Littérature et cartographie. Histoire de trompe-l’œil
Elle est professeur ordinaire en littérature et en philosophie à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles. Elle y co-dirige le Centre Prospéro. Langage, image et connaissance ainsi que l’École des sciences philosophiques et religieuses. Ses recherches et publications portent principalement sur les rapports entre philosophie et littérature ainsi que sur la littérature contemporaine de langue française. Elle supervise actuellement un programme de recherche (PDR du F.R.S.-FNRS) consacré aux rapports entre littérature et cartographie : dans ce cadre, elle a dirigé un ouvrage collectif intitulé Cartographier. Regards croisés sur des pratiques littéraires et philosophiques contemporaines (PUSL, 2018) et a co-dirigé le présent numéro de la revue Phantasia (Décrire la carte, écrire le monde).
Résumé
Une carte peut être considérée comme une forme de trompe-l’œil : selon la Logique de Port-Royal et l’interprétation qu’en donne Louis Marin, elle constitue le paradigme même du signe, l’essence de la représentation, au point que l’on va dire devant une carte de l’Italie que « c’est l’Italie ». Toutefois elle n’est telle que parce qu’elle constitue un dispositif sémiotique construit et complexe mobilisant la faculté d’imagination et élaborée par des gestes que l’on peut qualifier de poétiques. Toutes caractéristiques qui la rapprochent de la fiction, laquelle, comme on le sait, peut produire des effets de réel puissants, analogues à ceux que génère la représentation cartographique.
Dans cet article, il s’agira de déplier quelques-uns des enjeux de l’opération de représentation sur laquelle se fonde la cartographie ainsi que de montrer comment la fiction littéraire peut s’emparer de ces enjeux. Deux romans contemporains seront envisagés : Une ville de papier d’Olivier Hodasava d’une part – un récit d’enquête qui explore les pouvoirs performatifs d’un nom sur une carte – et d’autre part le roman Un monde à portée de main de Maylis de Kerangal – où il est question de peinture en trompe-l’œil qui, elle aussi, produit des effets d’optique.
Abstract
A map can be seen as a form of trompe l'oeil: according to The Port Royal Logic and the philosopher Louis Marin’s interpretation of it, it constitutes the very paradigm of the sign, the essence of representation, so that one can say of a map of Italy that "this is Italy". However, taking a closer look, it constitutes a constructed and complex semiotic device mobilizing the faculty of imagination and elaborated by poetic gestures. These are all characteristics that bring it closer to fiction, which can produce powerful effects of reality, similar to those generated by cartographic representation.
The aim of this article is to explore some of the issues at stake in the operation of representation on which cartography is based and to show how literary fiction can take up these issues. Two French contemporary novels will be considered: first, Olivier Hodasava’s Une ville de papier, an investigative narrative that explores the performative powers of a name on a map; secondly, Un monde à portée de main by Maylis de Kerangal, a novel about trompe l’oeil painting and optical effects.
1. Croyances cartographiques
1Depuis les travaux pionniers de l’historien de la cartographie J. B. Harley et le démarrage du projet The History of Cartography en 19771, il est devenu d’usage de répéter que les cartes sont des instruments de pouvoir et de domination politique. À raison évidemment : il est un fait que l’on associe avant tout l’histoire du développement de la cartographie à celle des grandes conquêtes du monde, expéditions maritimes et manœuvres militaires, si bien que l’alliance entre cartes et tracé des frontières territoriales a largement été démontrée. Le fondement de ces usages hégémoniques de la carte tient à l’idée selon laquelle celle-ci ne se contente jamais de refléter (calquer) purement et simplement un espace préexistant le plus fidèlement possible : bien plutôt, les cartes façonnent l’image de notre monde, et partant le monde lui-même. Ainsi, s’il y a quelque chose comme un espace antérieur à toute perception cartographique, par exemple l’espace kantien comme a priori de l’expérience sensible, il faut a minima distinguer celui-ci de ce que l’on peut appeler le territoire, lequel suppose que l’espace ait été configuré, construit. De la sorte, ce que reflète la carte est moins le réel spatial (un référent extérieur) que l’ordre, les valeurs et les idéologies de la société qui l’a vue naître.
2Tout cela est bien documenté à présent, solidement avéré. Il n’en reste pas moins que l’usage et les effets des cartes que l’on pourrait qualifier de « normatifs », sur lesquels nombre de travaux scientifiques se sont focalisés à la suite de J. B. Harley et d’autres, ne sont nullement exclusifs : le geste cartographique est complexe, précisément parce qu’à ces effets normatifs peuvent répondre des effets subversifs – aux tentatives d’implémentation du pouvoir, les critiques du savoir. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à se tourner, par exemple, du côté du courant de la cartographie radicale (ou de la « contre-cartographie »)2, ou encore de ce que peut faire l’art, sous de multiples formes, avec la carte3. À toute ligne de territorialisation correspond dès lors son mouvement de déterritorialisation (et inversement), à toute ligne droite, ses lignes de fuite, comme auraient dit les auteurs de Mille Plateaux4.
3Toutefois, que l’usage des cartes tende à établir ou consolider des normes ou bien à les déconstruire, qu’il penche vers une (re)territorialisation ou une déterritorialisation, il reste que, de façon sous-jacente, l’efficacité de ces processus, certes contraires, tient pourtant à un seul et même phénomène : la croyance que nous investissons dans les représentations cartographiques. L’image offerte par la carte nous apparaît close, définitive et irrévocable. Telle est du moins l’attitude naturelle de tout un chacun, si bien qu’être averti du « dessous des cartes », à savoir être conscient de ce que l’on pourrait appeler le tournant « déconstructionniste » qui a marqué la science et l’art cartographiques5, ne change rien ou presque au fait que notre usage quotidien, pragmatique des cartes, est forcément naïf – y compris et surtout des cartes numériques, Google Maps en tête. Tous, nous marchons (ou roulons) avec une confiance, sinon aveugle, du moins raisonnable, dans la possibilité pour le monde de s’ouvrir entièrement à la représentation. Du reste, la nécessité de « faire mentir les cartes », comme le disait Mark Monmonier, est à l’origine de ce qu’il appelle « le paradoxe de la cartographie » : « Pour offrir une représentation fidèle et fiable, une carte précise doit énoncer de pieux mensonges6 ».
4Par conséquent, si la carte parvient à nous faire croire en elle, au point de nous amener à nous écrier, face à un planisphère par exemple, « c’est la Terre ! », cela résulte de ces « pieux mensonges », à savoir de ce que l’on pourrait appeler un effet de trompe-l’œil. Telle est en tous les cas l’hypothèse que je voudrais défendre. Que se produit-il dans l’opération de représentation qui nous amène à superposer la chose et son signe ? Quel rapport au réel spatial la carte instaure-t-elle pour pouvoir générer de tels effets d’optique et, de ce fait, jouir de l’adhésion de celui qui la regarde ou l’utilise ? Comment glisse-t-on, dans le geste cartographique, de la représentation de la Terre à l’invention de celle-ci, voire de la substitution de la carte à son référent ? Car à tout prendre, ce que nous appelons « la Terre » est tout autant sa représentation cartographique, son image globalisée, que la réalité insaisissable et infiniment multipliée de toutes les singularités qui la composent.
5Il va donc s’agir de creuser, à l’appui notamment de la littérature, ce « pouvoir ontologique » de la carte, comme le dit Christian Jacob dans sa vaste étude L’Empire des cartes7, c’est-à-dire ce dispositif de trompe-l’œil qui génère sa force persuasive – que la carte engendre in fine des effets centripètes ou centrifuges, d’ordre ou désordre. Car l’illusion cartographique dépend de ce que Barthes aurait appelé, pour le texte littéraire, des effets de réel : la littérature peut, dès lors, travailler et réélaborer dans ses propres formes et procédés ce jeu de représentation performative de la cartographie. Je tâcherai de le montrer à l’appui de deux œuvres contemporaines : Une Ville de papier d’Olivier Hodasava d’une part (2019) – un récit d’enquête qui explore les pouvoirs performatifs d’un nom sur une carte – et d’autre part le roman Un Monde à portée de main de Maylis de Kerangal (2018) – où il n’est pas directement question de carte, mais bien de peinture, peinture en trompe-l’œil qui, comme la carte, produit des effets d’optique. Dans un premier temps toutefois, il faudra en passer par les analyses du philosophe Louis Marin afin de comprendre pourquoi la carte n’est pas une modalité de représentation parmi d’autres, mais qu’elle a à voir avec le principe même du signe iconique. Ensuite, nous contrebalancerons cette première approche de la cartographie en montrant que l’opération de représentation que celle-ci suppose ne peut se passer de l’imagination, si bien que les effets de réel de la carte ne reposent pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, sur la plus grande précision mimétique (représenter l’espace le plus fidèlement possible), mais au contraire sur l’usage de la fiction, au sens de création d’un monde possible (plausible) – toutes choses qui la rapprochent très certainement de la littérature.
2. Le chiasme du réel et de la représentation
6Dans un article intitulé « Les voies de la carte8 », Louis Marin rappelle que, selon la Logique de Port-Royal au XVIIe siècle, la carte touche à ce que l’on pourrait appeler l’essence de l’acte de représentation, à savoir l’essence du signe dans sa valeur iconique. Dans une première partie de l’article (« La carte fait signe »), le philosophe montre en effet que, dans ce monument de la philosophie classique, la carte et le portrait sont deux figures qui se trouvent associées, au motif qu’elles sont toutes deux des signes d’une nature particulière : carte et portrait sont tels que
[…] le rapport visible qu’il y a entre ces sortes de signes [les signes naturels] et les choses marque clairement que quand on affirme du signe la chose signifiée on veut dire non que ce signe soit réellement cette chose mais qu’il l’est en signification et en figure. Et ainsi l’on dira sans préparation et sans façon d’un portrait de César que c’est César et d’une carte d’Italie que c’est l’Italie9.
7Et Marin de commenter :
Ainsi dans le livre central de la pensée classique de la représentation, la carte est (avec le portrait) le paradigme du signe. Elle est exemplairement le signe même et l’idée qu’on a d’elle – la représentation de cette représentation nommée carte – offre l’essence du signe10.
8Selon les logiciens classiques, donc, la représentation cartographique n’élimine pas la chose représentée, mais elle invite à un double geste – identifier le référent d’une part (la Terre pour un planisphère par exemple), identifier la carte comme signe d’autre part –, ces deux opérations fusionnant en une seule, si bien que le signe peut se substituer à la réalité qu’il représente. Dire « c’est la Terre » signifie que j’identifie la carte comme étant « la Terre même en sa représentation », comme le dit encore Louis Marin11, autrement dit la représentation la plus naturelle, la plus légitime possible de la Terre. Or cette légitimité lui vient précisément de la reconnaissance immédiate (« sans préparation et sans façon ») du référent, de l’identification sans reste du représentant et du représenté – ce que Port-Royal appelle « le rapport visible du signe et de la chose », rapport tel que la chose signifiée est à la fois présente et rendue absente par sa représentation. La carte géographique implique « l’inscription d’une essence dans le visible12 ». Par conséquent, cette visibilité consacre véritablement l’autorité et le pouvoir de représenter du signe cartographique : ainsi, si je peux reconnaître d’un seul coup d’œil la Terre ou l’Italie, bien que mon œil n’ait jamais pu embrasser aucune de ces réalités dans leur globalité, c’est en vertu, selon Marin, d’un droit d’appropriation mutuelle entre la chose et son signe – appartenance de la carte à la Terre qu’elle désigne mais aussi, à l’inverse, appropriation, d’un seul regard, de la totalité de l’espace par son simulacre. Aussi le jeu de la représentation confère-t-il au signe une forme de vérité universelle, née de l’adéquation parfaite des figures et des choses, qui offre du monde une image plus véritable, parce que débarrassée des scories, particularités et insignifiances de la réalité. « Signes du langage, figures du regard, vérités de la raison communiquent adéquatement dans le grand échange de la représentation », affirmera encore le philosophe dans ses Utopiques13.
9La seconde partie de l’article « Les voies de la carte » (« Le géomètre et le roi ») vient alors illustrer cette théorie classique de la représentation par un exemple concret, celui du plan de Paris dessiné en 1652 par Jacques Gomboust, ingénieur du Roi-Soleil. Le philosophe y analyse chacun des éléments qui composent cette carte en montrant comment ceux-ci convergent pour rendre manifeste la réversibilité parfaite entre le pouvoir de la science mathématique et géométrique (la vérité de cette carte, le « c’est Paris » – c’est exactement Paris, l’essence de Paris offerte dans sa visibilité) et le pouvoir du Roi, ultime garant et destinataire tant de la ville que de sa figure cartographique. Ainsi le plan de Paris, totalement coextensif à la ville représentée, offre le chiasme parfait de la représentation du pouvoir et du pouvoir de la représentation – thème cher à Marin, on le sait –, le « chiasme du réel et de la représentation14 ». Parmi tous les éléments qui se répondent en miroir dans cette carte, laquelle est ornée de petits tableaux et illustrations diverses (paysages, vue de Paris depuis l’extérieur, tableaux des maisons du roi, etc.), ce sont les cinq personnages contemplant la ville de Paris – comme nous, spectateurs, sommes supposés regarder sa représentation, avec un certain émerveillement – qui parachèvent l’image en formant le nœud de ce chiasme, selon un dispositif habile de mise en abyme : posé sur le bord de la représentation, ce dispositif nous entraîne dans la clôture de son espace et réalise la totalisation du signe cartographique15.
10Par parenthèse, notons que ce commentaire de Louis Marin sur la Logique de Port-Royal ne peut manquer de faire penser à une autre analyse célèbre, non d’une carte cette fois mais d’un tableau : les Suivantes de Velasquez commenté par Foucault à l’entame de son ouvrage Les Mots et les choses.
Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle ouvre. Elle entreprend en effet de s’y représenter en tous ses éléments, avec ses images, les regards auxquels elle s’offre, les visages qu’elle rend visibles, les gestes qui la font naître16.
11On remarquera à quel point les termes foucaldiens sont proches de ceux de Marin (« la représentation de la représentation classique », « la définition de l’espace qu’elle ouvre »), signe une fois encore de la parfaite congruence de la carte et du portrait – en l’occurrence, le portrait des Ménines, du couple royal et le portrait du peintre lui-même –, qui ensemble forment le paradigme même de la représentation. Carte et portrait se trouvent ainsi dotés d’un véritable pouvoir ontologique, celui de l’inscription de l’essence représentationnelle dans le régime du visible. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Foucault épingle les mêmes passages du texte de Port-Royal que Marin, insistant sur la réflexivité et le repli de la représentation sur elle-même, en sa totalité parfaite – « représentation redoublée », quasi tautologique : « À partir de l’âge classique, le signe c’est la représentativité de la représentation en tant qu’elle est représentable17».
3. Cartographie, imagination et fiction
12Pourtant, nul n’est dupe : si la carte fonctionne comme l’essence même du signe (« la Terre même en sa représentation »), si elle donne figure au rapport visible du sens qui circule entre le représentant et le représenté, c’est bien que l’artifice du signe, tout en visant la transparence de la représentation, pointe du même coup vers sa propre artificialité – comme le fait d’ailleurs le plan de Paris de Gomboust en représentant son propre geste de représentation, c’est-à-dire en se mettant lui-même en scène à travers les différentes ornementations qui entourent la carte proprement dite. Ces éléments trahissent l’hésitation entre le schème (la carte) et le tableau : en ces points précis, qui ont pour fonction de désigner la légitimité, l’autorité et le pouvoir de représenter par le plan, s’ouvre l’espace de la différence dans la congruence parfaite entre la ville et sa carte. Louis Marin perçoit d’ailleurs dans ce jeu de la différence le travail sous-jacent de la figure utopique, laquelle emporte toujours avec elle ses implicites comme ses enjeux idéologiques :
Toutefois, cette figure si totalement transparente, si parfaitement mimétique, admet, dans la plénitude de son analogon, un jeu ; elle provoque, par les exigences mêmes du spectacle absolu qu’elle vise, une hésitation, un questionnement où s’indiquent les traces de sa déconstruction : la figure utopique apparaît […]18.
13Comme le formule cette fois Christine Buci-Glucksmann dans son étude sur L’Œil cartographique de l’art, « cartes et plans n’expriment plus qu’un monde projeté à partir d’un point aveugle où la représentation s’exhibe pour mieux disparaître19 ». Et de définir la carte comme un « modèle de rapport non-mimétique au lieu20 » – des termes qui, a priori, apparaissent opposés aux thèses de Port-Royal. Quant à Gilles Tiberghien, dans son ouvrage intitulé Finis Terrae. Imaginaires et imaginations cartographiques, il précise :
Il n’y a pas de cartographe qui n’imagine le monde avant de le représenter et qui ne le représente pour en donner une image dont il sait bien qu’elle entretient avec le réel des rapports de convention qui n’ont pas grand-chose à voir avec la mimèsis21.
14Aussi, s’il n’y a pas de hasard à ce que la Logique de Port-Royal ait mis en avant la carte, avec le portrait, comme paradigme de la représentation elle-même, n’y en a-t-il pas non plus à ce que trois siècles plus tard, Jorge Luis Borges, pour illustrer l’impossible identité entre la chose et son signe, choisisse de raconter, dans la brève fiction intitulée De la rigueur de la science – texte bien connu de tous ceux qui s’intéressent à la cartographie –, l’histoire d’une carte à l’échelle 1/1, laquelle représente le territoire de l’Empire « qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point22 », finalement abandonnée à la ruine parce que totalement inutile dans sa parfaite redondance avec le territoire. La carte identique au territoire est une aporie logique.
15Si donc le plan de Paris de 1652 échappe au triste sort de la carte de l’Empire à l’échelle 1/1, c’est justement parce que Gomboust sait que toute la vérité de la science moderne, sa géométrie et ses mathématiques, ne peuvent faire qu’aucune carte ne remplace, ou pire, ne prétende être le territoire, ni le signe son référent : la représentation cartographique reste bien un artefact. Or, comme le rappelle Christian Jacob, « la mise en évidence de ces traits artificiels est peut-être même indispensable à l’identification de l’objet comme carte et à son déchiffrement comme tel23 ». Opération de reconfiguration du réel, la cartographie rend le monde plus visible (et partant plus lisible) qu’il ne l’est de façon empirique, et ce en vertu d’un acte de représentation obéissant aux règles d’un schème géométrique déterminé, lequel construit la carte comme un analogon du monde – règles métriques qui figurent du reste comme telles sur ce plan de Paris, sous la forme des « échelles des mesures » données dans deux encadrés placés en bas de la carte, soutenant le travail de l’ingénieur du Roi.
16Car pour cartographier, il faut en effet schématiser, et donc, pour commencer, miniaturiser. Toute représentation cartographique, comme d’ailleurs toute représentation littéraire, doit adopter non seulement un point de vue – fût-ce la focalisation dite zéro en littérature, semblable au point de vue zénithal de la carte, sorte d’œil d’Icare ; toute carte doit en outre sélectionner les éléments qu’elle présente en fonction d’une finalité – éventuellement orientée par des valeurs idéologiques ; mais la carte doit d’abord et avant tout définir une échelle de représentation – quelle granularité du détail adopter, quels effets de loupe ou au contraire quels effets d’ellipse dans la narration ? Jean-Marc Besse et Gilles Tiberghien, après d’autres spécialistes de la cartographie tels que Mark Monmonier24, montrent d’ailleurs que le choix de l’échelle est l’opération cartographique la plus fondamentale : « pulsion miniaturisante propre à l’imaginaire cartographique », qui permet de « mettre le monde à portée de main25 » – notons que l’expression fait écho au titre du roman de Maylis de Kerangal qui sera présenté ci-dessous –, l’échelle est la règle de rapport entre les dimensions du référent spatial et celles de la carte. La miniaturisation constitue de ce fait le geste qui permet à l’œil de dominer le monde d’un seul regard et lui confère l’illusion de l’ubiquité et de l’absolu.
17C’est dire dans quelle mesure la représentation cartographique suppose – comme le fera évidemment la littérature – l’opération d’imagination, au sens kantien de la faculté mentale de fabrication d’images, pour s’immiscer dans la béance entre le signe et son référent. Kant se trouve d’ailleurs convoqué par l’ouvrage Opérations cartographiques, afin de montrer combien notre faculté d’imagination est mise au travail dans cet écart :
Mais les cartes sont des objets étranges, à la fois des images et des signes dont on ne peut saisir la signification qu’à partir d’une charte d’interprétation. Sensibles d’un côté […], leur dimension conceptuelle demande à être en même temps comprise et interprétée de l’autre. De ce point de vue, elles sont comparables au schème kantien. Comme lui, elles sont intermédiaires entre l’entendement et l’intuition, tout en étant homogènes aux deux, si bien que, à ce titre, elles sont largement liées à notre imagination26.
18Je reviendrai plus loin, avec Maylis de Kerangal, sur ce travail de jointure entre sensibilité et entendement. Actons pour l’heure que la faculté d’imagination s’avère indispensable, et ce d’ailleurs tant pour la composition de la carte que pour son herméneutique : la carte nous permet en effet d’imaginer ce que nous ne pouvons voir, l’image servant d’interface entre la perception sensible d’un côté et l’intellect de l’autre – si bien que toute opération cartographique comporte aussi une dimension métaphorique, puisqu’elle transpose le monde en image. De fait, il nous a fallu inventer le monde bien avant de le découvrir27, de telle sorte que les limites de l’espace ont toujours été celles de notre capacité de représentation et de notre faculté d’imagination. À cent lieues de la croyance que suscite l’usage quotidien des cartes aujourd’hui – une croyance en la vérité cartographique –, les anciennes cartes géographiques, nous rappelle Christian Jacob, étaient de véritables « fictions épistémologiques », des « artefacts visuels » dotés d’un « pouvoir démiurgique28 » de création du monde. En d’autres termes, la puissance que possède la carte de faire croire à ce qu’elle figure repose sur une fiction, à savoir la création d’un monde non pas certain et certainement pas vérifiable, mais vraisemblable ou possible, plausible. « Le monde n’est pensable que si la carte est lisible », dit encore Jacob29, la lisibilité de la carte reposant sur sa capacité à mettre de l’ordre au sein du désordre chaotique et aléatoire du réel représenté – reposant donc sur une certaine dispositio de ses éléments, qui la dotent d’un sens, d’une finalité.
19Pour poursuivre l’analogie amorcée avec la représentation littéraire, il me semble que nous sommes là au plus près de la façon dont Aristote envisage les lois de la fiction dans La Poétique, en particulier celles de la vraisemblance et de la nécessité. Car la nature selon Aristote n’est pensable que si la fiction la rend telle, si elle perfectionne ce brouillon que la nature ne pourrait accomplir seule : ainsi la fiction élabore des « structures intelligibles » – l’expression n’est pas d’Aristote mais de Jacques Rancière30. Parce qu’elle se soucie précisément du vraisemblable et non du vrai, la fiction apporte un surcroît de rationalité grâce à la logique causale qu’elle déploie et qui préside à l’enchaînement des actions, là où il n’y a qu’enchevêtrement illisible de faits dans le monde sensible et empirique. Un surcroît, donc, plutôt qu’un déficit de rationalité : ainsi en va-t-il pour l’art de la cartographie, qui, grâce à ce surcroît de l’ordre de la fiction, a alors le pouvoir de rationaliser le foisonnement touffu de l’espace, d’inventer des régularités, de généraliser le singulier.
20Résumons : la carte constitue le paradigme même du signe, comme le montre Marin, l’essence même de la représentation ; mais elle n’est telle que parce qu’elle est un dispositif construit, un dispositif sémiotique double (une image doublée de langage) produit par des opérations de schématisation complexes mobilisant l’intelligible et le sensible, en d’autres termes la faculté d’imagination. La carte s’élabore donc grâce à des gestes que l’on peut qualifier de poétiques, poétique s’appuyant sur un ensemble de procédés graphiques et intellectuels créatifs, inventifs – des opérations de « mapping ». Enfin, cette fiction est alors à même de générer des jeux herméneutiques divers et, qui plus est, des effets de réel puissants. Tiberghien encore :
C’est cette puissance suggestive de la description, cette « énergie » contenue dans l’imaginaire et articulée au récit, qui produit une carte comme le résultat d’une fiction mais si prégnante que ses effets de réel n’ont pas fini d’être épuisés31.
4. Performativité cartographique
21Dans son roman Je m’en vais, Jean Echenoz joue en permanence d’une esthétique du trompe-l’œil, oscillant entre l’aveuglement du protagoniste (Ferrer) et, à l’inverse, « l’hypervisibilité » permanente – que ce soit celle que procure la lumière aveuglante du pôle Nord et son lot d’hallucinations, ou la précision stylistique des descriptions qui finit par détruire l’illusion référentielle. Et ce jusqu’au moment du dénouement, lorsque Ferrer découvre enfin le pot-aux-roses en identifiant son ex-associé prétendument mort grâce à un dispositif fortuit de jeu de miroirs permettant à son regard de voir à la fois à travers une vitre et, simultanément, dans la vitre le reflet de l’ex-associé, « par un effet de rétroviseur32 ». Le trompe-l’œil généralisé s’inverse alors en une faculté de percevoir selon deux visions simultanées, ce qui, l’espace d’un bref instant, suspend l’aveuglement permanent du personnage, lequel soudain peut voir (donc savoir) ce que jusque-là il semblait refuser de comprendre, fût-ce inconsciemment. Autrement dit, le narrateur accorde à son protagoniste, en ce point précis, la faculté de percevoir en même temps la réalité révélée par l’écran de la représentation – tel le réel spatial que la transparence de la représentation cartographique livre à l’œil – et ce qui en principe devrait rester caché derrière la scène (dans le dos de Ferrer), comme les coulisses du dispositif – le « dessous des cartes », en quelque sorte.
22Ainsi en va-t-il de la carte qui, tout en organisant le piège du regard, attrapant celui-ci au leurre de l’illusion référentielle, dévoile simultanément son artifice, soit les mécanismes produisant ces illusions. Le philosophe Alain Milon insiste d’ailleurs sur ces jeux d’optique que la carte est à même de générer, en appelant celle-ci à se libérer de la « tyrannie de l’analogie » pour s’ouvrir au modèle de l’anamorphose : au contraire de l’analogie, l’anamorphose opère une « dépravation optique » du référent, qu’elle représente en le déformant – tout en respectant des règles précises de projection –, si bien qu’elle rend une « traduction déformée et ironique de la réalité33 ». Aussi l’anamorphose cartographique invite-t-elle l’œil à percevoir l’espace représenté à la fois comme identique – « C’est l’Italie ! » – et différent – jeu de différences et répétitions entre lesquelles se glisse la médiation du regard du cartographe.
23Reposant sur la faculté d’imagination et le pouvoir de la fiction, l’opération cartographique fonctionne donc selon la structure du trompe-l’œil : voyant et « vu » (piégé) tout à la fois, l’œil cartographique est, tel celui du spectateur de la scénographie baroque34, cet œil jouisseur qui se repaît de sa fascination pour l’image, émerveillé du pouvoir qu’elle confère, et tout à la fois déçu, renvoyé à la désillusion (au « desengaño »), au deuil du regard divin – impossible maîtrise absolue de l’espace. Mais cela implique, somme toute, que ce désenchantement du monde ne soit que le corollaire ou la résultante de la puissance du « faire-croire » de la carte, de l’illusion dont nous bercent ses effets de réel, comme autant d’effets d’optique. De l’efficacité de ceux-ci dépend alors sa performativité – sa capacité à impacter le réel par le truchement de la modulation des représentations de celui-ci –, si tant est que la carte est bien affaire de performance, pierre de touche de l’opposition entre carte et calque que trace le vocabulaire conceptuel de Deleuze et Guattari :
Une carte a des entrées multiples, contrairement au calque qui revient toujours au « même ». Une carte est affaire de performance, tandis que le calque renvoie toujours à une « compétence » prétendue35.
24Ce pouvoir performatif de la carte lui confère par conséquent une autorité qui suffit – ou suffit presque – à faire exister ce qu’elle nomme ou dessine : tout ce qui figure sur une carte doit avoir une existence dans la réalité, de même que tout ce qui existe doit figurer sur une carte – telle est en général l’étendue de notre croyance cartographique. En témoigne notamment les multiples efforts des cartographes à travers l’histoire pour combler les blancs des terra incognita ; en témoignent également les exemples d’impostures cartographiques et autres « forgeries » particulièrement efficaces : des tentatives médiévales pour localiser le paradis ou le royaume du Prêtre Jean à celles qui consistèrent à attester de la présence européenne sur le continent américain bien avant l’arrivée de Colomb, les exemples ne manquent pas, tant on a voulu exploiter cette « haute teneur en vérité36 » que la carte possède par principe. La littérature, à cet égard, n’est pas en reste : songeons par exemple à la Description d’Olonne de Jean-Christophe Bailly, dans laquelle l’auteur décrit longuement une ville d’Olonne crédible mais en réalité onirique et fantasmée, miroir aux alouettes auquel le lecteur se laisserait d’autant plus facilement prendre que le texte est suivi d’un plan de la ville, de sa légende et de son index37.
25Je voudrais cependant envisager un autre cas : Une Ville de papier d’Olivier Hodasava, texte qui relate l’enquête du narrateur sur les traces d’une ville baptisée Rosamond. Ce faisant, le roman a pour point de départ une carte, ainsi qu’un phénomène bien connu des cartographes, celui du « Copyright Trap ». Employé estimé à la General Drafting dans les années 1930 (une société américaine spécialisée dans la cartographie routière), Desmond Crothers se voit confier par sa direction, en guise de cadeau de mariage, la mission de créer une « ville de papier » sur la dernière production de la compagnie (une carte du Grand Est américain). Une ville de papier, c’est-à-dire une ville purement inventée servant à repérer les tentatives de plagiat cartographique auxquelles pourrait se livrer la concurrence. Dévoué à son travail, Desmond s’exécute, forge le nom de Rosamond (contraction de Rosamelia, prénom de sa future, et du sien), localise la ville sur la nouvelle carte et emmène sa jeune épousée sur le site de cette cité imaginaire lors de leur lune de miel. À partir de là, la ville de papier se met à acquérir de la consistance, comme le découvrira progressivement le narrateur, tant et si bien que la General Drafting finira par perdre un procès intenté contre un concurrent ayant de bonne foi cru à l’existence de Rosamond :
On ne pouvait pas proprement dit parler de plagiat. Si c’était bien Desmond Crothers à la General Drafting qui avait « inventé » Rosamond, Rosamond, depuis, par un subtil effet performatif, s’était mis à exister vraiment. Le nom s’était transformé en endroit concret aux yeux des gens du coin et par rebond aux yeux des juges. La ville de papier était devenue une réalité38.
26Ce « subtil effet performatif » constitue le fil rouge du récit, oscillant entre cratylisme du nom propre et pouvoir démiurgique de la carte, faisant progressivement naître ce qui n’était au départ qu’un mot et un point. Aussi Rosamond va-t-elle devenir le théâtre de plusieurs événements mystérieux, voire funestes : tandis que l’épouse de Desmond meurt tragiquement dans un crash aérien, se succèdent au lieu-dit Rosamond, notamment, la faillite d’une épicerie, une élection locale de jeunes miss beauté tournant au drame suite à un coup de foudre (au sens propre), le tournage d’un épisode de série à caractère fantastique et finalement le projet, né dans les fantasmes d’un Walt Disney devenu acquéreur du territoire, de faire de la ville une cité utopique. Disney qui notera dans ses feuillets :
Faire naître Rosamond, VRAIMENT !
Construire une ville idéale, au fur et à mesure.
Louer ou vendre les bâtiments une fois ceux-ci construits mais toujours garder un œil sur la vision d’ensemble.
Créer un endroit où les gens soient heureux de vivre.
RENDRE ROSAMOND BIEN RÉELLE39.
27On le voit, la puissance performative de la carte est bien le point d’orgue de ce récit, dont Hodasava fait habilement la démonstration au fur et à mesure que le narrateur progresse dans ses étonnantes découvertes. De surcroît, le roman nous indique combien la carte est autant, sinon davantage, le portrait de son auteur que celui du territoire qu’elle est supposée refléter, cartographe dont la ville de papier serait comme une discrète signature au bas du tableau – « Je veux donner vie à cette ville née de l’imagination d’un cartographe », dit encore Walt Disney ; « Il faut absolument que je le rencontre, cet homme […]40 ». Ainsi le texte nous représente la carte moins comme une image du monde figée, un produit fini, que comme une poétique en acte, issue d’un imaginaire et mettant au travail l’imagination bien au-delà de sa mise en vente une fois imprimée. Qui plus est, par un subtil jeu de miroir, une autre poétique, celle du roman d’Hodasava cette fois, vient refléter la poétique de la carte et mimer son piège, puisque le récit prend la forme d’une reconstitution tâtonnante des événements dans l’après-coup, inspirée de « faits réels » – si l’on peut utiliser cette qualification, s’agissant d’un lieu au départ imaginaire : l’histoire de la ville d’Agloe, dans l’État de New York, mentionnée d’ailleurs dans un autre roman, celui de l’auteur américain John M. Green (Paper Towns, 2008). Précisément, par ce dispositif complexe Hodasava nous incite à douter sans cesse de ce qui serait de l’ordre du « fait réel » et de ce qui serait fictif, son texte se présentant comme un récit de « non-fiction » jouant sans cesse sur la limite entre enquête historique et invention romanesque, vérité et mensonge, prenant le lecteur au piège de ce doute, comme nous le laisse déjà pressentir la citation en exergue du roman (de l’écrivain hongrois Imre Kertész) : « Et j’aurais pu mentir à propos de la vie si seulement j’avais connu la vérité ». Ainsi, carte et roman, ville de papier inscrite par le personnage sur la carte et mots tracés sur la page par l’auteur, les deux niveaux d’énonciation se répondent et se complètent ; à l’instar de la fiction performative de la carte, celle du roman est moins reflet que jeu d’effets, de vraisemblance et de ressemblance, effets d’optique.
5. Décrire et (dé)peindre le monde
28Le travail d’Olivier Hodasava nous indique comment la carte et la littérature peuvent renforcer mutuellement leur pouvoir performatif grâce à leur usage conjoint des artifices de la représentation et de ses effets de réel. D’autres œuvres littéraires pourraient être invoquées en ce sens, telles que le « récit avec cartes » de Philippe Vasset – c’est le sous-titre d’Un livre blanc, récit dans lequel l’écrivain s’intéresse aux zones blanches d’une carte parisienne de l’IGN : cette fois c’est par la négative que la performativité des cartes est démontrée, puisque ces énoncés cartographiques « nuls » (les blancs dans la carte) laissent advenir tous les possibles dans le réel (toutes les façons d’occuper et d’investir ces zones), comme en témoignent les explorations que mène Vasset, puis la description littéraire qui en rend compte.
29Je ne creuserai toutefois pas cette voie plus avant41 pour étudier plutôt, en guise de conclusion, un roman fort différent, afin d’envisager sous un autre angle le dispositif esthétique du trompe-l’œil : Un Monde à portée de main de Maylis de Kerangal. Ce dispositif est en effet thématisé dans le récit, où il n’est pas question explicitement de cartes, mais bien de peinture. Or le trompe-l’œil pictural, tel qu’il se trouve à son tour dépeint par l’écriture romanesque, peut relever du geste cartographique : une homologie circule dans ce roman entre la représentation de l’espace par la peinture et par l’écriture, laquelle n’est pas sans rapport avec le traitement cartographique du mimétique et ses effets d’optique. Tel est du moins mon prisme de lecture, dont le postulat sous-jacent tient dans l’idée défendue supra selon laquelle, si la carte comme produit fini, représentation figée, n’est qu’une concrétisation possible des « opérations cartographiques » et que l’on considère celles-ci comme des expérimentations ou des performances42, alors une œuvre qui ne contient pas de carte ou qui n’évoque pas explicitement cartes et cartographie peut malgré tout être sous-tendue par un geste cartographique. En d’autres termes, dès lors que l’on considère la cartographie comme un art de la représentation de l’espace – un art poétique, mobilisant des opérations créatives multiples pour représenter celui-ci, convoquant imaginaire et fiction –, cet art infiltre implicitement certaines poétiques littéraires, en particulier dans leurs opérations descriptives et leur traitement de l’espace.
30En ce sens, on pourrait soutenir que l’ensemble de la poétique de Maylis de Kerangal a pour soubassement des gestes cartographiques, ce qu’évoque d’ailleurs très explicitement la plaquette intitulée Chromes43. Texte « métapoétique » dans lequel on peut lire :
Écrire avec le théâtre, c’est trouver les corps. […] C’est compter ses pas, tracer une croix au sol, schématiser une situation, dresser une carte. Parfois, je cartographie mon texte pour l’écrire, j’en fais une coupe. J’aime les cartes. Je les trouve belles comme des peintures, comme des dessins. Je les affiche sur les murs de ma chambre et je les mobilise dans mon travail – j’ai écrit Ni fleurs ni couronnes sans avoir été en Irlande, mais à genoux dans un atlas géant étalé au sol où j’ai relevé le nom de Sugàan […]. J’aime m’orienter avec une carte – la feuille bien trop grande pour mes bras tendus en croix, la feuille dépliée, étalée, retournée, froissée, la feuille qu’il faut refermer dans ses plis. La carte est toujours une première fiction de l’espace44.
31Propos que l’écrivaine prolonge en soulignant l’importance des cartes comme litanies et mémoires de noms, les noms sur les cartes faisant office de matrices et conditions de possibilité de la fiction. La carte assume donc dans cette écriture le rôle de « première fiction de l’espace » : or, si les opérations cartographiques structurent bien ces romans, on ne trouve pas de carte dans ceux-ci, ni sous la forme de cartes illustratives qui seraient publiées en appui des récits (comme chez Vasset par exemple), ni comme motif ou élément narratif dans la diégèse même (ou seulement de façon très anecdotique).
32Revenons cependant au roman : celui-ci suit la trajectoire de Paula, jeune héroïne se lançant dans l’apprentissage de la peinture de décors, c’est-à-dire de la peinture en trompe-l’œil. « L’œil et la main », l’avertit d’emblée la directrice de l’école bruxelloise où elle suivra sa formation, « […] le trompe-l’œil est la rencontre d’une peinture et d’un regard, il est conçu pour un point de vue particulier et se définit par l’effet qu’il est censé produire45 ». Et Paula de surenchérir, s’adressant à ses parents : « je vais apprendre les techniques du trompe-l’œil, l’art de l’illusion46 », avant de faire sienne, plus tard, « l’idée que le trompe-l’œil est bien autre chose qu’un exercice technique, bien autre chose qu’une simple expérience optique, c’est une aventure sensible qui vient agiter la pensée, interroger la nature de l’illusion, et peut-être même – c’est le crédo de l’école – l’essence de la peinture47 ». Le récit, en effet, ne cesse de tourner autour de la différence initialement établie entre les « vrais peintres » et les « faux peintres » (de décors), ces faussaires qui ne sont que des artisans et non des artistes, et copient le réel pour faire illusion. « Copier. La science des ânes, Paula », lui assénera son père, complexe dont il lui faudra se départir pas à pas pour pouvoir répondre plus tard, à une condisciple qui, pleine de dégoût « de copier, d’imiter, de reproduire », lui demandera à quoi bon : « ça sert à imaginer48 ». Le lecteur assiste donc à la formation de la jeune femme qui, à force d’acharnement et de sueur, apprend à maîtriser les techniques et les gestes, puis se lance dans la vie professionnelle afin d’y découvrir, toujours plus en profondeur, les secrets de son art. En parallèle, nous la voyons mûrir, éclore, passant de l’étudiante studieuse à l’adulte, de la fille unique timide et gâtée à la femme libre, découvrant la « vraie » vie comme l’amour, de surprises en désillusions, de fiertés en déceptions. Car au fil de cette trajectoire, le roman nous rappelle en filigrane qu’on ne peut prétendre (dé)peindre le monde – et cela vaut autant pour l’écriture que pour la peinture –, tant que l’on ne s’est pas coltiné à lui, tant que l’on n’a pas frotté sa peau contre la surface rugueuse du réel et que l’on ne s’y est pas écorché, un minimum. Il faut dès lors un temps d’adaptation et de mutation à Paula pour comprendre que « Peindre, c’était d’abord ne pas peindre, mais sortir dans la rue et aller boire une bière49 ».
33Ainsi ce que nous dévoile Maylis de Kerangal est de l’ordre de la contiguïté, du court-circuit sensible entre le monde et la peinture : l’image n’y figure pas seulement dans un rapport métaphorique à l’égard du réel, mais surtout métonymique. De plus en plus experte en trompe-l’œil, Paula s’éloigne de la laborieuse représentation mimétique (ressembler le mieux possible au modèle à coup de techniques apprises) pour se fondre progressivement dans le monde, se métamorphoser avec celui-ci – et ce jusqu’à la dernière phrase du roman, au chantier ultime qui lui sera confié, la réplique des grottes de Lascaux, origine du monde et berceau de l’art :
Alors, prise dans le faisceau du rétroprojecteur, filtrée à travers le calque lumineux de la photographie, tissée de sillons et de veines plus claires, intégrée dans les à-plats de la peinture, elle-même creusée de rivières souterraines, de galeries obscures et de chambres ornées, Paula s’est fondue dans l’image, préhistorique et pariétale50.
34On le voit, il s’agit avant tout de se laisser impressionner par le regard, de ressentir les émotions en s’immergeant dans son sujet, afin que le copiste, de faussaire, devienne artiste, créateur, inventeur d’un autre réel connecté au plus profond du réel primitif – « ce sont là des outils créés pour refaire le monde », lira-t-on à propos de la panoplie de pinceaux de Paula51. En effet, le récit creuse l’idée que le peintre, à l’instar du cartographe, s’il est tributaire d’un référent réel dont il doit rendre compte, peut s’en affranchir pour dessiner, façonner la Terre entière et en donner l’illusion : mettre le monde à portée de main, on se souviendra que la « pulsion miniaturisante » est au fondement de l’opération cartographique – et de fait, Paula, dès sa première confrontation avec l’image peinte, au leurre de laquelle son œil se laissera prendre, sera « certaine qu’un autre monde se tient là, juste derrière, à portée de main52 ». Toutefois ce n’est possible qu’à condition que le monde se soit préalablement laissé découvrir, dévoiler, ressentir – « peindre les marbres, c’est se donner une géographie53 » ; à condition donc de fondre la technique picturale dans la sensualité de ses matières et celle-ci, dans la sensualité de la vie, à condition pour l’artiste de fusionner avec la chair du monde. Parmi beaucoup d’autres passages du roman où le geste artistique suppose l’entrelacs de la matière du réel, de la matière picturale ainsi que de la main et du corps du peintre, je citerai celui-ci :
Kate a chaud sous la lampe. Elle travaille son noir. Bientôt, elle ôtera son débardeur pour peindre en soutien-gorge et sa peau perlée de sueur reflétera la luisance ténébreuse du portor. Pour l’heure, elle prend possession de son panneau et quelque chose de vorace émane de ses gestes, un désir de théâtralité et de la vie élargie qui va avec. Elle se tourne vers les deux autres, allumée, chevaline, la lèvre inférieure gonflée à force d’être râpée par les grandes incisives du haut : une pierre de luxe, une pierre de riches ! À côté d’elle, Jonas, concentré sur sa maille de chêne se bat avec son orgueil, on devine qu’il aimerait défaire son panneau de sa nature anecdotique, le débarrasser de ce caractère d’exercice qu’il juge dégradant : ce qu’il veut, c’est donner à la peinture elle-même une valeur égale à ce qu’elle doit figurer, peindre la peinture en somme, rien d’autre ne l’intéresse. Vingt minutes encore et il marmonne en reculant d’un pas devant son panneau : oh Milady, on se calme ! – on ne saurait dire s’il s’adresse à Kate, peut-être qu’il ne s’adresse à personne mais à sa peinture dont il veut freiner l’emballement comme on veut ralentir une jument qui part au galop, doux bijou doux. Les filles à ses côtés n’entendent rien, sont rentrées dans l’espace situé exactement entre la main et la toile, entre l’extrémité du pinceau et la surface du panneau, et peut-être est-ce là, dans cet écart, que le geste prend forme et que se joue la peinture. Kate anticipe le moment où elle balancera le filet d’or sur son panneau, où elle enverra la lumière, sachant que sa main devra doser l’énergie au millimètre, quand Paula, elle, regarde sa feuille, piste la façon dont son imagination se saisit peu à peu des éléments du monde, compose les matières de son rêve, travaille à la lente et prodigieuse aimantation des images54.
35C’est bien de sensualité qu’il s’agit dans cette écriture, une matérialité et une sensualité de la langue poétique qui se mêlent à celles de la couleur et de la texture de la peinture : la chair du monde s’enroule autour de la chair des mots, l’espace s’entrouvre au langage comme à la peinture, puisqu’à chaque geste du pinceau ou de la plume il ne s’agit de rien moins que d’imaginer à nouveau le monde. C’est pourquoi l’écriture de Maylis de Kerangal se plaît tant aux longues descriptions, tour à tour techniques ou poétiques, souvent les deux à la fois, qui réinventent cet espace comme la carte le fait de la Terre. L’autrice évoquera d’ailleurs dans Chromes « cet instant où décrire devient exactement synonyme de (dé)peindre55 ».
36Aussi ce roman, tout en se glissant dans l’homologie entre peinture et écriture, est-il animé par une pulsion cartographique, celle de miniaturiser le monde selon une échelle qui permette de le tenir au creux de la main, celle de spatialiser la vie afin de la donner en pâture à « l’œil cartographique », qui d’optique peut se faire haptique56. La carte, Port-Royal nous l’a appris, entretient des rapports étroits avec le tableau – tabula, pictura, imago, descriptio, ainsi a-t-on désigné pendant longtemps les cartes tant qu’elles n’avaient pas de dénomination propre, par logique métonymique avec leur support57. Plus spécifiquement, le type de peinture dont il est question ici, le trompe-l’œil, crée à l’instar de la carte des effets de réel faisant particulièrement illusion de mimétisme : elle est le signe et l’essence même du signe, pour parler comme Marin. Et les personnages du récit, ces faussaires de la peinture qui touchent pourtant du pinceau son essence même, en écho au « c’est l’Italie ! » de penser « c’est du marbre ! » – ou du bois, du minerai, des moulures, des drapés – avant d’éprouver le besoin d’effleurer la substance picturale pour en vérifier l’artifice. De surcroît, à ce rapport du geste cartographique au geste pictural s’ajoute un troisième terme, le geste descriptif de la littérature : peindre, écrire, cartographier, trois tracés de lignes, trois manières de faire advenir l’image en convoquant le travail de l’imagination, à la jointure kantienne entre l’intelligible et le sensible. (D)écrire, c’est dessiner des cartes sensibles dans le langage, telle serait la poétique de Maylis de Kerangal. Aussi chaque ligne de son écriture vient-elle redoubler les lignes-strates du monde dessinées sur la carte ou rendues visibles par le trompe-l’œil, telles les stries de la paroi de marbre de cerfontaine que vont contempler Paula et Jonas, renvoyés au livre ouvert de la préhistoire de l’humanité. Réinventer le monde, retracer l’histoire de la matière par le matériau : comment ne pas penser à l’ouvrage Terra Forma. Manuel de cartographies potentielles, qui s’achève sur ces mots :
La Terre est une peau. Nous en avons dessiné les points, les traces, les trous, les cicatrices, les excavations, les fissures, les engelures ou les coups de soleil. La Terre est liquide : instable, fluctuante et protéiforme, comme le vivant qui la constitue. Les vivants laissent des traces, des signes, construisent le territoire en le parcourant et en l’habitant. […] Contrairement à l’ancienne Terre des territoires à conquérir et des ressources à posséder, celle-ci n’a pas de limites. La quête à laquelle elle invite est inépuisable58.
Voetnoten
1 Cf. The History of Cartography Series, sous la direction de Harley (J.B.) et Woodward (D.) [pour les trois premiers volumes]. Cinq volumes sont parus, un dernier est en chantier. Cf. https://geography.wisc.edu/histcart/.
2 Voir notamment Zwer (N.) et Rekacewicz (P.), Cartographie radicale : explorations, Paris, La Découverte, 2021 ; Ceci n’est pas un Atlas. La cartographie comme outil de lutte, 21 exemples à travers le monde, sous la direction de Zwer (N.), Rennes, Éditions du Commun, 2023.
3 Pour ne citer qu’un seul type d’exemples parmi d’autres, mentionnons les cartes inversées du monde, telles que le dessin du peintre uruguayen Joaquín Torres García, América Invertida (1943) ; l’installation de l’artiste canadien Richard Purdy The Inversion of the World (1988) ; ou encore La vraie carte du monde de l’artiste congolais Chéri Samba (2011).
4 Deleuze (G.) et Guattari (F.), Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
5 On peut entendre par là le mouvement lancé un peu avant les années 80 – notamment grâce à la mise en route de la série de volumes The History of Cartography précitée – visant à déconstruire l’épistémologie de la cartographie, soit interroger la carte comme un objet construit, que l’on est dès lors en droit de « soupçonner » (construit pourquoi ?, par qui ?, à quelles fins ?, avec quels implicites ?, etc.).
6 Monmonier (M.), Comment faire mentir les cartes ?, traduit par Canal (D.-A.), Paris, Éditions Autrement, 2019 [How to Lie with Maps, 1991], p. 15.
7 Jacob (C.), L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992, p. 52.
8 Marin (L.), « Les voies de la carte », in Cartes et figures de la Terre, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980, p. 47-54. Cet article s’inspire de précédentes analyses de Marin, notamment celles que l’on trouvera dans le chapitre intitulé « Le portrait de la ville dans ses utopiques » (Id., Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Éditions de Minuit, 1973), ainsi que celles qui sont contenues dans le chapitre « Cartes et tableaux », (Id., Études sémiologiques. Écritures, peintures, Paris, Klincksieck, 1971). Tous deux sont cités infra.
9 Arnauld (A.) et Nicole (P.), La Logique ou l’art de penser, Paris, Gallimard, 1992, p. 147, cité par Marin (L.), « Les voies de la carte », art. cit., p. 47. Dans les Études sémiologiques, Marin rappelle également cette autre phrase de la Logique : « Quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l’idée qu’on en a est une idée de signe et ce premier objet s’appelle signe. C’est ainsi qu’on regarde d’ordinaire les cartes et les tableaux. » (Ibid., p. 46 [Marin (L.), p. 159]).
10 Marin (L.), « Les voies de la carte », art. cit., p. 47.
11 Ibid., p. 47.
12 Id., Études sémiologiques, op. cit., p. 165.
13 Id., Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p. 264.
14 Id., « Les voies de la carte », art. cit., p. 54.
15 Notons d’ailleurs que Louis Marin reprend ici, pour les reformuler, les bases d’une analyse déjà menée dans son ouvrage Utopiques, dans le chapitre cité supra. Le philosophe y analyse successivement le plan de Paris dessiné par le graveur Mérian (1615) et celui de Gomboust. Là où le premier relève du « tableau-portrait », à mi-chemin entre plan et paysage, le second, représentant pourtant le même référent, donne à voir une tout autre figure, qui fait jouer différemment les codes : il nous livre « l’écartèlement de la carte entre le schème et la mimèsis » (Id., Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p. 282). Ce qui rejoint les propos que nous tiendrons ci-dessous : dans Utopiques, Marin insiste davantage sur la tension entre mimétisme d’un côté et déconstruction de la transparence de l’image de l’autre.
16 Foucault (M.), Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 31.
17 Ibid., p. 79. On citera encore ce passage éclairant : « En fait le signifiant n’a pour tout contenu, toute fonction et toute détermination que ce qu’il représente : il lui est entièrement ordonné et transparent ; mais ce contenu n’est indiqué que dans une représentation qui se donne comme telle, et le signifié se loge sans résidu ni opacité à l’intérieur de la représentation du signe. Il est caractéristique que l’exemple premier d’un signe que donne la Logique de Port-Royal, ce ne soit ni le mot, ni le cri, ni le symbole, mais la représentation spatiale et graphique, – le dessin : carte ou tableau » (p. 78-79).
18 Marin (L.), Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p. 265.
19 Buci-Glucksmann (C.), L’Œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996, p. 48.
20 Ibid., p. 27.
21 Tiberghien (G.), Finis Terrae. Imaginaires et imaginations cartographiques, Paris, Bayard, 2007, p. 10-11.
22 Borges (J. L.), « De la rigueur de la science », in Œuvres complètes II, traduit par Caillois (R.), Paris, Gallimard, 1999, p. 57.
23 Jacob (C.), op. cit., p. 49.
24 Cf. Monmonier (M.), op. cit.
25 Besse (J.-M.) et Tiberghien (G.), Opérations cartographiques, Arles, Actes Sud - ENSP, 2017, p. 24.
26 Ibid., p. 276.
27 Comme le dit encore Gilles Tiberghien dans Finis Terrae : « Nous avons commencé par imaginer le monde avant de le connaître. Le monde étant inimaginable en soi nous lui avons substitué des figures dont les formes ont changé à mesure que nous en apprenions davantage sur lui. » (Tiberghien (G.), op. cit., p. 21)
28 Jacob (C.), op. cit., p. 240.
29 Ibid., p. 242.
30 Rancière (J.), Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique-éditions, 2000, p. 56.
31 Tiberghien (G.), op. cit., p. 14.
32 « Or ces vitres permettaient aussi, selon le point que le regard faisait sur elles, d’observer l’extérieur mais aussi l’intérieur de la salle immobile par un effet de rétroviseur. […] Lointainement reflété dans la vitre, ces épaules et ce dos firent se froncer les sourcils de Ferrer qui, son regard s’accommodant de plus en plus précisément sur eux, finit par se lever de son siège et se dirigea vers le bar d’une démarche prudente » (Echenoz (J.), Je m’en vais, Paris, Éditions de Minuit, 2001 [1999], p. 202). Précisons qu’Echenoz insiste sur la présence de ces « grands vitrages aérés » (p. 201) et sur les effets d’optique que ceux-ci produisent, d’autant que le reflet de ce qui se passe derrière le dos du protagoniste (son ex-associé se tenant au bar) est redoublé par le fait que, dans le paysage maritime contemplé à travers les vitres, s’opère un autre jeu de reflets : celui des lumières du port dans le miroir que forme la mer, reflet déformé en « colonnes floues » (p. 202).
33 Milon (A.), Cartes incertaines. Regard critique sur l’espace, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 24-25.
34 Tel que l’analyse encore Christine Buci-Glucksmann, cette fois dans La Folie du voir (Buci-Glucksmann (C.), La Folie du voir : une esthétique du virtuel, Paris, Éditions Galilée, 2002).
35 Deleuze (G.) et Guattari (F.), op. cit, p. 20. Citation que Besse et Tiberghien commentent de la sorte : « On peut alors repartir à bon droit de la distinction fameuse introduite par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux entre cartes et calques : les cartes ne sont pas des calques de la réalité territoriale, mais des performances et des expérimentations. » (Opérations cartographiques, op. cit., p. 14)
36 Ces exemples comme cette expression sont inspirés d’un article de Gilles Tiberghien publié dans Opérations cartographiques, lequel recense quelques exemples célèbres de spéculations et impostures cartographiques (Tiberghien (G.), « Cartes imaginaires et forgeries », in op. cit., p. 291-303). Tiberghien achève son propos en évoquant les cartes fabriquées par des artistes qui, sans avoir une réelle intention de tromper, acquièrent néanmoins une « crédibilité troublante » (p. 300). À titre d’exemple, mentionnons la série intitulée Atlas de l’artiste belge Wim Delvoye, qui présente des cartes parfaitement plausibles de différents endroits du monde, telles que l’on pourrait les trouver dans un atlas (même charte graphique, codes couleurs, etc.), et qui pourtant sont inventées de toutes pièces, jouant sur le trouble suscité par leur apparence véridique.
37 Dans la ligne des impostures et fantasmes cartographiques qu’évoque Tiberghien, on pourrait aussi mentionner l’ouvrage de Pierre Senges Environs et mesures : l’auteur y retrace non sans humour les élucubrations douteuses issues de notre pulsion à localiser à tout prix des lieux imaginaires ou légendaires.
38 Hodasava (O.), Une Ville de papier, Paris, Éditions Inculte, 2019, p. 27. Précisons qu’en fin de roman figure, sur une double page, une carte, ou plutôt l’agrandissement d’un morceau de carte contenant le nom de Rosamond (entouré à la main).
39 Ibid., p. 80-81.
40 Ibid., p. 81.
41 Un autre article de ce volume traite de ce récit : voir Claire Olivier, « Rebattre les cartes, l’ekphrasis paradoxale de Philippe Vasset ».
42 Voir la note 36 et la citation extraite d’Opérations cartographiques.
43 De Kerangal (M.), Chromes, Paris, Éditions de l’IMEC, 2020. Il s’agit d’une parution dans la collection « Diaporama » visant à publier des « arts poétiques personnels » d’écrivains. La couverture esquisse déjà, sinon une carte, du moins un schéma spatial, ce qui correspond au choix iconographique de la collection.
44 Ibid., p. 11. On notera notamment l’allusion à la peinture et au dessin.
45 De Kerangal (M.), Un Monde à portée de main, Paris, Éditions Gallimard, 2018, p. 36.
46 Ibid., p. 42.
47 Ibid., p. 55.
48 Ibid., p. 45 et p. 100.
49 Ibid., p. 70.
50 Ibid., p. 285.
51 Ibid., p. 48.
52 Ibid., p. 35.
53 Ibid., p. 63. On trouve également une métaphore cartographique dès le seuil du roman, lorsque les deux jeunes protagonistes contemplent leurs mains façonnées et striées par leur labeur : « ils se sont tenus longtemps front contre front au-dessus de leurs paumes ouvertes qui découpaient des surfaces plus claires dans la nuit, pochoirs, tampons, décalcomanies – de loin on aurait cru voir deux randonneurs penchés sur une carte topographique, scrutant la feuille et déchiffrant la légende afin de retrouver leur chemin. » (Ibid., p. 28-29)
54 Ibid., p. 104-105.
55 De Kerangal (M.), Chromes, op. cit., p. 16.
56 Voir à nouveau Buci-Glucksmann (C.), op. cit.
57 Jacob (C.), op. cit., p. 37-40.
58 Aït-Touati (F.) et al., Terra Forma. Manuel de cartographies potentielles, Paris, Éditions B42, 2019, p. 184.