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Jeux d’échelles : aux limites de la littérature et de la cartographie
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Les géographes ont fait de l’échelle un des outils spécifiques de leur pratique et de leur représentation de l’espace. Tout usage et toute manipulation de l’échelle en littérature convoque alors un intertexte cartographique qui dessine, en creux, une forme d’ekphrasis géographique. Il s’agira dans cette étude de comprendre comment la critique et la théorie littéraires peuvent s’emparer de cet outil et le mettre au service du texte, mais également combien l’échelle devient, en contexte littéraire, un puissant facteur de fictionnalisation.
Abstract
Geographers have made of scale one of their favourite tools. Therefore, books that evoke scale also draw an implicit geographical ekphrasis. Is it possible to theorize such an approach of scale in literature? And what is the influence of scale over description and fiction?
Table of content
1Dans le cadre d’une réflexion commune sur la question de l’ekphrasis géographique, nous souhaiterions dans cette étude ne pas traiter directement du problème de la représentation de la carte dans le texte littéraire. Nous voudrions plutôt procéder par abstraction d’une donnée fondamentale de la carte, à savoir l’échelle. Toutes les cartes sont conditionnées par un rapport scalaire, ou sont censées l’être, toute représentation cartographique implique une échelle, et c’est pourquoi celle-ci est si fondamentalement liée à la représentation cartographique, sans s’y réduire1. Au contraire, le texte littéraire (en tant qu’il peut représenter l’espace) n’a a priori pas d’échelle. C’est de ce constat, de cet écart, de ce « problème » que nous souhaiterions partir. Pourquoi, alors, parler d’échelle en littérature ? Parce qu’il faut bien constater que, si le rapport scalaire numérique est absent des textes et des paratextes, les écrivains convoquent des cartes, des rapports de grandeurs, des déformations de taille, des vues panoramiques, bref, qu’ils manipulent consciemment ou non, explicitement ou non, l’outil scalaire. Même si l’échelle n’est pas en soi la propriété de la cartographie, nous pourrons considérer que toute manipulation d’échelle dans le texte est une forme d’ekphrasis cartographique, ou en tout cas qu’elle permet de convoquer une interrogation sur les liens entre littérature et cartographie, qu’elle est point de comparaison. Nous entendons donc suivre ici la piste d’une ekphrasis implicite, fondue dans le texte littéraire, et non pas d’une ekphrasis frontale ou explicite. La question que pose dans le fond cette « fusion » de l’outil cartographique dans le texte littéraire, c’est celle de la compatibilité des systèmes de représentation linguistique et cartographique : comment représente-t-on le monde et l’espace en littérature et en cartographie ? Comment peut-on quantifier les écarts de grandeur entre la chose représentée et son support de représentation ? Et peut-on identifier des outils communs, des concepts opératoires dans les deux champs ?
1. Les échelles de la représentation littéraire : le texte-carte
2L’hypothèse de départ est donc la suivante : si l’on veut parler d’échelle en littérature, de la manière la plus stricte possible, il faudrait que l’on puisse donner l’échelle d’un texte, en tout cas de certaines séquences. L’échelle serait en quelque sorte fondue dans la représentation littéraire. L’ekphrasis cartographique n’est en ce sens pas directe, ce n’est pas une description littéraire d’un objet cartographique, c’est une intégration dans le texte d’une qualité de l’objet cartographique. Il est évidemment difficile d’imaginer que l’on puisse donner à un texte un rapport numérique, comme c’est le cas des cartes contemporaines (par exemple la célèbre carte de randonnée produite par l’IGN au 1/25 000e). Mais certains aspects du texte peuvent évoquer le style particulier de l’écriture cartographique.
1.1. La simplification géométrique
3Une des manifestations les plus convaincantes de cette inscription sous-jacente de la carte, c’est la présence dans l’écriture d’un biais géométrique de représentation des formes du terrain ou des objets spatiaux, comme les bâtiments. Selon les modèles, la carte (moderne) peut procéder par simplification des formes réelles, en supprimant un certain nombre de détails, qui élime la matérialité et le réalisme de l’objet, ou le plus souvent par figuration symbolique (les habitations, le relief, la végétation, etc.). Or on trouve dans certains textes des traces de cette transformation schématique des formes du paysage. Jacques Réda parle de « l’espèce d’X que Daumesnil et Charenton dessinent par leur rencontre2 », ou encore il reconnaît une « espèce de trapèze irrégulier3 » quand il circule dans le XIe arrondissement. On voit ici qu’il convoque des figures géométriques pour décrire non pas le paysage mais le plan de la ville, révélant un sous-texte cartographique clair. Il est évident que Réda a l’habitude de consulter une carte dans ses déplacements, il le dit à plusieurs reprises, et cette description de l’espèce emprunte ici à la vision du cartographe qui segmente les portions de territoires en formes plus ou moins régulières. Il faut d’ailleurs noter que ces citations disent à la fois la simplification géométrique et la dénoncent, puisque Réda prend grand soin de nuancer systématiquement (« l’espèce de », « irrégulier »). Ici, on voit apparaître, plus véritablement qu’un sous-texte, comme un intertexte cartographique. Le système de représentation cartographique (les figurés) s’interpose entre le texte de l’auteur et la portion d’espace qu’il cherche à décrire. Il s’agit donc bien d’une ekphrasis implicite. On trouve le même genre de pratiques chez Julien Gracq, ce qui tendrait à prouver qu’il s’agit là d’un trait de style cartographique ou d’écrivain-cartographe4.
4On trouve un autre exemple très intéressant chez François Bon. Dans Paysage fer, il décrit à la volée le paysage qu’il perçoit à travers les vitres du train en mouvement. Il y note « [l]es stèles obliques », « la même rue qui s’’éloigne à la perpendiculaire de la gare après la place demi-ronde », et « ces immeubles en barres perpendiculaires5 ». Dans ces descriptions, on rencontre ainsi de nombreuses occurrences d’un vocabulaire géométrique. Cette fois, plutôt que par l’hypothèse d’un regard cartographique, ce procédé s’explique par le contexte d’écriture et d’observation particulier que s’est fixé François Bon : observer un « paysage en mouvement6 ». Le géographe Antoine Bailly explique combien la vitesse produit une schématisation de l’espace puisqu’elle donne à voir non pas un espace mais un espace-temps : « Pour le voyageur, un élément du paysage se rapproche, se précise, puis s’estompe au fil des minutes. [...] À partir d’une certaine vitesse, les descriptions visuelles défilent très rapidement et c’est la mémoire qui joue un rôle essentiel dans l’enregistrement du processus perceptif7 ». La rapidité de perception empêche de saisir les détails, le produit de la description est un compte rendu qui dépend de la mémoire autant que de l’observation, c’est tout cela qui engendre une simplification des formes paysagères. À noter qu’ici c’est en quelque sorte une échelle temporelle (la vitesse de déplacement) qui provoque le recours à une forme cartographique d’écriture.
1.2. L’hypothèse quantitative
5Lorsque l’on parle de simplification, de réduction, on suppose la diminution du nombre de détails. On s’engage alors dans une réflexion quantitative qui pourrait jouer sur le même plan que cette échelle cartographique qui est un rapport numérique de distance. Si l’unité de la carte est le mètre, il suffirait alors de trouver un étalon équivalent pour le texte littéraire, qui nous permettrait de mettre à l’échelle le texte. L’unité la plus évidente du texte étant le mot, on pourrait proposer de mettre en rapport le nombre de mots avec la quantité d’espace représentée. Le problème évident est que les deux systèmes (la réalité et sa représentation) ne sont pas homogènes, gradués selon les mêmes unités et que le calcul brut reste donc impossible. Toutefois, comme c’est le cas pour la narration, cette hypothèse quantitative permettrait facilement de distinguer différentes formes de séquences dans le texte littéraire : les panoramas, qui représenteraient un très grand espace en très peu de mots, et les chorographies8, qui représenteraient un espace restreint dans une longue, voire très longue séquence.
6Le prototype de la séquence panoramique serait la description d’un paysage vu d’un point haut, dont on trouve l’exemple par excellence dans le livre classique de Pétrarque, L’Ascension du Mont Ventoux, qui passe même pour être l’inventeur de la notion de paysage :
On n’aperçoit pas de là la cime des Pyrénées, ces limites de la France et de l’Espagne, non qu’il y ait quelque obstacle que je sache, mais uniquement à cause de la faiblesse de la vue humaine. On voyait très bien à droite les montagnes de la province lyonnaise, et à gauche la mer de Marseille et celle qui baigne Aigues-Mortes, distantes de quelques jours de marche. Le Rhône était sous nos yeux9.
7Un exemple plus moderne pourrait être le livre de Blaise Cendrars, Moravagine, dans lequel on suit les aventures du personnage principal depuis la Suisse jusqu’en Amazonie, en passant par la Sibérie, et dans lequel on effectue en quelques centaines de pages le tour du monde10.
8À l’autre extrémité, on trouve la performance d’une centaine de pages de Georges Perec sur la place Saint-Sulpice, essayant, en étendant au maximum l’échelle temporelle, de décrire de fond en comble et en continu un lieu à l’étendue relativement limitée11. L’idée de l’« épuisement » d’un lieu comporte une dimension quantitative claire : tout dire, tout décrire. Même si, dans la poétique perecquienne, l’épuisement du lieu invite aussi à décrire le « fond » du lieu, ce qu’il se passe quand il ne se passe rien, et désigne en même temps l’épuisement que le lieu fait connaître à son descripteur lui-même. Mais les deux types d’épuisements marchent de pair : « Vient un moment, nous dit Réda, où l’on se dit qu’il faudrait tout décrire, centimètre par centimètre, jusqu’à en devenir fou12 ».
9Il est à noter que cette opposition entre panorama et chorographie reprend celle que Julien Gracq faisait, en d’autres termes, entre les écrivains presbytes comme Breton, qui « ne s’intéressait pas aux vastes paysages, mais [qui] avait une passion pour les petits objets », et les écrivains myopes comme Gracq lui-même, qui s’intéressent « plutôt aux panoramas, aux vastes paysages13 ». À noter également que cette opposition ne reprend pas l’idée d’une « littérature panoramique » telle que la défendait Walter Benjamin, et par laquelle il désignait une littérature romantique autrement appelée « physiologique », et qui s’attachait à décrire les villes par leurs lieux, leurs paysages et par leurs habitants14.
10Toutefois, cette distinction scalaire au sein de l’ensemble littéraire, outre qu’elle présente une précision quantitative limitée, est aussi difficile à tenir dans le détail, puisque l’on pourra retrouver au sein d’un même livre des séquences des deux types, et des séquences qui échappent à cette catégorisation15. Une autre manière de définir l’échelle du texte serait d’envisager le texte lui-même comme une représentation du territoire, c’est-à-dire comme un équivalent cartographique.
1.3. L’hypothèse mimétique : un art poétique idéal
11La carte ne serait plus alors un sous-texte ou un intertexte littéraire, mais un équivalent, validant la compatibilité des deux systèmes de représentation. On touche ici à un fantasme d’écriture, à un art poétique idéal, qui ne peut avoir un sens que dans le processus d’inspiration, mais que la théorie littéraire ne peut retenir. De nombreux passages de l’œuvre de Réda mentionnent cette hypothèse mimétique que l’on pourrait résumer ainsi : la phrase et le mot se dotent d’une sémiotique spatiale, et acquièrent le pouvoir symbolique de représenter l’espace non pas en tant qu’ils s’y réfèrent par leur sens, mais par leurs propriétés intrinsèques :
Chaque phrase, qu’elle s’annonce rectiligne ou sinueuse, demeure exposée à dévier à des intersections. Ou bien elle bifurque, et les mots partent d’un côté, ce qu’ils voulaient exprimer d’un autre. La plus simple conduit toujours à un nouveau croisement ; les plus complexes éclatent à des carrefours ou s’achèvent en impasses, après avoir cru capturer plus de sens que le langage n’en détient. On s’en tire par sauts et glissades16.
12Nous sommes ici dans un jeu conceptuel difficilement acceptable mais qui, encore une fois, traduit une certaine pensée du texte littéraire extrêmement influencée par l’art cartographique. Ailleurs, Réda résume sa démarche : « Il me semble que j’ai cherché à modeler une sorte d’orographie de ma prose, non dans un but imitatif, mais pour tenter d’exprimer le mouvement intérieur que provoque celui du territoire17 ». L’orographie étant la représentation cartographique du relief, Réda nous dit ici qu’il a tenté de donner littéralement à son texte un relief. Logiquement sa prose deviendrait orographique, c’est-à-dire rendrait compte d’un certain relief. Le but n’étant pas d’imiter, c’est-à-dire de rendre compte par l’image, mais d’exprimer le « mouvement intérieur que provoque (dans le sujet) le territoire18 ». Une sorte de trait d’union s’établit entre la phrase et le paysage, comme le résumé Jean-Claude Corger :
La phrase, dans son mouvement même, épouse les mouvements du terrain, cherche une connivence intelligible avec sa structure et avec les forces qui ont présidé à sa formation. À mesure que se déroule le paysage en grandeur réelle qu’il a sous les yeux, une représentation cartographique l’accompagne comme son double révélateur19.
13La relation entre texte et carte serait celle d’un parallèle permanent, d’une complémentarité voire d’une équivalence. Mais au sein de cette hypothèse, on retombe également sur des différences fortes de nature : la carte représenterait la superficie de l’espace, par l’image, et le texte, par ses propriétés « orographiques », en représenterait la profondeur, le « mouvement intérieur ».
14Nous avons essayé, dans ce premier temps, de dégager des voies de communication entre la carte et le texte par le biais d’une considération sur l’échelle. Le texte, comme la carte, entretiendrait avec son référent un rapport de taille, qui se manifeste dans l’écriture, et qui influe donc sur les modalités de la représentation littéraire. Si l’on a donc tenté de voir ce que l’échelle pouvait faire au texte littéraire, nous nous proposons d’aborder, dans un second temps, ce que le texte littéraire peut faire à l’échelle.
2. Jeux (littéraires) d’échelle
15Après avoir parlé de catégories et d’équivalences pour tenter de rendre pertinent ce rapprochement entre deux media de l’espace, il est temps de constater que ce passage n’est pas neutre. Autrement dit, il ne s’agit pas pour la littérature de copier ou d’importer un simple outil pour établir une nouvelle orthodoxie d’usage : l’échelle en littérature n’est pas un nouveau réalisme20. En effet, la fonction de l’échelle cartographique est de fonder un calcul selon lequel on peut rétablir une certaine vérité du territoire : sa juste mesure. Grâce à l’échelle, on connaît l’exacte étendue de la portion de pays concernée. Toute déformation due au jeu de la représentation est assumée. Or précisément, en littérature, c’est aussi cette déformation même qui intéresse les écrivains et qui est un vecteur de fictionnalisation. La littérature fait un usage fictionnel de l’outil scalaire pour le pousser hors de ses limites, à savoir passer de l’ordonnancement cartographique du réel au désordre de la représentation littéraire, pour suggérer le désordonnancement du réel même.
2.1. Le « parcours des échelles »
16Une œuvre poétique bien connue de Jean-Loup Trassard s’intitule Le Voyageur à l’échelle. Le livre propose un dispositif fictionnel complexe, puisque ce sont les éditeurs (existent-ils seulement ?) qui ont composé le livre à partir des productions d’un certain Hippolyte Deume qui n’est autre que Trassard. Ces productions sont à la fois poétiques et photographiques, et le tout propose la fiction d’un voyageur qui se déplacerait dans un monde réduit. La teneur poétique du propos rend d’ailleurs implicite cette transformation du paysage, ce qui fait que l’on se trouve ici en présence d’une étrange fiction d’échelle.
17Fictions d’échelles à tous les titres. D’abord du point de vue de la représentation, c’est ici la photographie qui joue le rôle de perturbatrice. Par un dispositif de maquettes, le choix de lieux ou d’objets ambivalents (une souche d’arbre devient une montagne21), le photographe organise la confusion des échelles. S’ajoute à cela un cadrage original relevé par les « éditeurs » eux-mêmes : « Les paysages montrés ici sont choisis parmi une trentaine de photographies agrandies au 13/16 (rectangle inhabituel)22 ». Preuve que les standards de la discipline sont eux-mêmes perturbés, et surtout que les photos sont elles-mêmes issues d’un « agrandissement », à comprendre bien sûr comme un agrandissement réel. Le texte seconde la photographie dans cette tâche de perturbation. Toute mention de la distance est accompagnée de l’évocation d’un flou, d’une difficulté à situer, à mesurer, soit sous la forme d’une question, soit sous la forme d’une modalisation :
Pourquoi les hautes dimensions attirent-elles, ne sommes-nous pas à la mesure de notre planète, habituée à elle ? Du plus loin, nous tentions d’évaluer la distance, le temps pour gravir. Il semblait improbable que nos courtes enjambées pussent conduire au but. À travers la chaleur où l’espace ondulait, j’essayais toujours de nous imaginer là où nous n’étions pas encore23.
18Le jeu sur le flottement du lieu est permanent (« là où nous n’étions pas encore »). Au niveau du texte, la forme de la prose poétique réunie en de courts paragraphes qui ne semblent avoir ni vrai début ni fin rejoue l’agrandissement des photographies en un format inhabituel : tout paraît tronqué, prélevé d’un ensemble plus vaste. L’échelle est enfin thématisée comme un moyen de progression.
Tant d’échelles parcourues, le ventre contre la falaise, cou tors à mesurer les gouffres ! Échelles portées sur le dos, échelles nouées sur place, barreau tenu après barreau lâché pour hisser ou retenir mon poids. Et pourtant mises bout à bout, tremblantes, elles entreraient à peine dans le ciel24.
19Il s’agit clairement, dans le dernier texte de l’ouvrage, d’une référence métatextuelle : l’échelle est cet outil qui permettrait la progression en hauteur (dans la distance physique), mais aussi entre les mondes, dans le livre lui-même. Au tout début du texte, l’auteur présumé parle de son rêve d’atteindre un « autre côté » (entendre : « du miroir »). Et ici, la mention du ciel est hautement paradoxale : il n’est pas possible « d’entrer dans le ciel ». Le « parcours des échelles » est une traversée du miroir par les proportions, ou comment voyager dans le monde « en petit ». C’est ici, grâce à la poésie et à la photographie, une forme de transcendance des mesures.
20En dernier lieu, le voyage que raconte Trassard est aussi un voyage au pays de l’enfance. Pour reprendre la référence à l’œuvre de Lewis Carroll précédemment évoquée, il semblerait que le parallèle puisse s’étendre, puisque dans le texte introductif, les deux éditeurs rapportent ces supposés propos de l’auteur :
La presque totalité des lignes tracées par Hippolyte Deume décrit des lieux et la condition du voyageur qui les traverse. Tout juste l’auteur évoque-t-il le regard d’un enfant qui transfigure le peu d’espace devant lequel il est accroupi et, une fois entré dans cette autre dimension, n’entend pas qu’on le hèle pour déjeuner25.
21Cette rapide remarque est fondamentale : elle évoque la puissance de transfiguration du réel de l’enfant qui, loin des contraintes de la vie ordinaire, s’en remet à son imagination pour bouleverser l’ordre du monde, et atteindre cet « autre côté ». Le Voyageur à l’échelle peut être perçu comme la réalisation littéraire d’un fantasme enfantin, ce que tend à prouver le repérage des lieux qui ont servi de base à la photographie : ceux du pays natal de Jean-Loup Trassard, la Mayenne. Semble rétabli durablement ici le lien entre l’enfance et une sorte de merveilleux scalaire.
2.2. La confusion des territoires
22Les jeux d’échelle peuvent toucher une autre dimension du texte littéraire : non plus se situer au cœur de la mécanique fictionnelle, mais alimenter un propos analytique, accompagner une pensée critique du monde contemporain de l’auteur. On peut ici toujours penser à Jonathan Swift, Lewis Carroll ou Voltaire qui se sont servis d’un changement d’échelle contextuel pour faire la satire de leur société. Dans les œuvres contemporaines de Jacques Réda et d’Italo Calvino, c’est une réflexion d’ensemble sur le devenir des villes que l’on rencontre, et qui se dit par des effets d’échelles.
23Sur le plan des images, Jacques Réda habitue son lecteur à de nombreuses mentions d’un monde entièrement urbanisé :
De rares voitures, aux deux ou trois croisements que j’ai franchis, semblaient fuir la région à toute vitesse. Pour aller où, alors que le monde entier n’est plus qu’une zone pavillonnaire dont on ne sortira plus26 ?
24Aux fantasmes de l’enfant répondent les cauchemars de l’adulte, et en particulier d’un adulte flâneur, perdu dans les dédales des banlieues résidentielles en extension constante. Il s’agit ici d’une extrapolation globale d’une situation locale. Mais l’idée d’une « ville-monde » infuse toute la représentation de la ville chez Réda, constitue un arrière-plan constant, qui rejoint d’ailleurs les propos de certains ethnologues, géographes du monde contemporain, mais en les déformant, en leur appliquant une hybris née sans doute de l’angoisse et de la déception de voir apparaître ces nouvelles formes urbaines complètement décloisonnées27. Se dessine derrière cette confusion des échelles une véritable mélancolie du voyage fait pas à pas, dans les pierres et dans la poussière, ainsi qu’une mélancolie de la ville baudelairienne :
On sent là un retard sur la progression du réseau, dont les centres multipliés font éclater les notions de centre et d’axe au profit de la correspondance, simple nœud dans les mailles du filet que tricote l’ubiquitaire circulation. Un jour, dans la globale conurbation de la planète métamorphosée en bouquet de bouquets de banlieues, il n’y aura plus vraiment de départs, plus vraiment d’arrivées (et bien sûr plus de banlieues non plus)28.
25Derrière la mondialisation des métropoles (entendue au sens littéral d’un changement d’échelle), se découvre la disparition d’un monde, celui du voyage et de la ville modernes. Le déplacement devient correspondance, l’opposition centre-périphérie s’efface, et le voyage lui-même est affecté dans son essence.
26Le dispositif qu’Italo Calvino propose dans les Villes invisibles est particulièrement intéressant dans cette perspective. Malgré la dimension fortement exotique de son récit, et même, selon son propre aveu, parfois archaïsante, c’est bien de la ville moderne dont il parle, comme il le précise dans la préface :
Je ne crois pas que le livre évoque seulement une idée atemporelle de ville, mais plutôt que s’y déroule, de façon tantôt implicite, tantôt explicite, une discussion sur la ville moderne. J’entends dire par quelques amis urbanistes que le livre touche différents aspects de leur problématique, et ce n’est pas un hasard puisque le background est le même. Et la métropolis des « big numbers » n’apparaît pas seulement vers la fin du livre : [M]ême ce qui ressemble à l’évocation d’une ville archaïque n’a de sens que si on la pense et l’écrit en gardant sous les yeux la ville d’aujourd’hui. Que représente la ville pour nous aujourd’hui ? Je pense avoir écrit une sorte de dernier poème d’amour aux villes, au moment où il devient de plus en plus difficile de les vivre comme des villes. Nous nous approchons peut-être d’un moment de crise de la vie urbaine, et Les Villes invisibles sont un rêve qui naît au cœur des villes invivables. On parle actuellement avec la même insistance de la destruction du milieu naturel et de la fragilité des grands systèmes technologiques qui peut entraîner des dégâts en série, paralysant des métropoles entières. La crise de la ville trop grande est le revers de la crise de la nature. L’image de la « mégalopolis », la ville continue, uniforme, qui recouvre le monde, domine aussi mon livre29.
27Le propos de l’auteur est ici saisissant : la « mégalopolis » n’est qu’une image, certes, mais elle sous-tend tout l’éloge funèbre que l’auteur adresse à la ville moderne, celle qu’il a connue et aimée. Elle sous-tend en réalité tout le livre, car il est composé d’une succession de chapitres, rarement interrompue par un dialogue entre le grand Khan et Marco Polo, qui donne l’impression que l’espace entier du livre est saturé par la présence de ces villes, à l’intérieur d’un royaume qui lui-même s’étend métaphoriquement « à l’infini » (« des territoires d’une étendue sans borne30 »). Le livre entier devient cette métaphore d’une mappemonde sur laquelle seules les villes apparaissent et importent.
2.3. Disparition de l’échelle
28Comment ne pas conclure cette étude sur deux cas paroxystiques qui poussent à l’extrême, chacun à leur manière, le jeu littéraire avec l’échelle, pour aboutir à un paradoxe : la disparition de celle-ci. Nous entendons par disparition de l’échelle la résorption complète de la différence de taille entre le représentant et le représenté. Cela signifie qu’il faut qu’il y ait initialement un dispositif cartographique, mais que celui-ci donne lieu à un tour de force imaginaire tel que la carte devient le monde, ou inversement que le monde devienne la carte.
29Pour ce qui est du premier cas, c’est ce que laisse entendre Italo Calvino dans un court texte souvent cité, « Le voyageur dans la carte » :
De la carte de Cassini ont disparu les silhouettes humaines que Coronelli sentait encore le besoin d’insérer dans les étendues de sa mappemonde ; mais ce sont justement ces cartes désertes, inhabitées, qui éveillent dans notre imagination le désir de les vivre de l’intérieur, de nous rapetisser jusqu’à trouver notre propre chemin dans le lacis des signes, de les parcourir, de nous y perdre31.
30Cette absence de figure humaine est aujourd’hui devenue la norme. Ce changement est crucial car il fait disparaître un élément important de la carte : l’étalon humain. Les « signes » de la carte deviennent plus facilement ambivalents, et seule l’échelle graphique est là pour rappeler précisément le rapport de grandeur. La disparition de la figure humaine vaut, selon Calvino, comme une libération de l’imaginaire, libre de se projeter dans la carte.
31Il faut noter que la taille de la représentation (de la carte) importe beaucoup. La carte de Cassini dont parle Calvino est une carte de la France à l’échelle 1:86 000e, c’est-à-dire une carte particulièrement grande (de vue rapprochée) et détaillée. Calvino nous dit que « chaque forêt y est dessinée arbre après arbre ». C’est donc une carte exceptionnelle. Une autre carte exceptionnelle, bien plus confidentielle, est exposée au musée de Bagnères-de-Luchon dans les Pyrénées. Bien qu’elle n’égale pas la perfection technique de celle citée par Calvino, sa réalisation est tout de même remarquable. Il s’agit d’une carte en relief (orographique) créée pour Toussaint Lézat et achevée en 1855. C’est une carte de la région centrale des Pyrénées représentée à l’échelle 1:10 000e en largeur et 1:5 000e en hauteur. Son créateur a lui-même sculpté dans du mastic toutes les formes du paysage directement prises sur le vif. La carte était divisée en seize portions qu’il transportait avec lui dans la montagne et qu’il mettait en forme sur place en fonction de ce qu’il voyait. Le résultat final est une maquette de six mètres de long sur deux mètres et demi de large, de soixante-dix centimètres de haut maximum, et l’effet, raconté par un commentateur de l’époque, est évidemment saisissant :
Voici Luchon avec ses hautes cimes et ses belles vallées ; la vallée d’Aran où naît la Garonne ; la vallée d’Oueil toujours aimable ; la vallée du Lys avec ses torrents, ses cascades, ses forêts […] ; enfin la vallée de Larboust, celle par où l’on va dans les prairies parfumées d’Esquierry, au lac d’Oo, et plus haut, dans ces régions sublimes où les neiges sont éternelles, les lacs glacés, où le granit conserve à peine la trace des avalanches, où tout est silence, où tout est immensité32 !
32On assiste ici à une véritable ekphrasis cartographique. Et son intérêt est tout trouvé. En ayant recours à une figure de style très puissante, l’hypotypose, l’effet de projection imaginaire est immédiat : personne ne peut savoir si Henry Brochon parle d’un véritable paysage ou d’une carte de ce paysage… l’échelle s’est évanouie. Mais cet effet dépend évidemment d’une prouesse technique telle que l’on se situe à la confluence de la science cartographique (géodésique) et de la performance artistique. Nous nous trouvons ici au-delà de l’effet d’échelle, ne sachant plus si l’on se situe dans ou hors de la carte. Et cela nécessite que quelque chose active un imaginaire dans lequel les proportions sont brouillées, ne comptent plus. Le rêve (littéraire) de l’échelle est de se faire oublier. On retrouve alors in fine le texte de Borges intitulé « De la rigueur de la science » qui synthétise en même temps qu’il sublime la question de l’ekphrasis cartographique en littérature par la confusion des échelles :
En cet Empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges Cartographiques levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point33.
33L’échelle, qui est une donnée de la carte, contamine également le matériau littéraire.
34À partir du moment où il existe une ekphrasis cartographique en littérature, il existe une réflexion, explicite ou implicite, sur l’échelle des représentations. Nous sommes partis de l’idée que l’échelle permettait de respecter, dans la carte ou dans le livre, un certain ordonnancement du réel, un ordre du monde, un ordre de grandeur, qui peut concerner la poétique littéraire tout autant que la poétique cartographique. Mais l’échelle est donc aussi un moyen de perturber l’ordre (de grandeur) de la représentation, et donc, par le biais des imaginaires paradoxaux en particulier, de perturber l’ordre de grandeur du monde lui-même.
Notes
1 À ce sujet, voir par exemple Brunet (R.), Théry (H.) et Ferras (R.), Les mots de la géographie : dictionnaire critique, Montpellier, Reclus, 1993, p. 176 ; ou Orain (O.), Le plain-pied du monde : postures épistémologiques et pratiques d’écriture dans la géographie française au vingtième siècle, thèse de doctorat, Paris, Université Panthéon-Sorbonne, 2003, p. 29 et suiv.
2 Réda (J.), Le Citadin, Paris, Gallimard, 1998, p. 52.
3 Ibid., p. 70.
4 Par exemple : « Un quadrilatère appuyé au nord à la Seine, et bordé presque de tout son long au sud par le boulevard Montparnasse » (Gracq (J.), La Forme d’une ville, Paris, José Corti, 1985, p. 2).
5 Bon (F.), Paysage fer, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 15, p. 18 et p. 36. Nous soulignons.
6 Nous reprenons l’expression à Marc Desportes, Paysages en mouvement. Transports et perception de l’espace, Paris, Gallimard, 2005.
7 Bailly (A.), La Perception de l’espace urbain : les concepts, les méthodes d’étude, leur utilisation dans la recherche urbanistique, Paris, CRU, 1977, p. 100.
8 Terme vieilli selon le Trésor de la langue française, qui désigne la partie de la géographie qui s’attache à décrire en profondeur et dans leur singularité les pays, au sens traditionnel du terme.
9 Pétrarque, L’Ascension du mont Ventoux, Paris, La Librairie des Bibliophiles, 1880, p. 29-30.
10 Cendrars (B.), Moravagine [1926], Paris, Grasset, 2002.
11 Perec (G.), Tentative d’épuisement d’un lieu parisien [1975], Paris, Christian Bourgois, 1982.
12 Réda (J.), La Liberté des rues, Paris, Gallimard, p. 216.
13 Gracq (J.), « Entretien avec Jean-Louis Tissier », Paris, José Corti, 2002, p. 36.
14 Voir Benjamin (W.), Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 1982, p. 55.
15 Une proposition théorique plus poussée d’une typologie scalaire du texte littéraire reste à faire.
16 Réda (J.), La Liberté des rues, op. cit., p. 60.
17 Ibid., « L’enveloppement et l’apparition », Le Visiteur, no 6, 2000, p. 16.
18 Ibid.
19 Corger (J.C.), « Petite phénoménologie de la locomotion », sous la direction de Micolet (H.), Lire Réda, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994, p. 23.
20 Christian Jacob soulignait bien la fonction réaliste de l’échelle (dans son ouvrage), L’Empire des cartes : approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992, p. 29).
21 Trassard (J. L.), Le Voyageur à l’échelle, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2006, p. 29.
22 Ibid., p. 22.
23 Ibid., p. 28.
24 Ibid., p. 54.
25 Ibid., p. 21.
26 Réda (J.), Le Citadin, op. cit., p. 21.
27 Nous nous permettons de renvoyer à notre article publié dans les pages d’un précédent numéro de la revue Phantasia : « La ville démesurée : la crise de la dimension humaine dans l’œuvre de Jacques Réda » in Delcour (M.) et Ieven (E.) (dir.), « Zones, passages, habitations : les espaces contemporains à l’aune de la littérature », Phantasia, vol. 10, juin 2020, en ligne, https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1267.
28 Réda (J.), Gares et trains, Paris, ACE éditions, 1983, p. 6-7.
29 Calvino (I.), Les Villes invisibles, Paris, Seuil, 1996, p. 8-9.
30 Ibid., p. 12.
31 Calvino (I.), « Le voyageur dans la carte », in Collection de sable, Paris, Seuil, 1986, p. 35.
32 Brochon (H.), cité dans Raynaud (G.), « Le plan en relief de Toussaint Lézat », Les Petites heures du Pyrénéisme, Pau, Éditions du Pin à Crochets, 2007, p. 131.
33 Borges (J.L.), L´auteur et autres textes [1946], Paris, Gallimard, 1982, p. 199.
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About: Théo Soula
Docteur et agrégé de lettres modernes, il enseigne le français dans l'enseignement secondaire. Ses recherches portent sur la géographie littéraire, des flâneries parisiennes de Jacques Réda, auxquelles il a consacré sa thèse, aux écritures de l’espace en général (Blaise Cendrars, les Surréalistes, Georges Perec...).