Discours inaugural prononcé à l’Université de St Andrews
Extraits choisis
Traductrice
Anne-Sophie De Clercq est coordinatrice administrative du projet de recherche ERC-Consolidator BildungLearning porté par Quentin Landenne. Détentrice d’un master de langues et littératures françaises et romanes de l’ULB, de deux masters complémentaires de l’Académie universitaire Wallonie-Bruxelles en sciences du langage (négociation multilingue et phonétique) et d’un diplôme français de traduction anglais-français, elle exerce également une activité indépendante de traductrice, rédactrice et formatrice.
Traductrice
Camille Dejardin est agrégée de philosophie et docteur en sciences politiques de l’université Paris II. Spécialiste de John Stuart Mill à qui elle a consacré sa thèse de doctorat, et plus largement de l’histoire des idées politiques du XIXe siècle, elle a notamment publié John Stuart Mill, libéral utopique (Gallimard, 2022), John Stuart Mill et les conditions de la liberté (Le Passager clandestin, 2023) et La Philosophie contemporaine (Ellipses, 2023). Se consacrant à l’étude et à la discussion contemporaine des théories dix-neuviémistes de la liberté, de l’individualité et de l’éducation, elle entreprend depuis 2023 une lecture croisée des visions millienne et nietzschéenne de la formation de soi dont témoignent un cycle de six conférences sur « Mill, Nietzsche et les “derniers hommes” » prononcées aux Mardis de la Philosophie (Paris, Centre Sèvres) au premier semestre 2023-2024 et l'article « Nietzsche, Mill et l’individualité comme clé de transformation morale et civilisationnelle », Labyrinth, 26/1 (octobre 2024). Par ailleurs professeur et conférencière, elle enseigne depuis 2014 en lycée général et intervient auprès de divers publics.
Traducteur
Quentin Landenne est docteur en philosophie et diplômé en sciences politiques. Il est chercheur qualifié au F.R.S.-FNRS, professeur à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles et chercheur au Centre Prospéro et au Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques. Ses recherches actuelles, menées dans le cadre d’un projet ERC-Consolidator (BildungLearning) ont pour objectif de reconstruire la fonction systématique de l’idéal de Bildung (formation, éducation, culture) dans l’idéalisme allemand, et de le confronter avec le modèle contemporain de la Learning society (société apprenante), en particulier dans le contexte des mutations de l’idée d’université et de la liberté académique. Il est l’auteur de nombreuses publications, articles, collectifs et traductions. Parmi ses monographies, on peut citer Le perspectivisme transcendantal de Fichte, chez Olms en 2013, Karl-Otto Apel. Du point de vue moral, chez Michalon en 2015 et Reconstructing a Learning Society, chez Logos en 2021.
Traducteur
Docteur et agrégé de philosophie, Nicolas Quérini est actuellement professeur au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg et chargé de cours à l'université. Il a effectué auparavant un post-doctorat à l’UCLouvain à l'occasion duquel il travaillait sur les concepts de Bildung et de self-development chez Nietzsche et Mill, sous-la direction de Quentin Landenne. Sa thèse, réalisée sous la direction d’Anne Merker et de Paolo D’Iorio, portait sur Platon et Nietzsche et fut publiée en 2023 chez Classiques Garnier sous le titre De la connaissance de soi au devenir soi. Platon, Pindare et Nietzsche. Nicolas Quérini a également publié de nombreux articles, sur Nietzsche notamment.
La rédaction de cette traduction a été financée par l’Union européenne (BildungLearning, projet ERC n° 101043433). Les points de vue et opinions exprimés appartiennent à ses auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ni de la European Research Council Executive Agency. Ni l’Union européenne ni l’instance chargée de l’octroi des subventions ne peuvent en être tenues pour responsables.
Présentation
1De 1865 à 1868, John Stuart Mill exerça deux fonctions institutionnelles majeures : député à la Chambre des Communes pour la circonscription de Westminster – mandat au cours duquel il mit aux voix pour la première fois au Parlement britannique, bien que sans succès, un amendement levant l’interdiction de voter pesant sur les femmes – et « Lord Rector » à l’Université de Saint Andrews, l’une des quatre universités écossaises historiques avec Glasgow, Aberdeen et Édimbourg. Cette fonction de « Recteur », instituée en 1858, est alors moins administrative qu’honorifique et intellectuelle : correspondant au troisième plus haut degré d’autorité d’une université après le Chancelier et le Principal, elle est plus éminemment symbolique dans la mesure où le Recteur est élu par le cortège des étudiants qui placent en sa personne, pour ainsi dire, la mission de représenter leurs aspirations et de les guider dans leur formation. Le Recteur est ainsi réputé orienter l’esprit général de l’enseignement dispensé pendant sa mandature de trois ans, et est notamment chargé de prononcer en ce sens un discours solennel appelé Allocution inaugurale ou Discours inaugural (Inaugural Address). En l’occurrence, ce Discours inaugural à l’Université de Saint Andrews a été prononcé par John Stuart Mill un an et demi après sa prise officielle de fonction, le 1er février 1867. Ce fut l’occasion pour lui d’exposer sa conception de l’éducation et plus particulièrement des fonctions légitimes de l’enseignement universitaire. Selon lui, celui-ci ne doit pas destiner les jeunes gens à un quelconque emploi spécialisé, mais les doter d’une « tournure d’esprit » les disposant à une multiplicité de spécialisations possibles et, surtout, à la compréhension la plus vaste des enjeux de leur temps, lesquels ne peuvent s’appréhender sans la connaissance du passé et la maîtrise fine de la langue et des raisonnements.
2Dans le cadre du présent volume, il nous a paru utile et intéressant de proposer une traduction inédite des deux parties à nos yeux les plus importantes de ce discours, pour trois raisons. La première raison est éditoriale, le texte étant mobilisé et analysé par plusieurs auteurs de ce numéro, qui s’appuient sur cette traduction, il était opportun d’en proposer de plus larges extraits aux lecteurs pour leur permettre de mieux en comprendre la portée. La deuxième raison est, en quelque sorte, philologique et vise à combler un manque : la seule traduction française disponible à ce jour de ce texte se trouve dans une édition basée sur une version francophone anonyme (potentiellement attribuée, quoique sans certitude, à Mill lui-même) récemment proposée par une équipe de chercheurs québécois (Sur l’université. Le discours de St Andrews, présentation par Normand Baillargeon, Antoine Beaugrand-Champagne et Camille Santerre Baillargeon, Presses Universitaires de Laval, 2017). Il nous a donc semblé important de proposer une nouvelle traduction originale qui soit, d’une part, fondée sur le texte établi dans l’édition scientifique de référence des Œuvres complètes et, d’autre part, aussi respectueuse que possible des orientations philosophiques de son auteur. Dans ce but, nous avons fait le choix d’une traduction proche des tournures syntaxiques et du style milliens, bien qu’ils puissent parfois sembler lourds, en portant une attention particulière à son lexique en tant qu’il véhicule des concepts spécifiques.
3C’est d’ailleurs ce qui lie la troisième raison, proprement philosophique, à la seconde. En effet, ce texte nous semble pleinement refléter les enjeux relatifs à la formation de soi qu’interroge le présent volume, et offrir par ce biais une entrée privilégiée et « incarnée » dans la pensée de John Stuart Mill en lien avec le développement de soi (self-development), de la personne, et la culture de soi (Bildung), tant collective qu’individuelle, de l’humanité. On y trouve notamment le motif idéaliste, qui traverse les textes majeurs de la philosophie classique allemande depuis le début du XIXe siècle, chez Schiller, Fichte ou Humboldt, et jusqu’aux conférences prononcées par Nietzsche en 1872 Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, selon lequel l’apprentissage doit se donner comme fin le développement de l’individualité, et plus largement la culture de « l’esprit » (qu’il soit national ou non), et non le service de l’État ou une quelconque visée utilitaire. Si cette idée semble un leitmotiv dans la tradition allemande depuis Herder1, elle est plus remarquable sous la plume d’un « utilitariste » et « progressiste » anglais à qui Nietzsche prêtera les plus grands défauts, à commencer par celui d’uniformiser tous les individus au titre de sa philosophie du bonheur. Bien au contraire, ce texte révèle combien et par quelles méthodes l’enseignement, aux yeux de Mill, doit s’attacher à développer les facultés des étudiants sans les couler dans un moule unique, et en stimulant continuellement leur faculté de jugement et leur esprit critique. Plus encore, même si Mill se pose en « libre penseur » critiquant la mainmise de la religion sur l’enseignement, dès lors qu’elle est dogmatique, c’est une remise en cause de tous les préjugés entourant l’utilitarisme qui se fait jour au fil de son propos : non seulement la culture religieuse n’est pas à bannir du moment qu’elle ne prétend pas édicter la vérité a priori et de manière figée, mais ce sont également la poésie, les lettres et les arts en général qui doivent être cultivés, précisément en tant qu’ils apparaissent comme des savoirs « gratuits », qui « aiguillonnent notre nature sur son flanc désintéressé » et capables, par là même, de pourvoir à une édification morale qui ne soit pas moralisatrice sans pourtant ramener la vie à la poursuite de satisfactions matérielles ou quantifiables. Rien n’est plus à craindre que le dessèchement de l’esprit et du sentiment, conditions de l’investissement des individus instruits au service du bien commun et de tout possible progrès de la civilisation. Aussi le texte se révèle-t-il finalement un plaidoyer vibrant pour la culture esthétique, laquelle doit toujours accompagner et comme imprégner, d’après Mill, les deux autres branches que sont « l’éducation intellectuelle et l’éducation morale ». C’est ainsi dans la parfaite beauté de l’œuvre d’art que la culture et la formation de soi de l’individu, y compris à l’université, trouvent leur modèle par excellence, leur inspiration pour « rapprocher de l’idéal, autant que possible, chacun de [ses] travaux, et par-dessus-tout, [son] caractère et [sa] vie ».
4Sur ces différents points, le discours entre ainsi en écho avec les extraits de l’Autobiographie de Mill traduits dans le présent volume. Leur lecture parallèle contribue à enrichir la compréhension que nous pouvons avoir aujourd’hui du travail de formation de soi qui n’a cessé d’animer le philosophe anglais. Afin de nous concentrer sur ce qui relie les réflexions éducatives de Mill au problème de la formation de soi et du caractère, nous avons pris le parti de nous limiter à ce qui correspond au premier et au dernier quarts du discours, et comprend ainsi son exorde et sa péroraison. Nous espérons que cet aperçu des réflexions qu’il soulève plaidera en faveur d’une plus grande diffusion et réception de ce très beau texte.
5La présente traduction se base sur l’édition des œuvres de J. S. Mill proposée sous la direction de J. M. Robson : The Collected Works of John Stuart Mill in 33 vols, Toronto, University of Toronto Press, 1963-1991, vol. XXI, « Inaugural Address Delivered to the University of Saint Andrews », p. 215-225 ; p. 247-257.
Discours inaugural prononcé à l’Université de St Andrews
6[217] Suivant la coutume qui veut que la personne que vous avez élue à la présidence honoraire de votre université donne chair dans son discours à quelques pensées sur les sujets qui concernent le plus intimement un lieu d’éducation libérale, permettez-moi de commencer par dire que cet usage me paraît louable au plus haut point. L’éducation, dans son sens le plus large, est l’un des thèmes les plus inépuisables qui soient. Quoique l’on trouve difficilement sujet sur lequel tant a été écrit par tant d’hommes sages, il n’en demeure pas moins parfaitement neuf pour ceux qui y viennent avec un esprit aussi neuf, et non désespérément rempli des conclusions d’autres personnes, que l’était celui de ceux qui l’ont explorée en premier ; et mise à part la masse abondante d’excellentes choses petites et grandes qui ont été dites à ce propos, nulle personne attentive ne manquera de trouver des choses petites et grandes qui attendent encore d’être dites ou d’être développées et poursuivies dans leurs conséquences. En outre, l’éducation est l’un des sujets qui exigent le plus essentiellement d’être considérés par divers esprits et depuis divers points de vue. Car, de tous les sujets polymorphes, c’est celui qui présente le plus grand nombre de facettes. Ce n’est pas seulement qu’il inclue tout ce que nous pouvons faire pour nous-mêmes ou tout ce qui peut être fait pour nous par autrui dans le but exprès de nous rapprocher d’une manière ou d’une autre de la perfection de notre nature. Il fait plus : dans son acception la plus large, il comprend aussi les effets indirects qu’ont sur les caractères et sur les facultés humaines des choses dont les buts premiers sont très différents – les lois, les formes de gouvernement, les arts industriels, les formes de vie sociale, voire des faits physiques qui ne dépendent pas de la volonté humaine : le climat, le sol, la position géographique. Tout ce qui contribue à former l’être humain pour faire de lui l’individu qu’il est et l’empêcher de devenir ce qu’il n’est pas fait partie de son éducation, éducation souvent très mauvaise qui requiert, pour contrer ses tendances, tout ce que peuvent faire une intelligence et une volonté cultivées. Pour prendre un exemple évident, l’avarice de la Nature en certains lieux, où elle absorbe toute l’énergie de l’être humain dans sa préservation, et sa prodigalité en d’autres, qui permet une sorte d’existence bestiale à trop bon compte mobilisant à peine l’exercice des facultés humaines, sont également hostiles à la croissance spontanée et au développement de l’esprit ; et c’est à ces deux extrémités que l’on trouve les sociétés à l’état de sauvagerie pure. Je vais toutefois me limiter ici [218] à l’éducation au sens plus restreint, à savoir la culture que chaque génération donne délibérément à ceux qui en héritent dans le but de les rendre capables, pour le moins, de la préserver et, si possible, d’élever le niveau de progrès qu’elle a atteint. Presque tous ceux ici présents sont quotidiennement occupés soit à recevoir soit à donner cette forme d’éducation, et la partie qui vous concerne le plus aujourd’hui est celle dans laquelle vous êtes vous-mêmes engagés : le niveau d’éducation qui est la tâche dévolue à une université nationale.
7La fonction véritable d’une université dans une éducation nationale est assez bien comprise. Du moins est-on plutôt généralement d’accord sur ce qu’une université n’est pas. Ce n’est pas un lieu d’éducation professionnelle. Les universités ne sont pas destinées à enseigner les connaissances requises pour préparer les hommes à une certaine manière particulière de gagner leur vie. Leur objet n’est pas de façonner d’habiles juristes, médecins ou ingénieurs, mais des êtres humains capables et cultivés. Il est tout à fait vrai qu’il devrait y avoir des établissements publics pour l’étude des professions. Il devrait certes y avoir des écoles de droit et de médecine, et il serait bon qu’il y ait des écoles d’ingénierie et d’arts industriels ; les pays qui en possèdent ne s’en portent que bien mieux. Et il y aurait un avantage à regrouper de telles institutions dans les mêmes lieux et sous la même direction générale que les établissements consacrés à l’éducation proprement dite. Mais de telles matières ne relèvent pas de ce que chaque génération doit à la suivante comme de ce dont dépendront au premier chef sa civilisation et sa valeur. Elles ne sont nécessaires qu’à un nombre relativement réduit d’individus qui sont poussés par les raisons personnelles les plus fortes à les acquérir par leurs propres efforts ; et même ce petit nombre ne les requiert qu’une fois achevée son éducation au sens ordinaire du terme. Quant à savoir si ceux qui en ont acquis la spécialité vont les apprendre comme une branche de l’intelligence ou comme un simple commerce, ou si, les ayant appris, ils vont en faire un usage sage et consciencieux ou le contraire, cela dépend moins de la manière dont on leur enseigne leur profession que du type d’esprit avec lequel ils y viennent – du type d’intelligence et de conscience que le système général d’éducation aura développé en eux. Les hommes sont hommes avant d’être juristes, médecins, ou commerçants, ou fabricants ; et si vous en faites des hommes capables et sensés, ils se feront d’eux-mêmes juristes ou médecins capables et sensés. Ce que les hommes de métier devraient emporter de l’université, ce n’est pas un savoir professionnel, mais c’est ce qui devrait guider l’usage de leur savoir professionnel et éclairer par la lumière de la culture générale les spécificités d’une activité particulière. Des hommes peuvent être des juristes compétents sans avoir d’éducation générale, mais il dépend d’une éducation générale d’en faire des juristes philosophes qui exigent et sont capables d’appréhender des principes plutôt que d’encombrer leur mémoire de détails. Et il en va de même de toutes les autres activités utiles, y compris les activités mécaniques. L’éducation fait d’un homme un cordonnier plus intelligent, si tel est son métier, mais ce n’est pas en lui enseignant comment fabriquer des chaussures ; c’est par l’entraînement intellectuel qu’elle lui donne et les habitudes qu’elle imprime en lui.
8C’est là ce qu’un mathématicien appellerait la limite supérieure de l’éducation universitaire : [219] son domaine s’arrête là où l’éducation, cessant d’être générale, se ramifie en sections consacrées à ce à quoi l’individu se destine dans la vie. La limite inférieure est plus difficile à définir. Une université ne se soucie pas d’instruction élémentaire : l’élève est censé l’avoir acquise avant d’y arriver. Mais où l’instruction élémentaire s’arrête-t-elle et où l’éducation supérieure commence-t-elle ? Certains ont donné une extension très large à l’idée d’instruction élémentaire. Selon eux, ce n’est pas l’affaire d’une université de donner depuis les bases l’instruction du savoir en ses branches particulières. Ce qu’il faudrait ici apprendre à l’élève (pensent-ils), c’est à organiser méthodiquement son savoir, à examiner chaque partie séparée de celui-ci dans sa relation aux autres parties et au tout, en combinant les aperçus partiels qu’il a acquis sur le terrain du savoir humain en différents points pour dresser une carte générale, si je peux m’exprimer ainsi, de la région dans son ensemble ; en observant comment tous les savoirs sont connectés, comment on s’élève à une branche par le moyen d’une autre, comment la branche supérieure modifie l’inférieure, comment l’inférieure nous aide à comprendre la supérieure, comment chaque réalité existante est un composé de nombreuses propriétés dont chaque science ou mode distinct d’étude ne révèle qu’une petite partie, mais dont le tout doit être compris pour nous rendre capables de le connaître comme un fait dans la Nature et non comme une simple abstraction.
9Ce dernier niveau de l’éducation générale, destiné à donner à l’élève une vue englobante et articulée des choses qu’il a déjà apprises séparément, inclut une étude philosophique des méthodes des sciences : les manières par lesquelles l’intellect humain procède du connu vers l’inconnu. Il faut qu’on nous enseigne à généraliser notre conception des ressources que l’esprit humain possède pour explorer la nature, pour comprendre comment l’homme découvre les faits réels du monde et par quelles épreuves il peut juger s’il les a vraiment trouvées. Et à n’en pas douter, tel est le couronnement et l’accomplissement d’une éducation libérale ; mais avant de restreindre l’université à ce domaine supérieur de l’instruction –avant de la limiter à l’enseignement non pas de la connaissance, mais de la philosophie de la connaissance –, il faut s’assurer que la connaissance elle-même ait bien été acquise ailleurs. Les partisans de cette vision de la fonction de l’université n’ont pas tort de penser que les écoles, en tant que distinctes des universités, doivent être propres à enseigner toutes les branches de l’instruction générale requise par la jeunesse pour autant qu’elles puissent être étudiées à part. Mais où peut-on trouver de telles écoles ? Depuis que la science a pris son caractère moderne, nulle part ; et dans nos îles moins qu’ailleurs encore. Ce royaume ancien2, grâce à ses grands réformateurs religieux, a eu l’inestimable avantage, refusé à sa sœur méridionale3, de bénéficier d’excellentes écoles paroissiales qui, deux siècles avant tout autre pays, ont donné, véritablement et non en apparence, un niveau considérable de bonne instruction littéraire au gros de la population. Mais les écoles d’une qualité encore supérieure ont été, même en Écosse, si peu nombreuses et si inadéquates que les universités ont dû largement remplir les fonctions qui auraient dû être remplies par les écoles en recevant les étudiants à un jeune âge et en devant assumer non seulement le travail auquel les écoles auraient dû les préparer, mais une grande partie [220] de la préparation elle-même. Chaque université écossaise n’est pas simplement une université, mais une école secondaire qui doit pallier les déficiences des autres écoles. Et si les universités anglaises ne font pas la même chose, ce n’est pas parce que le même besoin n’existe pas, mais parce qu’il y est négligé. Les jeunes gens arrivent ignorants dans les universités écossaises et y trouvent un enseignement. La majorité de ceux qui arrivent dans les universités anglaises sont encore plus ignorants, et c’est ignorants qu’ils en sortent.
10Et c’est pourquoi, de fait, la mission d’une université écossaise comprend la totalité d’une éducation libérale depuis ses fondations. Et, presque dès le commencement, vos universités ont été structurées de sorte à englober cette entièreté dans toute sa profondeur et son extension. Contrairement à ce qu’ont si longtemps fait les universités anglaises, vous n’avez pas limité tout le cœur de votre enseignement, tout votre réel effort d’enseigner, aux deux sujets que sont les langues classiques et les mathématiques. Vous n’avez pas attendu ces dernières années pour instaurer un examen4 en sciences de la nature et en sciences morales. Un enseignement a été organisé depuis longtemps dans ces deux départements et vos professeurs pour ces sujets n’ont pas été de ceux qui ne le sont que de nom car ils ne donnent pas cours ; quelques-uns parmi les plus grands noms en sciences physiques et morales ont enseigné dans vos universités et ont contribué par leurs leçons à former certains des esprits les plus éminents des siècles passés et présents. Commenter le parcours d’éducation dans les universités écossaises, cela revient à passer en revue chaque domaine essentiel de la culture générale. Ainsi, le meilleur parti que je puisse tirer de la présente occasion est de livrer quelques remarques sur chacun de ces domaines envisagé dans son lien avec la culture de l’humanité [human cultivation] au sens large ; en pointant la façon dont chacun prétend avoir sa place dans l’éducation libérale, dont chacun conduit à l’amélioration de l’esprit individuel et au profit de la race humaine, et dont tous conspirent à une même fin – le renforcement, l’exaltation, la purification et l’embellissement de notre nature commune –, et la façon dont ils dotent l’humanité des dispositions mentales nécessaires au travail qu’elle a à réaliser tout au long de la vie.
11Laissez-moi commencer par quelques mots sur la grande controverse de notre époque eu égard à l’éducation secondaire, le différend qui divise le plus largement les réformateurs de l’éducation et les conservateurs sur la délicate question du choix entre les langues anciennes et les sciences et arts modernes, à savoir si l’éducation générale devrait être classique – permettez-moi d’utiliser une expression plus englobante, je dirais littéraire – ou scientifique. Une dispute agitée de manière aussi infinie que stérile que la vieille controverse qui lui ressemble, rendue célèbre par les noms de Swift et Sir William Temple en Angleterre et de Fontenelle en France, la lutte pour la suprématie qui oppose les Anciens aux Modernes. La question de savoir si on doit apprendre [221] les classiques ou les sciences, me paraît, je dois dire, très similaire à celle de savoir si les peintres devraient travailler le trait ou bien la couleur, ou pour me servir d’une image plus domestique, si un tailleur devrait confectionner des manteaux ou bien des pantalons. Je ne peux répondre autrement qu’en demandant : pourquoi pas les deux ? Peut-on seulement appeler bonne l’éducation qui n’inclut pas à la fois la littérature et les sciences ? Si l’on devait même se limiter à dire que l’éducation scientifique nous enseigne à penser et l’éducation littéraire à exprimer nos pensées, n’avons-nous pas besoin des deux ? Et celui qui manque de l’une ou l’autre n’est-il pas un pauvre fragment d’humanité amputé et bancal ? On n’est pas obligé de se demander s’il est plus important de connaître les langues ou les sciences. Si brève que soit la vie – et elle est rendue plus brève encore par le temps qu’on perd à des choses qui ne sont ni des affaires, ni de la méditation, ni du plaisir –, nous ne sommes pas à ce point démunis que nos hommes de lettres doivent ignorer les lois et propriétés du monde dans lequel ils vivent, ou que nos hommes de science doivent être dénués de sentiment poétique et de culture artistique. Je suis stupéfait par la conception limitée que tant de réformateurs de l’éducation se sont faite des capacités d’apprentissage de l’être humain. L’étude des sciences, disent-ils à raison, est indispensable ; notre éducation actuelle la néglige. Il y a du vrai là-dedans aussi, quoique ce ne soit pas là toute la vérité, et ils considèrent comme impossible de trouver la place pour les études qu’ils désirent encourager, sinon en retirant de l’éducation générale les matières qui sont aujourd’hui les plus étudiées. Comme il est absurde, disent-ils, que l’ensemble des jeunes garçons soit amené à acquérir une connaissance imparfaite de deux langues mortes ! Absurde en effet, mais doit-on mesurer les capacités d’apprentissage de l’esprit humain en fonction de ce que peuvent enseigner Eton et Westminster ? Je préférerais voir ces réformateurs diriger leurs attaques contre les déficiences honteuses de ces écoles publiques et privées qui prétendent enseigner ces deux langues et ne le font pas. J’aimerais les entendre dénoncer les misérables méthodes d’enseignement et l’oisiveté et l’indolence criminelles qui gâchent toute l’enfance des élèves sans vraiment donner à la plupart d’entre eux plus que quelques notions, et encore, de la seule sorte de connaissances dont on prétend seulement se soucier. Essayons de voir ce qu’un enseignement consciencieux et intelligent peut faire avant de prétendre décider de ce qui ne peut pas être fait.
12À cet égard, l’Écosse a été dans l’ensemble considérablement mieux lotie que l’Angleterre. Les jeunes Écossais ne se sont jamais trouvés dans l’impossibilité de quitter l’école ou l’université en ayant appris quelque chose d’autre que du grec et du latin. Et pourquoi ? Parce que le grec et le latin leur ont été mieux enseignés. Un début d’enseignement classique a déjà été dispensé tout du long dans les écoles ordinaires d’Écosse ; et ses écoles ordinaires, comme ses universités, n’ont jamais été des impostures telles que l’ont été les écoles anglaises au siècle dernier et comme la grande partie des écoles ordinaires anglaises en sont toujours. Les seules grammaires latines acceptables destinées aux écoles que je connaisse, qui ont été produites sur ces îles jusqu’à très récemment, [222] ont été écrites par des Écossais. Mais la raison commence à trouver sa voie en s’infiltrant progressivement jusque dans les écoles anglaises et à tenir bon dans la lutte contre les habitudes, quoique le combat soit encore très inégal. Quelques réformateurs pratiques des études, parmi lesquels Arnold fut le plus éminent, ont commencé à amender bien des choses ; mais les réformes dignes de ce nom sont toujours lentes, et même les réformes des gouvernements et des Églises ne sont pas aussi lentes que celles des écoles, car pour elles il y a la grande difficulté préliminaire de devoir façonner les outils, d’enseigner aux enseignants. Si toutes les améliorations dans la façon d’enseigner les langues qui ont déjà été confirmées par l’expérience étaient adoptées dans nos écoles classiques, on cesserait bientôt de percevoir le latin et le grec comme des études qui doivent encombrer les années d’école et rendre impossible tout autre apprentissage. Si un garçon apprenait le grec et le latin en suivant les mêmes principes selon lesquels un simple enfant apprend avec une telle aisance et une telle rapidité n’importe quelle langue moderne, c’est-à-dire en se familiarisant avec le vocabulaire par la pratique et la répétition avant d’être perturbé par des règles grammaticales – ces règles étant acquises avec une facilité dix fois plus grande quand les cas auxquels elles s’appliquent sont déjà familiers à l’esprit –, un écolier moyen, bien avant l’âge auquel sa scolarité s’achève, serait capable de lire avec fluidité et une curiosité sagace n’importe quel auteur latin ou grec ordinaire en prose ou en vers, il aurait une connaissance maîtrisée de la structure grammaticale des deux langues, et en outre du temps pour acquérir une vaste instruction scientifique. Je pourrais même aller bien plus loin, mais je suis réticent à m’exprimer sur tout ce que je crois praticable en cette matière autant que l’était George Stephenson à propos des rails de train, lui qui évaluait la vitesse moyenne d’un train à dix miles à l’heure, car, eût-il proposé un chiffre supérieur, les hommes de sens pratique ne l’eussent pas écouté, le considérant comme un personnage des plus imprudents, un illuminé et un visionnaire. Les résultats ont montré, dans ce cas, qui était le véritable homme de sens pratique. Ce qu’il en résulterait dans l’autre cas, je n’essaierai pas de l’anticiper. Mais je dirai, avec confiance, que si les deux langues classiques étaient enseignées correctement, il n’y aurait plus le moindre besoin de les écarter du programme de cours pour avoir le temps suffisant à tout ce qu’il y faut inclure.
13Permettez-moi de dire quelques mots de plus sur l’estimation étrangement limitée de ce qu’il est possible aux êtres humains d’apprendre, estimation qui s’appuie sur la supposition implicite qu’ils reçoivent déjà l’enseignement le plus efficace. Une conception aussi étroite [223] ne vicie pas seulement notre idée de l’éducation ; en réalité, si nous l’adoptons, elle jette une ombre sur nos attentes quant au progrès futur de l’humanité. Car, si les conditions inexorables de la vie humaine font qu’il n’est plus nécessaire pour un homme de tenter de savoir plus d’une chose, qu’adviendra-t-il de l’intellect humain à mesure que les faits s’accumulent ? À chaque génération, et aujourd’hui plus rapidement que jamais, les choses qu’il est nécessaire que chacun sache se multiplient encore et encore. Chaque domaine de la connaissance devient si chargé de détails que celui qui aspire à le connaître avec une précision minutieuse doit se restreindre à une portion de plus en plus petite de toute son étendue. Chaque science et chaque art doit être subdivisé jusqu’à ce que la portion de chaque homme, le domaine qu’il connaît à fond, soit à peu près à l’étendue des connaissances utiles ce qu’est l’art de poser une tête d’épingle au champ de l’industrie humaine. Maintenant, si pour connaître ce peu de choses complètement, il est nécessaire de rester tout à fait ignorant de tout le reste, quelle sera bientôt la valeur d’un homme pour n’importe quelle autre fin humaine que la fraction infinitésimale de ses propres désirs et besoins humains ? Son état sera même pire que la simple ignorance. L’expérience montre qu’il n’y a pas d’étude ou de recherche qui, si elle est menée à l’exclusion de toute autre, ne rende l’esprit étroit et pervers en le nourrissant d’une série de préjugés propres à cette recherche en plus du préjugé général, commun à toutes les spécialités étroites, à l’encontre des vues larges, provenant d’une incapacité à adopter et à apprécier le fondement de celles-ci. On devrait s’attendre alors à voir la nature humaine se rabougrir toujours plus et devenir inapte aux grandes choses du fait même de sa grande aptitude aux petites. Mais nous n’en sommes pas encore à ce point : une prévision aussi sombre est sans fondement. La limite ultime de la capacité humaine d’apprentissage n’est pas de ne connaître qu’une seule chose, mais bien de combiner la connaissance pointue d’une ou de peu de choses avec la connaissance générale de nombreuses choses. Par connaissance générale, je n’entends pas quelques vagues impressions. Un homme éminent dont les écrits font partie des cours dans cette université, l’archevêque Whately, a bien fait la distinction entre savoir général et savoir superficiel. Avoir une connaissance générale d’un sujet, c’est connaître seulement ses vérités principales, les connaître non pas superficiellement, mais en profondeur, de manière à avoir une connaissance vraie du sujet dans ses grands traits, tout en laissant les détails mineurs à ceux qui les requièrent aux fins de leurs travaux spécifiques. Il n’y a pas d’incompatibilité entre connaître à un tel degré un large éventail de sujets et connaître un seul sujet avec la complétude exigée par ceux qui en font leur principale occupation. C’est cette combinaison qui produit un public éclairé. Un corps d’intellects cultivés, chacun ayant appris par ses réalisations dans son propre domaine ce qu’est une connaissance réelle et en connaissant assez des autres sujets pour pouvoir reconnaître qui sont ceux qui les connaissent le mieux. Il ne faut pas sous-estimer la somme des connaissances qui nous habilitent à savoir vers qui nous tourner pour en acquérir davantage. Une fois les éléments des études les plus importantes largement diffusés, ceux qui ont atteint les plus hauts sommets trouvent un public capable [224] de reconnaître leur supériorité et préparé à suivre leur direction. C’est alors aussi que des esprits se forment à pouvoir guider et améliorer l’opinion publique sur les préoccupations majeures de la vie pratique. De tous les sujets accessibles à l’esprit humain, le gouvernement et la société civile sont les plus compliqués, et celui qui voudrait les traiter avec compétence en penseur et non en partisan aveugle n’a pas seulement besoin d’une connaissance générale des faits principaux de la vie, tant moraux que matériels, mais aussi d’un entendement exercé et discipliné aux principes et règles d’une pensée solide jusqu’à un point que ni l’expérience de la vie, ni aucune science ou branche du savoir ne permettent d’atteindre. Il faut donc comprendre que notre objectif dans l’apprentissage doit être non seulement de connaître la chose qui fait notre occupation principale autant qu’elle peut être connue, mais qu’en sus de cela il faut aussi connaître quelque chose de tous les grands sujets de l’intérêt humain en prenant soin de connaître ce quelque chose avec précision, en traçant une ligne de démarcation nette entre ce que nous connaissons avec précision et ce que nous ne connaissons pas avec la même précision, et en nous souvenant que notre objet devrait être d’obtenir une vision véritable de la nature et de la vie dans leurs grandes lignes et qu’il est vain de perdre son temps sur les détails de ce qui ne constitue en rien l’occupation de nos énergies pratiques.
14Il ne découle pourtant en rien de cela que toute branche utile de la connaissance générale, par opposition avec la connaissance professionnelle, devrait être incluse dans les programmes de l’école ou des études universitaires. Il est des choses qui sont mieux apprises en dehors de l’école ou quand sont terminées les années scolaires, même celles qu’on passe d’ordinaire dans une université écossaise. Je ne suis pas d’accord avec ces réformateurs qui donneraient aux langues modernes une place bien établie et éminente dans les cours à l’école ou à l’université. Ce n’est pas que j’attache peu d’importance à la connaissance de celles-ci. Nul ne peut être considéré comme un homme bien instruit à notre époque sans être familiarisé au moins avec la langue française de sorte à lire aisément des livres français ; et il est très utile de cultiver une familiarité avec l’allemand. Mais les langues vivantes s’acquièrent bien plus aisément en échangeant avec ceux qui en font usage quotidien ; quelques mois dans le pays lui-même, s’ils sont bien mis à profit, mènent bien plus loin qu’un grand nombre d’années de leçons scolaires ; pour ceux qui peuvent accéder à ce mode plus aisé, c’est une véritable perte de temps que de travailler à ces langues sans autre aide que celle des livres et des maîtres ; et avec le temps, grâce aux écoles et universités internationales, cela sera rendu accessible pour bien plus de personnes qu’à présent. Les universités en font assez pour faciliter l’étude des langues modernes si elles donnent une maîtrise de cette langue ancienne qui est la fondation de la plupart d’entre elles, et dont la possession rend plus facile d’apprendre quatre ou cinq des langues continentales que d’apprendre l’une d’entre elles sans cela. Encore une fois, il m’est toujours apparu comme une grande absurdité que l’histoire et la géographie soient enseignées dans les écoles, exception faite des écoles élémentaires pour les enfants des classes ouvrières dont l’accès ultérieur aux livres est limité. Mais qui donc a vraiment appris l’histoire et la géographie autrement que par des lectures personnelles ? Et quel extrême échec un système d’éducation n’est-il pas s’il n’a pas donné à l’élève un goût suffisant de la lecture pour qu’il cherche par lui-même, parmi toutes les formes de connaissances, les plus séduisantes et les plus facilement compréhensibles ? En outre, telles qu’elles peuvent être enseignées dans les écoles, l’histoire et la géographie [225] n’exercent aucune autre faculté intellectuelle que la mémoire. Une université est de fait le lieu où l’étudiant devrait être initié à la philosophie de l’histoire, où les professeurs, qui ne connaissent pas simplement les faits mais ont exercé leur esprit sur eux, devraient lui donner accès aux causes et à l’explication, pour autant qu’elles soient à notre portée, de la vie passée de l’humanité dans ses trait principaux. La critique historique – la mise à l’épreuve de la vérité historique – est aussi un sujet sur lequel son attention peut être attirée à ce stade de son éducation. Mais de ces simples faits historiques tels qu’ils sont communément acceptés, un jeune garçon éduqué, quelle que soit son activité intellectuelle, n’en apprendra-t-il pas autant qu’il est nécessaire pour peu qu’on le laisse libre de se rendre dans une bibliothèque d’histoire ? Ce dont il a besoin dans ce domaine, comme dans d’autres qui relèvent de faits généraux, ce n’est pas qu’on le lui enseigne dans l’enfance, mais qu’une abondance de livres lui soient accessibles.
15[…]
16[247] Que personne ne berce sa conscience de l’illusion qu’il ne saurait faire de mal s’il reste en retrait et ne forme aucune opinion. Les hommes mauvais n’ont besoin de rien de plus, pour arriver à leurs fins, que de ce que les hommes bons restent spectateurs et ne fassent rien. On ne peut appeler bon l’homme qui, sans une récrimination, laisse faire du tort en son nom, et contribue même à en fournir le moyen parce qu’il refuse de se donner la peine de faire usage de son entendement à ce propos. De l’habitude de participer et de s’intéresser aux affaires publiques et du degré d’information et de jugement étayé de la communauté à leur sujet dépend le fait que la conduite de la nation en tant que nation, à la fois en son sein et vis-à-vis des autres, soit égoïste, corrompue ou tyrannique, ou bien rationnelle et éclairée, juste et noble.
17De ces études plus avancées, les écoles et les universités ne peuvent fournir qu’un linéament ; mais celui-ci n’en reste pas moins de la plus haute importance, en ce qu’il éveille l’intérêt pour ces sujets, permet de surmonter les premières difficultés en habituant l’esprit au genre d’exercice que ces études requièrent, et implante le désir d’y progresser en indiquant à l’étudiant les meilleures méthodes et les meilleurs soutiens. En proportion de ce que nous acquérons dans ces branches du savoir, nous apprenons, ou au moins sommes mis en voie d’apprendre, ce qu’est notre devoir et notre travail dans la vie. Savoir cela, toutefois, c’est n’être qu’à la moitié du travail de l’éducation : reste encore à faire que, ce que nous savons, nous soyons incités et déterminés à le mettre en pratique. Néanmoins, connaître la vérité est déjà un pas décisif vers la disposition à agir en conséquence. Ce que nous voyons clairement et appréhendons avec ferveur, nous avons spontanément le désir de le mettre en œuvre. « Voir le meilleur, et pourtant suivre le pire »5 est un état d’esprit possible mais peu commun : ceux qui suivent la voie du mal ont généralement d’abord pris soin d’ignorer volontairement la voie du bien. Ils ont réduit leur conscience au silence mais ils ne lui désobéissent pas sciemment. Si vous prenez un esprit humain ordinaire encore jeune, avant que ses objectifs de vie ne lui aient donné une mauvaise inclination, vous trouverez généralement qu’il désire ce qui est bon, juste et bénéfique pour tous ; et si cet âge est utilisé à bon escient pour y implanter le savoir et l’entraînement à même de l’habituer au raisonnement rigoureux davantage qu’au sophisme, une solide barrière aura été érigée contre les incursions de l’égoïsme et du mensonge. Cela étant, elle reste très imparfaite, l’éducation qui n’éduque que l’intelligence et non la volonté. Personne ne peut se passer d’une éducation expressément dirigée vers la part morale de son être autant que vers sa part intellectuelle. Une telle éducation, dans la mesure où elle se veut directe, est soit morale soit religieuse, et ces deux aspects peuvent être traités soit distinctement, soit comme deux facettes de la même chose. Comme ce qui nous occupe aujourd’hui n’est pas l’éducation comme un tout, mais l’éducation scolaire, nous devons garder à l’esprit les limites qui se posent inévitablement à ce que peuvent faire les écoles et les universités. Il est hors de leur pouvoir d’éduquer à la morale ou à la religion. L’éducation morale et religieuse consiste à entraîner les sentiments et les habitudes quotidiennes, [248] et voilà qui excède en majeure partie la sphère qui tombe sous le contrôle de l’éducation publique. C’est le foyer, la famille, qui prodigue l’éducation morale ou religieuse que nous recevons véritablement ; et celle-ci est ensuite complétée, et modifiée, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire, par la société et les opinions et sentiments de notre entourage. L’influence morale ou religieuse qu’une université peut exercer ne consiste pas tant dans quelque enseignement exprès que dans l’atmosphère diffuse du lieu. Quel que soit ce qu’on y enseigne, on devrait l’enseigner comme pénétré d’un sens du devoir ; chaque savoir devrait être présenté par-dessus tout comme un moyen de parvenir à une vie digne, laquelle nous a été conférée dans le double but de rendre chacun de nous utile à ses semblables et d’élever le caractère de l’espèce elle-même, en exaltant et en magnifiant notre nature. Il n’y a rien qui se transmette plus aisément de professeur à élève que l’élévation du sentiment : il arrive bien souvent que l’influence vivante d’un professeur inocule à ses étudiants un mépris pour les fins mesquines et égoïstes, et une noble ambition de laisser le monde meilleur qu’ils ne l’ont trouvé, dont ils restent porteurs tout au long de leur vie. À ce titre, les professeurs de toute sorte ont par nature des moyens particuliers d’inciter quiconque fréquente ses congénères, ou se consacre à eux à quelque égard, à se sentir tenu d’agir dans toute l’étendue de ses capacités et des circonstances favorables. Le propre d’une université sur ces sujets ressortit au premier chef, comme le reste de son travail, au domaine intellectuel. Une université existe dans le but d’exposer aux générations successives, autant que les conditions le permettent, le trésor accumulé des pensées de l’humanité. Et, pour ce faire, il est indispensable de leur faire découvrir ce qu’ont pensé l’humanité en général, leur propre pays, et les hommes les meilleurs et les plus sages, sur les grands problèmes de morale et de religion. Il devrait ainsi y avoir, et il y a d’ailleurs dans la plupart des universités, des cours magistraux de philosophie morale ; mais je souhaiterais que ces cours soient quelque peu différents de ceux que l’on rencontre d’ordinaire. Je souhaiterais qu’ils exposent mieux les problèmes, qu’ils soient moins polémiques et, surtout, moins dogmatiques. L’apprenti devrait y être initié aux principaux systèmes de philosophie morale qui ont existé et effectivement façonné les pratiques de l’humanité, en apprenant ce que l’on peut dire de chacun : l’aristotélisme, l’épicurisme, le stoïcisme, le judaïsme, le christianisme, et les différentes interprétations de ce dernier, qui diffèrent presque autant l’une de l’autre que les écoles de pensée antiques. Il devrait être familiarisé avec les différents étalons du bien et du mal qui ont été choisis tour à tour comme fondements de l’éthique : utilité commune, justice naturelle, droits naturels, sens moral, principes de la raison pratique, etc. Parmi tous ceux-ci, il appartient moins au professeur de trancher, et de prendre vertement parti pour tel ou tel contre les autres, que de chercher à les faire converger vers l’établissement et la perpétuation des règles de conduite les plus avantageuses pour l’humanité. Il n’est pas un seul de ces systèmes qui n’ait un bon côté ; aucun qui n’ait quelque chose à apprendre aux disciples des autres ; aucun qui ne découle d’une intuition fervente, sinon toujours limpide, de quelque vérité majeure qui forme l’ossature du système et [249] dont l’ignorance ou le manque de considération par les autres systèmes constitue leur lacune distinctive. Même erroné en tant que tout, un système conserve de la valeur jusqu’à ce que l’attention de l’humanité ait été suffisamment contrainte de se concentrer sur la part de vérité qui l’a inspiré. Le professeur d’éthique remplit son rôle au mieux quand il met en évidence la façon dont chaque système peut être renforcé, sur ses propres bases, par la prise en compte de vérités que d’autres systèmes ont mieux appréhendées et mises en valeur. Je ne veux pas dire par là qu’il doive encourager un éclectisme sceptique par essence. Tout en exposant chaque système sous son meilleur jour, et en entreprenant de tirer de tous les conséquences les plus salutaires qui s’accordent avec leur nature, je ne voudrais en aucun cas qu’il soit empêché de soutenir avec les meilleurs arguments celui qui aura sa propre préférence. Car, même s’ils ne peuvent être tous vrais, des systèmes théoriquement faux peuvent contenir quelques vérités ponctuelles dont la théorie vraie, pour être complète, ne saurait se passer. Mais, sur ce sujet plus encore que sur tous ceux que j’ai préalablement abordés, le professeur n’a pas à imposer son jugement, mais à informer et à discipliner celui de son élève.
18Et c’est ce même fil que nous devons tenir si nous voulons trouver notre chemin dans le labyrinthe des pensées contraires où nous pénétrons quand nous abordons l’épineuse question de la relation que l’éducation doit entretenir avec la religion. Comme je l’ai déjà dit, la seule éducation religieuse véritablement conséquente est celle que donnent les parents – au sein du foyer, dans l’enfance. Tout ce que l’éducation publique et sociale est en mesure de faire, au-delà de diffuser l’atmosphère générale de révérence et de devoir dont j’ai parlé, se résume à peu de choses près à fournir des informations – ce qui n’en demeure pas moins extrêmement précieux. Je n’entrerai pas dans le débat, qui échauffe tant la génération précédente et l’actuelle, de savoir tout bonnement si la religion devrait être enseignée dans les universités et les écoles supérieures6 ou pas du tout, attendu que la religion est, de tous les domaines, celui sur lequel les hommes forment les opinions les plus diverses. Quel que soit leur parti dans la controverse, il me semble que les disputants n’ont pas suffisamment émancipé leur esprit de la vieille conception selon laquelle l’éducation consiste dans l’inculcation, d’autorité, de ce que le professeur tient pour vrai. Pourquoi serait-il impossible que des informations de la plus grande valeur soient exposées à l’étudiant sur des sujets touchant à la religion, et que celui-ci soit familiarisé avec cette part si importante de la culture nationale et des travaux intellectuels des générations passées qui a trait à la religion, sans pour autant se faire enseigner de manière dogmatique les doctrines de telle ou telle Église ou secte ? Puisque le christianisme est une religion historique, le type d’instruction religieuse qui semble le plus approprié au cadre d’une université est l’étude de l’histoire ecclésiastique. Si l’enseignement, même dans des matières qui sont objets de certitude scientifique, vise presque autant à montrer comment on arrive aux résultats qu’à enseigner les résultats eux-mêmes, ce devrait être à plus forte raison le cas dans les matières où des opinions diamétralement opposées coexistent parmi des hommes également compétents et qui se sont également évertués à parvenir à la vérité. Cette diversité elle-même devrait avertir un professeur consciencieux de ce qu’il n’a aucun droit d’imposer autoritairement son opinion à un jeune esprit. Son enseignement ne devrait pas être placé sous le signe du dogmatisme mais sous celui de l’enquête. L’élève ne devrait pas [250] être traité comme si l’on avait déjà choisi une religion pour lui mais comme quelqu’un qui devra lui-même choisir la sienne. Les différentes Églises, officielles ou non, sont bien assez compétentes dans les tâches qui leur incombent, à savoir l’enseignement de leurs doctrines respectives, autant qu’il leur est nécessaire, aux jeunes générations de leurs propres ouailles. La mission légitime d’une université est différente : ce n’est pas de nous dire avec autorité ce que nous devrions croire et de nous faire accepter cette croyance comme un devoir, mais de nous donner les informations et l’entraînement requis pour nous aider à former nos propres convictions7 de la manière qui convient à des êtres intelligents, qui cherchent la vérité quoi qu’il en coûte et qui exigent d’avoir connaissance de toutes les difficultés afin d’être mieux à même de trouver, ou de reconnaître, la façon la plus satisfaisante de les résoudre. L’importance cardinale de ces questions, les résultats décisifs qu’on en attend pour la conduite de nos vies, qui dépendent de notre choix d’une croyance ou d’une autre, sont les plus fortes raisons pour lesquelles nous ne devrions pas nous fier à notre jugement quand il a été formé dans l’ignorance des preuves, ni accepter d’être cantonnés à un enseignement partial qui nous apprend ce qu’un professeur ou une association de professeurs en particulier accepte comme doctrine véritable et comme arguments valables, et rien de plus.
19Je ne suis pas en train d’affirmer que l’université, si elle réprime l’enquête et la libre pensée, est nécessairement un échec complet, car les penseurs les plus libres ont souvent été formés dans les séminaires d’étude les plus serviles. Les grands réformateurs chrétiens furent formés dans des universités catholiques romaines ; la plupart des philosophes sceptiques français le furent par les Jésuites. L’esprit humain est parfois d’autant plus violemment attiré dans une direction qu’on a tenté avec plus de zèle et de véhémence de l’entraîner dans la direction opposée. Mais ce n’est pas là ce qu’on attend des universités – faire fuir les hommes, fût-ce en direction du bien, à force de faire le mal. Une université devrait être un lieu de libre examen. Plus elle fera scrupuleusement son devoir à tous les autres égards, plus elle sera assurée de le devenir. À la génération présente, les vieilles universités anglaises accomplissent mieux que jamais de mémoire d’homme leur travail d’enseignement des disciplines ordinaires du curriculum ; et l’une des conséquences en est que, alors qu’elles semblaient jusque-là n’exister que pour réprimer la pensée indépendante et enchaîner l’intellect et la conscience individuelle, elles sont désormais les grands foyers d’enquête libre et hardie, au sein des classes supérieures et spécialisées, au sud de la Tweed. Les éminences grises de ces anciens séminaires se sont au moins rappelé que s’opposer au libre usage de l’entendement revenait à abdiquer leur plus grande prérogative, qui est de guider celui-ci. Une déférence empreinte de modestie envers l’autorité du corps des spécialistes et des érudits sied, au moins à titre provisoire, à un esprit jeune et imparfaitement formé ; mais quand cette autorité de corps n’existe pas, quand les spécialistes sont si divisés voire éparpillés qu’à peu près n’importe quelle opinion peut se prévaloir de quelque autorité mais aucune de toute l’autorité, quand par conséquent il n’est jamais catégoriquement improbable que quelqu’un qui fait librement usage de son esprit ne trouve une bonne raison de changer d’avis – alors, quoi que vous fassiez, gardez l’esprit ouvert à toute éventualité, ne bradez pas votre liberté de penser. Ceux qui parmi vous se destinent à épouser la condition cléricale sont, sans aucun doute, [251] si attachés à un certain nombre de doctrines que, s’ils cessaient d’y croire, rien ne justifierait qu’ils restent à un poste où ils prêcheraient sans sincérité. Mais usez de votre influence pour que ces doctrines soient aussi peu nombreuses que possible. Il n’est pas juste que des hommes aient une incitation perverse à défendre des doctrines contraires à leurs convictions – à fermer leurs oreilles aux objections ou, si les objections se fraient un chemin, à continuer à professer une croyance pleine et inflexible alors que leur confiance est déjà ébranlée. Il n’est pas non plus juste que, si des hommes ont l’honnêteté d’affirmer avoir partiellement changé d’opinions religieuses, cette honnêteté soit, dans le cours habituel des choses, rétribuée par leur exclusion de ce à quoi ils seraient admirablement qualifiés à contribuer : l’instruction spirituelle de la nation. La tendance de l’époque, des deux côtés de l’antique frontière, est au relâchement des formulaires et à une interprétation moins rigide des articles de foi. Cette conjoncture, en rendant plus floues les limites de l’orthodoxie et en obligeant chacun à les tracer pour soi-même, met les consciences dans l’embarras. Mais je suis entièrement du côté de ces hommes d’Église qui choisissent de rester dans le giron de l’Église nationale tant qu’ils peuvent en accepter les articles et les professions de foi dans quelque sens ou interprétation compatible avec l’honnêteté élémentaire, qu’il s’agisse ou non de l’interprétation communément admise. Si devaient déserter l’Église tous ceux qui adoptent une interprétation large et libérale de ses conditions de communion, ou aimeraient voir ces conditions assouplies, le vivier national de pratiquants et d’enseignants religieux finirait par être abandonné à ceux qui adoptent la vision de la liturgie la plus étriquée, la plus littérale, la plus purement textuelle – à ceux qui, sans être nécessairement bigots eux-mêmes, présentent le grand inconvénient d’avoir les bigots pour alliés et qui, aussi grands que puissent être leurs mérites (et ils sont souvent très grands), si tant est que l’Église puisse être amendée, ne sont pas les personnes les plus susceptibles de l’amender. De ce fait, s’il n’était pas impertinent de ma part de prétendre dispenser des conseils sur un tel sujet, je dirais à tous ceux qui peuvent le faire en accord avec leur conscience de rester dans le giron de l’Église. Une Église est bien plus aisément amendée de l’intérieur que de l’extérieur. Presque tous les illustres réformateurs religieux commencèrent comme membres du clergé, et ne pensaient pas que leur profession de membres du clergé était incompatible avec le fait d’être des réformateurs. Si la plupart finirent leurs jours hors des Églises qui les avaient vus naître, c’est parce que les Églises en question, dans leurs heures sombres, les mirent au ban. Eux ne pensaient pas qu’ils devaient s’en retirer. Ils pensaient être plus légitimes à y rester que ceux qui choisirent de les en expulser.
20J’en ai à présent terminé avec ce que j’avais à dire sur les deux sortes d’éducation que le système des écoles et des universités doit promouvoir, l’éducation intellectuelle et l’éducation morale : la connaissance et l’exercice de la faculté de connaître, d’une part, la conscience et l’exercice de la faculté morale, d’autre part. Ce sont les deux principaux ingrédients de la culture humaine, mais ils ne l’épuisent pas. Il est un troisième domaine qui, bien que subordonné et soumis aux deux premiers, ne leur est guère inférieur et non moins requis pour la complétude de l’être humain : je veux parler de la branche esthétique, de la culture que nous insufflent l’art et la poésie et qui peut être définie comme l’éducation des sentiments et l’habitude de cultiver le beau. [252] Ce département mérite d’être considéré avec bien plus de sérieux qu’il ne l’a été traditionnellement dans nos contrées. Ce n’est que tardivement, et principalement par imitation superficielle d’usages étrangers, que nous avons commencé à utiliser le terme même d’Art et à parler d’Art comme nous parlons de Science, de Politique ou de Religion. Nous avions jusque-là l’habitude de parler des arts, et plus spécifiquement des Beaux-arts – et, même sous ces mots n’étaient ordinairement désignées que deux formes d’art, la peinture et la sculpture, deux choses dont notre peuple n’avait que faire, et qui étaient considérées y compris par les plus cultivés d’entre nous comme à peine plus qu’un genre d’ornement domestique, comme le serait un capitonnage élégant. L’expression même de « Beaux-arts » connotait la frivolité, de grands efforts déployés dans une entreprise quelque peu dérisoire – une activité qui, pour ainsi dire, ne se distinguait des techniques plus ordinaires et bon marché de production de jolies choses que par le fait d’être difficile et de donner aux cuistres une occasion de se congratuler en l’érigeant en sujet de préoccupation et de conversation. Ce jugement s’est étendu dans une mesure non négligeable, quoique pas complètement, jusqu’à la poésie, la reine des arts, qui n’est pourtant guère désignée sous ce nom en Grande-Bretagne. On ne peut pas dire en toute rigueur que la poésie ne nous intéressait pas : nous étions fiers de notre Shakespeare et de notre Milton et, à une époque au moins de notre histoire, sous la reine Anne, il était de la plus haute distinction littéraire d’être poète. Mais la poésie était rarement considérée comme une activité sérieuse ou dotée de plus de valeur qu’un divertissement ou une réjouissance parmi d’autres, dont la supériorité résidait principalement en ce qu’elle était prisée par des esprits plus raffinés. Pourtant, les célèbres paroles de Fletcher de Saltoun, « peu m’importe qui fait les lois d’un peuple si j’écris ses chansons »8, auraient dû nous renseigner quant à la puissance d’action sur l’esprit humain de ce que nous sous-estimions ainsi. Il serait difficile à quiconque d’imaginer que Rule Britannia, par exemple, ou Scots Wha Hae, n’aient pas une influence durable sur les régions élevées du caractère humain ; certaines des chansons de Moore ont fait davantage pour l’Irlande que tous les discours de Grattan, et les chansons sont loin d’être la forme la plus haute ou la plus impressionnante de poésie. Sur ces sujets, les pensées et les sentiments en vigueur dans d’autres pays n’étaient non seulement pas compréhensibles, mais tout bonnement pas crédibles pour un Anglais moyen. Mettre l’Art, au moins théoriquement, sur un pied d’égalité avec la Philosophie, l’Étude et la Science, lui accorder une égale importance parmi les éléments qui forment une civilisation et la dignité de l’humanité – ne serait-ce que voir la peinture et la sculpture traitées comme des forces de transformation sociale et l’art d’un pays comme une caractéristique distinctive de son caractère et de sa condition, ayant peu à envier à la religion ou au gouvernement à cet égard, voilà qui laissait pour le moins les Anglais pantois et perplexes, tant tout cela leur paraissait trop étrange pour être pleinement appréhendé ou même, si l’on veut être plus exact, pour être seulement cru possible. Et la différence radicale de sentiment sur ce point entre les Britanniques [253] et les Français, les Allemands ou plus généralement les Continentaux est l’une des causes de cette extraordinaire incapacité à comprendre l’autre qui sépare l’Angleterre du reste de l’Europe, alors qu’il n’existe à ce point rien de tel entre deux nations de l’Europe continentale. Cette tendance peut être reliée à deux influences qui ont façonné de manière déterminante le caractère britannique depuis le règne des Stuart : le mercantilisme âpre au gain et le puritanisme religieux. Le commerce, qui requiert l’ensemble des facultés, qu’il soit poursuivi par sens du devoir ou par amour du profit, tient pour une perte de temps toute activité qui ne mène pas directement à ses fins. Quant au puritanisme, qui voit avec condescendance tout sentiment émanant de la nature humaine, à l’exception de la crainte et de la révérence pour Dieu, comme un piège sinon déjà un début de péché, considérait au mieux avec froideur, au pire avec désapprobation, la culture des sentiments. Des causes différentes ont produit des effets différents au sein des nations du continent, chez qui il est observable encore aujourd’hui que la vertu et la bonté sont généralement en bonne part affaire de sentiments, quand elles sont chez nous presque exclusivement affaire de devoir. En conséquence, le type d’avantage que nous avions sur la plupart des autres pays en matière de morale – mais je ne suis pas sûr que nous ne soyons pas en train de le perdre – consiste dans une conscience plus délicate. À tout prendre, c’est là que nous avions traditionnellement une réelle supériorité, quoique principalement négative – car la conscience s’exprime chez la plupart des gens prioritairement comme un frein, une force qui nous retient de nous salir véritablement les mains plutôt qu’elle n’imprime une direction au cours général de nos désirs et de nos sentiments. L’un des types de caractère les plus répandus chez nous est celui de l’homme dont toute l’ambition est tournée vers sa personne, qui n’a pas d’objectif plus noble dans la vie que de s’enrichir ou de s’élever dans le monde, lui et sa famille, qui ne rêve jamais de faire du bien de ses congénères ou de son pays un objet de considération excédant le fait de donner un peu d’argent, annuellement ou occasionnellement, à une œuvre de charité ; mais qui a une conscience aiguë et sincère de tout ce que l’on considère généralement comme mauvais et aurait de grands scrupules à user de moyens vraiment illégitimes pour parvenir à ses fins égoïstes. Il arrive souvent que, dans d’autres pays, des hommes dont les sentiments et l’énergie active se tendent dans une direction non égoïste, qu’anime avec force l’amour de leur pays, du progrès de l’humanité, de la liberté humaine et même de la vertu, et dont une grande part des pensées et des activités se consacrent à des objets désintéressés, se permettent pourtant, dans la poursuite de ces objets ou de quelque autre désir ardent, des méfaits que l’homme dont nous parlions précédemment ne saurait commettre, tout éloigné qu’il soit, intrinsèquement et dans le moindre recoin de son caractère, de ce qu’un être humain devrait être. Il ne sert de rien de chercher à savoir lequel de ces deux états d’esprit est le meilleur, ou plutôt le moins mauvais : il est certainement possible de cultiver ensemble et la conscience et les sentiments. Rien ne nous empêche en effet de former un homme de sorte qu’il ne viole pas la loi morale, même au nom d’une fin désintéressée, ni de nourrir et d’encourager en lui les sentiments nobles sur lesquels on peut compter au premier chef pour élever les hommes au-dessus de leurs préoccupations basses et sordides et pour leur donner une plus haute conception de ce qui constitue le succès dans la vie. Si nous voulons que les hommes pratiquent la vertu, [254] il vaut la peine d’essayer de leur faire aimer la vertu, et de la leur faire ressentir comme une fin en elle-même et non comme une taxe à acquitter pour être loisible de poursuivre d’autres fins. Il vaut la peine de les entraîner à éprouver que, outre ce qui est objectivement mal et méchant, l’absence même de buts et d’initiatives nobles n’est pas simplement blâmable, mais dégradante ; de les habituer à ressentir la misérable petitesse de chaque soi face à l’immensité de l’univers, à la masse de tous nos semblables, face à l’histoire passée et au futur indéfini – la pauvreté et l’insignifiance de la vie humaine si elle passe tout entière à ne tenter que de rendre notre vie et celle des nôtres plus confortable, ou à gravir un échelon ou deux de l’échelle sociale. En éprouvant cela, nous apprenons à nous respecter seulement dans la mesure où nous nous sentons capables de fins plus nobles ; et, si par malheur ceux qui nous entourent ne partagent pas nos aspirations et peut-être désapprouvent la conduite à laquelle elles nous exhortent, nous apprenons à nous fortifier par la sympathie idéale des grands personnages de l’histoire, ou même de fiction, et par la contemplation d’une postérité idéalisée – devrais-je ajouter par un idéal de perfection incarné par un Être divin ? Or, cet état d’esprit élevé, nous en puisons l’inspiration dans la poésie et dans toute littérature dès lors qu’elle revêt une dimension poétique et esthétique. Nous pouvons même nous imprégner de sentiments exaltés en lisant Platon, Démosthène ou Tacite, en tant que ces grands hommes ne sont pas uniquement philosophes, orateurs ou historiens, mais poètes et artistes. Et ce n’est pas seulement la grandeur, pas seulement l’héroïsme qu’on entretient en cultivant la poésie. Elle est aussi puissante pour calmer l’âme que pour l’élever, en nourrissant les émotions les plus douces comme les plus exaltées. Elle nous rend familiers tous ces aspects de la vie qui aiguillonnent notre nature sur son flanc désintéressé et nous conduisent à identifier notre joie ou notre chagrin au bon ou au mauvais état du système dont nous faisons partie, et tous ces sentiments solennels ou méditatifs qui, sans porter directement sur notre conduite, nous engagent à prendre la vie avec sérieux et nous prédisposent à accueillir favorablement tout ce qui pourra se présenter à nous comme un devoir. Qui ne se sent pas devenu meilleur après une cure de Dante ou de Wordsworth, ou encore, ajouterai-je, de Lucrèce ou des Géorgiques, ou après avoir ressassé l’Élégie de Gray ou l’« Hymne à la beauté intellectuelle » de Shelley ? J’ai parlé de la poésie, mais tous les autres arts produisent des effets similaires, chacun à son niveau. Aux races et nations dont les sens sont naturellement plus fins et les perceptions sensorielles plus entraînées que les nôtres, tout comme à nos compatriotes de constitution plus délicate, la peinture et la sculpture font le même genre d’impression. Tous les arts de l’expression tendent à maintenir vivants et actifs les sentiments qu’ils expriment. Pensez-vous que les grands maîtres italiens eussent occupé la place qui fut la leur dans l’âme européenne [255] et été universellement placés au rang des plus grands hommes de leur temps, si leurs réalisations n’avaient servi qu’à la décoration d’un hôtel de ville ou d’un salon9 privé ? Leurs Nativités et leurs Crucifixions, leurs Madones et leurs Saints glorieux ont constitué pour leur sanguins compatriotes méridionaux la grande école des sentiments, non seulement dévots, mais portés vers toute forme de transcendance et d’imagination. Nous autres, froids Septentrionaux, pouvons approcher cette fonction de l’art quand nous écoutons un oratorio de Haendel ou nous abandonnons aux émotions que suscite une cathédrale gothique. Même en dehors de toute expression proprement lyrique, la simple contemplation d’une beauté supérieure a un effet non négligeable pour l’élévation du caractère. Le pouvoir d’un paysage naturel fait appel à la même région de la nature humaine que celle qui répond à l’Art. Il y a peu de gens, parmi ceux qui sont capables d’éprouver intimement l’ordre sublime de la beauté naturelle que nous présentent les Highlands ou d’autres régions de montagne qui ne s’élèvent au moins temporairement au-dessus de la petitesse de l’humanité et ne soient amenés à ressentir toute la puérilité des centres d’intérêt mesquins qui divisent les hommes en comparaison des plaisirs tellement plus nobles qu’ils pourraient partager. Quelle que soit notre vocation dans la vie, n’étouffons jamais en nous ces dispositions mais recherchons avec soin toutes les occasions de les maintenir actives. Plus nos devoirs ordinaires sont prosaïques, plus il est nécessaire de rehausser la tonalité de nos âmes par la fréquentation de cette région de la pensée et du sentiment où chaque travail gagne en dignité en proportion des fins qu’il vise et de l’esprit qui l’anime ; où nous apprenons, tout en saisissant avidement chaque occasion d’entraîner nos facultés élevées et d’accomplir des devoirs supérieurs, à regarder tout travail utile et honnête comme un ministère public qui peut être anobli par notre façon de l’exercer, qui n’a point d’autre noblesse que ce que cette dernière lui confère et qui, aussi modeste soit-il, n’est méprisable que s’il est accompli de manière méprisable pour des motifs méprisables. Il existe, en outre, une affinité naturelle entre la bonté et la culture du Beau, quand il s’agit d’une réelle culture et non d’un instinct irréfléchi. Qui a appris ce qu’est la beauté, s’il a un caractère vertueux, voudra la réaliser dans sa propre vie et aura toujours un aperçu de la beauté parfaite du caractère humain pour éclairer ses efforts de culture de soi. Il y a du vrai dans le propos de Goethe, quoiqu’il prêtât à être mal interprété et détourné, selon lequel le Beau est supérieur au Bien parce qu’il comprend le Bien et lui ajoute quelque chose : le Beau, c’est le Bien porté à sa perfection et orné de toutes les perfections annexes qui en peuvent faire un objet achevé et complet. Or, ce sens de la perfection, qui nous conduit à exiger de toute création humaine qu’elle donne le meilleur d’elle-même et nous rend intolérants aux plus petits défauts en nous-mêmes, est l’un des résultats de la culture de l’Art. Nulle production humaine ne s’approche autant de la perfection que les œuvres d’Art pur. Dans tous les autres domaines, nous sommes ou pouvons être raisonnablement satisfaits si le degré d’excellence [256] atteint par un objet le rend apte à ce pour quoi nous estimons qu’il est fait, tandis que, dans l’Art, la perfection est le but lui-même. Si je devais définir l’Art, je serais enclin à dire qu’il est la quête de la perfection dans l’exécution. Même devant la plus humble pièce mécanique, si elle paraît avoir été réalisée dans cet état d’esprit – réalisée comme si l’ouvrier l’avait aimée et avait essayé de la rendre aussi parfaite que possible alors qu’une pièce moins ouvragée eût aussi bien rempli sa fonction expresse –, je dis que l’ouvrier a travaillé en artiste. L’Art, lorsqu’il est réellement cultivé et pas seulement pratiqué empiriquement, entretient ce dont il a d’abord donné l’idée, à savoir un idéal de Beauté qu’il s’agit de poursuivre éternellement bien qu’il surpasse tout ce qui peut être effectivement réalisé. Et, par cette idée, il nous habitue à ne jamais nous contenter des imperfections de ce que nous faisons et de ce que nous sommes ; il nous invite à rapprocher de l’idéal, autant que possible, chacun de nos travaux et, par-dessus tout, nos propres caractères et nos propres vies.
21Et maintenant que j’ai parcouru avec vous toute l’étendue des matériaux et des apprentissages qu’une université fournit en guise de préparation aux plus hauts usages de la vie, il est presque inutile que je vous exhorte à tirer profit de ce cadeau. Vous avez aujourd’hui l’opportunité de gagner en clairvoyance sur des sujets plus larges et bien plus nobles que les arcanes d’une affaire ou d’une profession, et de gagner en aisance dans l’emploi de votre esprit pour tout ce qui concerne les intérêts suprêmes de l’homme, intérêts que vous porterez en vous pendant toute votre vie active et qui vous éviteront, même dans les brefs intervalles où celle-ci s’arrêterait, de vous sentir jamais complètement dénués de nobles causes. Une fois surmontées les premières difficultés, les seules dont le caractère rebutant surpasse l’intérêt, une fois dépassé le point au-delà duquel ce qui était jadis une besogne devient un plaisir, par la suite, même dans la plus industrieuse des existences, les pouvoirs développés par votre esprit vous feront progresser imperceptiblement par l’exercice spontané de votre réflexion et les leçons que vous aurez appris à tirer chaque jour de votre expérience. Du moins en sera-t-il ainsi si, dès le début de vos études, vous fixez votre regard sur l’horizon ultime qui leur confère leur vraie valeur : faire de vous des combattants plus aguerris dans la grande bataille qui ne cesse jamais de faire rage entre le Bien et le Mal, et plus endurcis pour supporter et résoudre les problèmes éternellement renouvelés que présente le cours changeant de la nature et de la société humaines. Des buts comme ceux-ci perdent rarement le terrain qu’ils ont gagné dans l’esprit, et leur présence dans nos pensées maintient nos facultés élevées en alerte et nous fait considérer les acquis et les capacités accumulés à chaque étape de notre vie comme un capital mental qui doit être librement dépensé en saisissant toute occasion d’agir pour rendre l’humanité meilleure ou plus sage d’une manière ou d’une autre, ou pour porter une part des affaires humaines sur un terrain plus rationnel et raisonnable. Pas un seul d’entre nous n’est inapte à augmenter le nombre de ses occasions d’améliorer un tant soit peu le sort de ses semblables à la faveur de l’usage judicieux qu’il aura appris à faire de son intellect. Et, pour faire même un peu plus, efforçons-nous de rester familiers des meilleures pensées qu’aient produites les esprits originaux de notre époque, afin de savoir quels mouvements ont le plus besoin de notre aide et, autant qu’il est en notre pouvoir [257], que la bonne graine ne tombe pas sur de la roche et ne périsse pas sans avoir atteint le sol où elle aurait pu germer et fleurir10. Vous êtes destinés à faire partie du public qui devra accueillir, encourager et promouvoir les futurs bienfaiteurs intellectuels de l’humanité – et vous êtes destinés, autant que possible, à garnir le rang de ces bienfaiteurs. Que personne ne soit découragé par ce qui peut apparaître, dans les moments d’abattement, comme un manque de temps ou d’occasions favorables. Ceux qui savent saisir les occasions finissent souvent par comprendre qu’ils peuvent aussi les créer, et ce que nous accomplissons dépend moins de la quantité de temps dont nous disposons que de l’usage que nous en faisons. Vous et vos pairs êtes l’espoir et la relève de votre pays pour cette nouvelle génération. Toutes les grandes choses que cette génération est destinée à accomplir seront accomplies par des gens tels que vous. Plusieurs le seront certainement par des personnes pour qui la société a fait bien moins, qu’elle a moins bien préparées que vous à qui je m’adresse à présent. Je n’essaie pas par là de vous aiguillonner par la perspective de récompenses directes, qu’elles soient terrestres ou célestes : moins nous penserons à des récompenses quelconques, mieux cela vaudra pour nous. Mais il est une récompense qui ne vous manquera pas et que l’on peut appeler désintéressée parce qu’elle n’est pas une conséquence mais est inhérente au fait même de l’avoir méritée : c’est l’intérêt plus varié et plus profond que vous offrira la vie, qui lui donnera dix fois plus de valeur, et une valeur qui durera jusqu’au bout. Toutes les fins purement personnelles se dévaluent à mesure que l’on avance dans la vie ; la valeur de celle-là non seulement dure, mais grandit toujours.
Notes
1 Voir Crépon (M.), « La langue, l’esprit, les classiques. Nietzsche et la question de la langue maternelle », in Friedrich Nietzsche. Sélection du Cahier de l’Herne no 73, Paris, Champs, 2014, p. 138. L’auteur se réfère aussi à Philosophies de l’université. L’idéalisme allemand et la question de l’université, sous la direction de Ferry (L.), Pesron (J. P.), Renaut (A.), Paris, Payot, 1979.
2 L’Écosse.
3 L’Angleterre.
4 Tripos, examen permettant d’obtenir un diplôme de premier degré universitaire, en vigueur dans plusieurs des principales universités britanniques (comme Cambridge).
5 Paraphrase d’une formule d’Ovide (Métamorphoses, VII, 20) : « Video meliora proboque, deteriora sequor ».
6 Les public schools sont, contrairement à ce que suggère leur nom, des écoles privées du supérieur, souvent de haut « standing ».
7 Comme dans la phrase précédente, Mill emploie ici le mot belief mais nous avons préféré cette traduction pour désigner des croyances soumises à un examen rationnel.
8 Andrew Fletcher de Saltoun, patriote écossais, est connu pour avoir écrit, dans An Account of a Conversation concerning a Right Regulation of Government for the Good of Mankind. In a Letter to the Marquis of Montrose (1704), « If a man were permitted to make all the ballads, he need not care who should make the laws of a nation ».
9 En français dans le texte.
10 Allusion à l’Évangile selon Matthieu, 13, 1-9.