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Autobiographie
Extraits choisis
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Version PDF originaleTable des matières
Présentation
1Parce que cette œuvre importante, méritant de constituer un classique selon nous, demeure assez peu connue du public philosophe francophone1, nous avons tenu à traduire ici un certain nombre d’extraits de l’Autobiographie de John Stuart Mill qui nous ont paru significatifs, en particulier vis-à-vis de la thématique de ce volume : le devenir soi, la formation du caractère, autrement dit la Bildung, idéal humboldtien auquel Mill se réfère ici comme dans plusieurs de ses œuvres, et qui tient chez lui tant à l’éducation si particulière et exigeante qu’il reçut qu’aux événements remarquables qui ponctuèrent sa vie. Nous avons ainsi sélectionné des extraits parmi les plus éloquents à nos yeux, en particulier en ce qui concerne le self-development et son ouvrage De la liberté, dans lequel il déploie ce concept.
2L’Autobiographie est en effet un texte de la maturité de John Stuart Mill, composé en plusieurs temps, ce qui atteste sa valeur aux yeux de son auteur même : d’abord dans les années 1850, en concertation étroite avec sa collaboratrice et épouse tardive Harriet Taylor pour ce qui concerne les six premiers chapitres, qui ont apparemment fait l’objet de deux versions ; ensuite, dans les années 1860, autrement dit après la mort de Harriet, pour ce qui est du septième chapitre. Le manuscrit aurait ensuite été laissé en ordre par son auteur pour une éventuelle publication posthume, publication qui fut prise en charge par Helen, fille de Harriet et légataire de Mill, dès l’année du décès de ce dernier en 18732.
3Retraçant la formation exceptionnelle de celui qui s’illustra comme un théoricien de premier plan dans la plupart des disciplines, et plus tardivement comme un Membre du Parlement déterminant pour l’affirmation de la cause féministe de son temps, ainsi que différents moments charnières de la construction de ses idées et de ses engagements, cet écrit rétrospectif constitue certainement la meilleure entrée dans l’œuvre et la tournure d’esprit de son auteur.
4Pour un approfondissement philosophique de ce texte, nous renvoyons le lecteur à notre article – « Les pratiques autobiographiques de Friedrich Nietzsche et de John Stuart Mill : une lecture comparée », publié dans le même numéro –, dans lequel nous confrontons sa pratique autobiographique à celle de Nietzsche afin de faire ressortir leurs traits saillants respectifs, notamment en matière d’exemplarité.
5Les numéros de pages sont donnés dans les Collected Works : Mill (J. S.), The Collected Works of John Stuart Mill in 33 vols, édités par J. M. Robson, Toronto, University of Toronto Press, 1963-1991. On trouvera l’Autobiographie dans le premier volume (CW:I). Nous indiquons à la fin de chaque introduction de section les pages que nous avons traduites. Le premier niveau de titre (titres de chapitres) est de Mill, le deuxième (présentation des sections) des traducteurs.
1. Chapitre I – Enfance et première éducation
1.1. Le récit d’une formation à des fins d’examen et d’exemple
6Dans cet incipit du récit millien sont exposées trois raisons de produire un compte-rendu d’une vie prétendument inintéressante du seul fait de son parcours. Il semble légitime de conserver à l’esprit ces trois raisons explicites pour la compréhension de l’œuvre et notamment pour celle de sa structure, qui accorde la part du lion à l’éducation dispensée à John Stuart par son père James, puis aux changements d’idées et de stratégie survenus à la suite de sa rencontre avec Harriet Taylor (texte original p. 5-6) :
7« Il me semble judicieux de faire précéder l’esquisse de biographie qui va suivre de quelque mention des raisons qui m’ont conduit à penser qu’il était souhaitable de laisser un témoignage d’une vie aussi pauvre en événements que la mienne. Je n’imagine pas un seul instant qu’une quelconque partie de ce que j’ai à raconter puisse intéresser le public en tant que récit, ou en tant que propos sur ma personne. Mais j’ai pensé qu’à une époque à laquelle l’éducation ainsi que les moyens de l’améliorer font l’objet d’études plus nombreuses et plus approfondies qu’en toute autre période de l’histoire d’Angleterre, il serait utile d’avoir le compte-rendu d’une éducation qui fut inhabituelle et remarquable, et qui, quoi qu’elle ait pu accomplir par ailleurs, a prouvé qu’on peut enseigner bien davantage qu’on ne le pense d’ordinaire, et bien l’enseigner, dans ces premières années qui, dans les modalités habituelles de ce qu’on appelle instruction, ne sont pas loin d’être gâchées. Il m’est également apparu que, dans un âge de transition des opinions, il pourrait être à la fois intéressant et avantageux de consigner les étapes successives d’un esprit persévérant, également disposé à apprendre qu’à désapprendre aussi bien de ses propres réflexions que de celles des autres. Mais la raison qui, à mes yeux, pèse le plus dans la balance est le désir de reconnaître les dettes que mon développement intellectuel et moral a contractées auprès d’autres personnes – dont certaines sont des éminences reconnues, d’autres sont moins connues qu’elles ne le mériteraient, et, quant à celle à qui je dois le plus, que le monde n’a pas eu la chance de la connaître. »
1.2. Le but de l’enseignement paternel : apprendre à penser par soi-même
8Tout le début du récit que Mill fait de sa propre vie consiste ainsi dans l’exposé de la méthode et des contenus choisis par son père pour l’instruire de manière privée, à la maison. On y découvre un enseignement certes ouvertement précoce et exigeant, mais surtout orienté d’entrée de jeu par la dialectique : la progression de l’esprit vers la connaissance par la pratique de l’examen rationnel et d’un dialogue potentiellement asymétrique mettant cependant en jeu les facultés actives de l’esprit de l’apprenti et l’expérience de la contradiction. Son père l’entraîne ainsi à l’argumentation et à l’intériorisation des savoirs par leur découverte autonome puis leur synthèse ou leur re-démonstration, et évalue quotidiennement la maîtrise de ses raisonnements par une discussion où l’élève a l’initiative de son exposé, le maître la responsabilité de sa mise à l’épreuve. Quoique contraignant, cet enseignement est considéré par l’auteur comme l’une des sources de la liberté d’esprit et de caractère, avant tout liberté de jugement, dont il fera preuve plus tard (texte original p. 33) :
9« Je doute qu’aucune instruction scientifique ait jamais été plus complète, ou mieux adaptée à l’entraînement des facultés, que la manière avec laquelle mon père m’enseigna la logique et l’économie politique. S’efforçant, parfois jusqu’à l’exagération, de stimuler l’activité de mes facultés en me faisant tout découvrir par moi-même, il me donnait ses explications non pas avant mais après que j’eus pleinement éprouvé les difficultés ; et ainsi, non seulement il me pourvut d’un savoir précis dans ces deux grandes disciplines telles qu’elles étaient appréhendées à l’époque, mais encore il me fit développer une véritable réflexion sur chacune. Dès le début je pensai par moi-même, et parfois différemment de lui, bien que longtemps ce ne fût encore que sur des points mineurs et en faisant de son opinion le modèle ultime. Plus tard, j’arrivai même occasionnellement à le convaincre et à lui faire revoir son opinion sur certains points de détail – ce qui va tout à son crédit, non au mien, et suffit à illustrer sa parfaite bonne foi et l’authentique valeur de sa méthode d’enseignement. »
1.3. Le pouvoir de l’éducation, révélateur d’une thèse sur la condition humaine
10L’efficacité de l’enseignement paternel fonde Mill à penser que l’essentiel vient de l’éducation, puisque, selon ses dires, il était d’une nature « tout à fait ordinaire », comme le stipule une version antérieure de son écrit (Early draft). Son expérience conforte donc une thèse « progressiste » selon laquelle l’éducation reçue, et ce, dès le plus jeune âge, est le principal déterminant d’une intelligence future et par conséquent d’une grande part des accomplissements individuels. Le « génie », en ce sens, reste bien une question de réalisations effectives mais n’est plus conditionné à la détention (hasardeuse ou mystérieusement élective) d’une nature exceptionnelle. Même si l’on admet des prédispositions différenciées selon les individus, il devient prioritairement une question de culture et d’entraînement des facultés, dans le sens de la plus grande liberté possible, à partir d’un potentiel qu’il convient d’actualiser – culture et entraînement des facultés qui deviennent dès lors une priorité morale et politique (texte original p. 35-37) :
11« Au cours de l’instruction que j’ai partiellement retracée, le point le plus manifestement saillant est le grand effort [que fit mon père] pour me donner, pendant les années d’enfance, un niveau de connaissance dans ce qui est considéré comme les branches supérieures de l’éducation, qui est rarement atteint (quand il l’est) avant l’âge d’homme. Le résultat de cette expérience montre la facilité avec laquelle cela peut être fait, et jette une lumière crue sur le déplorable gaspillage de tant de précieuses années passées à acquérir le rudiment de latin et de grec communément enseigné aux écoliers, gaspillage qui a conduit tant de réformateurs de l’éducation à réitérer la proposition malavisée d’éliminer complètement ces langues de l’éducation générale. Si j’avais été par nature d’une compréhension extrêmement rapide, ou si j’avais eu une mémoire très précise et efficace, ou encore si j’avais été d’un caractère remarquablement actif et énergique, l’épreuve ne serait pas concluante ; mais pour tous ces dons naturels, je suis plutôt en dessous qu’au-dessus de la moyenne. Ce que j’ai pu faire pourrait assurément être fait par n’importe quel garçon ou fille disposant de capacités moyennes et d’une constitution physique saine ; et si j’ai accompli quoi que ce soit, je le dois, entre autres heureuses circonstances, au fait qu’à travers l’entraînement dispensé de bonne heure par mon père, j’ai commencé – il me faut bien le dire – avec un avantage d’un quart de siècle sur mes contemporains.
12Il y avait un point crucial dans cet entraînement, dont j’ai déjà touché un mot, à qui je dois plus qu’à tout autre le bien qu’il produisit. La plupart des garçons ou des jeunes gens qui se sont vu farcir la tête avec beaucoup de savoir n’en ont pas eu leurs capacités mentales renforcées mais recouvertes. Ils sont gavés de simples faits et des opinions et expressions d’autres personnes, qu’ils reçoivent passivement et qui les dispensent de former leurs propres opinions. Et c’est pourquoi les fils de pères éminents qui ne leur ont épargné aucune peine dans leur éducation deviennent si souvent de simples perroquets, répétant ce qu’ils ont appris et incapables d’utiliser leur esprit sauf dans les sillons tracés à leur intention. Mon éducation, en revanche, n’a pas été du gavage. Mon père n’a jamais permis que quoi que ce soit que j’apprenais pût dégénérer en simple exercice de mémoire. Il s’efforçait de susciter la compréhension non seulement à chaque étape de son enseignement mais encore, si possible, en amont. Quoi que je pusse découvrir à force de réflexion, il ne me le disait jamais avant que je me fusse épuisé à essayer de le découvrir par moi-même. […] Un élève à qui l’on ne demande jamais ce qu’il ne sait pas encore faire ne fera jamais tout ce dont il est capable. »
1.4. Une protection contre les « influences corruptrices »
13Au paragraphe suivant, le récit ne fait pas l’économie de ce dont l’éducation paternelle a délibérément privé le jeune Mill dans l’intention de le protéger : la compétition avec les autres et la tyrannie du goût majoritaire, réputées naître de la fréquentation incontrôlée d’un grand nombre de jeunes gens du même âge. Les choix paternels, aboutissant à une relative solitude de John Stuart dont les seules fréquentations juvéniles furent ses frères et sœurs moins âgés que lui, et dont il avait pour ainsi dire la responsabilité, font de facto des adultes de son entourage ses principaux interlocuteurs et modèles. La compétition ainsi favorisée, à laquelle John Stuart Mill accorde rétrospectivement son approbation, n’est pas celle d’égaux pour la suprématie ou la popularité mais une compétition du jeune individu avec lui-même, en se mesurant d’une façon nécessairement « humiliante » à la compétence des adultes (texte original p. 37-38) :
14« Mon père veillait anxieusement à me prémunir de l’un des maux les plus susceptibles d’accompagner une compétence précoce, et qui bien souvent corrompt fatalement ce que celle-ci laissait espérer : la vanité. Il me tint avec une extrême vigilance éloigné des occasions de louange sur ma personne ou de comparaison flatteuse avec d’autres. À partir de son comportement avec moi, je ne pouvais me faire qu’une idée bien modeste de ma personne, et l’étalon de comparaison auquel il me faisait me mesurer n’était pas ce que faisaient les autres, mais ce qu’un homme peut et doit faire. Ainsi réussit-il complètement à me préserver des formes d’influence qu’il redoutait tant. Je n’étais pas du tout conscient que mes réussites étaient le moins du monde inhabituelles pour mon âge. […]
15Il est évident que, comme les autres desseins que servait le modèle d’éducation de mon père, cela n’aurait pu être accompli s’il ne m’avait pas soigneusement défendu toute relation suivie avec d’autres jeunes gens de mon âge. Il s’employait sincèrement à me faire échapper non seulement à l’influence corruptrice ordinaire que les jeunes garçons exercent les uns sur les autres, mais aussi à la contagion de modes de pensée et de sentiments vulgaires ; et il était disposé à me faire payer cela de mon infériorité dans les exploits que poursuivent prioritairement les écoliers du monde entier. Les lacunes de mon éducation portaient principalement sur les choses que les jeunes gens apprennent lorsqu’ils sont amenés à se débrouiller seuls ou à être rassemblés en grand nombre. À force de tempérance et de marche à pied, je grandis sain et vigoureux, quoique peu musclé ; mais je ne pouvais réaliser aucune prouesse d’adresse ou de force physique et je ne connaissais aucun des exercices physiques ordinaires. Ce n’est pas que le jeu, ou le temps de loisir, m’eût été refusé. Bien qu’on ne m’autorisât aucun congé, de peur de me voir perdre l’habitude de travailler et acquérir un penchant pour l’oisiveté, j’avais chaque jour amplement le temps de me divertir ; mais, comme je n’avais aucun compagnon de jeu, et que mon besoin animal d’activité physique était déjà satisfait par la marche, mes distractions, solitaires pour la plupart, prenaient généralement un tour silencieux, sinon livresque, et ne m’incitaient guère à quelque activité que ce soit, fût-elle mentale, qui ne fût déjà sollicitée dans mes études. Par conséquent, je demeurai longtemps et, dans une moindre mesure, suis resté depuis lors incompétent dans tout ce qui requiert de la dextérité manuelle ; mon esprit tout comme mes mains se montrent laborieux quand ils s’appliquent ou auraient dû s’appliquer à des détails pratiques qui intéressent au plus haut point la plupart des hommes et dans lesquelles leurs capacités intellectuelles, quelles qu’elles soient, trouvent habituellement le mieux à s’exprimer. »
2. Chapitre V – Une crise dans mon développement intellectuel. Étape suivante
16Ce chapitre relate l’expérience d’une forme de dépression et de son dépassement. En découle la théorisation d’un bonheur que l’on trouve « en passant » et de l’importance de la culture de soi non seulement par l’entraînement des facultés rationnelles et théoriques mais nécessairement aussi par celle des arts et de l’esthétique. L’éducation reçue par Mill de son père, rendant son esprit unilatéralement analytique, l’avait en effet selon lui empêché de goûter véritablement aux sentiments. Ce faisant, elle avait aussi asséché sa personnalité jusqu’à provoquer un dégoût vis-à-vis de ses engagements premiers (dans le cadre du radicalisme philosophique et politique), auxquels il était devenu incapable de donner un sens pour ainsi dire charnel, « motivant » dirait-on aujourd’hui. Finalement, Mill trouvera un remède dans la beauté d’abord poétique, et par suite dans la beauté artistique au sens plus large, mais aussi dans l’appréciation de la beauté naturelle, ce pourquoi il plaidera pour une éducation conjointement rationnelle et esthétique. Cette thèse est très importante pour comprendre pourquoi, à ses yeux, toute connaissance et tout engagement doivent savoir se justifier mais aussi se faire aimer et désirer, l’éros devenant, comme chez Platon, le moteur indispensable de tout progrès intellectuel et moral (texte original p. 147-149) :
17« Les expériences de cette période eurent deux effets très marqués sur mes opinions et mon caractère. En premier lieu, ils me conduisirent à adopter une philosophie de la vie très différente de celle selon laquelle j’avais agi jusque-là, et qui avait beaucoup en commun avec ce dont je n’avais assurément jamais entendu parler à l’époque, à savoir la théorie de la non-conscience de soi de Carlyle. En effet, je n’ai jamais vacillé dans ma conviction que le bonheur est la pierre de touche de toutes les règles de conduite et la fin ultime de la vie. Mais je commençai à penser que cette fin ne pouvait être atteinte qu’en n’étant pas érigée en fin directe. Seuls sont heureux (pensai-je désormais) ceux qui ont l’esprit rivé sur quelque autre objet que leur propre bonheur : sur le bonheur des autres, sur l’amélioration de l’humanité, ou même sur un art ou un loisir, du moment qu’ils sont poursuivis non comme moyen mais comme fin idéale. Visant ainsi autre chose, ils trouvent le bonheur en chemin. Les réjouissances de la vie (telle fut dès lors ma théorie) sont suffisantes pour en faire une chose agréable, lorsqu’elles sont trouvées en passant3, sans être notre objet principal. Faites-en votre objectif, et elles seront immédiatement ressenties comme insuffisantes. Elles ne souffrent pas d’examen minutieux. Demandez-vous si vous êtes heureux, et vous cessez de l’être. La seule solution est de prendre, non pas le bonheur, mais une fin qui lui soit étrangère, comme but dans la vie. Que votre conscience de vous-même, votre introspection et votre questionnement personnel s’épuisent à cela ; et si par ailleurs les circonstances vous sont favorables, vous respirerez le bonheur avec l’air ambiant, sans vous y appesantir ni avoir à y penser, sans l’anticiper en imagination ni le faire fuir par des doutes qui lui seraient fatals. Cette théorie devint le fondement de ma philosophie de vie. Et je la tiens toujours pour la meilleure théorie pour tous ceux qui n’ont qu’une sensibilité et une capacité de réjouissance modérées, c’est-à-dire pour la grande majorité de l’humanité.
18L’autre changement important qui survint dans mes opinions à ce moment-là fut que, pour la première fois, j’accordai sa juste place, parmi les premières nécessités du bien-être humain, à la culture interne de l’individu. Je cessai d’attacher une importance exclusive à l’ordonnancement des circonstances extérieures et à la formation de l’être humain pour la spéculation et l’action. Je savais désormais d’expérience que les dispositions passives ont besoin d’être cultivées tout autant que les capacités actives, et requièrent d’êtres nourries et enrichies tout autant que guidées. Pas un instant je ne perdis de vue ni ne sous-estimai la part de vérité que j’avais entrevue auparavant : je n’ai jamais renié la culture intellectuelle ni cessé de considérer le pouvoir et la pratique de l’analyse comme une condition essentielle de l’individualité autant que du progrès social. Mais j’estimais dorénavant que cela avait des conséquences qui devaient être corrigées en y associant d’autres types de culture. Le maintien d’un juste équilibre entre les facultés me paraissait à présent d’une importance primordiale. La culture des sentiments devint l’un des points cardinaux de mon éthique et de mon credo philosophique. Et mes pensées comme mes inclinations se tournèrent de plus en plus vers tout ce qui était susceptible d’être un instrument à cette fin. Je commençais à donner du sens aux choses que j’avais lues ou entendues à propos de l’importance de la poésie et de l’art en tant qu’instruments de la culture humaine. Mais il se passa encore quelque temps avant que je n’en fisse l’expérience personnelle.
19Le seul des arts de l’imagination auquel j’eusse pris beaucoup de plaisir depuis l’enfance était la musique, dont le meilleur effet (et en cela elle surpasse peut-être tous les autres arts) consiste à susciter l’enthousiasme, en gonflant au plus haut point ces sentiments d’un genre élevé qui sont déjà présents dans notre caractère mais auxquels cette inspiration donne un éclat et une ferveur qui, aussi passagère soit-elle à ce point culminant, est précieuse pour les entretenir à d’autres moments. J’ai souvent éprouvé cet effet de la musique mais, comme toutes mes propensions au plaisir, il fut éclipsé pendant ma période morose. [...]
20On pourrait comprendre cette source d’anxiété en la comparant à celle des philosophes de Laputa, qui craignent que le soleil se consume. Elle était cependant liée au meilleur trait de mon caractère et au seul point positif que l’on pût trouver à ma détresse si peu romantique et si peu honorable. Car si mon accablement, considéré avec sincérité, ne pouvait être appelé autrement qu’égoïste et produit par le délitement – pensais-je – de ma trame de bonheur, le destin général de l’humanité restait pourtant toujours dans mes pensées et ne pouvait être séparé du mien. J’avais l’impression que le défaut de ma vie devait être un défaut de la vie elle-même ; et je me demandais, dans le cas où les réformateurs de la société et du gouvernement arriveraient à leurs fins et où chaque membre de la communauté jouirait de la liberté et du bien-être matériel, si les plaisirs de la vie, n’étant plus obtenus à force de lutte et de privation, ne cesseraient pas d’être des plaisirs. Et je sentais qu’à moins de pouvoir me frayer un chemin jusqu’à un espoir supérieur à celui-ci pour le bonheur du genre humain, je resterais dans l’accablement ; mais que, si je pouvais apercevoir une telle issue, je serais de nouveau en mesure de voir le monde avec plaisir, me contentant pour moi-même d’avoir équitablement part au sort général. Cet état d’esprit et ces sentiments firent de ma première lecture de Wordsworth (à l’automne 1828) un événement important de ma vie. J’avais pris le recueil de ses poèmes par curiosité, sans en attendre de réconfort moral, bien que j’aie déjà eu recours à la poésie avec cet espoir. [...]
21En premier lieu, ces poèmes parlaient puissamment à l’une de mes plus fortes dispositions au plaisir, l’amour des choses rurales et du spectacle de la nature, auquel je suis redevable non seulement d’une grande part de l’agrément de ma vie mais aussi, tout à fait récemment, de l’apaisement de l’une de mes plus longues rechutes dans la dépression4. Le pouvoir que la beauté rurale exerçait sur moi m’avait disposé à prendre du plaisir à la poésie de Wordsworth, d’autant plus qu’il situe majoritairement ses paysages dans les montagnes, lesquelles, depuis mon excursion de jeunesse dans les Pyrénées, constituent mon idéal de beauté naturelle. Mais Wordsworth ne m’aurait jamais fait un tel effet s’il m’avait seulement mis sous les yeux de belles images de paysages naturels. Cela, Scott le fait encore mieux que Wordsworth, et même un paysage de second rang le fait mieux que n’importe quel poète. Ce qui fit des poèmes de Wordsworth un remède pour mon état d’esprit, c’est qu’ils exprimaient non la simple beauté extérieure mais des sentiments, et des pensées colorées par le sentiment, suscités par la beauté. Ils représentaient la culture même des sentiments dont j’étais en quête. En eux, j’avais l’impression de puiser à une source de joie intérieure, de plaisir empathique et imaginatif, qui pourrait être partagée par tous les êtres humains, qui ne dépendrait pas des luttes ou des imperfections du monde mais qui s’enrichirait de toute amélioration de la condition physique ou sociale de l’humanité. Il me semblait apprendre en eux quelles seraient les sources pérennes du bonheur, lorsque tous les grands maux de la vie auraient été éliminés. Et je me sentais à la fois meilleur et plus heureux à mesure que je subissais leur influence. Il y a certainement eu, et il y a certainement même à notre époque, de plus grands poètes que Wordsworth ; mais une poésie au sentiment plus profond et plus noble n’aurait pu faire pour moi à ce moment-là ce que fit la sienne. J’avais besoin de sentir qu’il existait un bonheur réel et permanent dans la quiétude de la contemplation. Wordsworth m’apprit cela non seulement sans me faire renoncer, mais au contraire en me faisant trouver un intérêt grandement accru, à la communauté de sentiments et de destin des êtres humains. »
3. Chapitre VII – Aperçu général du reste de ma vie
22Ce chapitre, conclusif dans l’ouvrage, fait état de la maturité et de la fin de la vie du philosophe à partir des années 1850 – donc en partie après la mort prématurée de sa compagne, collaboratrice puis épouse Harriet Taylor, survenue en 1858. Il est à noter que, si Harriet avait relu et influencé la réécriture de certains passages du récit jusqu’ici, comme en témoigne l’éditeur des Collected Works5, cette partie n’a fait l’objet que d’une seule version (texte original p. 229-230) :
3.1. Ce qu’il reste à relater
23« À partir de ce moment, ce qui mérite d’être relaté de ma vie tiendra dans un tout petit empan ; car je n’ai pas d’autres changements d’état d’esprit à raconter mais seulement, je l’espère, une évolution mentale continue qui n’autorise pas un récit linéaire et dont les résultats, s’ils sont réels, se liront davantage dans mes écrits. Je vais par conséquent abréger considérablement la chronique de mes années suivantes. »
3.2. Bilan d’une évolution politique
24Mill retrace ici son rapport à la démocratie et au socialisme, témoignant d’une aspiration constante à de meilleures conditions de vie, de travail et de citoyenneté pour les plus défavorisés sans pour autant mettre de côté la crainte qu’un socialisme révolutionnaire ou « prématuré » lui inspire : que la revendication d’égalité, comprise comme restriction des libertés ou comme uniformité, soit nuisible à l’émergence des individualités. Ainsi est mise en évidence la cohérence d’un parcours intellectuel tout à la fois théorique et prosélyte entre utilitarisme ou radicalisme, libéralisme et socialisme (texte original p. 239-242) :
25« Dans ce qu’on pourrait appeler cette troisième période de mon développement intellectuel, lequel se faisait à présent main dans la main avec elle6, mes opinions s’élargirent et s’approfondirent également. Je me mis à comprendre davantage de choses et, celles que j’avais comprises auparavant, je les comprenais désormais plus à fond. C’est alors que je revins complètement de ce que ma réaction au benthamisme avait eu d’excessif. Au pic de cette réaction, j’étais assurément devenu beaucoup plus indulgent envers les opinions répandues dans la société et dans le monde, et plus désireux de me contenter de prêter main forte à l’amélioration superficielle qui commençait à poindre dans ces opinions communes que de devenir quelqu’un dont les convictions, sur tant de points, différeraient fondamentalement de celles-ci. J’étais alors bien plus enclin que je saurais l’approuver à présent à laisser de côté mes opinions les plus résolument hérétiques – celles qui me semblent aujourd’hui à peu près les seules dont la promotion tende en quelque façon à régénérer la société. J’ajouterai que nos opinions étaient désormais bien plus hérétiques que n’avaient pu l’être les miennes du temps de mon benthamisme le plus farouche. À l’époque, je ne voyais pas plus loin que la vieille école des économistes politiques en ce qui concerne les possibilités d’amélioration fondamentale de l’organisation sociale. La propriété privée, en son sens actuel, de même que l’héritage, m’apparaissaient ainsi qu’à eux comme le dernier mot7 de la législation, et je n’envisageais que de réduire les inégalités résultant de ces institutions en me débarrassant de la primogéniture et de l’entail8. L’idée qu’il était possible d’aller plus loin en mettant fin à l’injustice – car il s’agit bien d’une injustice, que l’on admette pouvoir y remédier totalement ou non – qu’implique le fait que quelques-uns soient destinés, de naissance, à la richesse et la grande majorité à la pauvreté me paraissait alors chimérique ; et j’espérais seulement que, par l’effet d’une éducation universelle conduisant à la limitation volontaire de la population, la proportion de pauvres deviendrait plus tolérable. En bref, j’étais un démocrate, mais pas le moins du monde un Socialiste. Désormais, nous étions bien moins démocrates que je ne l’avais été parce que, aussi longtemps que l’éducation demeurait si misérablement imparfaite, nous redoutions l’ignorance et tout particulièrement l’égoïsme ainsi que la brutalité des masses, mais notre idéal d’amélioration ultime dépassait de loin la Démocratie et nous placerait résolument sous la désignation générale de Socialistes. Alors que nous rejetions avec la plus grande énergie cette tyrannie de la société sur l’individu que la plupart des systèmes socialistes sont censés entraîner, nous aspirions à un temps où la société ne serait plus divisée entre oisifs et travailleurs ; où la règle selon laquelle qui ne travaille pas ne mange pas serait appliquée non seulement aux miséreux mais avec impartialité à tous ; où la répartition du produit du travail, au lieu de dépendre, comme c’est si majoritairement le cas aujourd’hui, du hasard de la naissance, se ferait de manière concertée selon un principe reconnu de justice ; et où il ne serait plus impossible, ou plutôt où l’on n’estimerait plus impossible, que les êtres humains s’efforcent d’obtenir des avantages non pour qu’ils leur appartiennent en propre mais pour les partager avec la société dont ils font partie. Le problème déterminant pour la société future était selon nous de savoir comment concilier la plus grande liberté d’action individuelle avec la propriété commune des matières premières du globe et une participation égale de tous aux bénéfices d’un travail coopératif. Nous n’avions pas la prétention de supposer que nous pouvions déjà entrevoir par quelle forme d’institutions précise ces objectifs pourraient être le plus complètement atteints, ni à quelle échéance ils deviendraient réalisables. Nous voyions clairement que, pour rendre possible ou désirable une telle transformation sociale, un changement de caractère équivalent devait se produire à la fois dans le troupeau inculte que composent actuellement les masses laborieuses et dans l’immense majorité de leurs employeurs. Ces deux classes doivent apprendre par la pratique à travailler et à s’associer dans un but généreux, ou en tout état de cause à des fins publiques et sociales, et non pas, comme jusqu’à présent, seulement de façon étroitement intéressée. Mais la capacité à le faire a toujours été présente dans l’humanité et n’est ni ne sera probablement jamais éteinte. L’éducation, l’habitude et la culture des sentiments peuvent amener un homme ordinaire à forer ou à tisser pour son pays aussi facilement qu’à se battre pour celui-ci. Il est vrai que ce n’est que progressivement, et à la faveur d’une culture approfondie de génération en génération, que les hommes en général peuvent y être conduits. Mais la résistance au progrès n’est pas la constitution essentielle de la nature humaine. Si l’intérêt pour le bien commun est aujourd’hui si impuissant à motiver la plupart des gens, ce n’est pas parce qu’il ne saurait en être autrement mais parce que l’esprit n’est pas aussi accoutumé à s’y attarder qu’il ne l’est à s’attarder du matin au soir sur ce qui n’a trait qu’à l’intérêt personnel. Quand l’intérêt pour le bien commun est sollicité comme seul l’est actuellement l’intérêt personnel dans la conduite de la vie quotidienne, et quand il est aiguillonné par l’amour de la distinction et la crainte de la honte, il est capable de faire naître, même chez les hommes ordinaires, l’effort le plus soutenu comme les sacrifices les plus héroïques. L’égoïsme profondément ancré qui forme ordinairement le caractère dans l’état présent de la société n’est si profondément ancré que parce que l’ensemble du cours des institutions existantes tend à l’encourager – les institutions modernes plus que les anciennes, à certains égards, puisque les occasions qu’elles offrent à l’individu de faire quoi que ce soit pour le bien public sans recevoir de salaire sont bien moins fréquentes que dans les plus petites communautés de l’Antiquité. Ces considérations ne nous conduisirent pas à sous-estimer la folie qui s’attache aux tentatives prématurées de faire abstraction de l’aiguillon qu’est l’intérêt privé dans les affaires sociales sans qu’aucun substitut y ait encore été apporté, pour autant qu’il en existe un. Mais nous en vînmes à considérer toutes les institutions et ordonnancements existants de la société comme n’étant que « purement provisoires » (pour reprendre une expression d’Austin) et à accueillir avec le plus grand plaisir et le plus grand intérêt toutes les expériences socialistes tentées par certains individus distingués (à l’instar des Sociétés coopératives) qui, qu’elles aient réussi ou échoué, ne pouvaient qu’être très formatrices pour ceux qui y participèrent en cultivant leur capacité à agir selon des motifs explicitement dirigés vers le bien commun ou en leur faisant prendre conscience des défauts les rendant, ou rendant les autres, incapables d’en faire autant. »
3.3. Retour sur De la liberté
26Paru en 1859, soit l’année suivant la mort de Harriet Taylor, l’essai le plus célèbre signé par John Stuart Mill, De la liberté, a été composé avec elle. Le passage que John Stuart consacre au rôle de Harriet dans son travail pour cet ouvrage comme pour d’autres, conformément à son intention inaugurale de dresser une reconnaissance de dette envers ses influences les plus déterminantes, révèle une part du fonctionnement de leur collaboration et l’empreinte durable imprimée par la tournure d’esprit de Harriet à l’ensemble de son œuvre. Mill y rend aussi hommage à Humboldt comme inspiration séminale pour sa doctrine de l’individualité, particulièrement développée dans le chapitre « De l’individualité comme un élément du bien-être » de l’essai destiné à devenir un classique de la littérature libérale (texte original p. 249-262) :
27« Au cours des deux années qui précédèrent immédiatement mon retrait de la vie publique, mon épouse et moi travaillions à De la liberté. Je l’avais initialement envisagé et écrit comme un court essai en 1854. Ce fut en gravissant les marches du Capitole, en janvier 1855, que me vint pour la première fois l’idée d’en faire un volume9. Nul autre de mes écrits n’a été composé avec autant de soin, ni aussi scrupuleusement relu et corrigé. Après avoir écrit chaque passage le plus souvent au moins deux fois, nous le mettions de côté, le ressortant de temps à autre pour le parcourir avec un œil neuf, relisant, soupesant et critiquant chaque phrase. La relecture finale devait nous occuper pendant l’hiver 1858-1859, qui suivait immédiatement mon départ à la retraite et que nous prévoyions de passer dans le sud de l’Europe. Cet espoir, comme tous les autres, fut déçu par la tragédie inattendue et douloureuse entre toutes que fut sa mort – à Avignon, alors que nous nous rendions à Montpellier, d’une soudaine attaque pulmonaire.
28Depuis lors, j’ai recherché le seul allègement possible à mon état en menant la vie qui me permet le plus de continuer à ressentir sa présence à mon côté. J’ai acquis une maison de campagne aussi près que possible de l’endroit où elle est enterrée, et c’est là que sa fille (ma compagne dans la douleur et mon plus grand réconfort à présent) et moi vivons à demeure une grande partie de l’année. Les objectifs qu’il me reste dans la vie sont seulement ceux qui étaient les siens ; mes projets, mes activités, ceux qu’elle partageait ou qu’elle soutenait, et qui restent indissolublement associés à sa personne. Son souvenir est pour moi une religion, et son approbation l’aune à laquelle, puisqu’elle rassemblait tout ce qui a de la valeur, j’entreprends de régler ma vie.
29En reprenant la plume quelques années après avoir achevé le récit précédent, je suis mû du désir de ne pas laisser incomplet le compte-rendu, au nom duquel cette esquisse de biographie a été entreprise, de la façon dont je suis obligé envers les personnes qui ont contribué de manière essentielle à mon propre développement mental ou pris directement part à mes écrits et à toute autre de mes activités publiques. Dans les pages précédentes, ce compte-rendu n’est pas aussi détaillé et précis qu’il devrait l’être en ce qui concerne ma femme et, depuis que je l’ai perdue, je bénéficie de l’aide d’une autre qui ne mérite et n’exige pas moins le témoignage de ma reconnaissance.
30Quand deux personnes développent leurs pensées et leurs réflexions complètement en commun ; quand elles discutent de tous les sujets intellectuels et moraux dans leur vie quotidienne, et les examinent plus en profondeur que ne les sondent, par habitude ou par commodité, les écrits destinés au grand public ; quand elles posent les mêmes principes et arrivent à leurs conclusions après avoir cheminé ensemble, il importe peu, en matière d’originalité, de savoir qui tient la plume. La personne qui contribue le moins à la composition peut contribuer le plus à la pensée ; les écrits qui en résultent sont le résultat d’un travail conjoint, et il devient souvent impossible de démêler leurs apports respectifs et d’affirmer que ceci vient de l’un et cela de l’autre. En ce sens large, non seulement pendant les quelques années que dura notre vie conjugale mais aussi pendant les années de complicité amicale qui les précédèrent, tous les écrits que j’ai publiés furent autant son œuvre que la mienne, sa participation à leur élaboration croissant au fil des années. […] Pendant la majeure partie de ma vie intellectuelle, j’ai joué, de concert avec elle, ce que je considère depuis assez longtemps comme le rôle le plus important qui me fût accessible dans le domaine de la pensée, à savoir celui d’interprète des penseurs originaux et d’intermédiaire entre eux et le public ; car je n’ai jamais tenu en haute estime mes propres talents en tant que penseur original, à part dans les sciences abstraites (logique, métaphysique et principes théoriques de l’économie politique et du gouvernement), mais je me trouvais bien supérieur à nombre de mes contemporains dans ma disposition et ma capacité à apprendre de tout le monde. [...]
31Ce qu’il y a de strictement scientifique dans mon Économie politique ne me vient pas d’elle ; mais c’est principalement son influence qui conféra à l’ouvrage le ton général par lequel il se distingue de tous les précédents exposés d’Économie politique ayant quelque prétention à la scientificité, et qui le rendit si apte à se concilier des esprits que les mêmes considérations, exposées par d’autres, avaient rebutés. Ce ton consiste principalement à opérer rigoureusement la distinction entre les lois de la Production de la Richesse, qui sont véritablement des lois de nature dépendant des propriétés des objets considérés, et les modalités de sa Distribution qui, selon les circonstances, dépendent de la volonté humaine. Le gros des économistes politiques confond les deux sous l’expression de « lois de l’économie », qu’ils estiment impossibles à vaincre ou à modifier par des efforts humains – assignant ainsi la même nécessité à des choses qui dépendent des conditions immuables de notre vie terrestre et à d’autres qui, n’étant que les conséquences nécessaires de tel ou tel arrangement social, lui sont seulement coextensives. […]
32Les généralisations économiques qui ne dépendent pas des seules nécessités naturelles mais de celles-ci combinées à l’ordre présent de la société, les Principes d’économie politique en traitent comme de choses purement provisoires, susceptibles d’être fortement altérées par l’avancée du progrès social. De fait, j’ai en partie appris cette façon de voir les choses des pensées qu’ont éveillées chez moi les spéculations des saint-simoniens ; mais c’est sous les exhortations de mon épouse qu’elle est devenue un principe de vie infusant et animant mes livres. Cet exemple illustre bien le caractère général qu’elle insuffla à mes écrits. Ce qui est abstrait et purement scientifique vient généralement de moi ; l’élément proprement humain vient d’elle : dans tout ce qui concerne l’application de la philosophie aux exigences de la société et du progrès humains, j’étais son élève aussi bien en matière de hardiesse spéculative que de prudence dans le jugement pratique […].
33De la liberté fut plus directement et plus littéralement notre production commune qu’aucun autre écrit paru sous mon nom, car il n’y a pas une phrase qui n’en fût examinée plusieurs fois par nous deux, reformulée de plusieurs façons et soigneusement expurgée des défauts, de fond ou de forme, que nous y détections. Et c’est pourquoi, bien qu’il n’ait jamais profité d’une dernière relecture de sa part, cet essai surpasse de loin, ne serait-ce que par sa composition, tout ce que j’ai entrepris auparavant ou depuis lors. En ce qui concerne les idées, il est difficile d’identifier précisément quelle partie ou quel élément vient particulièrement d’elle. C’est l’intégralité de la façon de penser exprimée dans ce livre qui vient d’elle au plus haut point. Mais j’en étais moi-même si profondément imprégné que les mêmes idées nous venaient spontanément en même temps. […]
34Il est probable que De la liberté survive plus longtemps que tout le reste de ce que j’ai écrit (excepté peut-être la Logique), parce que la conjonction de son esprit et du mien en a fait une sorte de précis philosophique portant sur une vérité unique, que les changements qui s’opèrent graduellement dans notre société moderne tendent à mettre toujours plus en relief : l’importance, pour l’homme et pour la société, de favoriser une grande diversité de types de caractères, et de donner toute latitude à la nature humaine de se déployer dans d’innombrables directions contradictoires. Rien ne peut mieux montrer le bien-fondé de cette vérité que l’impression vive que fit l’exposé de celle-ci à une époque où, à première vue, rien ne semblait illustrer le besoin d’une telle leçon. Les craintes que nous avons exprimées, à savoir que l’avancée inévitable de l’égalité sociale et du gouvernement de l’opinion publique en viennent à imposer à l’humanité un joug d’uniformité dans les opinions et les actions, auraient très bien pu sembler chimériques à quiconque eût davantage considéré les faits actuels que les tendances ; car la révolution qui s’opère graduellement dans la société et les institutions a jusqu’ici été clairement favorable au développement d’opinions nouvelles et leur a accordé une audience bien plus dénuée de préjugés que ce que l’histoire leur avait jusqu’ici réservé. Mais c’est une caractéristique propre aux périodes de transition, quand les anciens repères et sentiments ont été ébranlés et qu’aucune doctrine nouvelle n’a encore réussi à leur succéder. Dans ces moments, les personnes intellectuellement actives, ayant abandonné leurs vieilles croyances et n’étant plus très sûres que celles auxquelles elles tiennent encore vont demeurer intactes, écoutent avidement les opinions nouvelles. Mais cet état de choses est nécessairement transitoire : un certain corps de doctrine finit, en son temps, par rallier une majorité, par organiser en conséquence les institutions sociales et les conduites, l’éducation inculque ce nouveau credo aux nouvelles générations mais sans les raisonnements qui y ont abouti, et peu à peu celui-ci acquiert exactement le même pouvoir coercitif que celui que les doctrines qu’il remplace avaient si longtemps exercé. Que cet effet néfaste s’exerce ou non dépend de la mesure dans laquelle l’humanité aura pris conscience entre-temps qu’il ne peut s’exercer sans atrophier et amoindrir la nature humaine. C’est alors que les enseignements de De la liberté se montreront les plus précieux. Et il est à craindre qu’ils continuent à l’être un certain temps.
35En ce qui concerne l’originalité, […] le livre cite le champion incontesté qu’est Wilhelm von Humboldt ; mais ce dernier n’est en aucun cas isolé dans son propre pays. Durant la première moitié de notre siècle, la doctrine des droits attachés à l’individualité, et la revendication morale de son libre épanouissement, ont été portés par toute une école d’auteurs allemands parfois jusqu’à l’exagération ; et les écrits de Goethe, le plus célébré des auteurs germaniques, quoique n’appartenant pas plus à cette école qu’à aucune autre, sont imprégnés de part en part de visions de la morale et de préceptes de conduite, souvent peu défendables à mes yeux, mais qui ne cessent de prendre par tous les moyens la défense théorique du développement de soi comme droit et comme devoir. Même dans notre propre pays, dès avant l’écriture de De la liberté, la doctrine de l’Individualité avait été affirmée avec enthousiasme [...]. Comme le livre qui porte mon nom ne revendique l’originalité d’aucune de ses doctrines et n’avait pas pour but d’en dresser la genèse, le seul auteur les ayant précédemment affirmées qu’il m’ait semblé approprié de mentionner est Humboldt, qui a fourni la maxime de ce travail – même s’il est vrai que dans un passage j’ai aussi emprunté une expression aux Warrénites, « la souveraineté de l’individu »10. Il est inutile de remarquer ici qu’il y a de nombreuses différences de détail entre les conceptions défendues par n’importe lequel des prédécesseurs que j’ai cités et celles qui sont défendues dans le livre.
36Après la perte irréparable que j’ai connue, mon premier souci fut d’imprimer et de publier le traité qui devait tant au travail de celle que je venais de perdre, et de le consacrer à sa mémoire. Je n’y ai fait aucune modification ni ajout, et je n’en ferai jamais. Même s’il a été privé de la touche finale de sa main, ma main ne tentera jamais de se substituer à elle. »
Notes
1 Aucune traduction n’en existe en livre de poche. La traduction existante (par Villeneuve (G.), Paris, Aubier, 1993) est introduite de manière plus littéraire que philosophique, en se concentrant sur la pratique de l’autobiographie, alors que cette œuvre mériterait d’être mise en regard des autres travaux de John Stuart Mill.
2 Elle fut traduite en français dès 1894 par Émile Cazelles sous le titre Mes mémoires. Histoire de ma vie et de mes idées.
3 En français dans le texte.
4 Sa rechute en « dépression » lui vient du deuil de son épouse Harriet.
5 Voir Dejardin (C.) et Quérini (N.), « Les pratiques autobiographiques de Friedrich Nietzsche et de John Stuart Mill : une lecture comparée », dans le présent numéro.
6 Il est question ici de Harriet Taylor-Mill.
7 En français dans le texte.
8 Disposition britannique par laquelle, à défaut d’héritier mâle, un domaine passe à une autre branche de la famille (sans que soit possible la transmission à des descendantes plus directes mais féminines).
9 La correspondance de John Stuart Mill atteste qu’il n’était pas accompagné de Harriet lors de ce long voyage en France, en Italie et en Grèce, apparemment de décembre 1854 à juin 1855.
10 Disciples de Josiah Warren (1798-1874), auteur états-unien et directeur du journal libertaire The Peaceful Revolutionist, considéré comme anarchiste individualiste et comme l’un des premiers anarchistes américains.
Pour citer cet article
A propos de : Camille Dejardin
Traductrice
Camille Dejardin est agrégée de philosophie et docteur en sciences politiques de l’université Paris II. Spécialiste de John Stuart Mill à qui elle a consacré sa thèse de doctorat, et plus largement de l’histoire des idées politiques du XIXe siècle, elle a notamment publié John Stuart Mill, libéral utopique (Gallimard, 2022), John Stuart Mill et les conditions de la liberté (Le Passager clandestin, 2023) et La Philosophie contemporaine (Ellipses, 2023). Se consacrant à l’étude et à la discussion contemporaine des théories dix-neuviémistes de la liberté, de l’individualité et de l’éducation, elle entreprend depuis 2023 une lecture croisée des visions millienne et nietzschéenne de la formation de soi dont témoignent un cycle de six conférences sur « Mill, Nietzsche et les “derniers hommes” » prononcées aux Mardis de la Philosophie (Paris, Centre Sèvres) au premier semestre 2023-2024 et l'article « Nietzsche, Mill et l’individualité comme clé de transformation morale et civilisationnelle », Labyrinth, 26/1 (octobre 2024). Par ailleurs professeur et conférencière, elle enseigne depuis 2014 en lycée général et intervient auprès de divers publics.
A propos de : Nicolas Quérini
Traducteur
Docteur et agrégé de philosophie, Nicolas Quérini est actuellement professeur au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg et chargé de cours à l'université. Il a effectué auparavant un post-doctorat à l’UCLouvain à l'occasion duquel il travaillait sur les concepts de Bildung et de self-development chez Nietzsche et Mill, sous-la direction de Quentin Landenne. Sa thèse, réalisée sous la direction d’Anne Merker et de Paolo D’Iorio, portait sur Platon et Nietzsche et fut publiée en 2023 chez Classiques Garnier sous le titre De la connaissance de soi au devenir soi. Platon, Pindare et Nietzsche. Nicolas Quérini a également publié de nombreux articles, sur Nietzsche notamment.
La rédaction de cette traduction a été financée par l’Union européenne (BildungLearning, projet ERC n° 101043433). Les points de vue et opinions exprimés appartiennent à ses auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ni de la European Research Council Executive Agency. Ni l’Union européenne ni l’instance chargée de l’octroi des subventions ne peuvent en être tenues pour responsables.