« Raconter l’histoire par en bas ». Günter Grass et l’autre tribunal de la raison
Augustin Dumont est professeur agrégé de philosophie à l’Université de Montréal, et ancien titulaire de la Chaire de recherche du Canada en philosophie transcendantale. Spécialiste de l’idéalisme et du romantisme allemands, ses recherches portent en particulier sur la question de l’imagination et du langage. Il a notamment publié L’opacité du sensible chez Fichte et Novalis. Théories et pratiques de l’imagination transcendantale à l’épreuve du langage (Jérôme Million, 2012) ; De l’Autre imprévu à l’Autre impossible. Essais sur le romantisme allemand (LIT-Verlag, 2016) ; Le Néant et le pari du possible. Puissances de l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel, Schelling, Hölderlin) (Hermann, 2020) ; Faire monde aujourd’hui. Subjectivité, mélancolie, création (Ousia, 2021).
Résumé
Comptant parmi les romans les plus fameux du XXe siècle, ayant suscité autant d’interprétations que de vocations, Le Tambour (Die Blechtrommel) de Günter Grass (paru en 1959) offre une source inépuisable de réflexions sur la responsabilité et la culpabilité du sujet moral et des collectivités, à la croisée des chemins entre éthique, esthétique et philosophie de l’histoire. En offrant une succession de « coupes transversales » dans le roman, après avoir explicité le cadre théorique de l’approche proposée, le présent article met en évidence la manière dont le recours à la forme grotesque permet à Grass de trouver le ton « juste » d’une histoire racontée « par en bas ». Justesse du ton, justesse du style, exactitude des images : le grotesque grassien entend paradoxalement dire ce qu’il en a été « vraiment » de l’histoire passée à jamais non réitérable, et ce, à même l’entreprise de prime abord antinomique d’une déformation et d’une défiguration des images. Ainsi seulement la justesse de sa vue pourra « rendre justice » de l’histoire. Le Tambour contribue à rouvrir la possibilité du jugement moral sur l’histoire, mais aussi sur la multiplicité des instanciations singulières du « faire histoire » par les sujets. L’étrange tribunal constitué, ou plutôt joué, par le récit ahurissant de la vie d’Oskar Matzerath « rend possible » – pour le dire d’une formule kantienne précisément détournée – le jugement moral, en restituant aux sujets, dont la sensibilité a été anesthésiée par la guerre, par la propagande nazie, par l’accoutumance aux dénis et aux dénégations, le pouvoir et l’obligation d’être « justes » à l’égard de « leur » histoire.
Abstract
One of the most famous novels of the 20th century, and one that has given rise to as many interpretations as vocations, Günter Grass's The Tin Drum (Die Blechtrommel) (1959) offers an inexhaustible source of reflections on the responsibility and guilt of the moral subject and of collectivity, at the crossroads between ethics, aesthetics and the philosophy of history. By offering a succession of "cross-sections" in the novel, after having explained the theoretical framework of the proposed approach, the present article highlights the way in which the recourse to the grotesque form allows Grass to find the "right" tone of a story told "from below". Correctness of tone, accuracy of style and of images: the Grassian grotesque paradoxically intends to say what was "really" the case of the past history that can never be repeated, and this, within the at first sight antinomic enterprise of a deformation and disfiguration of images. Thus, only the accuracy of his view can "do justice" to history. The Tin Drum contributes to reopen the possibility of the moral judgment on the history, but also on the multiplicity of the singular instantiations of the "making history" by the subjects. The strange tribunal constituted, or rather played, by the bewildering account of Oskar Matzerath's life "makes possible" - to use a precisely diverted Kantian formula - the moral judgment, by restoring to the subjects, whose sensibility has been anaesthetized by the war, by Nazi propaganda, by the habituation to denials and denegation, the power and the obligation to be "just" with regard to "their" history.
Introduction1
1 Dans l’entretien qu’il accorde à Pierre Bourdieu en novembre 1999 pour la chaine Arte, Günter Grass, lauréat du Prix Nobel de littérature la même année, souligne d’entrée de jeu l’existence d’un point commun entre l’œuvre du sociologue français et la sienne : « Nous racontons l’histoire par en bas (Wir erzählen die Geschichte von unten) »2. Il s’agit de prime abord, pour l’écrivain et artiste allemand, de mettre en évidence le souci mutuel d’une histoire racontée du point de vue des vaincus, des marginaux et des exclus. Un tel procédé est plus que jamais nécessaire, ajoute Grass, à l’heure où le politique a complètement démissionné devant l’économie – celle-ci ayant désormais « tout pris en charge (alles übernommen) » – et où le néolibéralisme génère un dégât social de plus en plus outrageux. Toutefois, en mobilisant le point de vue de ceux et celles qui sont « en bas » de l’échelle sociale, l’auteur du Tambour tente aussi bien, et de manière plus fondamentale, d’appréhender l’histoire humaine comme un phénomène dont l’intelligence dépend structurellement de la prise de vue en contre-plongée – ou de ce que le champ germanophone identifie comme la « perspective de la grenouille (Froschperspektive) »3. Grass n’a en effet pas attendu le tournant néolibéral des années 1980 pour nicher son point de vue littéraire dans la mauvaise herbe de l’histoire des peuples, plus pertinente que la prétendue cime des grands hommes d’État et de ce qui fait événement pour et par « en haut ». L’histoire humaine se tient de façon pour ainsi dire constitutive en porte-à-faux avec la grandeur qu’elle se plait à revendiquer bien souvent, et il importe précisément de la diagnostiquer ou de l’analyser depuis le creux d’un tel écart à soi.
2 Encore l’œuvre en question entend-elle aller bien au-delà de la puissance descriptive sans conteste attachée à l’écriture hors norme de son auteur, dont Bourdieu admire par-dessus tout l’extraordinaire souci du détail. En effet, les textes de Grass ont partie liée à l’exercice « éclairé » du jugement moral, singulièrement face aux horreurs nazies. De l’histoire il faut certes rendre compte dans le détail, mais encore faut-il que les individus, subjectivés dans et par la responsabilité morale inédite qui, à l’âge moderne, est devenue la leur, rendent des comptes à l’histoire et à leurs frères et sœurs humains. Tout à la fois critique et constante, la référence au rationalisme des Lumières, chez Grass, renvoie à la nécessité non pas tant d’édicter souverainement les normes abstraites du juste et de l’injuste (car l’on ne possède précisément pas la « hauteur de vue » qui le permettrait) que de faire du matériau littéraire, c’est-à-dire de l’écriture elle-même, la quête – interminable – du ton « juste » face à l’histoire. C’est là du moins une proposition dont on voudrait demander aux lectrices et aux lecteurs de l’accepter provisoirement à titre d’axiome. La recherche du ton juste traduit la volonté de rendre justice par le roman – et de favoriser bien au-delà une prise de conscience collective au sein de cet espace social et politique où l’auteur est également engagé. La quête, essentiellement rythmique mais aussi mélodique et sémantique, d’un langage juste, s’apparente chez Grass – c’est du moins ce que l’on voudrait suggérer – à une quête de justice. Détournant au passage la figure peu ou prou kantienne du tribunal aufklärerisch, l’écriture grassienne « performe » en quelque sorte la volonté de rendre justice de l’histoire par sa justesse, voire par son exactitude.
3Bien avant de passer auprès du grand public pour la « conscience morale de l’Allemagne » – les différentes polémiques liées à la biographie de l’écrivain ou à ses prises de position politiques se chargeant de nuancer un tel portrait à partir de la Réunification allemande –, le « Spätaufklärer » récompensé par l’Académie suédoise4, a trouvé dès la fin des années 1950 sa manière bien à lui de vouloir « éclairer » la mémoire collective, de générer une interrogation sur la culpabilité, mais aussi de régénérer la sensibilité morale. Faire sienne la conscience de la faute, ce n’est sûrement pas opposer au désastre moral des années 1930-40 le quelconque coup d’éclat d’une conscience individuelle ou collective qui aurait soudainement reconquis sa pleine et entière maitrise de soi contre les forces du mal. Si elle adhère à l’idée d’une autonomie morale du sujet – ce dernier ne pouvant se soustraire à l’imputabilité –, l’œuvre de Grass la rend indissociable du « milieu » marécageux sur lequel elle pousse et s’apparait immanquablement à elle-même lorsqu’elle doit s’expliciter ou se raconter. Ainsi, les non-dits, la mauvaise foi, les arrière-pensées nauséabondes, les dénégations, les contradictions funestes, l’ambivalence inextricable de nos actes et des représentations que nous nous faisons d’autrui, la complicité de fait avec les déterminations implacables de la psychologie, du contexte culturel, religieux, social, politique et historique – rien de tout cela ne doit être illusoirement purgé (sans autre forme de procès) de la conscience morale, mais tout doit être dit (en d’interminables procès). Et ce, en raison d’une exigence morale qui constitue circulairement l’ethos de l’écrivain en même temps que son désir de réinventer le projet d’émancipation des Lumières.
4S’il n’y a rien à « purifier » mais tout à « raconter », afin de rétablir le pouvoir d’instruire le procès des responsabilités individuelles et collectives, mais aussi afin de restituer à la sensibilité du sujet son pouvoir d’appréhension morale des phénomènes, s’il y a tout à « éclairer », à voir et à faire voir, que voit-on exactement lorsque l’on est tout en bas et qu’on lève la tête ? Telle est la question posée par le premier chef-d’œuvre de Grass : Die Blechtrommel (Le Tambour). Premier volume de ladite « trilogie de Danzig » (avec Le Chat et la souris et Les Années de chien), ce roman virtuose paru en 1959 nous raconte l’Allemagne des années 1930-50 dans le point de vue autodiégétique du nain Oskar Matzerath, l’enfant génial et monstrueux des rives de la Baltique, né d’un père prussien protestant et d’une mère cachoube catholique.
5Nous ne ferons assurément pas œuvre originale en choisissant de nous limiter nous-même, dans cet article, au Tambour, dans lequel nous proposons d’opérer quelques coupes transversales. Comptant parmi les romans les plus fameux du 20ème siècle, ayant suscité autant d’interprétations que de vocations5, le Meisterwerk de Grass ne résume pourtant pas, loin s’en faut, l’ensemble du parcours de son auteur dans les Lettres – sans parler ici de ses dessins, de ses peintures ou de ses sculptures –, de l’après-guerre à sa mort en 2015. Au reste, nous ne proposerons ici qu’une modeste variation sur le texte. L’objectif des pages qui suivent est de mettre en évidence la manière dont le recours à la forme grotesque permet à Grass de trouver le ton « juste » d’une histoire racontée par en bas. Justesse du ton, justesse du style, exactitude des images : le grotesque grassien entend bien dire ce qu’il en a été « vraiment » de l’histoire, et à ce titre, la justesse de sa vue « rend justice » de l’histoire. Le Tambour contribue à rouvrir la possibilité du jugement moral sur l’histoire, mais aussi sur la multiplicité des instanciations singulières du « faire histoire » par les sujets. L’étrange tribunal constitué, ou plutôt joué, par le récit ahurissant de la vie d’Oskar Matzerath « rend possible » – pour le dire d’une formule kantienne – le jugement moral, en restituant aux sujets, dont la sensibilité a été anesthésiée par la guerre, par la propagande nazie, par l’accoutumance aux dénis et aux dénégations, le pouvoir et l’obligation d’être « justes » à l’égard de « leur » histoire.
6N'est-il pas étrange de se représenter le grotesque en vecteur d’exactitude ? N’y a-t-il pas une incompatibilité entre le registre sémantique du (ton) « juste », et par extension celui de la justice (exactitude, conformité à la norme, adéquation à l’objet) et la démarche grotesque ? De quelle « justesse » d’image et de style pourrait-il bien être question qui, par son caractère grotesque, en imposerait pour la restitution aux sujets d’une certaine sensibilité à la « justice » ? Dans Le Tambour, le grotesque de la narration de ses souvenirs par Oskar vient en quelque sorte doubler, dupliquer, déformer, défigurer, c’est-à-dire dans tous les cas répéter, des événements qui, en eux-mêmes, ne sont pas répétables, ayant eu lieu une seule fois et pour toujours, mais dont les significations sont inépuisables. L’événement, au sens où nous l’entendons ici, ce n’est pas la grande date. Il s’agit bien plutôt de tous ces moments où les sujets se trouvent être moralement impliqués, convoqués, interpellés, complices ou initiateurs du devenir des autres, où ils décident de faire ou de ne pas faire, de dire ou de ne pas dire quelque chose dans une situation donnée, et contribuent ainsi à une destinée commune. Ce que les acteurs et actrices de l’histoire ont choisi de faire ou de ne pas faire, de dire ou de ne pas dire, dans le passé, n’est pas réitérable. En revanche, la perspective que l’on peut avoir de l’événement du (non-)faire ou du (non-)dire est virtuellement modifiable à l’infini.
7Mais ne s’agit-il que de cela ? Certes, la répétition grotesque permet de faire varier le situs de nos points de vue sur des actes ayant eu lieu à jamais, afin de faire advenir toujours encore du sens – la signification pleine et entière de l’histoire n’ayant quant à elle jamais « lieu » – et afin d’ouvrir au moins l’horizon d’un jugement moral. Toutefois, tandis qu’elle dédouble notre vision, duplique et manipule complaisamment notre appréhension des phénomènes passés, la répétition grotesque, dans l’œuvre grassienne, entend bien signaler en retour quelque chose de l’événement non réitérable lui-même, à savoir qu’il ne possédait à l’origine aucune « forme » achevée, et de surcroit que sa puissance formative dépendait déjà structurellement d’un pouvoir primordial de déformer.
8L’événement historique, dans son caractère non réitérable, l’émergence d’une forme nouvelle à un moment du temps humain, est d’abord l’événement de la déformation de formes antérieures. Ces dernières sont par définition susceptibles d’accueillir le changement, même si elles y sont généralement réfractaires puisque la distorsion imprévue fait violence à leur volonté de s’achever selon une logique endogène. Or c’est tout cela que la monstrueuse itération de l’histoire par le discours grotesque nous dit de l’événement réel passé, en lui-même non réitérable. Le goût du détail grossi à la loupe, la précision chirurgicale de Grass, louée à juste titre par Bourdieu, vient précisément de ce que la disproportion et l’excès d’un tel discours, dans sa vertigineuse quête de sens et de justice, sont la seule manière de dire avec exactitude la puissance originairement déformatrice du « faire histoire » humain. La seule manière d’« éclairer » la mémoire et la faculté judicative sur la monstruosité du passé est de faire juste ce qu’il faut, avec précision et méticulosité, c’est-à-dire très exactement d’en « faire trop » : l’énormité de la « répétition » – c’est-à-dire de la mise en récit – grassienne des années 1930-40 nous fait voir de près l’émergence, dans le passé historique, de déformations, de transformations, de déchirements qui, vu d’en haut, apparaissent comme une émergence de formes. Combattant le déni, la « répétition » grotesque du passé s’accorde ainsi avec l’événement historique non réitérable, démontrant de manière performative la nature grotesque de ce dernier, c’est-à-dire son caractère difforme. L’illusion d’optique, le miroir déformant par lequel nous sommes souvent amenés à ne reconnaitre dans l’histoire – ou plutôt à ne légitimer – que le devenir perpétuel de formes et de figures, sans jamais voir à l’œuvre les processus de déformation et de défiguration, est bien le premier effet de distorsion proprement grotesque du « faire histoire » humain. Essayons de clarifier ce point de vue interprétatif avant d’entamer notre lecture.
9À un premier niveau, on pourrait se contenter de montrer que le tribunal de l’écriture grassienne s’attache surtout à critiquer tout ce qui s’imagine présomptueusement posséder une forme achevée, gorgée d’une évidence naturelle quant à sa propre signification. Il n’en va ainsi, à vrai dire, que pour ceux et celles qui voient l’histoire par « en haut », c’est-à-dire pour certaines catégories sociales favorisées ou pour les gagnants de l’histoire, mais aussi pour tous les sujets – au moins virtuellement – dès lors qu’ils se représentent eux-mêmes comme maitres et possesseurs de leurs représentations, de leurs paroles et de leurs actes antérieurs, ceux-ci se voyant insérés dans un « narrative » cohérent. La texture intime de ce dernier est précisément faite de tout ce qui n’a pas été « éclairé » (depuis l’arrière-pensée individuelle aux conséquences inavouables jusqu’au point de vue « macro » de l’idéologie ou bien de la propagande). Ce point de vue « en surplomb » du sujet ou d’un peuple sur lui-même est inévitable. Au plus l’on voit le passé d’en haut, au plus l’on est tenté de lui prêter des formes et des figures achevées, biens disposées spatialement et bien articulées dans le temps. On se les représente avec d’autant plus d’aisance que la hauteur empêche d’en voir le détail. L’exercice, réinventé par Grass, de la raison critique, ne s’attache pas pour rien à la vue par en bas : les actes, les pensées, les représentations et le langage du passé apparaissent alors dans leur absence de contour définitif. Ces formes et ces figures n’étaient pas ne sont toujours pas entièrement formées, figurées, comme si elles ne pouvaient s’achever tant que l’écriture littéraire ne venait pas les « raconter » avec exactitude, ou au moins avec justesse, et tant que la formation du jugement moral n’est pas venue sanctionner l’histoire. Du passé surgissent des formes toujours encore en formation dans l’écriture même de celui ou de celle qui « raconte » et dans la quête de justice de ceux et celles qui « jugent ».
10À un second niveau, pourtant, le point de vue du bas apparait plus subversif encore, tant Grass ne se contente pas d’inscrire les formes et les figures de l’histoire à l’intérieur d’une Bildung qui se poursuivrait linéairement, quoique de manière éminemment critique et réflexive, dans l’œuvre littéraire et dans l’élaboration subjective et collective d’un jugement moral. Bien sûr, insistons-y à nouveau, les formes et les figures du passé étaient et sont toujours, sous la plume de l’écrivain, des formes en formation, des figures en cours de figuration, car leur devenir est à jamais indéterminé. Le devenir des formes est toujours encore en attente d’un sens « juste », à l’élaboration duquel contribue l’écriture romanesque, sans se substituer au jugement moral des sujets et des peuples, lui-même toujours en formation. Mais encore faut-il que le tribunal éclairé « déduise » – en un sens qu’on empruntera donc, comme le faisait Kant, aux jurisconsultes des Lumières – l’existence d’un pouvoir originaire de déformer. Ce dernier constitue en propre le « faire histoire » des sujets et s’offre à penser comme la condition de possibilité du devenir indéterminé de ces formes et figures du passé dans le présent de leur écriture (c’est-à-dire de leur procès) et de leur mobilisation dans l’activité judicative. La virtuosité du texte grassien s’ouvre ainsi à la compréhension : les changements de rythme, la parataxe, les ruptures de ton ou de registre et leurs effets de surprise, voire de sidération, la cohabitation soudaine d’images banales et d’images révulsantes ou désopilantes, la truculence d’une langue chargée de jeux de mots, de calembours et de néologismes, le voisinage du réalisme et du fantastique, de la tragédie et de la bouffonnerie, la transgénéricité, le désordre chronologique, tout cela participe du « choc » généré par la contrefaçon grassienne de la Bildung, par l’exposition ou même la rigoureuse « déduction » de la corruption originaire des formes et des figures, c’est-à-dire par la contre-Bildung d’une écriture soucieuse d’exhiber vraiment les « fondements » – les fondations véritables étant par définition l’affaire de celui ou de celle qui regarde depuis le bas.
11L’itération déformante, par la fiction ou le « procès » littéraire, de l’événement historique en lui-même non réitérable, initie assurément la quête infinie d’un sens de ces formes du passé qui « se forment » encore dans le présent, ainsi que la possibilité d’un jugement à leur égard, mais, plus fondamentalement, elle signale que les formes en formation sont elles-mêmes nées d’un exercice de distorsion, d’une déviance structurelle, à laquelle le tribunal du Tambour doit être « fidèle » par son propre caractère anormal. S’il faut être excessif pour être juste, chez Grass, c’est parce que la déformation tératologique est la condition de possibilité de toute forme – un paradoxe qui n’est indigeste que lorsque l’on regarde l’histoire par en haut. S’il faut être grimaçant et outrageux pour parler « avec exactitude » de l’événement historique, c’est parce que, dans le « faire histoire » humain tout comme pour le tribunal littéraire qui en instruit le procès, la disproportion rend possible la proportion. Ainsi, le point de vue par en haut, qui ne voit dans l’histoire que de « justes » proportions, est-il le premier effet de distorsion grotesque du « faire histoire » humain vu depuis le sol, ou même depuis le fond. Au point de vue des « fondements », l’altération des formes est la condition de possibilité de la présumée permanence et incorruptibilité des formes historiques. Dans l’autre tribunal des Lumières, celui de Grass, la démesure est ainsi la condition de possibilité de la mesure. S’il convient donc de poursuivre, par la mise en abyme critique et réflexive propre à la répétition grotesque, la puissance formatrice des formes et des figures du passé en vue d’instruire leur procès, il convient aussi bien de restituer à l’émergence de ces formes leur pouvoir originellement défigurant, déformant, qui est très exactement identique à la puissance formatrice en question. Il convient, autrement dit, de présenter les choses de manière perspectiviste : l’émergence d’une forme historique fait événement, vu d’en haut, dans l’exacte mesure où quelque chose advient, tout en bas, dans son pouvoir de distordre la vision. Le Tambour est un processus d’anamorphose, à entendre en un sens génétique et non statique6. On propose d’investiguer ce processus à l’aide de trois coupes transversales dans l’œuvre : la première est relative à la question de l’origine, la seconde concerne celle du rythme, la troisième se rapporte au thème du surhumain.
12Il n’y a pas là de vérité qu’il y aurait à cantonner dans les années 1930. Se représenter un monde qui irait bien, voire qui irait mieux, grâce à la subordination toujours plus consentante des démocraties représentatives – pour nous limiter à celles-ci – aux impératifs de l’économie de marché, grâce à la privatisation toujours plus accrue du monde, constitue assurément une perspective très « élevée » sur l’actualité, c’est-à-dire un point de vue parfaitement grotesque. Ainsi devisaient Grass et Bourdieu dans un entretien diffusé sur une chaine du service public. Nous étions alors en 1999.
1. L’origine
13Racontée par en bas, l’histoire l’est assurément : Oskar Matzerath, du haut de son mètre et vingt-trois centimètres, s’en charge lui-même. Interné dans un hôpital psychiatrique après la guerre, Oskar narre ses souvenirs avec la complicité de son infirmier Bruno, qui lui fournit du papier pour écrire. D’entrée de jeu, la parole est soumise à caution : lisons-nous l’autobiographie d’un fou, et s’il est fou, peut-on se fier à sa mémoire ? Exemple paradigmatique de l’antiroman au sens de Sartre, puisque la parole du narrateur n’est pas fiable, Le Tambour s’attache à problématiser l’acte de langage en général, toute mise en récit apparaissant comme telle suspecte aux yeux d’Oskar lui-même. Pour ce dernier, en effet, la parole des autres fait l’objet d’une continuelle méfiance, à laquelle répond dans son chef non pas tant une absence assumée de fiabilité – cela reviendrait à remplacer l’aiguillon du doute par la certitude – qu’une mise en scène délibérée, complaisante, du caractère équivoque ou douteux de sa propre parole. Telle est d’ailleurs la première phrase du roman : « Je l’admets (Zugegeben) : je suis pensionnaire d’une maison de santé »7. Percevant avec une acuité extraordinaire l’ambiguïté de la parole et de l’échange intersubjectif, l’antihéros de Grass voit dans toute mise en récit, à commencer par la sienne, la justification d’un point de vue singulier sur l’histoire, nourri d’arrangements à l’amiable avec les points de vue autres, de sauvegarde des apparences, de mensonges et d’enjolivements. Ironique, la « confession » par laquelle Oskar inaugure son récit le dédouane d’entrée de jeu du reproche de manque d’objectivité, ménage par avance sa conscience morale ou du moins complique son éventuelle culpabilité, tout en assumant et en prévenant ses lecteurs, lectrices, qu’un récit est toujours formulé par un sujet situé quelque part et comptant sur la croyance de ceux-ci. L’aveu d’Oskar n’entend pas déconstruire la possibilité de faire le récit de l’histoire mais plutôt grossir à la loupe l’agencement conflictuel des points de vue dont l’histoire est tissée. Le nietzschéisme, si l’on peut dire, de Grass est à cet égard transparent.
14Rien du passé n’est, au sens fort du terme, relativisé dans l’opération. Dans Le Tambour, ce sont bien les années 1930-40 comme multiplicité d’événements constituant, qu’on le veuille ou non, un seul monde historique, une seule réalité humaine partagée – laquelle impose d’ailleurs de manière implacable ses « effets » à l’actualité – qui, inquiète, se cherche un chemin à travers ses itérations fictives. La mauvaise foi de ces dernières, ou plus simplement leur équivocité, est le signe le plus évident qu’il y a anguille sous roche, si l’on peut dire. Le signe, en d’autres termes, que l’événement non réitérable – ce qui a eu lieu pour toujours – dérange parce qu’il a effectivement eu lieu quoiqu’on en dise et quoiqu’on fasse, d’où la revendication légitime d’une instruction archéologique et d’un procès. Il n’en demeure pas moins qu’un événement historique, au lieu même de son effectivité inéluctable, déforme structurellement toute perspective préalable et stabilisée sur le monde, générant un « bougé » synchronique dans le voir qui en impose précisément, plus tard, pour une enquête sur ce que nous croyons devoir nous souvenir. C’est à ce mouvement déstabilisant du matériau historique lui-même que le récit doit être « fidèle », sous peine de se voir imposer « par en haut » un point de vue univoque sur le passé, un point de vue autorisé ou légitime. La « répétition » problématique, non fiable, des événements par Oskar ne fait que mettre en abyme, dans l’après-coup de sa mémoire – fabulatrice parce que lucide – le « faire histoire » comme surgissement par en bas d’événements problématiques, c’est-à-dire d’expériences qui ne purent se jouer jadis sur la scène du monde qu’en s’y ménageant une place par la force, autrement dit en distordant avec violence des formes anciennes et des perspectives concurrentes sur le monde.
15Une telle situation disqualifie assurément toute prétention, de la part des acteurs et actrices de l’histoire, à la transparence ou à la clarté de vue sur leurs propres expériences, mais elle interdit dans le même élan toute prétendue neutralité à leur égard. Le « faire histoire » en son effectivité même est un ensemble indéterminé d’opérations pratiques dans le monde et sur le monde, comme lieu de perspectives en conflit. Ainsi, il nous faudra bien entrer – avec prudence et circonspection – dans cette chambre d’asile où Oskar, voyeur, scrute le passé à travers le judas (Guckloch), de ses yeux bleus dans lesquels, comme Bruno, nous ne pourrons jamais « voir clair » ou « deviner » (durchschauen)8. Ce passé, notre homme le joue davantage qu’il ne l’écrit. Il le rejoue, plus précisément, sur son tambour, imposant un rythme qu’il sait être en porte-à-faux avec l’histoire vue d’en haut – le rythme de son point de vue sur l’histoire (qu’on verra donc par le trou de la serrure), commandant aux mots, aux phrases, au sens. Autorisé par son établissement à « faire parler »9 son instrument, c’est bien ce dernier qui raconte : « mon tambour dit […] »10.
16Parce que le récit d’Oskar, par les vertus de la mise en abyme, nous met d’entrée de jeu en garde contre les mises en récit11 – ce qu’omettent soigneusement de faire les histoires officielles –, nous comprenons que le caractère problématique de la parole est originaire. S’il en va ainsi, c’est parce qu’il y a doute sur l’origine elle-même. Assuré d’être l’enfant d’Agnès Koljaiczek, polonaise cachoube, Oskar fait en revanche constamment planer le doute sur l’authenticité de son géniteur présumé, Alfred Matzerath, s’imaginant plus volontiers le fils du cousin de sa mère Jan Bronski, avec lequel elle entretenait une liaison. Dans l’épicerie de produits coloniaux tenue par ses parents, rien n’échappe au regard et à l’oreille précoces du bébé. Metteur en scène suspect de l’origine de sa propre infirmité – une chute contrôlée dans l’escalier de la cave –, Oskar semble avoir « décidé », en une parodie de décision libre et consciente, d’arrêter de grandir à l’âge de trois ans. Il se serait accroché, lors de sa naissance, à une parole de sa mère – qu’il prétend donc avoir parfaitement intelligée – comme à une borne pour le restant de ses jours : Oskar recevra un petit tambour de fer-blanc (blech) pour ses trois ans. Voilà qui devra suffire à son bonheur en ce bas monde – nul besoin de se hisser jusqu’à l’âge adulte, de jouer à l’adulte, si l’on peut maitriser son monde en maitrisant son rythme avec un simple tambour d’enfant. Oskar ne se séparera plus jamais de son modèle de petit tambour rouge et blanc (aux couleurs de la Pologne quoique non polonais, comme il l’affirmera plus tard), dont il faudra lui racheter un nombre incalculable d’exemplaires (à peu près un toutes les deux semaines une fois devenu adolescent), usant son instrument de plus en plus vite.
17Une quête de l’origine traverse tout le roman. Oskar ne cesse de vouloir donner du sens à sa filiation problématique, et pour cela il lui faut remonter en amont de celle-ci. L’enfant a toujours cherché à s’abriter dans l’origine, à se tenir lui-même physiquement dans ce lieu d’avant la Chute constitué par la jupe de sa grand-mère maternelle Anna Bronski, marchande de pommes de terre cachoube. Encore s’agit-il plus exactement de quatre jupes superposées, celles-là même qui abritèrent par une fin d’après-midi d’octobre 1899, au bord d’un champ de patates, un pyromane recherché par les gendarmes et répondant au nom de Joseph Koljaiczek. Ce dernier y serait resté assez longtemps pour échapper à la justice et, selon une légende familiale, concevoir Agnès – un point de vue contesté par cette dernière et très vaguement contredit par la grand-mère elle-même, d’après des critères de faisabilité (position, météo, etc.). Joseph, le fugitif au nom prédestiné, et sa protectrice, ont en tout état de cause conçu de manière mystérieuse, reportant sur la fille une pureté qu’ils n’auront pas vraiment pu assumer pour leur propre compte – Agnès, d’agnê, n’est-elle pas la chaste et la pure ? Rien n’est moins sûr pourtant : Agnès couche avec son cousin Jan toutes les semaines, sans éveiller le moindre soupçon chez son mari Alfred.
18Scopophile, Oskar veut posséder l’origine par le regard, comme le fait également sa mémoire tandis qu’il scrute les « fondements » de sa vie au plus près du sol. Il entend aussi posséder l’origine dans sa chair, la sentir, l’éprouver, l’habiter. Très accommodante, la grand-mère a toujours laissé Oskar venir s’abriter, jouer ou passer le temps sous ses jupes. L’éloignement du point d’origine est synonyme de danger pour le garçon, comme le serait d’ailleurs, pour le narrateur, la possibilité de n’avoir pas une totale mainmise sur sa propre naissance, qu’il prétend, de manière pour le moins fanfaronne, intelliger à la perfection depuis la première minute :
Disons-le tout de suite : j’étais de ces nourrissons à l’oreille fine dont le développement intellectuel et psychologique est déjà achevé à la naissance et n’a plus besoin ensuite que de confirmation. Autant, à l’état de fœtus, je m’étais soustrait à toutes les influences pour n’écouter que moi et n’estimer que moi en me reflétant dans le liquide amniotique, autant je prêtai une oreille critique aux premières déclarations spontanées que mes parents firent sous les ampoules. Cette oreille était parfaitement éveillée. Bien qu’on dû la dire petite, pliée, collée et en tout cas mignonne, elle conservait chacun des mots d’ordre (Parolen) désormais si importants pour moi parce qu’ils me furent offerts comme premières impressions. Mieux encore : ce que je captai avec l’oreille, je l’évaluai sur-le-champ dans mon minuscule cerveau et je décidai, après avoir suffisamment médité tout ce que j’avais entendu, de faire ceci ou cela, mais de m’abstenir assurément d’autre chose.
« Un garçon, dit ce monsieur Matzerath qui présumait être mon père. Plus tard, il reprendra la boutique. Maintenant, nous savons enfin pourquoi nous nous tuons au travail ».
Maman pensait moins à la boutique et davantage au trousseau de son fils : « Ah, j’savais bien que ce s’rait un garçon, même si j’ai dit quelques fois que ce s’rait une petite ».
C’est ainsi que je fis prématurément connaissance avec la logique féminine et j’entendis ensuite : « Quand le petit Oskar aura trois ans, on lui donnera un tambour en fer-blanc »12.
19Oskar ne goûte guère les intimations à grandir, à se développer, à évoluer : il était achevé (abgeschlossen) à la naissance. La fascination de l’époque pour la croissance et la force s’accompagne d’un tropisme effrayant pour la jeunesse, dont Oskar révèle dans son corps l’ambivalence pathologique. Là où la puissance et le développement ne tolèrent plus aucune stase – ainsi de la nation allemande sous le régime nazi –, là où la jeunesse et la vitalité doivent être éternelles, il n’y a en fin de compte plus que hantise de la forme. Le désir d’une formation éternelle, vu par en bas, s’identifie à la valorisation immature de l’in-forme, tout à la fois incarnée et dénoncée par Oskar puisque ce dernier assume ironiquement son absence totale de goût pour le devenir. De la même manière, la fascination pour l’origine et la pureté de la race, qui va bientôt faire marcher au pas tout un peuple, est l’expression d’un narcissisme spéculaire monstrueux, celui d’un fœtus identique à lui-même dans son liquide amniotique, ne se disposant à jouer le jeu du langage des adultes que là où ce dernier rencontre le seul point de vue qui compte, celui dont le développement intellectuel et psychologique s’est accompli de la manière la plus autarcique : le sien. Sitôt mise au monde, la perspective d’Oskar, déjà pleinement acquise à sa jeunesse éternelle, n’attend plus de l’autre qu’une confirmation.
20Encore y a-t-il justement ce caractère irréductiblement problématique de l’échange intersubjectif qui mine en retour le pouvoir de posséder pleinement l’origine et de se lover à jamais en elle. Oskar est parfaitement conscient de cette situation – c’est bien ce qui lui permet d’incarner son temps comme nul autre tout en s’en faisant le plus féroce critique. Agnès et Alfred n’ont pas tardé à transmettre au nouveau-né des « paroles », raconte ainsi Oskar dans l’extrait qu’on vient de lire, usant pour l’occasion du terme français, polysémique dans la langue allemande : die Parole, en contexte militaire, renvoie au mot d’ordre aussi bien qu’au mot de passe. Intimation, mais aussi intimation à déchiffrer, Parole renvoie dans d’autres contextes à une information douteuse, voire à une rumeur. De sorte qu’au lieu même où, dès la naissance, le langage adulte prescrit un devenir (l’enfant devra reprendre la boutique plus tard, il recevra un tambour à l’âge de trois ans etc.), il ne possède aucune fiabilité intrinsèque. Le « minuscule cerveau » du narrateur devra débusquer les motifs cachés de ces prescriptions, les « évaluer » (bewerten) selon sa propre échelle de valeurs et « se décider » (beschliessen) ensuite à faire ou à ne pas faire quelque chose. Oskar devra bien agir dans le monde sans pouvoir demeurer dans l’origine, son oreille étant constamment soumise à des mots d’ordre dont il faut évaluer la pertinence pour s’orienter, en regard du point d’origine.
21Prétendant se souvenir d’un papillon de nuit battant des ailes comme s’il jouait du tambour contre les deux ampoules de soixante watts suspendues au-dessus du lit conjugal où il est né, en un formidable son et lumière, Oskar regrette de toute évidence l’enveloppement chaud de la chrysalide, où la transformation – la subversion des formes – confine si parfaitement à l’immobilité. Toutefois, ayant entendu sa mère lui promettre un tambour, il combat son désir de retrouver la position fœtale et s’accroche, comme son premier maitre le papillon, à la possibilité d’un rythme qui serait un moyen de survie en même temps qu’un message à délivrer aux autres. L’origine n’en demeure pas moins supérieure en valeur à toute « parole » et à tout « message ». La fascination pour la terre appartenant de droit au peuple allemand – le Lebensraum du régime nazi en gestation –, n’est pas tant parodiée que supplantée, chez Oskar, par sa fascination pour le champ de pommes de terre cachoube et pour la quadruple jupe chrysalidesque de la grand-mère dont le ventre d’Agnès n’était déjà qu’une émanation. Mais l’origine charrie son ambivalence, dont le récit fera tout son profit : trop cachoube et pas assez prussienne, enveloppée d’indétermination, elle doit faire l’objet d’une vérification et même d’une évaluation constante. Pour cela il faut en sortir et accepter d’entrer dans le conflit rythmique des perspectives, c’est-à-dire des « paroles » adultes – mélange inextricable de prescriptions, de mots de passe et de rumeurs.
22Dans le risque indéterminé de son propre battement d’aile, hors de la chrysalide regrettée, Oskar ne pourra donc se posséder parfaitement lui-même, pas plus qu’il ne pourra rester constamment abrité sous les quatre jupes de la grand-mère. La parole originaire de la mère, mot d’ordre ou mot de passe à déchiffrer, constitue en tout état de cause une promesse – celle du tambour, donc – assez enthousiasmante pour le pousser à tenir le coup jusqu’à sa réalisation et à se développer d’ici-là. Une fois prise la décision de battre des ailes, l’enfant devra se construire un point de vue cohérent sur le monde pour survivre, ajustant constamment ses évaluations et s’efforçant de prendre des décisions « éclairées ». Tenu par la promesse d’un rythme à laquelle l’autre adulte – la mère – l’engage, Oskar ne s’appartiendra jamais vraiment à lui-même. Bien plutôt est-il la propriété d’une promesse maternelle de rythme, qui le possède et l’ensorcelle : le monstrueux narcissisme de l’enfant et l’autosuffisance de son intelligence supérieure, supposément coalescente à la forme achevée du fœtus, est l’autre face d’une dépendance non moins monstrueuse à une et une seule parole adulte digne de considération, étouffant à jamais, pour Oskar, la possibilité de constituer une subjectivité de plein droit. Ainsi, tout le récit est écrit dans l’alternance de la première et de la troisième personne du singulier : capable de dire « je », Oskar se désigne aussi bien, l’instant d’après, par son prénom, prisonnier de ce moment dans le développement du langage où l’enfant fait sienne de manière encore objectivante l’appellation que l’adulte lui donne. Les deux personnes du singulier se conjurent l’une l’autre, étalant au grand jour du récit l’ambivalence d’une identité tout à la fois immature et dénonciatrice de l’autosuffisance présumée du « je » adulte, en réalité réifié par de multiples objectivations dont il n’a guère conscience. Oskar, comme la raison kantienne, est tout à la fois juge, avocat et accusé dans le tribunal grotesque de cette autre Aufklärung dont l’Europe a besoin après-guerre, pour faire le procès de l’« autonomie » ou, comme l’on voudra, de l’aliénation des « sujets » qui étaient supposés la peupler en droit.
23Oskar ne peut donc posséder pleinement l’origine et doit en sortir, ne fût-ce que pour chercher sa vérité par-delà les distorsions des mots d’ordre adultes – autant de mots de passe chiffrés –, qui la recouvrent d’une indétermination problématique. Revenir s’abriter dans l’origine (présumée) n’en demeure pas moins un enjeu constant. En tournée à Paris avec son maitre Bebra et l’énigmatique Roswitha, Oskar s’abrite ainsi sous la Tour Eiffel afin de se sentir comme s’il était sous les jupes de sa grand-mère, le Champ-de-Mars devenant semblable au champ de patates cachoube. Dès lors qu’aucun monde humain n’échappe à la mauvaise foi, à l’hypocrisie, la question se pose de savoir si l’origine peut constituer un refuge digne de ce nom ou si la corruption des formes est précisément originaire. Oskar affronte la question, refusant la facilité toute trouvée d’une origine raciale aryenne dépourvue d’ambiguïté – sans toutefois s’empêcher, afin de brouiller les pistes, de pailleter son récit d’allusions à ses yeux bleus très purs. Oskar fait face à l’indétermination de l’origine, même si cette dernière fait du tort à l’assurance de ceux et celles qui, croyant parfaitement savoir d’où ils viennent, croient aussi savoir où ils vont en marchant au pas. La question n’est pas tant, alors, de savoir si un autre monde est possible – le narrateur ne s’en soucie guère – que de se demander où l’impossibilité de faire monde a commencé. Quand donc les formes et les figures sociales, politiques, artistiques, produites par l’humain se sont-elles rendues complices du laid et du repoussant ? Si le roman n’est rien d’autre que la narration de souvenirs, c’est parce que, dans le roman de Grass, le mal est déjà là, il s’est déjà produit, à jamais. Il est une inéluctabilité originaire du mal à propos de laquelle l’itération grotesque, dans le procès de la mémoire, doit seulement faire la lumière. Oskar n’envisage certes pas de nous servir un traité sur la gnose :
Vous allez me demander : que cherche Oskar sous les jupes de sa grand-mère ? Veut-il imiter son grand-père Koljaiczek et commettre quelque voie de fait sur cette vieille femme ? Cherche-t-il l’oubli, le pays natal, le nirvana enfin trouvé ?
Oskar répond : c’était l’Afrique que je cherchais sous les jupes, Naples peut-être, qu’il faut, comme on sait, avoir vue. C’était là que convergeaient les fleuves, là que passait la ligne de partage des eaux, là que soufflaient des vents particuliers, mais qu’il pouvait aussi régner un calme plat, là que bruissait la pluie, mais qu’on était au sec, là que les navires amarraient ou qu’étaient levées les ancres, là qu’auprès d’Oskar était assis le bon Dieu, qui a toujours bien aimé avoir chaud, là que le Diable astiquait sa longue-vue, là que les angelots jouaient à colin-maillard ; sous les jupes de ma grand-mère, c’était toujours l’été, même quand brûlait le sapin de Noël, même quand je cherchais des œufs de Pâques ou célébrais la Toussaint. Nulle part, je ne pouvais vivre plus tranquillement selon le calendrier que sous les jupes de ma grand-mère13.
24À travers ces lignes, Oskar produit sur ses lecteurs, lectrices, un sentiment de dégoût immédiatement lié à sa quête de l’origine. En rendant cette dernière puante et sale, en en faisant l’objet préféré de sa pulsion scopique, en y voyant l’association inavouable de Dieu et du Diable, Oskar et son regard pernicieux font de l’origine le seul lieu vraiment habitable, en raison même de sa complaisance innocente avec l’indécidabilité. L’origine trouvée par Oskar n’offre aucune rédemption, mais elle offre un abri pour celui qui se méfie de ses usages politiques dans les rues violentes de la capitale – désormais rongée par le ressentiment – de l’ancienne Prusse-Occidentale. Vu de dessous les quatre jupes, en effet, et à condition d’être acceptée telle qu’elle apparait à celui qui, après tout, lui est demeuré le plus « fidèle », l’origine constitue un monstre gaillardement joueur, ne connaissant pas le manque et n’ayant, ainsi, pas plus de raison de mettre en avant sa face hideuse que de faire valoir sa paradoxale beauté. L’indétermination est difficile à vivre pour qui appréhende l’histoire d’en haut, pas pour celui qui la voit et la possède même dans son regard pervers, au ras du sol. L’origine ne rechigne pas devant les divisions ; bien plutôt faut-il dire qu’elle est le partage des eaux, le lieu où les navires tout à la fois s’en vont et s’en viennent. S’il y fait toujours chaud, si c’est toujours l’été, c’est parce que le bon Dieu vient s’y asseoir volontiers, sans s’offusquer du fait que le Diable, non loin de lui, ajuste son télescope (Fernrohr) de voyeur impénitent.
25La perversité d’Oskar ne fait aucun doute, mais elle a ses raisons de s’immiscer dans le récit de l’origine. Inquisiteur, le point de vue grotesque restitue toujours à l’apparaitre du monde, en ses multiples structurations discursives et perspectivistes, l’« im-monde » mise en scène de sa cohérence présumée, dont le tribunal investigue et remonte le fil des « raisons » avec méticulosité, sans se laisser séduire, sans se faire amadouer par ladite mise en scène14. L’origine se voit alors crûment, et même grossièrement, lavée de tout soupçon : il suffisait de s’y asseoir et de contempler la ligne de partage des eaux, dans la chaleur d’un enfer qui s’ignore. Image vétérotestamentaire de libération, celle de Moïse permettant au peuple juif de fuir l’Égypte pour revenir dans le « chez soi » de la Terre promise ; image géographique, celle de la limite permettant de séparer différents territoires ; image anatomique, qui n’appelle nulle illustration, s’agissant du dessous des jupes de la grand-mère où soufflent aussi, nous dit Oskar, des vents particuliers – le narrateur ne tranche pas entre ces différentes significations du partage des eaux. Toutefois, il nous assure d’une chose : avant le Déluge, avant le partage ou la séparation (qui est peut-être aussi une libération) des eaux, il n’y avait rien. L’« im-monde » n’est pas l’origine, en sa duplicité joueuse, mais la sortie de l’origine, c’est-à-dire le même partage des eaux vu d’en haut ou de loin. Voilà du moins ce qui apparait lorsque l’on bat le rappel de l’origine, lorsque l’on recrée par en bas le rythme d’une intériorité à jamais estivale, chaude, accueillante pour tous les pyromanes du monde. Protégées de l’extérieur par le rideau du premier de tous les théâtres, la destruction et la création s’y entremêlent en effet avec une indécente complicité. La concupiscence n’est pas la conséquence du péché originel, mais elle est elle-même l’origine. Aux yeux d’Oskar, « qui devait aller au fondement (auf den Grund) de toutes choses »15, cette concupiscence est bien le « fondement » de toute chose, l’« assise » tranquillement incestueuse, bienveillamment répugnante, tout en bas du monde :
Glissant avec mon tambour sur le plancher, une jambe repliée, l’autre tendue contre les meubles, je me poussais en direction de la montagne grand-maternelle, soulevais avec mes baguettes, une fois arrivé au pied, la quadruple enveloppe, étais déjà dessous, laissais le rideau retomber quatre fois en même temps, restais tranquille une petite minute puis m’abandonnais entièrement, respirant par tous les pores de ma peau l’âpre odeur de beurre un peu rance qui régnait toujours, sans égard pour la saison, sous ces quatre jupes-là. C’est alors seulement qu’Oskar commençait à battre le tambour. Il savait bien ce que sa grand-mère aimait entendre, et c’est ainsi que je battais des pluies d’octobre, comparables à celles qu’elle devait avoir entendues derrière le feu de fanes quand le Koljaiczek se glissa sous elle avec l’odeur d’un incendiaire vivement poursuivi. Je faisais tomber sur la tôle une pluie fine et oblique jusqu’au moment où au-dessus de moi résonnaient des soupirs et des prénoms de saints : libre à vous d’y reconnaitre les soupirs et les prénoms de saints qui se firent entendre en l’an quatre-vingt-dix-neuf alors que ma grand-mère était sous la pluie et mon grand-père au sec16.
2. Le rythme
26Qu’est-ce qu’un monde qui marche au pas, et comment caractériser l’agir d’Oskar dans un tel monde ? Pour répondre à cette question, la distinction fameuse de Henri Maldiney entre la « cadence » et le « rythme » s’avère d’une aide précieuse17, à condition de l’adapter quelque peu au présent contexte. La cadence renvoie, chez le phénoménologue français, à une compréhension du temps qui est celle de la régularité millimétrique, de la mesure objective, du retour du même encadré par une loi objective. Le rythme, en revanche, s’appréhende bien plutôt par la métaphore de la vague. La vague se répète elle aussi, elle fait constamment retour, à l’image du ressac, mais aucune vague n’est exactement semblable à celle qui la précède ou bien à celle qui la suit – chaque vague ayant en quelque sorte à recréer, à former à nouveau, à remettre en forme le temps qui passe. Gestaltung plutôt que Gestalt, forme en formation plutôt que forme achevée, la vague remodèle sa propre forme et adapte sa métrique à la possibilité d’accueillir l’événement, le surgissement imprévisible, la surprise. Le rythme, au contraire de la cadence, ne préexiste pas à l’événement de son déploiement. Renvoyant au temps subjectif, au temps vécu en première personne – contre la cadence des horloges –, le rythme est l’effort d’une institution continuelle de l’existence dans son mouvement le plus propre.
27Le grotesque, dans Le Tambour, retourne en quelque sorte les instances dans la mesure où le rythme du tambour en fer-blanc, plutôt que d’instituer des formes, s’occupe d’abord de déformer la cadence de ces adultes présomptueusement capables de dire « je » et rien que « je », acquis à de multiples certitudes relatives à leur origine raciale et territoriale, maitrisant pleinement ou croyant maitriser leur destin de formes en éternelle formation, sans rien saisir de la stase de leur cadence. L’enfant terrible de la Baltique, à jamais rétif au devenir, celui-là même qui, se sachant réifié par l’adulte, continue de se désigner subtilement par la troisième personne du singulier, voit par en bas les adultes marcher au pas, entend du ras du sol la cadence martiale des Chemises brunes qui défilent dans les rues de Danzig. Réifiés, objectivés par de multiples certitudes de nature sociale, historique, politique, dont ils sont pathétiquement complices, les adultes demeurent en réalité figés dans leur fascination pour la cadence militaire et s’avèrent bien incapable de cette responsabilité morale qu’engage pourtant l’emploi de la première personne. Mieux vaut donc, comme Oskar, se savoir soi-même l’objet de mots d’ordre – parfois déguisés en paroles bienveillantes – émanant des adultes et en général du pouvoir, et, assumant cette objectivation, faire aller ses baguettes sur la tôle afin de jouir d’un rythme en porte-à-faux avec la cadence. Le rythme d’Oskar est entendu par les adultes avec – cette fois – une authentique bienveillance, confinant à la naïveté ou à la stupidité, car c’est dans la déformation de la forme cadencée que naissent le rythme et le sujet « Oskar » dans sa duplicité.
28Entendons-nous bien : opportuniste, égocentrique, volontiers mégalo, Oskar et son tambour ne s’occupent nullement de résister, au sens fort du terme, à ce régime nazi avec lequel, tout au contraire, ils se montrent allègrement complices, non sans se faire les révélateurs incomparables de leur époque. Oskar se faufile plutôt dans le discours et la cadence des autres, qu’il adopte parfois au gré de ses propres besoins, mais il ne se prive pas de créer des accidents, tantôt volontaires tantôt involontaires, dans la continuité linéaire du sens dont une certaine cadence sociale et politique voudrait reconnaitre l’autorité naturelle. Il crée ainsi son propre rythme, dans le détournement accidentel, dans la déviation de l’acte de marcher au pas. Le rythme émerge de son pouvoir d’investir et de subvertir la cadence. L’événement du rythme est précisément celui d’une irruption imprévue dans la cadence, autrement dit, il est l’événement de sa perturbation et de sa déformation. Ainsi le rythme subjectif d’Oskar, généré au plus près du sol, rend-il lisible et intelligible, par sa puissance déformatrice, l’événement historique de la cadence national-socialiste.
29Se remémorant ces années 30 où, caché sous les tribunes durant les parades militaires et autres manifestations politiques, il utilisait son tambour (ou sa voix vitricide) pour perturber la cadence, le narrateur ne souhaite nullement être assimilé aux tard-venus de la Résistance, tournant plutôt en ridicule ladite « émigration intérieure » (innere Emigration) de Frank Thiess, sans pour autant revendiquer la grandeur de Thomas Mann, bien entendu :
Rien n’est plus loin de moi que de me voir désormais, pour les six ou sept manifestations démolies, pour le pas cadencé de trois ou quatre défilés et parades qu’a déglingués mon tambour, sous les traits d’un résistant. Le mot est devenu très à la mode. On parle d’esprit de la Résistance, de cercles résistants. Il parait même qu’on peut intérioriser la résistance, c’est ce qu’on appelle alors : l’émigration intérieure. […]
Jetons encore un coup d’œil sous les tribunes d’Oskar. Le tambour d’Oskar a-t-il appris quelque chose à ces gens-là ? Oskar a-t-il, en suivant le conseil de son professeur Bebra, pris les rênes de l’action et fait danser le peuple devant la tribune ? A-t-il massacré le grand dessein du gauleiter à la formation Loebsack, cet homme à repartie qui avait tant roulé sa bosse ? A-t-il pour la première fois un dimanche d’août trente-cinq voué au menu de solidarité, et par la suite quelques fois encore, pulvérisé des manifestations brunâtres par ses roulements de tambour certes blanc et rouge, mais qui n’était pas polonais ?
Tout cela, je l’ai fait, vous devrez en convenir. Mais suis-je pour autant, moi le pensionnaire d’une maison de santé, un combattant de la Résistance ? Je dois répondre non à cette question et je vous demande à vous aussi, qui n’êtes pas pensionnaires d’une maison de santé, de ne voir en moi rien de plus qu’un être humain un peu original (eigenbrötlerisch) qui, pour des raisons privées mais aussi esthétiques, et prenant à cœur, de surcroit, les exhortations de son maitre Bebra, refusa la couleur et la coupe des uniformes, le rythme et le volume de la musique en usage sur les tribunes et pour cette raison rassembla avec ses baguettes une certaine protestation sur un simple jouet d’enfant.
À cette époque, on pouvait encore s’en prendre aux gens qui étaient sur et devant les tribunes avec un misérable tambour de fer-blanc, et je dois concéder que je poussai jusqu’à la perfection tant mon subterfuge scénique que mon chant vitricide à longue portée. Je ne tambourinais pas seulement contre les rassemblements bruns. Oskar occupait aussi la tribune des rouges et des noirs, des scouts et des chemises épinards des PX, des Témoins de Jéhovah et de la Ligue Barberousse, des végétariens et des jeunes polonais du mouvement Ozone. Quoiqu’ils pussent chanter, souffler, prier ou proclamer : c’était mon tambour qui avait le dernier mot.
Mon œuvre était donc une œuvre destructrice. Et ce dont je ne venais pas à bout avec mon tambour, je le tuais avec ma voix18.
30Il s’agit pour Oskar, comme on vient de le lire, de maitriser l’art de la scène, c’est-à-dire de perturber le théâtre du monde depuis ses marges, ses zones d’ombre (sous les tribunes). En cassant discrètement la cadence des tambours militaires, lors des défilés nazis, et par la même occasion le discours et les effets recherchés par le Gauleiter (le responsable politique régional du parti nazi), Oskar entend avant tout tester son propre pouvoir de jouer, de produire des effets sur autrui. Or, un tel apprentissage, il le perfectionne volontiers sur les végétariens, les communistes ou les membres du Kyffhäuserbund (rendu, dans la traduction de Amsler et Porcell, par Ligue Barberousse), c’est-à-dire de l’association des anciens combattants. Scandaleusement apolitique, indissociablement « original » et « individualiste » (eigenbrötlerisch), Oskar révèle de manière en quelque sorte accidentelle, et non en vertu d’un quelconque projet de résistance, qu’il n’existe pas de cadence inébranlable, au contraire de ce que croit le ridicule Gauleiter :
Loebsack avait de l’esprit, tirait tout son esprit de sa bosse, appelait sa bosse par son nom, car ce genre de chose plait toujours. Il perdrait sa bosse, disait Loebsack, avant que les cocos n’arrivent au pouvoir. On pouvait deviner qu’il ne perdrait pas sa bosse, que sa bosse était inébranlable, qu’en conséquence sa bosse avait raison, et avec elle le Parti – d’où l’on peut conclure qu’une bosse est le fondement idéal d’une idée19.
31Maitre du jeu, Oskar jouit, pour des raisons à la fois esthétiques et privées, comme il le signalait, de la possibilité de faire dévier toute cadence prétendument inhérente aux forces objectives de l’histoire. S’il est déçu par le Parti nazi, c’est parce qu’il n’est pas lui-même pris au sérieux dans ces manifestations publiques où il se glisse avec son tambour, et où l’on s’inquiète de l’absence de ses parents alors qu’il est déjà adolescent. Au reste, il attrapera à son tour une bosse, une fois sa croissance naturelle reprise après la guerre, rendant saillante la complicité de tout un peuple avec « le fondement idéal » (die ideale Grundlage) – idéal voulant dire, dans le cas présent, littéralement difforme – d’une idée immonde. Faire voir l’émergence d’une forme – en l’espèce la belle idée – de la déformation même, la faire jaillir d’une bosse, cela suppose de retourner parfois purement et simplement les perspectives. C’est d’ailleurs au point de vue de son lecteur, de sa lectrice, qu’en appelle le narrateur :
Avez-vous déjà vu une tribune de derrière (von hinten) ? Avant de les rassembler devant des tribunes, on devrait – simple proposition – familiariser tous les êtres humains avec la vue postérieure d’une tribune. Qui a regardé, vraiment regardé, une tribune par-derrière, est marqué à jamais et dès lors protégé de toute magie pouvant être célébrée sur des tribunes sous une forme ou sous une autre. On peut en dire autant de la vue postérieure des autels dans les églises, mais c’est là une autre affaire.
Oskar cependant, qui avait toujours eu un penchant à la rigueur (Gründlichkeit), ne se contenta pas de regarder l’échafaudage nu et bien réel dans sa laideur, il se souvint des paroles de son maitre à penser Bebra, s’approcha par son envers (Kehrseite) grossier de l’estrade qui n’était faite que pour la vue de face (Vorderansicht), se glissa, lui et son tambour sans lequel il ne sortait jamais, entre les étais de la charpente, se cogna à une latte du toit qui dépassait, s’ouvrit le genou à un clou qui sortait malignement du bois, entendit piaffer au-dessus de lui les bottes des camarades, puis les petits souliers de la Frauenschaft, et il arriva enfin à l’endroit le plus accablant, le plus conforme au mois d’août : c’est devant le pied de la tribune, à l’intérieur, qu’il trouva, derrière un morceau de contre-plaqué, suffisamment de place et de protection pour pouvoir savourer (auskosten) en toute quiétude le charme acoustique d’une manifestation politique, sans être distrait par les drapeaux ni avoir l’œil blessé par les uniformes.
J’étais assis au-dessous du pupitre de l’orateur. À ma droite et à ma gauche, au-dessus de moi, se tenaient, jambes écartées et, je le savais, les yeux plissés, éblouis par le soleil, les tambours cadets du Jungvolk et les ainés de la Jeunesse hitlérienne. Et ensuite la foule. J’en sentais l’odeur à travers les fentes du revêtement de bois. C’était debout à se toucher du coude en habits du dimanche, c’était venu à pied ou en tramway, c’était allé, pour partie, à la première messe du matin et n’y avait pas été rassasié, c’était venu pour offrir quelque chose à sa fiancée accrochée à son bras, ça voulait en être au moment où se faisait l’histoire (Geschichte), quand bien même la matinée devait y passer20.
32Ainsi voit-on littéralement surgir l’événement historique du nazisme, dans sa grossièreté, par derrière – au double sens du point de vue et de l’anatomie. D’une seule traite – en une seule phrase –, le second paragraphe de la citation qu’on vient de lire donne à voir tambour battant le « revers de la médaille » (Kehrseite) de l’histoire. Il en va, autrement dit, pour Oskar, d’une approche physique, d’ailleurs parsemée d’embuches, du grossier postérieur de la foule assemblée dans son désir petit, banal et médiocre, d’« en être », de ne pas manquer le coche de l’histoire, dont la haine est devenue le programme principal. Une histoire à laquelle la même foule croit déjà participer du haut de son échafaudage (Gerüst) sans rien comprendre de ce qui la meut par en-dessous. Ce ne sont ni les drapeaux ni les uniformes qui attirent le joueur de tambour – l’apolitisme du narrateur traduisant lui-même quelque chose d’une foule avant tout soucieuse de sensations, d’émotions, de force – mais bien l’acoustique des cris et des bruits de botte, les gesticulations des corps, le pathos du lieu et du peuple, dont la quête d’un sens transcendant (la messe ne suffit plus) apparait immédiatement entachée de ridicule. Et Oskar de désirer à son tour « en être », de cette Geschichte, se mêler de ce désir faussement grand, de cette volonté bouffonne de marcher au pas. Celle-ci est ridicule et il convient donc de révéler à la cadence elle-même l’inanité de sa croyance en sa propre objectivité, tout en prenant sa part, ainsi, du jeu apparent de la vie et de son esthétique :
Mon tambour était déjà bien en place. Avec une légèreté céleste, je fis jouer les bâtons dans mes mains et, avec de la tendresse dans les poignets, je donnai à mon fer-blanc une joyeuse et très artistique mesure de valse, que je fis retentir de façon toujours plus pénétrante, convoquant Vienne et le Danube, jusqu’au moment où, en haut, le premier et le deuxième tambour de lansquenet furent séduits par ma valse et où quelques caisses claires des garçons plus âgés, avec plus ou moins d’adresse, adoptèrent eux aussi mon prélude. Il y avait certes parmi eux des inflexibles qui n’avaient aucune oreille, qui continuaient à faire boum-boum, alors que je prêchais tout de même le rythme à trois temps si apprécié du peuple. Oskar était près de désespérer quand une petite lueur vint aux fanfares, et les fifres, ô beau Danube, se mirent à siffler bleu. Seul le chef de la fanfare et aussi celui de la clique ne voulaient pas croire au roi de la valse et hurlaient leurs ordres importuns, mais je les avais privés de leur grade, maintenant c’était ma musique. Et le peuple m’en fut reconnaissant. On entendit des éclats de rire devant la tribune, quelques-uns chantaient déjà, ô Danube, et mon rythme (Rythmus), si bleu, sautillait à travers toute la place, si bleu, jusqu’à l’allée Hindenburg, si bleu et au parc Steffen, si bleu, renforcé par le microphone poussé à plein volume au-dessus de moi. Et quand je lorgnai l’extérieur à travers mon trou de branche, tout en continuant à tambouriner avec application, je m’aperçus que le peuple trouvait plaisir à ma valse, sautillait avec entrain, avait des fourmis dans les jambes : neuf petits couples et un autre petit couple encore dansaient déjà, étaient appariés par le roi de la valse. Seul Loebsack, qui bouillait au milieu de la foule avec des chefs de district et des Sturmbannführer, avec Forster, Greiser et Rauschning, avec une longue queue brune d’états-majors, et devant qui le couloir qui menait à la tribune menaçait de se fermer, n’était pas fait, étonnamment, pour le rythme de la valse. Celui-là avait l’habitude d’être canalisé vers la tribune au son d’une marche rectiligne. Celui-là commençait à perdre sa foi dans le peuple à cause de ces harmonies voluptueuses. Je voyais ses souffrances à travers mon trou. Le trou laissait passer les courants d’air. Bien que manquant d’attraper une conjonctivite, j’eus pitié de lui et je passai à un charleston, « Jimmy the Tiger » […]. Seul Loebsack dut danser seul avec sa bosse, parce que tout ce qui portait jupe à sa proximité était déjà en main et que les dames de la Frauenschaft qui auraient pu lui venir en aide glissaient, loin d’un Loebsack esseulé, sur les bancs de bois dur de la tribune. Mais lui – c’était sa bosse qui le lui conseillait – dansait quand même, voulait faire contre mauvais Jimmy bon cœur et sauver ce qui pouvait encore être sauvé21.
33Rien de plus facile à manipuler qu’un peuple, se dit Oskar, et il n’y a pas jusqu’à la bosse du Gauleiter – fondement idéal de toute idée – que l’on ne puisse se soumettre, ajoutant le ridicule à la difformité. En lieu et place des vociférations antisémites prévues, ce rassemblement-ci aura donc été celui de la valse populaire sur Le beau Danube bleu de Strauss. L’effrayant, en la matière, étant la démonstration par Oskar du fait que les unes valent bien l’autre, s’agissant de satisfaire un désir partagé d’« en être ». Certes, l’idéologie en prend un coup, et des délégations de SA et de SS empêchent l’élément subversif de quitter l’intérieur de la tribune après la danse, cherchant le fauteur de trouble, qu’on imagine être un socialiste ou un commando de diversion communiste. Toutefois, « ils ne trouvèrent pas Oskar, parce qu’ils n’étaient pas à la hauteur d’Oskar »22. Devant les tribunes, et vu d’en haut, l’événement voulu noble d’une cadence rassembleuse « à la hauteur » de la grande histoire a été perturbé. En revanche, dans le « grossier postérieur » de ces tribunes, et vu d’en bas, l’événement est celui de la perturbation même de la cadence et de son absence d’objectivité. Des rythmes pathétiquement subversifs, en effet, la ramènent sans difficulté « à la hauteur » des corps réels de l’histoire, dont le désir de valser dans la chaude intimité du groupe entre dans une parfaite et tragique synergie avec le bruit des bottes, celles de Loebsack, par exemple, dont les talons « avaient réussi à exterminer tous les brins d’herbe et toutes les pâquerettes »23.
34Le langage du narrateur est lui aussi un tambour : il rythme lui-même les jeux perspectivistes. Exemplaire, à cet égard, est le chapitre intitulé « Soll ich oder soll ich nicht » (la traduction française ajoute un point d’interrogation : « Dois-je ou ne dois-je pas ? »). Perturbé par le mystère de sa propre naissance, et plus encore par la naissance du petit Kurt, légalement issu du remariage d’Alfred Matzerath avec Maria Truczinski (bien qu’Oskar soupçonne ses propres jeux sexuels avec cette dernière d’être à l’origine du garçon), le narrateur interroge la nature de son propre devoir moral et de sa responsabilité devant ses « pères » et comme père putatif lui-même. Après avoir causé la mort de Jan Bronski pour avoir voulu faire réparer son tambour tandis que la Poste polonaise était sur le point d’être attaquée, Oskar a fait s’étrangler Alfred avec l’insigne du Parti nazi sous les yeux de soldats russes. Qui est vraiment responsable de ces actes ? Le chapitre commence par évoquer les origines lointaines de Danzig, qui appartint aux Rugiens, puis aux Goths, puis aux Gépides, puis aux Cachoubes, etc., avant d’en venir à la situation présente d’Oskar, de Maria et du petit Kurt en train d’enterrer Alfred dans un cimetière où le corps fusillé de Jan, l’autre père putatif, repose quelque part. Il aurait dû y avoir une continuité généalogique entre la grande histoire et l’histoire familiale, mais, si la première est douteuse, la seconde stagne franchement dans une indétermination terrifiante, qu’il faut impérativement dénouer.
35En effet, à présent que les deux pères putatifs sont morts, Oskar, pour la première fois de sa vie, se demande s’il ne devrait pas reprendre sa croissance. A-t-il ou non le devoir moral de devenir enfin adulte ? Mais pour devenir adulte, ne faut-il pas être capable de s’avouer ses fautes, de sonder avec lucidité sa propre conscience morale ? Oskar admet avoir intentionnellement (vorsätzlich) tué Alfred. Il se décide alors à grandir, substituant à l’interrogation portant sur le devoir-être (le Sollen dans la tradition kantienne) une impérieuse nécessité : « Il le faut » (Es muss sein) ! »24, et jetant son tambour dans la tombe d’Alfred. Le chapitre suivant nous apprendra l’insuffisance de la seule profération : la reprise de croissance effective vient de ce que le petit Kurt aura percuté l’occiput d’Oskar d’une pierre. Ainsi la seule décision individuelle ne suffit pas. Les grands changements, dans l’histoire, dépendent d’impulsions extérieures et de la relance de l’indétermination par la descendance.
36La séquence de l’interrogation elle-même – « dois-je ou ne dois-je pas ? » –, qu’on va lire bientôt, prépare donc l’émergence d’une décision, elle-même percutée ou impulsée, ensuite, par le caillou de Kurt. De la disparition des pères et de l’incertitude du fils émerge la conscience morale d’Oskar, dont le narrateur va s’attacher à rythmer littéralement l’indétermination qu’elle est elle-même en son advenue à soi, en disloquant la syntaxe, en perturbant la linéarité du sens, en retardant et compliquant l’émergence d’une décision. Lorsque le fossoyeur Léo-le-Ravi avait, dans un épisode précédent, conduit Oskar au lieu supposé où Jan Bronski s’était fait fusiller puis enterrer, le joueur de tambour avait commencé à entendre la voix de sa conscience, mais celle-ci demeurait impénétrable, indissociable ou indémêlable du bruit de la pluie, des avions de chasse et des bombardements. L’existence d’un Sollen, d’un devoir moral, pouvait bien sembler aussi putative (mutmaßlich) que la paternité de Jan. Avec l’enterrement d’Alfred, à présent, se fait jour une exigence de clarification – l’orientation que le joueur de tambour doit donner à son existence mérite d’apparaitre enfin clairement (deutlich). Mais comment éclairer le devoir moral ?
37De cette clarté Oskar est tout d’abord privé, la mort des deux pères putatifs faisant ressortir avec brutalité l’absence de « fondement », de « sol », dans sa généalogie (il n’y a plus que les « trous » où reposent les corps). Et la narration de rythmer tambour battant cette défection de la linéarité généalogique, de la continuité du sens et de la clarté du devoir, en une sorte de pastiche de l’interrogation kantienne portant sur le devoir moral, dont l’absence de transitivité (« dois-je ou ne dois-je pas quoi ? », voudrait-on demander) signale l’incomplétude et l’indétermination pathologiques de l’existant expulsé de son point d’origine. Encore faut-il dire que le monde tout entier participe de l’inquiétude morale d’Oskar – ainsi en est-il par exemple de ces pins rabougris du cimetière de Saspe, semblables eux-mêmes à des points d’interrogation25. Tandis qu’Oskar cherche à clarifier sa conscience morale, son regard est attiré par une vieille croix de fonte, sur laquelle le nom de la défunte ne ressort à dessein pas clairement. De ce combat de la conscience avec elle-même, entre l’intransitivité du devoir et la transitivité de sa perception de la croix de fonte, émerge triomphalement le devoir pur, le « je dois parce que je dois », tout à coup lumineux. L’accouchement autonome, par Oskar, de l’impératif catégorique, rend la « réussite » de la subjectivation morale comique, c’est-à-dire qu’il fait en réalité du ratage de la prétendue adéquation à soi du sujet moral une dimension constitutive de ce dernier. Chez Grass, la subjectivation de l’individu à travers sa responsabilité morale échoue structurellement – du moins elle échoue si elle croit pouvoir se passer de la difformité, si elle croit pouvoir n’apparaitre à elle-même que dans la lumière goethéenne26. Consécutive à la « décision » enfin prise, la croissance physique et morale d’Oskar, ainsi, s’accompagnera de la poussée fiévreuse d’une bosse, dans des circonstances pour le moins difficiles. La seule évocation de la fuite de Danzig, devenue soviétique, dans un train de marchandise, suscite de telles douleurs que l’infirmier Bruno devra prendre la plume à la place d’Oskar, en une superposition des niveaux de récits d’autant plus puissante que la véracité de la parole de Bruno doit à son tour être mise en cause.
38Pour l’heure, toutefois, la question qu’il convient de disséquer dans et par le rythme est donc de savoir si Oskar doit ou ne doit pas ; et ce, afin d’empêcher la cadence de reprendre le dessus – la cadence de ceux et celles qui savent parfaitement, et pour ainsi dire par avance, ce qu’ils « doivent » :
Dois-je ou ne dois-je pas (Soll ich oder soll ich nicht) ? Tu es dans la vingt et unième année de ta vie, Oskar. Dois-tu ou ne dois-tu pas ? Tu es orphelin. Tu devrais enfin. Depuis que ta maman n’était plus là, tu étais orphelin à demi. Tu aurais dû te décider dès ce temps-là. Puis ils ont couché ton père putatif Jan Bronski à peu de profondeur sous la croûte terrestre. Tu étais un orphelin putatif, tu te tenais ici, sur ce sable qui s’appelle Saspe, et tu tenais à la main une douille légèrement oxydée. Il pleuvait, et un Ju-52 s’apprêtait à atterrir. N’as-tu pas entendu distinctement, à cette époque déjà, sinon dans le bruit de la pluie, du moins dans le grondement de l’appareil de transport qui atterrissait ce « dois-je, ne dois-je pas ? ». Tu t’es dit : c’est la pluie, c’est le bruit des moteurs ; on peut déguiser n’importe quel texte sous ce genre de monotonie. Tu voulais que les choses soient plus claires, et non pas seulement putatives.
Dois-je ou ne dois-je pas ? Voilà qu’ils font un trou pour Matzerath, ton deuxième père putatif. D’autres pères putatifs, il n’y en a pas, à ta connaissance. Pourquoi jongles-tu cependant avec deux bouteilles vertes : dois-je, ne dois-je pas ? À qui veux-tu encore poser la question ? À ces pins rabougris qui se mettent en question eux-mêmes ?
C’est alors que je trouvai une maigre croix de fonte aux entrelacs friables et aux lettres encroûtées comme Mathilde Kunkel – ou Runkel. C’est alors que je trouvai – dois-je ou ne dois-pas pas ? dans le sable parmi les chardons et la folle avoine – dois-je ? – trois ou quatre – ne dois-je pas ? – couronnes métalliques grandes comme des assiettes, effritées par la rouille, qui autrefois – dois-je – avaient peut-être représenté des feuilles de chênes ou de laurier – est-ce que par hasard je ne devrais pas –, les soupesai – est-ce que je devrais quand même –, visai – dois-je –, le bout de la croix plus haut que les autres – ou pas – avait un diamètre de – dois-je – peut-être quatre centimètres – pas –, je m’ordonnai une distance de deux mètres – dois-je – et tombai – pas – à côté – dois-je de nouveau – la croix de fer était trop de travers – dois-je – Mathilde Kunkel ou s’appelait-elle Runkel – dois-je Runkel, dois-je Kunkel – c’était le sixième essai, et je m’en accordai un septième et lançai sept fois – devais –, l’accrochai – devais – Mathilde couronnée – devais – lauriers pour Mlle Kunkel – dois-je ? demandai-je à la jeune Mme Runkel – oui, dit Mathilde ; elle était morte très tôt, à l’âge de vingt-sept ans, et née en soixante-huit. Mais moi j’étais dans la vingt et unième année de ma vie quand je réussis le lancer à la septième tentative, quand je le – « dois-je, ne dois-je pas ? » – simplifiai en un « je dois ! » démontré, couronné, ciblé, gagné.
Et quand Oskar s’avança vers les fossoyeurs avec son nouveau « je dois ! » sur la langue et « je dois ! » dans le cœur, la perruche grinça parce que le petit Kurt l’avait touchée, et elle perdit des plumes jaune-bleu. Je me demandai quelles interrogations avaient pu amener mon fils à jeter des petites pierres sur une perruche jusqu’à ce qu’un dernier tir dans le mille lui donnât une réponse.
[…]
Une incertitude me torturait. C’était tout de même mon fils qui s’était décidé pour ou contre quelque chose. S’était-il résolu à reconnaitre enfin et à aimer en moi son seul vrai père ? Se résolvait-il maintenant, alors qu’il était trop tard, au tambour de fer-blanc ? Ou sa décision était-elle : mort à mon père putatif Oskar qui a tué mon père putatif Matzerath avec un insigne du Parti pour la seule raison que les pères lui sortaient par les yeux ? Ne pouvait-il aussi exprimer la tendresse filiale qui devrait être souhaitable entre pères et fils autrement que dans le meurtre ?27
3. L’autre surhumain
39Anti-héros, Oskar est aussi une sorte d’anti-surhumain, une version grotesque de l’Übermensch nietzschéen. Dotée d’une puissance vitricide28, la voix d’Oskar rythme de la même duplicité, de la même ambivalence que ses baguettes, son rapport à la cadence social-historique. Capable de briser vitres, verres ou cristaux en hurlant, le personnage ne peut certes dissimuler son désir de casser, de fracturer, de démolir, mais il rend aussi bien ridicule l’appétence des uns et des autres pour la destruction, dénonçant la superbe, l’assurance que se donne la violence humaine en cette montée des périls.
40On sait tout l’effort du régime nazi pour se réapproprier, à coup de manipulations grossières, nombre de figures intellectuelles germaniques du passé proche ou lointain, dont Nietzsche et son surhumain. Le Tambour en fait ironiquement tout son profit. Par sa facilité à embrasser les contradictions, par son goût pour l’ambivalence, par sa capacité à intégrer le non-sens et à s’en relever, par son mélange de clairvoyance et d’entêtement à la limite de l’inconscience, par sa manière d’associer une indifférence sidérante à une volonté ponctuelle de risquer son intégrité physique et morale, et même sa liberté, Oskar évoque sans nul doute le surhumain nietzschéen. Mais le joueur de tambour s’occupe surtout de le faire grimacer. Imbriquée dans la « petitesse » morale du personnage, sa puissance vitricide apparait d’abord comme un antidote contre toute fascination naïve pour une surhumanité complaisamment lovée dans sa génialité, valant prétendument par soi-même, ne demandant de comptes à personne. D’un côté, la voix d’Oskar, prompte à faire éclater tout ce qui se fait indûment – et littéralement – passer pour de la « transparence », subvertit de manière jouissive la voix martiale à laquelle sont suspendus ceux et celles qui marchent au pas, et dont le refus de la complexité s’apparente à un refus de l’opacité. D’un autre côté, Oskar n’aime pas les compromis, met en danger la vie des autres sans sourciller dès lors qu’il s’agit de son intérêt propre et se complait dans le « bas » de l’échelle morale. De même, s’il trouve les nazis ridicules, il accepte de suivre en tournée son « maitre » Bebra, un nain ayant totalement fait allégeance au nazisme. Oskar est un surhumain des bas-fonds et non des cimes : tout en rendant l’une et l’autre burlesques, il ne cesse de ramener la création de valeurs et le goût du devenir à hauteur d’humain, c’est-à-dire au plus près de la lâcheté, de la paresse, de la faiblesse, de l’inconséquence et de la Schadenfreude. « Oskar veut ceci » constitue, si l’on peut dire, la version grotesque de l’enfant qui joue (du tambour en l’occurrence) dans le Zarathoustra nietzschéen, de sa prétendue innocence joyeuse et affirmative, créatrice de valeurs – des valeurs dont l’apparente « nouveauté » est ici le cache-sexe de la plus complaisante perversité.
41Oskar a bien de la difficulté à se sentir coupable de ses méfaits. Ces derniers apparaissent en effet comme autant d’affirmations insouciantes de la vie : le personnage n’est un « je » (un sujet responsable) qu’à temps partiel, demeurant aussi bien « Oskar », l’enfant innocent et joueur, cause directe ou indirecte de la mort de sa mère, de son père Alfred Matzerath, de son oncle (ou père) Jan Bronski, ou encore de sa bien-aimée la naine Roswitha. Grass rend ici bouffonne l’adoption nazie de Nietzsche, peu soucieuse des nuances philologiques et de l’intertexte de l’œuvre. En tout état de cause, la composition grassienne de la culpabilité d’Oskar, entachée de mégalomanie et de narcissisme, à la fois réelle et irréelle, composite, partielle, insaisissable, constitue l’une des plus géniales réussites du roman. Elle est la traduction proprement morale d’une duplicité qui s’exprime dans toutes les facettes du « surhumain » de la Baltique, dont les deux écrivains préférés sont Goethe et Raspoutine. La lumière et l’ombre, le parangon de la grande et haute culture germanique et l’obscur mystique des steppes de Sibérie aux talents de guérisseur, effraction de la magie slave dans le prétendu rationalisme de l’Europe éclairée. Visitant la petite bibliothèque de Gretchen Scheffler, la femme du boulanger, le jeune Oskar apprend à lire on ne sait trop comment – après avoir habilement fait échouer son intégration à l’école – dans Les Affinités électives et dans un ouvrage consacré à Raspoutine et les femmes :
Après de longues hésitations – le choix était trop restreint pour permettre une décision rapide – je pris, sans savoir ce que je prenais, n’obéissant qu’à la célèbre petite voix intérieure (dem bekannten inneren Stimmchen), d’abord le Raspoutine et ensuite le Goethe.
Cette double pioche devait déterminer et influencer ma vie, du moins celle que je me permettais de mener à l’écart de mon tambour. Jusqu’à ce jour – où Oskar, avec son assiduité culturelle, attire petit à petit dans sa chambre toute la bibliothèque de la maison de santé –, j’ai balancé, me fichant bien de Schiller et consorts, entre Goethe et Raspoutine, entre le guérisseur et l’omniscient, entre l’homme sombre qui fascinait les femmes et le lumineux prince des poètes qui aimait tant se laisser fasciner par elles. S’il m’est arrivé de me considérer temporairement comme plus raspoutinien et de craindre l’intolérance de Goethe, cela tenait à un soupçon secret : ce Goethe, si tu avais, Oskar, tambouriné à son époque, ce Goethe n’aurait reconnu en toi que contre-nature (Unnatur), t’aurait condamné en tant qu’incarnation de la contre-nature, et sa propre nature, son naturel – que tu as finalement toujours admirés, auxquels tu as toujours aspiré même quand ils faisaient la roue de la manière la moins naturelle –, il les aurait nourris de confiseries trop sucrées et il t’aurait assommé, pauvre diable, sinon avec le poing (mit dem Faust), au moins avec un gros volume de sa théorie des couleurs29.
42Aussi bien fasciné par le chamane russe que par le grand soleil de Weimar, Oskar craint seulement de n’être pas aimé par Goethe comme il l’aime en retour. S’il admire la puissante régularité de la « nature » goethéenne, Oskar s’en croit exclu. Le maitre de l’Allemagne classique n’a pourtant pas craint, comme on le sait, de faire coexister tératologie et normativité organique, à tel point qu’il eût probablement rapatrié la contre-nature d’Oskar dans la nature elle-même, c’est-à-dire dans la puissance d’invention d’une légalité vivante, justement soucieuse de s’expliciter à même ses manifestations phénoménales les plus intensément éloignées de la norme30. Mais c’est alors la difformité d’Oskar qui ne serait justement pas pleinement reconnue pour ce qu’elle est, dans son pouvoir originairement subversif de la norme – le difforme ne travaille-t-il pas toujours, fût-ce en sourdine, au service de la belle forme chez Goethe ? Oskar l’a compris tout seul : le grand homme de Weimar n’est qu’un Grec égaré chez les modernes, et son attrait pour la régularité, pour la constance, pour le développement harmonieux, ne tolère l’écart qu’afin de mieux ressaisir la puissance de la loi. Il y a quelque chose qui, chez Goethe, marche sournoisement au pas, ou plutôt fait marcher les autres au pas, tant le père des Lettres allemandes incarne lui-même la norme. De son côté, Oskar ne veut pas être toléré mais aimé par le maitre – aimé dans son pouvoir de déformer, un pouvoir plus originaire que toute légalité formelle et révélateur de la bouffonnerie cachée dans toute forme par trop harmonieuse. Ne faut-il pas reconnaitre, ainsi, qu’il arrive au naturel goethéen de faire la roue de manière fort peu naturelle, comme nous l’explique Oskar, voire de manière secrètement pathétique, affectée par sa propre vanité ? Seul le point de vue du bas serait en mesure d’en décider.
43Quoiqu’il en soit de ces considérations, il n’en demeure pas moins impossible au joueur de tambour de se passer du rationalisme classique et de son allure flamboyante. Ainsi, bien qu’Oskar se sente au moins virtuellement aimé par Raspoutine, la déviance du chamane russe tire précisément son intérêt de la confrontation avec les belles formes de la raison, qu’il convient de subvertir à l’origine même de leur éclosion. Il est ainsi une hésitation (Zögern) indépassable lorsque vient le temps de faire un choix parmi les livres de Gretchen Scheffler. La « célèbre petite voix intérieure » – cette voix de la conscience héritée de la tradition religieuse et sécularisée dans le kantisme moral – non seulement n’oriente pas Oskar vers l’une ou l’autre des deux figures fameuses, mais elle lui indique résolument, si l’on peut dire, le chemin de l’une et de l’autre, consacrant l’ambivalence du surhumain. Dans son examen de conscience, Oskar ne peut intelliger que son propre clivage. Il s’agit plus exactement d’une duplicité, qu’il croit inéliminable et même constitutive de tout son être : « Je ne voulais pas m’en remettre au seul Raspoutine, car il ne m’apparut que trop vite qu’en ce bas monde, il y a toujours un Goethe pour s’opposer à Raspoutine, que Raspoutine entraine toujours à sa suite un Goethe, ou Goethe un Raspoutine, ou même le crée si nécessaire afin de pouvoir ensuite le condamner »31. Plus tard, la victoire du « je dois » sur le « je ne dois pas » ne sera que faussement éclatante, comme on l’a montré.
44Oskar ne cesse de rencontrer dans sa propre vie des itérations de cette indétermination « originaire » entre Goethe et Raspoutine. Ainsi médite-t-il l’échec étrange de sa voix à faire éclater les vitraux de l’église et le désintérêt de la statuette du Christ, en ce même lieu, pour le tambour qu’Oskar lui accroche au cou expérimentalement :
Partagés/ambivalents/tiraillés (zwiespältig), ce serait le mot propre à qualifier mes sentiments entre le Lundi et le Vendredi saint. D’un côté, j’étais irrité par cet Enfant Jésus en plâtre qui ne voulait pas jouer du tambour, de l’autre, je gardais, de cette manière, l’exclusivité de cet instrument. Même si, d’un côté, ma voix avait échoué face aux vitraux, Oskar conservait, de l’autre, devant ce verre multicolore et intact, ce reste de foi catholique qui devait lui inspirer encore bien des blasphèmes désespérés.
Mais continuons encore dans le tiraillement/la déchirure (Zwiespalt) : si je réussis, d’un côté, sur le trajet de la maison en venant du Sacré-Cœur, à faire expérimentalement déchanter une fenêtre de mansarde, de l’autre, le succès de ma voix en matière profane ne pouvait qu’attirer mon attention, désormais, sur mes échecs dans le secteur sacré. Partagé/tiraillé/ambivalent, dis-je. Cette fracture (Bruch) subsista, fut incurable, et elle est encore béante aujourd’hui, alors que je ne suis originaire (beheimatet) ni du sacré ni du profane, mais que je loge en échange (dafür) un peu à l’écart dans une maison de santé32.
45Oskar s’avoue ainsi déchiré, étiré entre le divin, qui manifeste une absence flagrante de réceptivité à son égard mais avec lequel il aurait pourtant voulu « jouer » (du tambour ou de la voix) et le profane, où son pouvoir trouve à s’exercer de manière apparemment plus légitime. « D’un côté…, d’un autre côté… » : la formule, récurrente, traduit une hésitation, une tension, une indétermination. L’épreuve d’une déchirure, et même d’une fracture (Bruch) intime, est le symptôme révélateur de l’existence comme telle, c’est-à-dire de l’ek-sister hors de l’origine. La douleur est consécutive à l’éloignement par rapport au point d’origine. Oskar ne veut être accueilli, il ne veut être « chez soi » dans le profane et dans le sacré, chez Raspoutine et chez Goethe, que dans la mesure où les deux principes sont à ses yeux co-originaires. L’origine, en effet, n’est ni sacrée ni profane – ainsi en va-t-il du dessous des quatre jupes de la grand-mère. C’est justement de le savoir ou de l’avoir fait savoir à autrui que le narrateur s’est retrouvé, en fin de parcours, avec pour seul foyer, pour seul « chez soi », une maison de fous. L’adjectif « beheimatet »33 signale le foyer originaire, pourrait-on dire, du narrateur. L’asile constitue in fine le lieu le plus adéquat, le plus fidèle à l’origine, pour l’existant qui n’aura pas su demeurer dans cette dernière.
46Il reste au « fou » à faire se rencontrer les principes contraires afin de révéler leur interdépendance, à tenir ensemble Goethe et Raspoutine, le sacré et le profane. Sans être un homme de foi – il est rejeté par le Christ qui ne veut pas jouer de son tambour –, Oskar n’en est pas moins animé par une étrange quête spirituelle. Poursuivi par son éducation catholique, comme il le reconnait volontiers, il y a chez lui une volonté de faire sens de sa situation à la fois biographique et historique, et en quelque sorte de transcender, par l’écriture même de ses souvenirs, la bêtise de la cadence. Autrement dit, l’entreprise autobiographique relève pour Oskar d’une exigence de dire et, en la disant, de sublimer par « en bas » l’absurdité du bruit de bottes de la masse de ceux et celles qui, pour ne pas manquer le coche de l’histoire, crient lorsque l’on crie et applaudissent lorsque l’on applaudit – à l’image du pathétique Alfred Matzerath34, sautant d’une certitude à l’autre, c’est-à-dire aussi bien d’un déni à l’autre. De la même manière que le rythme transcende la bêtise de la cadence et s’élève du profane au sacré, si l’on peut dire, il convient de rendre le sacré grotesque dans un même élan, de « déverticaliser » la signification sacrale recherchée, quitte à lui donner des atours monstrueux et à blasphémer.
47Le texte illustre de multiples manières cette « horizontalisation » du sens religieux, outrageusement ramené à hauteur d’humain. Ainsi, tantôt Oskar s’imagine pouvoir prendre la succession du Christ et devenir la nouvelle « pierre » de son Église, tantôt il se présente lui-même – à une bande de petites frappes dont il deviendra le chef – comme le fils de Dieu : « Je suis Jésus »35. Constante, la référence à la figure christique est frappée de la même ambivalence que les autres. Figure sacrificielle par excellence, offrant sa vie aux autres, le Christ n’en doit pas moins se mettre obstinément au centre, bien en vue sur sa croix, aimé de tous, captant l’attention de toute l’humanité. N’y a-t-il pas là une sorte d’orgueil, voire de vanité moins naturelle qu’affectée, à l’image du pseudo-naturel goethéen, et qu’il conviendrait également de révéler par en bas ? Une crèche de Noël burlesque – le joueur de tambour y prend la place du petit Jésus – et un détournement sacrilège – avec ses complices – de l’office religieux questionnent de manière loufoque la « place » littéralement occupée par le Christ dans l’espace social-historique et dans l’espace représentationnel, où « croire », « marcher au pas » et « adorer » s’allient avec le plus grand (mais le plus faux) « naturel ». Ces épisodes interrogent la facilité avec laquelle l’on peut devenir le disciple de n’importe qui et de n’importe quoi, Oskar s’étant réapproprié, sous le regard écarquillé de ses complices, le prétendu « naturel » du Christ, son caractère pleinement « évident » (selbstverständlich) en même temps qu’« adorable » (anbetungswürdig)36.
48Bien plus tard, à la fin de son récit, Oskar ne peut s’empêcher de songer à la difficulté que l’on aurait eu à mettre le Christ en croix s’il avait par hasard été (lui aussi) bossu : « Si Jésus avait eu une bosse, ils auraient eu du mal à le clouer sur la croix »37. Le surgissement inopiné du ridicule à la pointe sublime du récit de la Passion n’est pas gratuit. Il reconnecte l’événement du sacrifice christique pour la rédemption des péchés du monde à la croyance populaire d’après laquelle toucher l’excroissance d’un bossu porte chance. Non sans orgueil, Oskar s’imagine dès lors lui-même chanceux d’être bossu, sa protubérance devenant elle-même la croix, endossée avec conviction, tant il convient de supporter, de prendre en charge le mal de l’histoire – sans trop souffrir. Rendre le mal visible par la bosse permet assurément d’éviter une fin peu enviable, l’impossibilité physique de la mise en croix venant à point nommé soutenir une absence flagrante d’héroïsme. Pour autant, la difformité n’est pas seulement affaire de commodité. Écartant ipso facto la possibilité du salut (que seule la mise en croix garantissait effectivement), elle problématise également, et suspend aussi bien, tous les désirs de mort – qu’ils soient dirigés vers les autres ou au contraire destinés à les racheter (comme la mort du Christ). Gonflée du souvenir d’actes infâmants et de pensées répugnantes, la bosse disqualifie son porteur de la pureté morale du Rédempteur mais rapatrie dans la vie, au prix assumé d’une belle déformation de sa « droiture », les raisons de toute mise en croix, neutralisant du même coup la nécessité impérieuse du sacrifice christique.
49Oskar et sa bosse viennent d’en bas révéler le monde à lui-même. Lorsqu’il se livre aux enquêteurs de police pour un meurtre qu’il n’a pas commis, Oskar, hilare, remontant du métro vers la surface sur un escalier mécanique, s’imagine avoir finalement trouvé les mères (Mütter) tout en bas38, et s’être ainsi réconcilié avec Goethe. Ces mères, les déesses des profondeurs dont Méphistophélès apprend l’existence à Faust dans le Faust II, sont les idées pures à l’origine des figures fluentes et variables du monde effectif, elles sont les « fondements idéaux », c’est-à-dire, chez Grass, les fondements difformes – on se souvient de la bosse du Gauleiter –, de toute forme en formation dans l’espace-temps social-historique de la surface. Un fondement véritable est toujours une bosse, riche d’un mal inéliminable dans l’humain, déjà présent à l’origine, mais dont le surgissement comme et en tant que mal suppose que l’on se soit justement éloigné du point d’origine. Si toucher le bossu porte chance, c’est parce que la puissance dé-formante à l’origine de toute émergence de forme se voit reconnue dans son caractère éminemment et irréductiblement symptomatique – rien n’est pire que le déni ou la dissimulation de la difformité dont sourd toute Gestaltung. Dans l’œuvre romanesque de Grass, une difformité archi-originaire est ainsi une « mère » au sens de Goethe (et dont il faut noter l’inéliminable diversité – il y a toujours des mères39), une matrice souterraine, monstrueuse, déjà éprise de sa création singulière, de la particularité de ce qui pourra devenir une forme vu d’en haut (à la surface). Mieux vaut donc prendre conscience et même admettre qu’on ne peut faire le bien sans faire (au moins un peu) le mal – comme l’enseignait déjà Méphistophélès, au reste, dans le Faust I.
50De tout cela, Oskar aura eu l’intuition précoce, comme lorsqu’à l’aide de son cri vitricide il créait des brèches dans les vitrines des magasins de Danzig, suscitant les pulsions les plus basses de ses concitoyens, et piégeant au passage son oncle Jan Bronski :
Si vous me demandez : était-ce le mal (Böse) qui commandait à Oskar d’accentuer, en pratiquant un accès grand comme la main, la tentation déjà forte qui émane d’une vitrine bien astiquée, je ne peux faire autrement que de répondre : c’était le mal. C’était le mal déjà pour la simple raison que je me tenais dans de sombres entrées d’immeubles. Car une entrée d’immeuble, on devrait le savoir, est le séjour favori du mal. D’un autre côté, sans vouloir minimiser le mal inhérent à mes tentations, je dois aujourd’hui, alors que je ne ressens plus ni de penchant à la tentation ni d’occasion de m’y livrer, déclarer à moi-même et à mon infirmier Bruno : Oskar, tu n’as pas seulement exaucé les vœux, petits et moyens, des promeneurs hivernaux silencieux et pris d’amour pour les objets de leurs désirs, tu as aussi aidé les gens qui s’arrêtent devant les vitrines à se connaitre eux-mêmes. Mainte dame à l’élégance cossue, maint brave oncle, mainte demoiselle restée fraiche en matière de religion n’auraient reconnu en soi une nature de voleur, si ta voix ne les avait conduits au vol et, au surplus, n’avait métamorphosé des citoyens qui voyaient jusque-là dans le moindre petit pickpocket maladroit une condamnable et dangereuse crapule40.
51 Une formule saisissante de cet extrait doit attirer notre attention : le mal aime à séjourner dans l’entrée des immeubles et non au-dedans. À l’intérieur, sous les quatre jupes de la grand-mère – la première des Mütter originaires, du moins pour Oskar –, nous sommes par-delà bien et mal. La jonction entre le dehors et le dedans, en revanche, est quant à elle problématique, et il y a là matière à révélation. Tapi dans l’ombre d’une entrée d’immeuble par un soir d’hiver, Oskar guette sa proie et c’est bien le mal moral (Böse) qui guide son action, étant entendu que cette dernière révèle positivement à elle-même l’équivoque moralité des promeneurs bien-pensants, c’est-à-dire d’à peu près tout le monde. Pour sortir du tiraillement, de la déchirure (Zwiespalt), il n’y a que la mort, reconnaitra Oskar par la suite : devenu, comme Grass lui-même, tailleur de pierres tombales après la guerre, le narrateur juge les cimetières « soignés, univoques, logiques, virils, vivants »41. Une entrée d’immeuble, en revanche, est équivoque et mort-vivante. Pétri d’une magie toute raspoutinienne, ce lieu où le mal élit domicile complique l’habituel et bien « viril » roulage de mécaniques du sujet moral sûr de lui, lorsqu’il reçoit tout à coup les effluves de cette magie noire et cède comme tout le monde à l’appel du bijou dont la vitrine du magasin ne le sépare plus. Après la guerre, tandis que les mots « réconciliation » et « reconstruction » envahissent les discours, Oskar n’oublie rien dans sa maison de santé, emplit sa bosse des complicités malfaisantes, des dénonciations et des exactions que sa voix aura révélées à elles-mêmes le soir dans les rues de Danzig.
52La « prise », par le joueur de tambour, de l’oncle Jan, père putatif surgissant dans la nuit tel le cerf blanc qui apparait à saint Hubert, est particulièrement jouissive. Tragi-comique, la capture s’écrit dans un langage faussement lyrique (avec force allusion au Parsifal de Wagner, c’est-à-dire à la perte à jamais de l’innocence). Le pathos poétique traditionnellement attaché à la disparition de l’objet, de la personne ou de l’événement du passé se soumet, dans cette séquence, à l’exigence grotesque de dire poétiquement une autre disparition, celle de la probité en lieu et place de la faiblesse morale42. La perversité d’Oskar le pousse à se manifester à son oncle au moment où ce dernier commet son larcin, le récit convoquant pour cette occasion exceptionnelle la sainte trinité, le Père (Jan) faisant figure de Dieu misérable, le Fils (Oskar) en Christ narcissique et retord, méticuleusement préoccupé par la Révélation (celle des « fondements idéaux » de la Création), et l’Esprit saint s’emparant des baguettes du Fils, rythmant avec une diabolique délectation la lâcheté d’un monde résolument à l’écart de son point d’origine. On ne saurait en effet se tenir plus loin de l’origine, c’est-à-dire de ce lieu où, comme nous l’avons montré plus haut, il n’y a précisément jamais de soir d’hiver et où c’est toujours l’été. Et le narrateur de multiplier les adjectifs pour décrire le verre qu’il s’apprête à briser, mimant la réactivation lyrique de l’affect passé, restituant par le souvenir le vécu originaire de l’acte sublime par lequel fut anéanti l’écran séparant le surhumain difforme – voyeur élu par Dieu pour révéler le monde à lui-même –, de ce monde même, où les sujets responsables s’imaginent poser des actes « transparents ». Une certitude mise à mal lorsque volent en éclats les écrans qu’ils ne voyaient pas en raison même de leur transparence :
[…] je criai sans bruit, je criai comme peut-être crie une étoile ou un poisson tout à fait au fond, je lançai d’abord mon cri à l’assaut de la structure du froid pour qu’enfin tombât une neige fraiche, puis du verre, du verre épais, du verre dispendieux, du verre bon marché, du verre transparent, du verre qui sépare, du verre entre deux mondes, du verre virginal, du verre mystique, du verre de vitrine entre Jan Bronski et le collier de rubis, je criai une lucarne (schrie ich eine Lücke) à la taille des gants de Jan, qui m’était connue, fis basculer le verre de la même manière qu’une trappe, que la porte du ciel et celle de l’enfer […]43.
53 Oskar « joue » le mal, il le « tambourine » au moins autant qu’il le « crie ». Revenant sur les conditions qui l’ont conduit à la maison de santé où il est enfermé, le narrateur fait à nouveau un récit surprenant à cet égard. Un beau jour, au cours d’une promenade à proximité d’un champ de seigle, Oskar voit son chien de location lui revenir avec, dans la gueule, un doigt contenant une bague de valeur. Perché dans un arbre où il a coutume de faire ses siestes, l’étrange Gottfried von Vittlar assiste à la scène. Lové dans son pommier, aussi versatile que discret, Gottfried a tout du serpent tentateur de la Genèse. Les deux hommes font connaissance et deviennent amis. L’annulaire rapporté par le rottweiler, apprend-t-on alors, appartient au cadavre de Dorothée, une ancienne locatrice d’une chambre voisine de celle d’Oskar. S’il n’est pas l’assassin de Dorothée, le joueur de tambour ne s’en accapare pas moins le doigt et la bague. Plus encore : il leur voue bientôt un culte. Résidu catholique, tourné en dérision, du « charme » morbide exercé par les reliques, ce culte se nourrit du voyeurisme et du fétichisme d’un « pratiquant » atypique. On sait ce dernier en délicatesse avec l’Église, certes, mais s’il joue avec délectation de l’irréductible idolâtrie dont témoignent les pratiques de l’institution, c’est sans doute parce qu’il réclame encore sa part de transcendance. Oskar plonge le doigt dans le formol et ne s’en sépare plus, pas plus d’ailleurs qu’il ne s’éloigne, désormais, de son nouvel ami Gottfried.
54À l’époque où se déroule la scène racontée à l’instant, Oskar est devenu un batteur de jazz réputé, dont on parle dans les journaux. Jaloux, Gottfried se rêve quant à lui au centre d’une attention égale de la part du public. Les deux amis conviennent d’un moyen pour y parvenir : il suffirait de dénoncer Oskar auprès de la police, laquelle recherchait toujours l’assassin de Dorothée. Sur le mode du « chiche ? chiche ! », l’échange entre les deux comparses revêt comme toujours une forme de duplicité. Tout en constituant une manière d’investir avec dédain le « jeu de la vie » – un jeu marqué par une absurdité apparemment inéliminable –, le pari tente aussi de cerner la véritable nature du mal, en le rapatriant précisément dans le jeu. Parvenu à ce point de son récit, le narrateur reproduit la dénonciation aux tribunaux écrite par son ami Gottfried, à l’origine dudit « Procès de l’Annulaire »44 (Ringfingerprozeß). On y lit notamment :
55
Il est possible qu’il soit effectivement dans les habitudes du mal de s’allonger de préférence à l’entrecroisement des branches d’un arbre. Moi, rien d’autre qu’un ennui qui est pour moi facile et courant ne m’incitait à gagner ma couchette dans le pommier. Mais peut-être l’ennui est-il déjà le mal en soi. Qu’est-ce qui poussait cependant l’accusé devant les murs de la ville de Düsseldorf ? C’était, m’avoua-t-il plus tard, la solitude. Mais la solitude n’est-elle pas le prénom de l’ennui ? Je fais ces réflexions afin d’expliquer le comportement de l’accusé et non pas pour déposer à sa charge. Aussi bien c’était précisément sa façon de jouer du mal (seine Spielart des Bösen), son tambourinage qui dissolvait (auflöste) rythmiquement le mal, qui me l’avait rendu sympathique, de sorte que je lui adressai la parole et liai d’amitié avec lui. La dénonciation même qui le fait comparaitre comme accusé et moi comme témoin à la barre de cette Cour est un jeu inventé, un petit moyen de plus pour distraire et nourrir notre ennui et notre solitude45.
56Ce passage traduit bien la fascination du nouvel ami pour le rythme impulsé par Oskar dans cet après-guerre où ne semblent plus déambuler que des individus atomisés, leur « solitude » se faisant précurseur d’un mal nouveau, quoiqu’elle soit aussi bien, et dans le même temps, déjà une réponse (individualiste) au mal de l’ancienne cadence collective des années 1930. À travers ses opérations rythmées dans l’apparence, celui qui perturbait jadis les parades militaires fait à présent danser les foules lors des concerts de jazz qu’il donne avec son ami Klepp, un autre comparse de l’époque. Tambourinant le mal, Oskar le « dissout », explique étrangement Gottfried dans l’extrait qu’on vient de lire. L’usage du verbe auflösen mérite une remarque. S’il renvoie bel et bien à l’acte de dissoudre, auflösen signifie aussi résoudre. Grass joue sans doute sur la signification proprement musicale, et non mathématique, de l’Auflösung, c’est-à-dire qu’il fait référence aux techniques permettant de commuer une dissonance en une consonance (dans le cas de la résolution régulière), ou bien une dissonance en une autre dissonance (dans le cas de la résolution irrégulière). Tambourinant sur la clôture en attendant le retour de son chien de location, Oskar tambourine le mal aux oreilles de Gottfried, c’est-à-dire qu’il le dissèque rythmiquement. Il le dissout, d’un côté, au sens où il l’analyse, donne un phrasé audible à l’infect contenu de sa bosse, non sans « résoudre » aussi bien le mal, d’un autre côté, car il sait que tout est transformation ou déformation avant d’être forme. Il n’est pas de forme musicale consonante qui ne puisse dissonner, ni de forme dissonante qui ne puisse consonner. Cela, il le donne à entendre sans offrir de solution au jeu des formes dans et avec l’apparence – juste une « résolution », c’est-à-dire une monstration ou une démonstration en acte.
57Par le rythme et le comportement équivoques d’Oskar, le grotesque fait entendre et fait voir le mal, il le dissout en révélant la puissance déformante et transformatrice à l’origine des formes perceptives, visuelles et auditives, auxquelles on s’habitue et dont on s’imagine finalement qu’elles sont pérennes, et même qu’elles ont valeur en soi. L’adoration du doigt dans le formol, figeant et grossissant à la loupe la parcelle morte et littéralement « coupée » de son origine, c’est-à-dire le fragment d’une forme qui fut en formation mais dont le culte fait ironiquement une forme achevée valant pour elle-même, est au moins aussi dérangeante, dans l’ordre de la vision, que le rythme du tambour dans l’ordre de l’audition. L’adoration de l’annulaire signale que toute règle sociale légitimant l’acceptabilité des formes dépend in fine de jeux perspectivistes complexes, et ainsi le culte grotesque du doigt peut-il se comprendre comme une manière de traduire par antiphrase la mobilité des formes et de rapporter leur dynamique interne aux puissances difformes qui les meuvent et leur confèrent ces valences morales dont on a tant besoin pour s’orienter parmi elles. Le culte de la partie séparée du tout, violemment coupée du corps vivant, tambourine, « résout » le mal qu’il célèbre dans le même élan.
58La fin du roman entremêle de manière particulièrement puissante l’ironie et la mélancolie, en une jonction sublimement grotesque, dont seul un surhumain est capable. Peu avant d’offrir à Gottfried l’occasion de se rendre célèbre grâce à la dénonciation du crime non commis, délaissant même sa religion au formol et se roulant par terre d’un grand rire ironique, Oskar va encore donner à son tambour une ultime force de frappe avant de l’abandonner dans l’herbe le lendemain matin de ce nouvel épisode. Il fait alors nuit, une nuit dont le tambour va exalter toute la puissance mélancolique, Oskar s’apprêtant à tambouriner le mal une dernière fois, « dissolvant » l’absurdité d’un monde qui, on le sent confusément, aurait pu avoir du sens. En une nouvelle subversion du lyrisme par le grotesque, cette séquence raconte la participation contingente des deux amis à un « procès » aussi insensé qu’inopiné, dont l’injustice n’est certes pas rédimée par la justesse tonale du narrateur – puisque la bosse du surhumain, gorgée d’impuretés, empêche à jamais sa mise en croix et ainsi la rédemption des péchés –, mais elle est bel et bien « résolue » par le tambour. Comment cela ?
59Oskar et Gottfried tombent sur le « pauvre Victor », un ancien collègue de Jan Bronski à la Poste polonaise de Danzig. Myope et misérable, l’homme est encadré par deux policiers coiffés de chapeaux verts, en possession d’un ordre d’exécution froissé, signé par un juge militaire en 1939. Le facteur est accusé d’avoir défendu la Poste polonaise face aux nazis. Oskar se souvient bien de ce moment tragique puisque, adolescent, il était lui-même à l’intérieur du bureau de poste avec son oncle lors de l’attaque – Jan Bronski se fera d’ailleurs fusiller à cette occasion. Mais nous sommes à présent dans les années 1950. Oskar et les policiers conversent des Nations unies, du retour de la démocratie en Europe, de leur enthousiasme pour Adenauer, et même de la faute collective des Allemands. Pourtant, rien n’y fait : ceux qui ont pourchassé Victor sans relâche depuis 1939 estiment devoir appliquer un ordre d’exécution dont la validité juridique, confirmée en haut lieu, leur semble incontestable.
60La critique adressée par Grass au premier chancelier de la République fédérale d’Allemagne après la guerre est cinglante : en s’empressant de parler de réconciliation, et en suspendant celle-ci à la nécessité inconditionnelle du redressement économique, Adenauer retarde l’indispensable travail de mémoire et empêche la dénazification. Dans ce passage, Grass approche aussi, à sa manière, ce que Hannah Arendt nommera un peu plus tard la « banalité du mal »46, quoique les perspectives se croisent sans se rejoindre tout à fait. La dissimulation du sujet moral derrière le formalisme juridique et l’obéissance mécanique aux règles – les deux représentants de la loi doivent bien faire « leur maudit devoir »47 (verdammte Pflicht) – le disputent, dans ce passage saisissant, à une réelle quête de légitimité de la part des officiers de police. Leur point de vue, en effet, ne se caractérise pas tant par le carriérisme et l’absence routinière de pensée – si fortement soulignée par Arendt dans son travail sur Eichmann – que par la conviction morale de faire ce qui est juste du fait même que le mécanisme du droit les engage. Pour le dire autrement, la nécessité d’une application mécanique (et à ce titre bel et bien abrutissante) de la loi, loin d’imposer un quelconque suspens des convictions personnelles, semble précisément épousée avec conviction par les deux policiers. La cadence des bruits de botte marchant au pas mécanise assurément la pensée, mais elle suscite aussi bien, en retour, une adhésion de la pensée – et des corps – à la logique du mécanisme, à cela même qui, étant cadencé, ne souffre par définition nulle remise en cause, nulle variation, nul changement de rythme. D’où la quête de légitimité des deux hommes de loi, soucieux de s’assurer du bien-fondé de la cadence-monde par-delà la fin de la guerre. En plus d’avoir consulté leur hiérarchie, les policiers font savoir à Oskar et Gottfried qu’ils ont demandé conseil à gauche et à droite, sacrifiant pour la cause loisirs et vacances48. L’un des deux policiers peut ainsi faire valoir son vote pour Adenauer et la réconciliation – à distance de toute nostalgie pour le nazisme – sans remettre en cause le moins du monde la validité (Gültigkeit) du papier en sa possession49. Ce dernier apparait de toute évidence indissociable d’un ordre ontologique dont la signification se manifeste et se confirme dans le retour du même propre à la cadence, dans la garantie du caractère pérenne de ce qui a une fois pour toute force de loi. Les deux policiers ne sont pas des opportunistes, ils ne cherchent pas à progresser dans leur carrière ou dans l’administration. C’est tellement vrai qu’ils ne sont, à vrai dire, plus vraiment policiers depuis la fin de la guerre : l’un est devenu représentant de commerce, l’autre doit redémarrer à zéro une activité de tailleur, et l’un comme l’autre voudrait en finir pour passer enfin à autre chose.
61Le tambour d’Oskar va alors redoubler, dupliquer, c’est-à-dire déformer en la manifestant, la cadence d’un procès absurde. Tel un cheval de Troie, le rythme singulier du tambour cherche ainsi à « résoudre » les « bosses volumineuses que faisaient les manteaux des deux chapeaux verts »50, à faire dissonner, par en bas, ce qui semble consonner par en haut, le batteur niant la cadence du monde en la déformant, non sans faire du procès expéditif du pauvre Victor un moment d’intense mélancolie lyrique. La singularité irréductible du sujet suspendu, pour un instant encore, à la vie, est en effet tambourinée, et elle l’emporte sur toute cadence abstraitement générale, dont l’inanité saute à la face des auditeurs. Toujours dans sa déposition, retranscrite par Oskar, Gottfried raconte :
Nous ne nous en allâmes pas. Au contraire, M. Matzerath [c’est-à-dire Oskar, AD], quand les chapeaux verts ouvrirent leurs manteaux et en firent surgir leurs pistolets-mitrailleurs, mit en place son tambour – à cet instant une lune presque pleine, à peine creusée, perça les nuages, en fit scintiller le bord d’un éclat métallique, comme les franges en zigzag d’une boite de conserve –, et c’est sur un pareil fer-blanc, mais en bon état, que M. Matzerath commença à mêler ses baguettes, désespérément. Cela rendait un son étranger et éveillait cependant des souvenirs connus. Souvent, continuellement s’arrondissait le son O : morte, pas encore morte, n’est pas encore morte, non la Pologne n’est pas encore morte (verloren, noch nicht verloren, noch ist nicht verloren, noch ist Polen nicht verloren) ! Mais c’était déjà la voix du pauvre Victor qui savait le texte sur l’air du tambour de M. Matzerath : non la Pologne n’est pas encore morte aussi longtemps que nous vivons. Et les chapeaux verts aussi semblaient connaitre le rythme, car ils se crispaient derrière leurs pièces métalliques dessinées par le clair de lune, car cette marche que M. Matzerath et le jardin ouvrier de ma mère faisaient entendre ressuscitait la cavalerie polonaise. Il est possible que le tambour, la lune et la voix branlante du myope Victor fissent ensemble sortir de terre cette infinité de destriers : les sabots grondaient, les naseaux s’ébrouaient, les éperons cliquetaient, les étalons hennissaient, taïaut, hourrah… rien de tout cela, rien ne grondait, ne s’ébrouait, ne cliquetait, ne hennissait, pas de taïaut ni de hourrah, tout glissait sans un bruit par-dessus les champs moissonnés derrière Gerresheim, mais c’était quand même un escadron de uhlans polonais, car c’était en blanc et rouge, comme le tambour laqué de M. Matzerath, que les fanions tiraient sur les lances, non, ne tiraient pas, flottaient, glissaient, comme tout l’escadron sous la lune, venant peut-être de la lune, flottait, glissait, obliquant à gauche en direction de notre jardin ouvrier, ne semblait pas être de chair et de sang, mais flottait quand même, assemblé, comme un jouet, arrivé en fantôme, peut-être comparable à ces créations nodales que l’infirmier de M. Matzerath fait avec des ficelles : une cavalerie polonaise, nouée, sans bruit, mais grondant comme le tonnerre, dépourvue de chair, dépourvue de sang et cependant polonaise et déferlant sans frein sur nous, au point que nous nous jetâmes à terre, souffrîmes la lune et l’escadron de Pologne, ils tombèrent aussi sur le jardin de ma mère, sur tous les autres jardins ouvriers bien soignés mais n’en dévastèrent aucun, se contentèrent d’emporter le pauvre Victor et aussi les deux bourreaux, puis se perdirent au fond de la vaste campagne sous la lune – morte, pas encore morte –, chevauchèrent en direction de l’Est, vers la Pologne, derrière la lune.
Nous attendîmes, la respiration lourde, que la nuit fût à nouveau sans événement, que le ciel se refermât et reprît cette lumière qui avait pu convaincre des armées de cavaliers depuis longtemps pourries de passer à une dernière attaque. Je me redressai le premier et, bien que je ne sous-estimasse pas l’influence de la lune, je félicitai M. Matzerath de son grand succès. Mais il rejeta mes félicitations d’un geste las, fort abattu51.
62La juxtaposition lyrique des adjectifs visant à conserver le vécu de la perte, de la disparition, tout en précisant, en nuançant ce ressenti en communion avec la grande histoire comme la petite, vient de manière stupéfiante soutenir le grotesque de la situation au plan « objectif », celui d’une condamnation à mort parfaitement insensée. Chaque fois qu’il est question de la cavalerie polonaise, le récit se fait lyrique – ainsi en va-t-il par exemple du chapitre du second livre intitulé « Il est à Saspe (Er liegt auf Saspe) », où Oskar s’excuse d’ailleurs de son pathos, qu’il se montre tout disposé à équilibrer s’il y a lieu avec des données plus objectives, des statistiques et les chiffres des pertes de l’armée polonaise face à l’Allemagne. Jouer l’air de l’ancienne armée polonaise suscite immanquablement la nostalgie des auditeurs, en ce compris celle des policiers, au point d’emporter ces derniers ainsi que Victor vers l’Est, vers la Pologne, derrière la lune, sans que l’on sache si l’exécution a finalement lieu ou non. Le rythme proprement lyrique de l’écriture se justifie par cette situation de remémoration, de commémoration, où il s’agit de conjurer la cadence du monde en laissant parler, ou plutôt en refaisant advenir l’image enfouie dans les esprits de l’espérance d’une libération de l’oppression, comme s’il aurait dû y avoir une justice – une justice dont le tambour atteste mélancoliquement de la disparition toujours encore en train d’avoir lieu. Étranger quoiqu’éveillant des souvenirs, dit le texte, le son produit par les baguettes « désespérées » d’Oskar intrique le proche et le lointain, le vécu immédiat et la libération à jamais disparue ou toujours encore disparaissante. Le tour de force de Grass est de générer dans cette séquence un lyrisme de second degré dont l’authentique puissance évocatrice n’est étonnamment pas amoindrie par la parodie de « justice » qu’il dénonce en se faisant lui-même parodique.
63Oskar n’a rien de courageux, et l’on sait qu’il s’accommode plutôt bien de la mort d’autrui, de telle sorte que son acte conjoint la mélancolie véritable et une forme d’acceptation de l’absurdité du monde, qu’il rythme avec une complaisance évidente et même choquante, matérialisant bientôt ce consentement dans un grand rire sans attache. Tandis que Gottfried rentre en ville pour dénoncer l’ami et son doigt volé, trempé dans le formol, Oskar décide de passer la nuit à la belle étoile, se riant d’un monde qu’il croit certes rendre plus lisible en détournant sa stupide cadence à l’aide d’un rythme du ras du sol, tout occupé de « fondations véritables », mais qu’il ne s’imagine pas présomptueusement rendre moins absurde, moins grotesque. Le tambour signale toutefois incidemment l’existence d’une « liberté » possible, une liberté qui « se joue » dans l’instant présent, une liberté brièvement reconquise par le rythme, subtilisée par le rythme aux cadences séduisantes lorsqu’elles sont entendues d’en haut. Reprenant la plume, après avoir copié la dénonciation de Gottfried, Oskar raconte :
Et moi, Oskar, le bon M. Matzerath, je riais allongé derrière Gerresheim, me roulait hilare, sous quelques étoiles visibles d’un sérieux mortel, creusait de ma bosse le chaud règne minéral, me disais : dors, Oskar, dors encore une petite heure avant que la police ne se réveille. Jamais tu ne seras aussi libre sous la lune52.
64En se sentant déjà virtuellement enfermé par les policiers qui viendront le chercher, comme s’il avait à expier (à défaut de racheter) ses fautes, et peut-être à prendre sa part de la condamnation absurde du « pauvre Victor », Oskar goûte à une liberté inédite. Il se réveille le lendemain matin sous les coups de langue d’une vache – bienveillante comme toutes les vaches, dont le regard évoque celui de sa mère – et prend la fuite, succombant « à un rire d’une clarté matinale »53. Rire de la lucidité, ce rire est aussi un rire d’angoisse. Oskar ne cesse bientôt plus de songer à la comptine allemande de la « cuisinière noire » (schwarze Köchin), une comptine pour enfants où il est question d’une inquiétante cuisinière au visage barbouillé de charbon, antithèse de la femme-asile originaire, c’est-à-dire des jupes de la grand-mère. Cette cuisinière surgit de la cave et prend la vie des autres : elle est la mort, mais d’une mort interpellant la responsabilité des vivants. Elle suscite une angoisse chez ceux et celles qui ne sont moralement pas à la hauteur – sachant que la « juste » hauteur, en ce bas monde, la bonne altitude pour dire le droit et rendre « justice », c’est précisément la cave à charbon. Depuis son apparition dans le Premier Livre, la cuisinière noire semble renvoyer ainsi l’existant à lui-même : qui suis-je et qu’ais-je fait de ma vie ?
Conclusion
65Tout au long de son récit, le narrateur – non fiable – se sera efforcé d’interroger sa responsabilité ainsi que celle des autres depuis la bonne « hauteur de vue », en quête du ton « juste ». Pour ce faire, il aura dû s’y reprendre à de multiples reprises, ce dont le chapitre « Foi espérance amour (Glaube Hoffnung Liebe) » à la fin du premier livre offre en quelque sorte le condensé, chacun de ses paragraphes (ou presque) commençant, ou plutôt recommençant par « il était une fois ». Comment raconter, sur quel ton raconter les meurtres commis par les nazis durant la Nuit de Cristal ? Intensifiant comme jamais le perspectivisme du roman, Grass fait varier les points de vue, cherchant à tenir ensemble, dans une même narration, dans un même roulement de tambour effroyable, le point de vue d’un musicien, d’un horloger, d’un marchand de jouet, de quelques chats, mais aussi des criminels eux-mêmes, c’est-à-dire des soldats SA, sans compter la démultiplication des points de vue à l’intérieur de chaque personnage (Meyn est un trompettiste, mais il est aussi un SA, etc.).
66Le caractère répugnant de l’action des SA est surligné par le recours à la scatologie. Oskar se souvient d’être entré dans le magasin de jouets du juif Markus, où il s’approvisionnait en tambours, et d’avoir vu les SA déféquer sur les jouets. Le grotesque, ici, surgit du grossissement à la loupe, littéralement, de l’objet fécal, dont Oskar croit se souvenir du détail : « Certains avaient baissé leurs pantalons, avaient déposé des boudins bruns où l’on discernait encore des petits pois à moitié digérés sur des bateaux à voile, sur des singes qui jouaient du violon et sur mes tambours »54. Horrifiante et comique tout à la fois, suscitant un rire inévitablement infâme, ou infâmant, l’image met en demeure le lecteur, la lectrice, de faire face à l’histoire par en bas, par derrière, et dans le détail, sans lui laisser le moindre échappatoire. Le procès d’un moment historique – la Nuit de Cristal – qui fut en un point quelconque du temps et ne reviendra jamais, ne se rachètera jamais, mais se poursuit dans l’itération grotesque de l’événement, remis ainsi à sa « juste » place.
67Tout le roman de Grass est en ce sens à l’image du chapitre sur « Foi espérance amour » : un « il était une fois » susceptible de faire le procès de tous nos « il était une fois », c’est-à-dire de la manière dont nous nous racontons à nous-mêmes et aux autres les événements historiques. Tandis que les SA saccagent le magasin de jouets, des religieuses distribuent des brochures et arborent une banderole citant la première épître aux Corinthiens de saint Paul, avec les trois mots contenus dans le titre du chapitre. Oskar, qui a eu tout juste le temps de quitter le magasin en subtilisant un tambour neuf, se met à réfléchir en voyant cette banderole. Grass subvertit alors le mode d’écriture du « flux de conscience », traditionnellement attribué à Virginia Woolf. Oskar raconte toujours ses souvenirs, mais il tente de saisir sur le vif chacune de ses associations d’idées d’alors, s’étant mis, comme dit le texte, à jongler avec ces trois petits mots (foi, espérance et amour) comme un jongleur avec des bouteilles, plutôt guilleret et l’âme émoustillée par l’injonction à croire, à espérer, à aimer. Au cœur de la violence nazie, ces trois mots de la tradition chrétienne se mettent à susciter des associations, c’est-à-dire autant de débuts d’histoires, de récits, de justifications, mêlant au rythme de la comptine les dictons et les réalités prosaïques : « foi de Meyn, cap de Bonne-Espérance, point besoin d’espérer pour entreprendre, puits d’amour, du puits sort l’espérance, ma foi, foi d’animal, intérêt et principal. Crois-tu qu’il va pleuvoir demain ? Tout un peuple crédule croyait au Père Noël »55.
68La litanie se poursuit jusqu’à ce que l’on se rende compte que, pour Oskar, la foi des enfants dans le Père Noël, voire même la foi en un Christ rédempteur, s’est transformée chez les adultes en foi dans la Compagnie du gaz et ses employés. Tel le Saint-Esprit, le gaz nous donne chaud l’hiver et nous permet de cuisiner, au point qu’à Danzig la foi dans le gaz devienne religion d’État. C’est tout un parcours de sécularisation qu’explicite le flux de conscience du vilain petit canard de l’Allemagne nazie. L’amour subit lui aussi un traitement de choc, après que l’ancienne foi religieuse se fut commuée en foi pour l’approvisionnement au gaz, tandis que les persécutions des Juifs vont bon train, dans l’indifférence des sœurs religieuses : « Je t’aime, disait-on, oh, je t’aime. M’aimes-tu aussi ? M’aimes-tu, dis-moi, m’aimes-tu vraiment ? Je m’aime aussi. Et à force d’amour, ils s’appelaient l’un l’autre petits radis, aimaient les radis, se mordaient, un radis coupait par amour le radis de l’autre »56. Transformé en narcissisme, l’amour de la première épître cède alors la place au dernier petit mot : l’espérance. Dans le Danzig de 1938, tandis que les établissements et magasins juifs sont saccagés, l’espérance des habitants est celle, tranquille, bourgeoise, qu’ils ne soient pas dérangés de manière structurelle dans leur confort et leurs habitudes.
69La méditation d’Oskar dure longtemps, et elle confine, dans ce chapitre, à ladite littérature de l’absurde, mêlant associations d’idées saugrenues et illogismes – apparents –, si ce n’est qu’il n’y a ici nulle volonté de s’arracher à l’ancrage social-historique et culturel singulier qui a vu émerger l’absurdité en question. Devant une telle absurdité, la réponse du joueur de tambour claque soudainement : « Mais quant à moi, je ne sais pas »57 (Ich aber, ich weiß nicht). Circonspection devant ce à quoi devraient ressembler la foi, l’espérance et l’amour, de la part de celui pour qui l’indétermination de l’existence à l’écart de son origine est la seule certitude vu d’en bas. Tandis que les Juifs se font massacrer avec le consentement de la population de souche prussienne, à Danzig, des sœurs chrétiennes portent une banderole reprenant saint Paul, dont Oskar se rappelle tout à coup qu’il s’appelait Saül et que les mots sont devenus des biens de consommation courante comme la viande : les mots deviennent des boyaux avec lesquels l’on fait des saucisses. L’usage du langage s’apparente à celui de la boucherie, et toutes les manipulations idéologiques auront été permises pour qu’on en arrive à prôner l’amour chrétien dans les rues de Danzig sans s’effrayer du sort des Juifs, même si Oskar n’a pas de raison particulière de croire que saint Paul ne fut pas lui-même un boucher avec les mots, pas forcément le plus raffiné d’ailleurs – chez Grass comme chez Nietzsche, tout est affaire de système digestif :
[…] je ne sais pas dans quels dictionnaires ils volent les noms des remplissages, je ne sais pas avec quoi ils remplissent les dictionnaires comme les boyaux, je ne sais pas la chair de qui, je ne sais pas la langue de qui : les mots signifient, les bouchers taisent, je coupe des tranches, tu ouvres les livres, je lis ce à quoi je trouve bon goût, tu ne sais pas à quoi tu trouves bon goût : tranches de saucisson et citations de boyaux et de livres – et jamais nous ne saurons qui a dû se taire, qui a dû perdre la parole pour que les boyaux aient pu être remplis, les livres parler, être bourrés, tassés, écrits serrés, je ne sais pas, je pressens : ce sont les mêmes bouchers qui remplissent les dictionnaires et les boyaux de langue et de chair à saucisse, il n’y a pas de Paul, l’homme s’appelait Saül, était un Saül et racontait en Saül aux gens de Corinthe je ne sais quoi à propos de saucisses incroyablement bon marché qu’il appelait foi, espérance, amour, qu’il vantait comme facilement digestibles, et qu’aujourd’hui encore, en avatars toujours différents de Saül, il arrive à fourguer58.
70L’ignorance dont fait preuve Oskar en ces affaires – « quant à moi, je ne sais pas » – est à l’évidence factice, tant le jeune homme semble en savoir quelque chose du monde des adultes, de leur hypocrisie, de leurs fausses évidences, vu d’en bas. « Moi, ils m’ont pris mon marchand de jouets, ils voulaient avec lui exclure du monde le jouet »59 : telle sera pourtant l’unique certitude de l’enfant lucide du Danzig des années 1930. À l’origine des mots, ou de leur usage, il y a toujours un meurtre, et c’est pourquoi les dictionnaires sont des boyaux remplis de chair. Oskar, toujours soucieux de l’origine, ne l’oublie pas, tandis que ses compatriotes préfèrent se concentrer sur le goût de la viande dans l’instant présent, sur l’action de manger « tranches de saucisson et citations de livres et de boyaux ». C’est un peu le problème de ces saucisses que sont la foi, l’amour et l’espérance : elles sont tellement digestes et tellement bon marché qu’on peut en faire un usage immodéré, sans trop se préoccuper de « qui a dû se taire, qui a dû perdre la parole pour que les boyaux aient pu être remplis ».
71Que dire alors, quel langage, quelle parole, quel ton, pour quelle boucherie, aujourd’hui ? Surhumain dans sa lâcheté comme dans sa génialité, Oskar, on l’aura compris, n’a pas la réponse à cette question. Avec son tambour, il joue le procès de l’histoire, laissant aux juges, c’est-à-dire à ses lecteurs, lectrices, aux peuples et à la postérité, le point de vue d’en haut, aussi nécessaire que le point de vue du bas s’il doit y avoir une justice, autrement dit une capacité à distinguer les formes, et à discriminer entre la forme et l’informe. Oskar, quant à lui, s’imagine que tout est affaire de rythme, de vitesse d’exécution, de tonalité. C’est bien son rythme infernal qu’il lui faudra soudainement accélérer, précipiter même, juste avant d’être rattrapé par les policiers puis jugé. Accélérer le rythme afin de se reconnecter à l’origine, de s’assurer, l’espace d’un instant, que l’histoire, vue d’en bas, a eu sa drôle de cohérence bien à elle, son allure, son allant, chaotique sans nul doute, et même parataxique – mais qui voudrait croire que le langage des années 1930-50 a eu une syntaxe digne de ce nom ? Et l’homme qui est, depuis la fin de la guerre, devenu batteur de jazz, en plus de poser comme modèle avec sa bosse60, de ramasser toute sa vie encore une fois, dans un style syncopé, à coup de baguettes. La vitesse d’exécution doit l’emporter – parce qu’elle maintient en vie celui qui risque sans cesse de trébucher ou de se faire marcher dessus – sur l’absurdité du contenu chanté, proclamé, et dont les juges, on s’en doute, auront bien de la peine à savoir quoi faire :
Que dois-je dire encore (Was soll ich noch sagen) : né sous ampoules, à l’âge de trois ans interrompu volontairement croissance, reçu tambour, trucidé verre, senti vanille, toussé dans églises, nourri Lucie, observé fourmis, décidé croissance, enterré tambour, parti à l’Ouest, perdu l’Est, appris taille de pierre et posé modèle, revenu au tambour et visité béton, gagné argent et gardé le doigt, offert le doigt et fui en riant, monté, arrêté, condamné, interné, prochainement acquitté, je célèbre aujourd’hui mon trentième anniversaire et j’ai toujours peur de la cuisinière noire – Amen61.
Notes
1 On voudrait remercier ici Laurent Van Eynde et Sébastien Laoureux pour l’opportunité qu’ils nous ont donnée d’écrire ce texte à l’occasion du colloque intitulé Les Singularités de l’histoire (tenu à Bruxelles en juin 2021). Écrites par un philosophe, avec toutes les limites que cela comporte, les pages qui suivent n’en étaient pas moins initialement destinées à l’espace interdisciplinaire de cette rencontre (philosophie, histoire, sciences littéraires, esthétique). Parce que son fil rouge thématique nous importait en priorité, nous avons voulu l’explorer pour lui-même à partir de l’œuvre de Günter Grass, dans une indépendance relative à l’égard des réquisits de la recherche positive en histoire de la littérature. La présente recherche a été menée conjointement à une autre mobilisation du grotesque dans nos travaux récents. Cf. A. Dumont, Faire monde aujourd’hui. Subjectivité, mélancolie, création. Heinrich von Kleist – Toni Morrison – Sony Labou Tansi – Jeff Nichols, Bruxelles, Ousia, 2021, chapitre 3 : p. 193-287. Volontairement sobre dans ses références bibliographiques, l’étude que l’on donne ici à lire entend donc moins contribuer directement aux travaux – nombreux – des historiennes et historiens de la littérature allemande sur l’œuvre de Günter Grass que réveiller philosophiquement quelques-unes de ses « puissances ». On renverra toutefois de manière indicative à : R. Braun et F. Brunssen (dir.), Changing the Nation : Günter Grass in International Perspective, Würzburg, Königshausen&Neumann, 2008. Voyez également les travaux importants de Stéphanie Vanasten, notamment : S. Vanasten, « Des limites de l’herméneutique bakhtinienne dans le cas de Het verdriet van België (Hugo Claus) et Ein weites Feld (Günter Grass). L’interface grotesque de la micro- à la macrostructure », in I. Ost, P. Piret et L. Van Eynde (dir.), Le grotesque. Théorie, généalogie, figures, Bruxelles, Presses de l’Université St-Louis, 2004, p. 217-237.
2 On peut revoir l’émission d’Arte sur ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=YY0SYZZGB8I
3 Cf. H. Wiegmann, Die deutsche Literatur des 20. Jahrhunderts, Würzburg, Königshausen&Neumann, 2005, p. 302 ; S. Vanasten, « “Schon schnellten sich von Oskars Zunge einige französische Wörtchen” : Die Blechtrommel in Frankreich », in J. Joosten et Ch. Parry (dir.), The Echo of Die Blechtrommel in Europe. Studies on the Reception of Günter Grass’s The Tin Drum, Leiden/Boston, Brill, 2016, p. 167.
4 Cf. https://www.nobelprize.org/prizes/literature/1999/7851-notice-biobibliographique/
5 L’adaptation cinématographique de l’œuvre par Volker Schlöndorff, récompensée (ex-aequo avec Apocalypse Now de Coppola) par la Palme d’or du Festival de Cannes (1979), n’est que l’une d’entre elles. D’innombrables écrivains ont été marqués par le roman de Grass ou s’en sont même explicitement revendiqués (Garcia Marquez, Vargas Llosa, Tournier, Irving, Öe etc.).
6 On laisse de côté, du moins pour le présent article, la mobilisation de l’abondante théorie de la littérature relative au grotesque, nous limitant à un commentaire direct du texte de Grass (cf. supra, note de bas de page 1). La recherche sur le grotesque a beaucoup évolué depuis Mikhaïl Bakhtine et son travail fameux sur Rabelais (1965) : M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. fr. A. Robel, Paris, Gallimard, 1982. Dès 1957 Wolfgang Kayser (Das Groteske : seine Gestaltung in Malerei und Dichtung, Stauffenburg Verlag, rééd. 2004) avait montré l’insuffisance de la seule référence au carnavalesque, à la vulgarité, à l’euphorie et à l’extravagance, en dépit de sa vertu libératrice et assurément subversive chez Rabelais (l’énormité appartenant aux ressorts populaires permettant de faire face aux abus de pouvoir des institutions politiques et religieuses et de s’approprier activement les conflits de classe) pour saisir l’ampleur du phénomène grotesque. Kayser repérait un grotesque proprement moderne qui n’a plus seulement à voir avec l’exubérance mais aussi avec l’effroi lié à la perte de sens du monde, avec l’angoisse et le vertige, sans qu’il ne faille réserver cette catégorie esthétique à l’une des deux dimensions – le « rire jaune » tragique ou bien le « gros rire » comique. L’origine du grotesque tragique est alors davantage romantique allemande (typiquement E.T.A. Hoffmann), même si la peinture de Bosch, contemporaine de Rabelais, signale l’ancienneté d’un tel ressort. Pour Rémi Astruc, dont les travaux essentiels font du grotesque contemporain une expérience existentielle bien davantage qu’une catégorie esthétique, il importe d’inclure dans le grotesque toutes les contradictions dont le terme est traditionnellement porteur chez les théoriciens, sans qu’il faille s’imposer de choisir entre le comique et le tragique. De Kafka à Roth en passant par Céline, Beckett, Garcia Marquez ou justement Grass, ce sont précisément l’équivocité des « effets » (sur lesquels insistait déjà Kayser) produits sur les lecteurs et lectrices, mais aussi les contradictions inhérentes aux textes et leur refus d’offrir des déterminations achevées ou de trancher entre sens et non-sens (ou entre beau et laid, humain et animal, etc.), comme s’il y avait un sublime de l’indétermination même, qui font la texture du grotesque au 20ème siècle. Cf. R. Astruc, Le Renouveau du grotesque dans le roman du 20ème siècle. Essai d’anthropologie littéraire, Paris, Garnier, 2010, et R. Astruc, Vertiges grotesques. Esthétiques du « choc » comique (roman – théâtre – cinéma), Paris, Honoré Champion, 2012. Pour ce qui est de Grass, en plus de l’influence assumée de Rabelais, mais aussi du roman picaresque allemand (Grimmelshausen) ou espagnol (Cervantes), l’œuvre se nourrit de multiples apports littéraires et philosophiques, modernes et contemporains, qu’on ne saurait recenser ici, allant de Voltaire ou Jean-Paul à Arno Schmidt en passant par Schopenhauer, Nietzsche, Freud, Rilke, Döblin, Borges, Faulkner, Camus et bien d’autres.
7 G. Grass, Die Blechtrommel, München, dtv, 2017, p. 9 (dorénavant cité : B, suivi de la page). G. Grass, Le Tambour, trad. fr. J. Amsler revue et corrigée par C. Porcell, Paris, Seuil, 2009, p. 11 (dorénavant cité : Trad., suivi de la page). Tout au long de cet article, nous modifions parfois la traduction française.
8 B, p. 9. Trad., p. 11.
9 B, p. 23. Trad., p. 24.
10 B, p. 23. Trad., p. 24.
11 « On peut commencer une histoire au milieu et, avançant et rétrogradant à grands pas audacieux, semer la confusion. On peut jouer les modernes, effacer tous les temps, toutes les distances et proclamer après coup, ou laisser proclamer, qu’on a enfin et à la toute dernière minute résolu le problème espace/temps. On peut aussi affirmer d’emblée que, de nos jours, il est impossible d’écrire un roman, mais ensuite, pour ainsi dire dans son propre dos, déballer un gros pavé de gare, pour faire figure, en fin de compte, de dernier romancier possible ». B, p. 12. Trad., p. 13-14.
12 B, p. 52. Trad., p. 51.
13 B, p. 159-160. Trad., p. 152-153.
14 « Moi, on ne pouvait me satisfaire avec des contes et des livres d’images. Ce que j’attendais de ma grand-mère, comme je le dépeins aujourd’hui encore en long et en large avec volupté, était tout à fait clair et donc rarement accessible : dès qu’il la voyait, Oskar voulait prendre modèle sur son grand-père Koljaiczek, disparaitre sous ses jupes et, si possible, ne plus jamais avoir à respirer en dehors de ce refuge à l’abri du vent. Que n’ais-je pas fait pour parvenir sous les jupes de ma grand-mère ! Je ne peux pas dire qu’elle n’aimait pas cela, quand Oskar était assis sous elle. Mais elle hésitait, me rabrouait la plupart du temps, aurait offert un asile à tout individu ressemblant plus ou moins à Koljaiczek, mais moi, qui n’avais ni la silhouette ni l’allumette toujours prête de l’incendiaire, je devais constamment imaginer des chevaux de Troie pour pouvoir pénétrer dans la forteresse ». B, p. 275-276. Trad., p. 260-261.
15 B, p. 345. Trad., p. 324.
16 B, p. 276-277. Trad., p. 261-262.
17 Cf. H. Maldiney, « L’esthétique des rythmes », in Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994.
18 B, p. 157-158. Trad., p. 150-151.
19 B, p. 148. Trad., p. 141.
20 B, p. 150-151. Trad., p. 144-145.
21 B, p. 152-154. Trad., p. 145-147.
22 B, p. 155. Trad., p. 148.
23 B, p. 155. Trad., p. 149.
24 B, p. 533. Trad., p. 500.
25 Cf. B, p. 528. Trad. p. 496.
26 La liberté véritable, expliquera aussi le narrateur dans sa veine la plus rabelaisienne, ne se conquiert vraiment qu’à la toilette. Se rappelant son amitié avec Herbert Truczinski, le frère de Maria, d’abord videur dans une taverne puis gardien de musée, un homme qui s’était battu mille fois, avait le dos couvert de cicatrices – dont Oskar lui demandait toujours l’origine – et se faisait reprocher par sa mère de ne pas aller à la messe, Oskar raconte : « Herbert réfutait d’un geste de la main, partait en trainant sa chemise, les bretelles pendantes, en direction des cabinets. Il marchait avec irritation, disait aussi avec irritation : "c’est ça la cicatrice", entamait ce voyage comme s’il voulait prendre une bonne fois pour toutes ses distances avec l’Église et les coups de couteau qui allaient avec [dans le cas présent, la blessure remontait à une dispute à la Noël, après la messe de minuit, AD], comme si les cabinets étaient l’endroit où l’on est, on devient ou on reste libre-penseur ». B, p. 233. Trad., p. 221. Herbert, malheureusement, mourra embroché par la statue en bois de Niobé, une femme aux pouvoirs érotiques extraordinaires, qu’il avait voulu saillir alors qu’il était devenu gardien de musée, dans une scène violemment comique et morbide tout à la fois – sa « liberté » à l’écart de l’Église ayant assurément un prix.
27 B, p. 529-531. Trad., p. 497-498.
28 D’où le recours convenu à la catégorie littéraire dudit « réalisme magique », dont on fait parfois de Grass l’une des figures éminentes après-guerre puisque la narration normalise ou intègre l’élément fantastique à l’ordinaire.
29 B, p. 107. Trad., p. 111-112.
30 Cf. L. Van Eynde, La libre raison du phénomène. Essai sur la « Naturphilosophie » de Goethe, Paris, Vrin, 1998, p. 169 et suiv.
31 B, p. 110. Trad., p. 115.
32 B, p. 187. Trad., p. 177.
33 L’adjectif « beheimatet » est rendu par le substantif « royaume » dans la traduction de Amsler et Porcell.
34 « Le docker au sac devait connaitre quelques personnes à bord, car il agita la main vers le rafiot rouillé et cria quelque chose. Ceux du bateau lui rendirent son salut et crièrent aussi. Mais pourquoi Matzerath fit signe lui aussi et brailla une ânerie comme "Ohé du bateau !", cela resta pour moi un mystère. Car, natif de Rhénanie, il n’entendait absolument rien à la marine, et il ne connaissait pas le moindre Finlandais. Mais voilà, c’était dans son habitude de faire signe quand d’autres faisaient signe, de crier, de rire et d’applaudir quand d’autres criaient, riaient ou applaudissaient. C’est pourquoi il est entré relativement tôt au Parti, alors que ce n’était encore pas du tout nécessaire, que cela ne rapportait rien et ne faisait qu’accaparer son dimanche matin ». B, p. 195. Trad., p. 184-185.
35 B, p. 481. Trad., p. 450.
36 B, p. 498. Trad., p. 466.
37 B, p. 773. Trad., p.724.
38 Cf. B, p. 771. Trad., p. 723.
39 Cf. L. Van Eynde, op. cit., p. 28.
40 B, p. 165-166. Trad., p. 158.
41 B, p. 573. Trad., p. 539.
42 Pour toute la séquence, cf. B, p. 168-169. Trad., p. 160-162.
43 B, p. 168-169. Trad., p. 161.
44 B, p. 747. Trad., p. 701.
45 B, p. 747-748. Trad., p. 701-702.
46 Le roman sort en 1959, pour rappel, tandis que le procès d’Eichmann a lieu en 1961, l’ouvrage fameux d’Arendt – Eichmann in Jerusalem : a Report on the Banality of Evil – paraissant quant à lui en 1963.
47 B, p. 759. Trad., p. 711.
48 Cf. B, p. 759. Trad., p. 711.
49 Cf. B, p. 759. Trad., p. 711.
50 B, p. 758. Trad., p. 710.
51 B, p. 759-761. Trad., p. 711-713.
52 B, p. 762. Trad., p. 714.
53 B, p. 763. Trad., p. 715.
54 B, p. 260. Trad., p. 245.
55 B, p. 261. Trad., p. 247.
56 B, p. 262. Trad., p. 247-248.
57 B, p. 263. Trad., p. 248.
58 B, p. 263-264. Trad., p. 249.
59 B, p. 264. Trad., p. 249.
60 La trouvaille est aussi géniale et saisissante, en réalité, que l’image fameuse du surgissement de la tête de cheval noire grouillante d’anguilles, pêchée dans la Mottlau par un docker répétant sans cesse : « Eh ben on va voir… », jusqu’à ce que la mère d’Oskar vomisse (et en meure un peu plus tard indirectement). Cf. B, p. 191-192. Trad., p. 181-182.
61 B, p. 776. Trad., p. 727.