir leurs arguments en apportant une ou plusieurs raisons pour soutenir leurs affirmations. Les interventions non justifiées sont presque uniquement présentes dans la phase d’échange du débat, comme indiqué auparavant.

56Les interventions justifiées ou approfondies sont en premier lieu aussi évaluatives, c’est-à-dire soucieuses d’évaluer « la valeur d’un argument, la pertinence d’un exemple, la justesse d’une classification, la force d’une raison » (Gagnon et al., 2018, p. 61). En voici un exemple extrait d’une prise de position rédigée par un élève qui était dans le public lors du débat sur la sortie du nucléaire :

57P5 : J’ai un avis extrêmement partagé et une prise de position nuancée. En effet la problématique nucléaire est complexe de par ses risques et sa productivité. D'un côté l’argument de la dangerosité (avec tous les risques que cela implique et toutes les expériences passées parfois funestes), l’homme ne serait pas en train d’exploiter une énergie dont il n’a pas lucidement la portée ? Et oui quand on joue avec le feu, parfois on finit par se brûler. Parallèlement, de l’autre côté, l’argument de la grande rentabilité du nucléaire, l’atome libère une énergie incommensurable et de l’électricité à un prix dérisoire !

58Le recours à des interventions éthiques « qui se structure[nt] autour de critères de type éthique : bien, mal, bon, mauvais… » (Gagnon et al., 2018, p. 61) est plus marqué pour les trois classes dans un des deux camps. Ce sont notamment les favorables à la sortie du nucléaire, les adversaires à la construction du magasin et les favorables à l’accord du statut de réfugié climatique. En sont un exemple les interventions qui opposent impacts environnementaux de l’exploitation du nucléaire à la logique du profit et de la perte d’emplois. Comme dans le cas suivant :

59F2 : je plaide en faveur de la sortie du nucléaire, car malgré certains désavantages, j'y vois un élan plus fort et plus grand qu'une simple question de confort et d’économie ; je pense au futur avant de penser à notre propre situation.

60Dans la troisième classe sont présentes de manière plus prononcée des interventions épistémiques, c’est-à-dire fondées sur « la valeur de vérité des processus de construction des connaissances » (Gagnon et al., 2018, p. 61). Cela s’explique par le type de travail demandé, qui consiste à mettre en discussion l’actualité du statut de réfugié défini en 1951. En voici un exemple extrait du jeu de rôle.

61ME4 : Bonjour, je suis médecin, donc nous avons tous vu la convention et je pense qu’elle n’est pas adaptée aujourd’hui pour le XXIe siècle. Elle a été signée en 1951, à une période où l’on ne parlait pas tellement de changement climatique.

Classes

Types d’intervention

Classe 1

Classe 2

Classe 3

Non justifiée

Faible

Faible

Faible

Justifiée

Forte

Forte

Très forte

Approfondie

Très forte

Très forte

Forte

Contextuelle

Faible

Faible

Faible

Éthique

Forte

Forte

Forte

Évaluative

Très forte

Très forte

Très forte

Épistémique

Faible

Faible

Forte

Autorégulatrice

Faible

Faible

Faible

Tableau 2. Fréquences d’apparition des catégories définies lors de l’analyse des types d’interventions

62Le Tableau 2 montre la fréquence d’apparition des différents types d’intervention dans les trois classes, selon les catégories définies précédemment.

63En ce qui concerne les niveaux de développement de la pensée cognitive, les interventions des élèves se situent principalement entre le deuxième niveau et le troisième niveau de développement de la pensée cognitive. Parfois, les élèves se mettent en jeu personnellement dans la controverse traitée, en se questionnant sur leur comportement et leur engagement, une attitude typique du quatrième niveau. Cet engagement concerne la responsabilité personnelle au sujet du changement climatique. Il touche le mode d’acheter : dans de grands magasins ou dans des commerces locaux. Il porte à s’interroger sur sa propre consommation énergétique et sur les manières de la réduire.

Classe

Niveaux de
développement de la pensée cognitive

Classe 1

Classe 2

Classe 3

Dualisme

Très basse

Très basse

Très basse

Multiplicité

Basse

Basse

Haute

Relativisme

Haute

Haute

Moyenne

Engagement

Moyenne

Moyenne

Moyenne

Tableau 3. Fréquence d’apparition des catégories considérées lors de l’analyse des niveaux de développement de la pensée cognitive

64Le Tableau 3 montre la fréquence d’apparition des niveaux de développement de la pensée cognitive dans les moments de traitement des controverses et dans les prises de position rédigées par les élèves.

B. Analyse de la spatialité

65Les trois questions de sociétés choisies par les enseignantes partenaires et considérées pour cette recherche ont un haut potentiel de spatialité. Dans les trois cas, les élèves recourent à des concepts spatiaux dans la construction de leurs interventions. Parmi les thèmes mobilisés par les élèves de la classe 1, on retrouve par exemple des primaires spatiales, comme la localisation des centrales près de Bâle, une des zones à plus haut risque sismique en Suisse. On retrouve aussi des concepts spatiaux simples tels que la distance entre ces centrales et les zones plus densément peuplées du pays, à côté de concepts spatiaux complexes comme la hiérarchisation spatiale due à la non-localisation de gisements d’uranium dans le pays, ou la dépendance du pays qui en suit. Leur travail se fonde sur l’utilisation d’instruments de représentation spatiale. L’exercice proposé leur impose des processus cognitifs visant non seulement l’acquisition de savoirs et leur élaboration, mais aussi la production d’un nouveau savoir, notamment la construction d’interventions argumentées.

66Ces controverses sont par conséquent censées favoriser la mobilisation des outils de la pensée spatiale. Malgré cela, ce potentiel n’a été utilisé que partiellement, dans la réalité de l’application au sein des classes. Les élèves identifient des opératrices spatiales et des opérateurs spatiaux, sans toujours les définir de manière précise, mais en recourant parfois à des formes impersonnelles pour les désigner. Les élèves de la première classe se réfèrent, par exemple, aux consommateurs d’électricité considérés comme ensemble de personnes, non comme un collectif. Des opérateurs hybrides entrent aussi en jeu, par exemple le paysage dégradé avec la présence des centrales nucléaires et menacé par l’implantation de centrales éoliennes ou l’installation de panneaux solaires, et non humains comme la sismicité.

67La prise de conscience de soi-même en tant qu’actrice spatiale ou acteur spatial est présente, mais se joue dans la majorité des cas au niveau du pronom personnel « on », parfois les élèves emploient le « nous ». Le prénom « je », beaucoup plus personnel, apparaît plus rarement

Classes

Catégories considérées

Classe 1

Classe 2

Classe 3

Spatialité de la controverse

Forte

Forte

Forte

Identification d’opérateurs

Présente, mais parfois implicite et impersonnelle

Marquée, parfois explicite, parfois implicite et impersonnelle

Peu présente et souvent implicite et impersonnelle

Auto-identification

Partielle

Partielle

Partielle

Tableau 4. Fréquence d’apparition des catégories considérées pour l’analyse de la spatialité

68Le Tableau 4 résume les résultats de l’analyse de la spatialité. Comme les précédents, il est construit en considérant la fréquence d’apparition des différentes catégories analysées.

69Des liens se tissent entre les catégories utilisées dans les tableaux. Une capacité d’autocorrection à développer implique le recours faible à des interventions autorégulatrices, est le signe d’un développement encore réduit du niveau de l’engagement, et se manifeste par une difficulté à s’auto-identifier en tant que partie de la controverse. De plus, la haute fréquence d’interventions dans les espaces de la multiplicité et du relativisme est connectée à une acquisition solide des capacités d’interprétation, d’explication et d’analyse. Ces capacités, tout comme le besoin de justifier et d’approfondir ses propos, entrent en jeu lorsqu’il est question d’admettre la possibilité de plusieurs points de vue dans une controverse, et la nécessité d’une prise de position argumentée.

70Si ces tableaux se montrent utiles pour illustrer les résultats de l’analyse, leurs connexions aident à clarifier en partie ces résultats. La définition d’axes de progression permet de fournir des pistes intéressantes de clarification pour comprendre les causes des résultats obtenus. La planification didactique implique une réflexion sur la progression des contenus, mais aussi des attitudes, des dextérités et des compétences en jeu, afin de « définir un cheminement, des niveaux de traitement des tâches. » (Nonnon, 2010 p. 5). Dans les activités didactiques observées, on peut distinguer trois axes de progression.

71Le premier axe est lié à l’espace. Les controverses choisies présentent différents degrés de proximité par rapport au quotidien des élèves et se jouent à des échelles bien différentes. Le travail de la classe 2 se situe dans l’espace proche de l’établissement et à une échelle locale. Celui de la classe 1 implique une échelle nationale. La classe 3 travaille sur une controverse située aux antipodes et considère des phénomènes globaux, comme la migration et le changement climatique. La distance et l’échelle fournissent alors des pistes pour expliquer les différences présentes au troisième rang du Tableau 4.

72Le deuxième axe de progression à considérer se construit en fonction de la différence entre controverses et questions socialement vives (Sgard, 2015). Une controverse est liée à des contingences réelles tandis qu’une question socialement vive comporte un degré d’abstraction majeur, son traitement se situe donc à un niveau plus avancé sur un axe de progression. Dans cette recherche, les trois classes partent de cas réels, concrets, mais les deux premières classes restent au niveau de la controverse présentée. La troisième abandonne assez vite le cas spécifique choisi par l’enseignante partenaire et s’oriente vers les questions socialement vives du changement climatique et de la migration qui l’englobent. Cela s’explique en partie par le premier axe, la grande distance qui sépare les élèves de la controverse proposée, et un nombre plus réduit d’informations disponibles à propos du cas étudié, les poussant à abandonner le plan de la controverse et à s’orienter vers celui des questions socialement vives.

73Un troisième axe de progression peut se construire en fonction du produit final attendu du débat. Dans les deux premières classes, le débat ou le jeu de simulation ont permis aux élèves de confronter leurs positions. Les élèves de la troisième classe avaient en plus la tâche de proposer une solution pour les gens en fuite des îles Kiribati. De nouveau, la tâche des élèves de la classe 3 se situe sur l’axe de progression à un niveau plus élevé, par rapport aux autres classes. Considérer ces trois axes de progression, permet d’expliciter les différents résultats obtenus.

74En conclusion de la présentation des résultats de l’analyse, voici quelques considérations sur cette expérience de la part des enseignantes partenaires et des élèves des classes impliquées, comme elles ressortent de l’analyse des entretiens et des questionnaires.

75Les enseignantes partenaires ont vu dans la participation à la recherche la possibilité d’apprendre une méthode didactique nouvelle, même si partiellement connue, leur permettant de sortir de la routine. Elles ont été donc poussées par un esprit ouvert aux innovations et aux challenges. De plus pour l’une d’entre elles il y avait le souvenir positif d’expériences similaires vécues lorsqu’elle était élève du secondaire II. Les enseignantes partenaires soulignent l’importance du travail de recherche des informations et de préparation au traitement de la controverse. Lors de cette phase du travail, elles disent avoir joué le rôle de guide pendant que les élèves apprenaient par eux-mêmes. Ce travail s’est également montré utile pour augmenter l’implication et la participation des élèves. D’autre part, elles relèvent pareillement la difficulté d’une part des élèves à s’exprimer devant la classe, comme celle de trouver des controverses adaptées, mais aussi le temps nécessaire pour organiser une activité pareille sur d’autres thématiques prévues par le curriculum. Elles mettent aussi en évidence la difficulté à trouver des critères d’évaluation des élèves pour ce type de travail. Malgré ces difficultés, les trois se disent intéressées à introduire cette démarche dans leurs cours sur d’autres.

76L’analyse des questionnaires montre l’intérêt des élèves pour la méthode adoptée, considérée comme motivante et adaptée pour leur niveau scolaire. Selon les élèves, la méthode adaptée s’est relevée utile pour affiner leurs compétences dans la construction d’une prise de position argumentée et basée sur la prise en considération d’une situation donnée sous différents angles, mais aussi pour développer leurs compétences dans la recherche d’informations.

Conclusion

77Les résultats obtenus montrent que, dans le contexte spécifique du terrain choisi, l’introduction de questions socialement vives s’est révélée efficace pour mettre les élèves dans des situations didactiques favorables à la mobilisation des outils de pensée critique et de la pensée spatiale. Le dispositif didactique proposé aux enseignantes partenaires contribue à former celui que Lipman (2003) définit comme un habitat favorable au développement de la pensée. Dans cet habitat les élèves mettent en jeu les composantes de la compétence de la pensée critique et celles de la pensée spatiale. Cela est essentiel pour que les élèves puissent entraîner ces compétences, qui comme les autres, demandent un apprentissage long avec la mise en place continuelle d’exercices censés en mobiliser les composantes et la définition d’axes de progression sur lesquels ces exercices se construisent. En favorisant la construction de ces compétences, ce dispositif contribue alors à la formation d’une citoyenneté dynamique, liée à une appartenance choisie, et par conséquent nécessitant un renouvellement continu, possible grâce à la capacité d’établir des choix critiques et spatiaux.

78Il s’agit d’une éducation au politique, lieu de rencontre de visions et de points de vue différents et contrastés sur le vivre ensemble dans la société. Or une éducation au politique exige le développement d’une connaissance indépendante, basée sur une capacité à tolérer différentes façons de penser, et consciente de la nécessité de construire une conviction personnelle à défendre et à argumenter, grâce à la mobilisation des outils de la pensée critique. Dans l’ensemble, ces résultats corroborent ainsi la valeur formative d’un travail sur les questions socialement vives. Certes, des progrès sont encore nécessaires. À cette fin, il est important de mettre encore les classes dans de pareilles situations didactiques, mais aussi de travailler davantage sur l’institutionnalisation des savoirs, afin que les élèves prennent conscience de leurs acquis, mais aussi des possibles progrès.

79Avec un pareil dispositif, la géographie scolaire contribue à la compréhension des relations individu(s)- espace(s) (Van der Schee et Lidstone, 2016). Elle fournit aussi les instruments nécessaires pour éduquer des personnes conscientes de leur rapport à l’espace dans leurs actions quotidiennes. À cette fin, par son lien à l’actualité, il s’agit d’une géographie capable d’assumer la complexité et le caractère controverse des relations entre individu(s) et espace(s) (Nehrdich, 2011).

80La recherche présentée dans ce travail montre l’exemple d’une géographie qui cesse d’être un simple outil d’enseignement et devient instrument de formation, d’éducation. En général, cela est possible si elle propose « des disciplines de pensée plutôt que des lignes, des problèmes et des choix plutôt que des résultats tout prêts récités. » (Retaillé, 2000) Puisque, comme Retaillé l’écrit à la même page, elle s’adresse « à [des] citoyen[s] libre[s] donc autonome[s] » et par conséquent « [l]a pensée du monde est une éducation et non la répétition d’une vérité, fut-elle scientifique comme on se plaît à le proclamer ». Retaillé prône un mode de penser le monde, non comme une donnée fixe et immuable, mais comme opérateur en lien avec les personnes et les sociétés. Les contenus de la géographie deviennent ainsi plutôt des objets soumis à critique, ils participent à la construction de la relation d’êtres conscients entre eux, et de ces êtres avec l’espace. Ces contenus ne sont pas des savoirs factuels à stocker au fond de la mémoire.

81Dans les paroles de Retaillé, s’inscrit la conception d’une géographie qui, pour nous, devrait sous-tendre toute activité d’enseignement/apprentissage dans cette branche, pour favoriser celle que Lipman (2003) définit comme la fin de toute activité didactique : la conception de jugements critiques basés sur les connaissances transmises.

82Cette recherche a été menée dans un contexte spécifique, celui de trois établissements du secondaire II, situés en Suisse romande. Cela influe les résultats obtenus : sont-ils transposables et généralisables à d’autres situations d’enseignement/apprentissage caractérisées par d’autres cadres institutionnels ? Il est difficile de répondre à cette question sans solliciter et comparer d’autres cadres institutionnels. Il ne faut pas oublier que l’essentiel ne réside pas dans le nombre d’heures attribuées à l’enseignement de la géographie, ou dans le choix des thèmes établis par les curriculums. L’essentiel se trouve dans la liberté didactique laissée au corps enseignant. Les résultats obtenus pourraient sans doute être généralisables aux situations didactiques pour lesquelles le corps enseignant dispose d’une marge de manœuvre suffisante, lui permettant d’introduire des questions sociales vives dans l’enseignement, en référence aux trois manières de saisir le monde mises en évidence par Retaillé, autrement dit une géographie idiographique, nomothétique, mais aussi herméneutique. Cela afin que l’enseignement de la géographie, comme dans le cas présent, puisse devenir instrument de formation des compétences, nécessaires à la vie en commun. Puisque principalement l’enseignement de la géographie doit justement fournir les instruments à utiliser pour apprendre à vivre dans et avec l’espace à différentes échelles, depuis l’échelle locale du quotidien, jusqu’à l’échelle globale. Il est important que les enseignantes et les enseignants de géographie acquièrent en ce sens, de la solidité dans la conscience personnelle de leur travail.

Note

831Les textes dans les figures ne correspondent pas exactement à l’extrait. Ils ont été abrégés afin de faciliter la lecture des diagrammes.

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Pour citer cet article

Marco LUPATINI, «Questions socialement vives dans l’enseignement d’une géographie à visée citoyenne et mobilisation de la pensée critique et de la pensée spatiale», Bulletin de la Société Géographique de Liège [En ligne], 77 (2021/2)- Varia, 143-157 URL : https://popups.uliege.be/0770-7576/index.php?id=6539.

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