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Claude Romano

« Deviens ce que tu es »
Pindare, Nietzsche, Heidegger

(Volume 14 - 2024 : Devenir soi, former son caractère : Emerson, Mill, Nietzsche)
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Résumé

Ce texte se propose un double objectif : 1) avancer une interprétation du célèbre vers de la deuxième Pythique de Pindare, genoi’ oios essi mathôn, en le replaçant dans le contexte de la célébration de la sagesse du souverain de Syracuse, Hiéron Ier, qui conjoint les exploits aux Jeux pythiques et olympiques et une conscience aiguë des limites de l’humain qui lui attire les bienfaits des dieux, et où la question n'est pas de "devenir soi-même", avec les accents individualistes qui s'attachent pour nous à cette expression, que de se montrer digne de ses exploits et de sa lignée, et donc conforme à ce qu'il est vraiment ; 2) examiner par quel jeu de déplacements et de transpositions cette formule a pu être traduite par Nietzsche, d'abord, par Heidegger, ensuite, par un "Deviens ce que tu es" dont l'accentuation est toute différente. Cette étude constitue ainsi une apostille à l'archéologie de l'idéal contemporain d'authenticité personnelle que l'auteur a développée dans Être soi-même (Gallimard, 2019).

Index de mots-clés : authenticité, ipséité, identité, Pindare, Nietzsche, Heidegger

Abstract

The aim of this text is twofold: 1) to put forward an interpretation of the famous verse from Pindar's 2nd Pythic, genoi’ oios essi mathôn, by placing it in the context of the celebration of the wisdom of the ruler of Syracuse, Hieron I, who combines exploits at the Pythian and Olympic Games with an acute awareness of human limits that attracts him the blessings of the gods, and where the question is not “to become oneself”, with the individualistic overtones that we associate with this expression, but rather to show oneself worthy of one's exploits and lineage, and thus in conformity with what one really is; 2) to examine how Nietzsche, first, and Heidegger, second, translated this formula, through shifts and transpositions, into a “Become what you are” with a completely different emphasis. This study thus constitutes a marginal note to the archaeology of the contemporary ideal of personal authenticity that the author has developed in Être soi-même (Gallimard, 2019).

Index by keyword : authenticity, identity, Pindar, Nietzsche, Heidegger

1On connaît la célèbre formule de Pindare : genoi’ oios essi mathôn, telle qu’elle figure dans sa IIe Pythique. Adressé à Hiéron de Syracuse à l’occasion de son triomphe à une course de chars (les circonstances de cette épreuve sont mal connues, mais on sait par ailleurs que Hiéron fut vainqueur dans la même épreuve à Olympie, lors des Jeux de 476, et qu’il remporta à deux reprises les Jeux pythiques dans cette discipline), ce vers a eu comme on le sait de riches échos dans la philosophie, en particulier dans l’œuvre de deux penseurs : Nietzsche et Heidegger. Tous deux traduisent cette formule par « Deviens ce que tu es ». Le premier la cite dans un grand nombre de textes qui vont d’Humain trop humain1 et Le Gai savoir2 à Ainsi parlait Zarathoustra3 en passant par Ecce homo dont le chapitre consacré au commentaire de la troisième Considération inactuelle, « Schopenhauer éducateur », s’intitule précisément Wie man wird, was man ist, « Comment on devient ce qu’on est ». Le second reprend à son compte la formule de Pindare dans sa traduction par Nietzsche au §31 de Sein und Zeit.

2On pourrait considérer la formule de la IIe Pythique et ses reprises par Nietzsche et Heidegger comme trois témoignages décisifs au sein de ce que nous avons appelé, dans Être soi-même, une histoire de l’ipséité, c’est-à-dire une histoire (ou plutôt, pour ce qui concerne Pindare, une préhistoire) de l’idée d’existence en propre ou en personne, dans une adéquation avec celui que l’on est vraiment. Mais ces trois documents ont des significations profondément différentes et ce sont avant tout les écarts et les changements d’accentuation d’un auteur à l’autre qui méritent examen. On aurait tort en effet de s’empresser d’interpréter ce qui est en jeu dans le vers de Pindare à partir de l’inflexion que lui confèrent Nietzsche et Heidegger – et parler d’« inflexion » relève ici de la litote. Même si la signification du vers 72 de la IIe Pythique a assurément à voir avec la question de l’accord avec soi et de l’adéquation à soi, sa compréhension véritable nous conduit dans une tout autre direction et même, à maints égards, dans une direction opposée à sa retraduction nietzschéo-heideggérienne.

1. Pindare

3Dans son épinicie, Pindare s’adresse à Hiéron de Syracuse parvenu au faîte de sa puissance et de sa gloire, comme l’indique l’allusion, au v. 66, aux « sages desseins de ton âge mûr (boulai presbuterai) »4 qui invite à une datation relativement tardive du poème. Il s’agit en effet pour le poète non seulement de chanter les exploits guerriers de la jeunesse de Hiéron (v. 62-64) mais la sophrôsunê, la sagesse-modération à laquelle il est parvenu au fil des ans et qui fait de son gouvernement un idéal du genre. L’objet du poème est ainsi clairement établi : « célébrer [la] vertu » (v. 63-64) du souverain de Syracuse et par là de s’« embarquer [avec lui] sur un navire paré de fleurs ». À cet égard, l’exploit athlétique représente seulement une occasion du poème et tend à s’effacer progressivement derrière les qualités supérieures du roi. L’épinicie est traversée par deux thèmes principaux : tout d’abord, l’admirable vertu, l’excellence dans tous les domaines dont témoigne le destinataire de l’œuvre ; ensuite, l’admonition qui lui est faite, et qui s’adresse plus généralement à la multitude des mortels, de faire preuve de gratitude envers les dieux pour les dons qui leur ont été octroyés. C’est pourquoi le poème est régi par l’antithèse entre Ixion qui a poussé l’audace et la démesure (hubris) (v. 29) jusqu’à convoiter Héra, l’épouse de Zeus, et en a reçu un juste châtiment, et l’homme qui est capable de reconnaître sa dette envers la divinité et d’honorer les dieux comme il se doit. Ainsi, affirme le poète, Ixion sur sa roue répète aux hommes : « Honorez votre bienfaiteur par le doux tribut de la gratitude (ton euergetan aganais amoibais epoikhomenous tinesthai) » (v. 23-24). Le contraste entre Ixion et Hiéron structure tout le début du chant, et Hiéron y est présenté comme un homme que les dieux ont comblé de dons extraordinaires, mais qui sait, à la différence d’Ixion, leur rendre grâce et échapper ainsi à l’hubris. C’est en agissant de la sorte qu’il se rend digne de la riche lignée à laquelle il appartient et témoigne de sa noblesse ; il agit en conformité avec son rang et prête l’oreille au conseil du poète : Khrê de kat’ auton aiei mantos horan metron, « Mesurez toujours vos actes selon votre rang » (v. 33-34)5. Ce thème de la noblesse qui doit s’allier à la vertu ancre la perspective du poème dans une éthique aristocratique qui conjoint les exploits accomplis, la grâce accordée par les dieux et l’excellence de celui qui la reçoit. Seul un homme associant la noblesse à des qualités morales extraordinaires peut se rendre digne des dons qui lui sont accordés par le destin, parce qu’il a appris à faire preuve en toutes choses de mesure et de sagesse, mais aussi de reconnaissance. Tel est celui qui a atteint au faîte de l’humanité parce qu’il possède « la richesse associée au bonheur d’être sage (to ploutein de sun tukha potimou sophias) », ce qui représente « le meilleur lot pour l’homme » (v. 56-57).

4C’est dans ce contexte qu’il convient de resituer le fameux vers 72 qui a donné lieu à tant de commentaires : genoi’, oios essi mathôn. Cette formule, que l’on pourrait rendre en première approximation par « Deviens ce que tu es, en l’apprenant », soulève en réalité un grand nombre de questions. Elle semble inviter Hiéron à se montrer tel qu’en lui-même, dans l’éclat de sa propre vérité, et par conséquent à déployer les qualités morales que lui attribue le poète en prenant conscience de celles-ci – afin de les déployer à la fois dans son gouvernement et dans l’accueil qu’il va réserver à son poème, en l’appréciant à sa juste valeur, comme l’indique le vers qui suit immédiatement et dans lequel le poète oppose les singes qui paraissent toujours beaux aux enfants, qui singent la beauté véritable, et la beauté telle qu’elle se dévoile seulement aux sages. Une comparaison est introduite ici entre Hiéron et Rhadamanthe, c’est-à-dire le sage et le juste par excellence qui siège à l’entrée de l’Hadès. Dès lors, si tout ce qui brille n’est pas de l’or, s’il faut savoir différencier la simple apparence de beauté de la beauté véritable, Hiéron est invité à faire preuve de discernement pour distinguer le vrai du faux et ne pas se laisser abuser par les « flatteries (apataisi), comme il arrive d’ordinaire, par l’artifice des mortels qui chuchotent à notre oreille » (v. 73-75). À quelles flatteries songe ici Pindare ? Probablement à celles de ses rivaux que Hiéron lui a parfois préférés, par exemple de Bacchylide implicitement présenté, à travers l’image du singe, comme un imposteur et peut-être même un plagiaire, et à tous ceux qui se sont conduits à la cour comme des renards (v. 79). Le poète, au contraire, se présente sous les traits d’un « homme à la parole franche (euthuglôssos anêr) » (v. 86) qui se refuse aux procédés tortueux parce qu’il a bien conscience de s’adresser à un sage. L’invitation faite à Hiéron de se présenter sous son identité véritable s’associe ainsi au thème de la vérité de la parole poétique.

5Pourtant, de nombreuses énigmes persistent :

61) Comment comprendre l’identité (pour employer un lexique moderne) à laquelle Hiéron est invité à se conformer dans ses actes ? S’agit-il d’une identité individuelle (celle de l’être singulier qu’il est) ou collective (celle de la lignée à laquelle il appartient), ou encore de l’identité qui s’attache à sa fonction royale ?

72) Faut-il attribuer une différence de signification aux deux verbes genoi(o) et essi ? Le fait est que le poète a évité d’employer deux fois le même verbe, mais faut-il en inférer un contraste sémantique entre eux ?

83) Alors que la plupart des traductions ont recours à un impératif, faut-il accorder une importance au fait que gennaô soit ici à l’optatif, ce qui introduit une nuance de souhait et non de commandement ? On aurait alors affaire à un vœu signifiant quelque chose comme : « Puisses-tu te montrer digne de celui que tu es ! » Ou, si l’on opte pour « l’identité collective » : « Puisses-tu révéler par tes actions la noble lignée qui est la tienne ! »

94) Une autre question décisive est celle de savoir ce qui est de nature à permettre au destinataire de se manifester lui-même tel qu’il est. Est-ce simplement la victoire qu’il vient de remporter dans cette épreuve, probablement à un âge déjà avancé ? Mais si tel est le cas, on ne voit guère pourquoi le poète emploierait une formule à l’optatif : le triomphe a déjà eu lieu, Hiéron a déjà manifesté par là ses qualités exceptionnelles. S’agit-il au contraire de se montrer tel qu’il est (et tel que le poète le célèbre) par son art de gouverner ? Cette idée est présente au moins en filigrane par la comparaison avec Rhadamanthe et l’insistance sur la vertu du souverain qui le place du côté des sages qui ne cèdent pas aux flatteries ni n’oppriment leurs sujets, ce que confirme au vers 88 la référence aux « cités que régissent les sages (polin hoi sophoi têreônti) ». S’agit-il enfin, de manière plus limitée, de se montrer plein de discernement dans l’accueil que Hiéron réservera au poème de Pindare ?

105) Enfin, une des questions les plus difficiles à trancher touche à la signification de mathôn dont l’analyse grammaticale la plus plausible semble être qu’il forme « un participe circonstanciel exprimant l’antériorité (avec valeur de cause) » par rapport au verbe principal, comme le note Bernard Gallet6. Comment faut-il dès lors comprendre cette référence au savoir ? Plusieurs lectures semblent ici possibles. Ou bien Hiéron est invité à apprendre ce qu’il est en prêtant l’oreille au poète. Ou bien il s’agit d’un savoir sur lui-même qu’il a acquis tout au long de sa vie, à travers les épreuves qu’il a traversées, sur le modèle du tô pathei mathos (la connaissance par l’épreuve) de l’Agamemnon d’Eschyle. Ainsi, dans les Néméennes, III, aux vers 122-124, on peut lire : « À l’épreuve se manifeste la supériorité dont chacun est capable ». Ou bien – ce qui prolongerait cette deuxième hypothèse – ce savoir est celui que procurent la réflexion et la sagesse (sophrôsunê) elles-mêmes. En outre, sur quel objet privilégié un tel savoir s’exerce-t-il ? Sur le chant qui lui est envoyé par Pindare « à travers la mer grise, comme une marchandise phénicienne » (v. 67-68) et dont il s’agit de mesurer les qualités littéraires ? Sur lui-même ? Sur l’art du bon gouvernement en général ?

11On le voit, le vers 72 soulève beaucoup plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Essayons néanmoins de nous orienter dans ce dédale.

12(1) L’identité que Hiéron est invité à manifester dans sa vie et dans ses actes (et pas seulement dans ses exploits athlétiques) n’est manifestement pas une identité d’individu, car l’idée d’une connaissance de soi en tant qu’individu singulier est presque absente de l’horizon de la pensée grecque. On le sait, le gnôti seauton ne se rapporte en aucun cas à la connaissance de soi individuelle ou « psychologique », il s’adresse au contraire à l’homme en général et l’enjoint de mesurer les limites de sa propre condition et de ne pas prétendre s’élever au-dessus d’elle. Il n’y a aucune raison d’interpréter autrement le vœu formulé par le poète. Certes, celui-ci fait parfois référence à certains traits « biographiques » de Hiéron, comme la maladie dont il souffre, probablement la maladie de la pierre. Mais on aurait tort de donner à son conseil une inflexion individualiste : se montrer tel qu’il est, se révéler par ses actes « à la hauteur de lui-même », pourrait-on dire, c’est pour Hiéron révéler sa noble ascendance et les qualités excellentes qu’il en a héritées par l’intercession des dieux. Il faudra attendre une époque bien plus tardive pour que commence à prendre forme dans la pensée grecque d’idée d’une nature individuelle qui pourrait jouer un rôle normatif dans les décisions à prendre ou l’orientation à donner à sa vie : on trouve pour la première fois une telle idée dans le Peri tou kathêkontos de Panétius et son adaptation en latin par Cicéron dans son De Officiis, à travers ce qu’on a coutume d’appeler la théorie des quatre rôles7. Il semble difficile, à cet égard, de soutenir, à l’instar de Nicolas Quérini, que Pindare invite Hiéron à prendre conscience de ses qualités générales mais qu’« il s’agit ensuite de se porter à partir de là vers “qui l’on est” (en propre) »8, ou encore qu’il ne suffit pas, selon le précepte du poète, « de coïncider avec son genos, il s’agit ensuite d’être soi-même, c’est-à-dire non seulement d’être ce que l’on est, mais qui on est en particulier […] cet individu particulier, unique »9. Si de tels accents individualistes feront leur apparition à n’en pas douter chez Nietzsche et Heidegger, ils sont inconcevables dans le contexte culturel dans lequel écrit Pindare. Nicolas Quérini rapproche d’ailleurs l’allusion à la nature véritable de Hiéron du célèbre passage de l’Alcibiade 130 c (un dialogue probablement apocryphe et donc rédigé après le Ve siècle) dans lequel Socrate affirme que connaître Alcibiade en vérité, c’est connaître son âme. Mais justement, l’âme ne désigne pas ici quelque chose d’individuel, elle n’est pas mon âme ou ton âme, et sa pérégrination d’un corps à l’autre n’a rien à voir avec une survie personnelle ; l’âme est au contraire, encore chez Platon, un principe de vie neutre, impersonnel, qui ressemble en cela aux Idées et se trouve en affinité avec le divin, lui aussi exprimé au neutre (eoike tô theiô)10 . Comme le souligne Jean-Pierre Vernant, « cette âme, qui est en nous, ne traduit pas la singularité de notre être, son originalité foncière, mais […] à l’inverse, en tant que daimôn, elle est impersonnelle ou supra-personnelle […], en nous elle est au-delà de nous, sa fonction n’étant pas d’assurer notre particularité d’être humain, mais de nous en libérer en nous intégrant à l’ordre cosmique et divin »11.

Rien ne nous semble donc légitimer une lecture « individualiste » du vœu formulé par le poète : ce que Hiéron est appelé à manifester dans sa vie par ses actes et son bon gouvernement, c’est une sagesse tout à fait générale et même impersonnelle qu’il partage avec n’importe quel autre sage. Par conséquent, les qualités morales dont il lui faut témoigner sont elles aussi des qualités générales, celles qui le rattachent à sa souche, à sa lignée, attestant son rang élevé. Si l’on veut donc s’exprimer en termes d’identité, il semble clair que l’identité à laquelle il convient de revenir et qu’il s’agit de manifester dans sa vie est une identité collective (celle d’une aristocratie) et un statut social (celui du monarque qu’est Hiéron) et en aucun cas une identité individuelle. Le début de la IIe Pythique énonce : allois de tis etelessen allos anêr euakhea basileusin humon apoion’ aretas : « Chaque souverain a son poète qui compose pour lui l’hymne harmonieux, récompense de sa vertu » (v. 13-14). Les qualités de Hiéron sont à la fois le produit de ses origines et un lot qui lui a été attribué par les dieux, et, dans les deux cas, elles n’ont que peu à voir avec ses efforts personnels. Les Néméennes, V, 74 précisent ainsi : « Le destin qui vaut à chacun son hérédité décide entre tous ces exploits » ; et la Ière Pythique déclare : « C’est aux dieux que les qualités des hommes doivent toutes leurs ressources » (v. 42-43).

(2) La connaissance que le souverain a acquise, exprimée par le participe circonstanciel mathôn, est donc, elle aussi, une connaissance tout à fait générale des traits qui font de lui un être humain dans le sens le plus élevé du terme, et en premier lieu la modération-sagesse. Comment une telle connaissance a-t-elle pu prendre forme ? La réponse consistant à affirmer qu’elle a été procurée à Hiéron par le poème paraît doublement erronée : d’abord, elle relèverait, dans un chant destiné à célébrer sa supériorité, de l’irrévérence, presque de l’insolence. Hiéron a-t-il donc attendu Pindare pour devenir le sage qu’il est ? De surcroît, le participe exprimant l’antériorité « en l’apprenant » suggère qu’au moment où le souverain découvre le poème, la transformation s’est déjà accomplie en lui. Il semble donc inévitable de donner à cette prise de conscience un sens plus général, et de la comprendre comme résultant ou bien des épreuves que Hiéron a endurées et dont il est sorti vainqueur, révélant par là son excellence, ou bien, ce qui revient à peu près au même, de l’acquisition de la sagesse en tant que capacité à échapper à l’hubris (illustrée par Ixion) et à se tenir dans les limites de la condition humaine.

13(3) Faut-il traduire la formule de Pindare en faisant une différence entre gennaô et eimi ? Faut-il en particulier donner au premier verbe, dans lequel on retrouve la racine gen-, présente dans genesis mais aussi dans genos (la souche, la race), son sens proprement platonicien de « devenir », par contraste avec « être », c’est-à-dire être constant ou immuable ? Depuis Wilamowitz12 et Schröder13, on a tendance plutôt à souligner que, dans le grec de Pindare, on ne trouve pas trace de la distinction instituée ultérieurement par Platon entre être et devenir. Plus récemment, Glenn Most a adopté une position semblable14. Il convient toutefois de remarquer que Pindare, qui aurait pu choisir d’employer deux fois le même mot, par exemple eimi, pour affirmer quelque chose comme : « Puisses-tu être celui que tu es, en l’apprenant », a opté pour un contraste, aussi ténu soit-il, entre ces deux verbes. Il est difficile de ne pas y voir une nuance. Même dans le grec de Pindare, en effet, les deux verbes ne sont pas exactement synonymes, puisque gignethai a toujours la connotation de naissance, de venue à l’être, qui est absente de einai15. Sans doute le contraste est-il ici celui suggéré par Jacques Péron qui souligne qu’« alors que einai signifie qu’une personne est véritablement telle ou telle, genesthai exprime l’idée que par ses actes elle se montre en public telle ou telle »16. La différence serait donc celle entre l’être profond ou la nature pérenne de quelqu’un et ce qu’il révèle de lui-même. Et donc le vœu du poète serait que Hiéron se manifeste au dehors tel qu’il est véritablement au-dedans, dans sa nature intérieure. Il n’en reste pas moins que la proximité sémantique entre les deux verbes dans le grec de Pindare nous invite à la traduire son vers par un redoublement du type : « Puisses-tu être [en te montrant tel] tel que tu es [vraiment] en apprenant celui que tu es ». Ou, plus simplement : « Puisses-tu te manifester tel que tu es, ayant appris l’homme que tu es ».

14Certains lecteurs, comme Bernard Gallet, ont avancé l’hypothèse que la compréhension de ce conseil qui tend à en calquer la signification sur le gnôti seauton, en y ajoutant sans doute une dimension pratique absente du précepte delphique – puisqu’il ne s’agit pas seulement de se connaître en tant qu’homme mais de se montrer dans ses actes tel qu’on s’est connu – confère au texte de Pindare une dimension excessivement générale et philosophique. Si l’on s’attache au contraire au contexte probable de la rédaction du poème, à une époque où Hiéron est déjà âgé et entouré de différents poètes (dont Bacchylide et Pindare) en concurrence les uns avec les autres, le vers 72 aurait un sens beaucoup plus concret. Il s’agirait simplement de demander au tyran de Syracuse de se montrer, dans la réception du poème et dans le jugement porté sur lui, aussi sage et juste qu’un Rhadamanthe, faisant ainsi taire les cabales qui visent à discréditer Pindare. On aurait alors affaire à « une requête de circonstance [qui] n’aurait rien à voir avec la maxime philosophique, abstraite et universelle, du gnôti seauton »17. Toutefois, si cette allusion à la réception de son œuvre fait probablement partie de la signification du vers, il semble peu plausible d’en conclure qu’elle en épuise le sens. En effet, ce sur quoi joue manifestement Pindare est l’ambiguïté, laquelle figure dans le titre même de l’ouvrage de Bernard Gallet. La sagesse dont se montre capable Hiéron ne se manifeste pas seulement dans son goût littéraire (si l’on nous passe cet anachronisme) mais dans son art de gouverner. Voilà ce qui le rapproche en premier lieu de Rhadamanthe. On peut à cet égard comparer le portrait de Hiéron de celui d’Arcélilas de Cyrène dans la Ve Pythique : « Les sages savent soutenir mieux que les autres le pouvoir que les Dieux leur donnent. Tandis que tu t’avances dans la voie de la justice, une prospérité magnifique t’environne. D’abord tu règnes sur de grandes cités : c’est le privilège auguste que tu dois à l’éclat de ta race et qui s’allie en toi à la sagesse » (v. 14-19). Dans les deux cas, même gratitude des deux monarques envers le pouvoir que les Dieux leur ont confié, même conjonction entre prospérité, gloire et modération.

15En conséquence, c’est un point relativement secondaire de savoir si la justice dont doit faire preuve Hiéron concerne d’abord et principalement l’accueil qu’il fait au poème, comme le croit Bernard Gallet, ou s’il s’étend en réalité à l’ensemble de ses actes, amenant ainsi le poète à brosser le portrait d’un souverain idéal. La première lecture n’exclut pas la seconde, celle que Gallet qualifie de « philosophique » et dont il semble difficile de faire l’économie en vertu de l’ambiguïté savamment cultivée par le poète. De même que la connaissance exprimée par mathôn s’étend bien au-delà des sages conseils que le poète prodigue à Hiéron (au risque de se placer en quelque sorte au-dessus de lui) et concerne la riche expérience de la vie que celui-ci a acquise, le fait de se montrer dans l’éclat de son propre caractère et de paraître au dehors ce qu’il est véritablement au-dedans constitue une invitation à la franchise – à l’image de celle du poète – qui excède largement les circonstances particulières de la rédaction du poème.

16Ce qui rapproche le souverain du poète est par conséquent la droiture dans la parole et dans l’action (v. 88). Or l’excellence consiste en premier lieu pour Pindare, fidèle en cela à la « sagesse tragique » des Grecs, à ne pas succomber à l’hubris. La VIIIe Pythique précise : « Mais le succès ne dépend pas des hommes. C’est la divinité qui le donne. Tantôt elle lance et élève l’un, tantôt sa main rabaisse l’autre. Sache suivre ta voie en observant la mesure (metrô katabasin) » (v. 76 sq.). Cette dernière formule, « Sache suivre ta voie en observant la mesure », pourrait presque constituer une paraphrase du vers 72 de la IIe Pythique. Ce vers reprend d’ailleurs une tournure homérique destinée à célébrer le héros, qui comprend elle aussi l’expression hoios essi mais remplace l’idée de vérité dans la manifestation de soi et de fidélité à sa lignée par celle d’excellence tout court, d’arêtê, et où la connaissance en question est celle d’Idoménée vis-à-vis de Mérion : oid’ aretên hoios essi : « Je connais ton excellence », ou « Je sais ce que tu vaux » (Iliade, XIII, v. 275). Chez Pindare comme chez Homère, la vérité dans la manifestation de son être ne se laisse pas dissocier de l’excellence, et celle-ci, dans le cas de Hiéron, se révèle dans le fait qu’il gouverne en laissant sa liberté au peuple. Ainsi, lorsqu’Aimé Puech, dans sa présentation de la IIe Pythique, glose le vers 72 en disant qu’« il faut que Hiéron soit lui-même ; il n’a qu’à suivre sa vraie nature pour bien faire »18, il conviendrait de préciser en premier lieu qu’« être lui-même » ne signifie pas ici être l’individu qu’il est, mais bien être le genre d’individu qu’il est (noble, vertueux, sage), et, en second lieu que l’idée de devenir est en réalité absente : ce que Hiéron doit manifester de lui-même, il l’est depuis toujours et il lui suffit de le découvrir. On peut donc traduire le vers de différentes façons qui toutes rendent explicites ces différentes caractéristiques : « Puisses-tu être [en te montrant tel] tel que tu es [vraiment] en apprenant l’homme que tu es ». « Puisses-tu te montrer à la hauteur de ce que tu es, ayant appris cela ». Ou encore : « Ayant appris l’homme que tu es, puisses-tu te montrer [pleinement] tel ». Cette absence de duplicité et de division intérieure est l’apanage du sage, car celui-ci, comme le souligne l’Ajax de Sophocle, v. 1259, est mathôn hos hei phusin, celui qui connaît sa propre nature.

2. Nietzsche

17Si tel est dans ses grandes lignes le sens du vers de Pindare, comment interpréter à présent sa reprise dans la philosophie contemporaine ? Il est assez surprenant que, lorsque Nietzsche cite le mot de Pindare dans sa lettre à Lou Andreas Salomé du 10 juin 1882 dans la forme simplifiée (amputée de mathôn) qu’il adoptera dans l’ensemble de ses écrits, ce soit précisément à l’occasion d’une comparaison entre la franchise de sa correspondante et son propre goût du secret : « J’aime garder mes projets secrets ; libre à quiconque de parler de mes gestes ! – Mais la nature a doté chaque être de moyens de défense différents – à vous elle a donné cette merveilleuse franchise du vouloir. Pindare a dit quelque part : “Deviens qui tu es !” »19. La référence à la franchise, loin d’être essentielle à la reprise nietzschéenne de la formule de Pindare, est devenue secondaire et même accessoire.

18On peut relever six déplacements majeurs qui caractérisent la traduction nietzschéenne « Deviens ce que tu es ». Le premier est la disparition complète de mathôn et donc de toute référence au savoir ou à la prise de conscience. Comme on va le voir, elle est hautement significative. La seconde, qui en est le corollaire, est qu’avec le retrait du savoir disparaît aussi la sophrôsunê, la modération-sagesse, le sens des limites qui permettait à l’être humain d’échapper à l’hubris. Au contraire, le devenir soi ne fera plus qu’un chez Nietzsche avec l’autodépassement continuel, au fil conducteur de l’idée d’une transition de l’homme du troupeau à l’esprit libre, puis du Mensch à l’Übermensch ; elle reposera sur le « dépassement continu de l’homme par l’homme »20. Le troisième écart est l’introduction d’une forte distinction d’origine platonicienne entre être et devenir : il s’agit toujours pour Nietzsche de devenir ce que l’on est, jamais de l’être tout court. Le quatrième déplacement, le moins surprenant sans doute, est l’éclipse de l’idée d’arêtê remplacée dans certains contextes (par exemple la lettre à Lou Andreas Salomé) par celle de nature – non pas la nature au sens de l’essence, mais le règne naturel. Le cinquième consiste à transformer l’optatif de Pindare en un impératif. Le sixième, enfin, qui est aussi certainement le plus important – mais aussi le moins apparent au premier abord –, est le passage d’une formule qui s’adressait au départ à un représentant de l’espèce humaine et au descendant d’une lignée aristocratique à une formule qui s’adresse à un individu dans le sens normatif de ce terme qui est devenu le nôtre (l’individu est alors un bien ou une valeur, ce qu’il ne pouvait être dans la culture grecque) : le conseil de sagesse devient ainsi le mot d’ordre d’un individualisme radical. Dans la troisième Considération inactuelle, par exemple, on peut lire : « L’homme qui ne veut pas appartenir à la masse n’a qu’à cesser d’en prendre à ses aises avec lui-même ; qu’il suive sa conscience qui lui crie : “Sois toi-même ! Tu n’es rien de tout ce que tu fais maintenant, rien de ce que tu penses et désires” »21. L’antithèse d’inspiration romantique entre la foule et le génie sous-tend à présent le processus du devenir-soi et lui assigne son telos véritable. Il ne s’agit plus de se rendre digne de ses ancêtres mais de s’affirmer dans son absolue exceptionnalité au rebours de la multitude. La tâche de l’écrivain, affirme Ecce homo, consiste à se livrer à des considérations belliqueuses illustrant « le plus strict “culte du moi”, la culture du moi la plus rigoureusement disciplinée »22.

19En effet, dès « Schopenhauer éducateur », l’un des grands problèmes de Nietzsche est de savoir comment promouvoir une civilisation qui permette l’avènement de grandes individualités. Dans Humain trop humain, l’auteur réitère que le but de la culture est de favoriser l’éclosion de génies ou des « forte[s] individualité[s] », celles qui sont animées d’une « énergie puissante »23 et n’hésitent pas à user de la fraude, du mensonge et du « plus brutal des égoïsmes »24 pour asseoir leur domination. Exit la vertu de Pindare et l’idéal grec de sophrôsunê. Nietzsche n’a pas encore entamé, à cette époque, sa guerre à mort contre la morale qui ne commence vraiment à prendre forme qu’avec Aurore, mais il oppose à l’idéal apollinien de mesure celui de dépassement de soi et de toute limite symbolisé par Dionysos.

20L’avènement de cet individu puissant, qui deviendra bientôt l’esprit libre affranchi du joug de la morale, puis le surhomme appelé à remplacer le « dernier homme » affaibli par les idéaux ascétiques et le triomphe de la morale du troupeau, repose sur une relecture de l’éthique aristocratique qui se situe aux antipodes de celle de Pindare. Le « noble » est désormais « l’homme supérieur », relégué dans un passé mythologique, qui s’arroge le droit d’user de tous les moyens pour se soumettre la populace sans le moindre morsus conscientiae. Un homme qui, par conséquent, vit sous sa propre loi, et n’en admet aucune supérieure à lui-même. C’est ce qui explique le passage de l’optatif à l’impératif. Ici, le médiateur entre Nietzsche et Pindare n’est nul autre qu’Emerson. La troisième Considération inactuelle énonce en effet : « la singularité de notre existence en cet instant précis est ce qui nous encourage le plus fortement à vivre selon notre propre loi et selon notre propre mesure »25. Or c’est Emerson, dont Nietzsche est un friand lecteur à cette époque et dont il recopie même dans des notes en 1882 des passages entiers, qui inaugure cette idée d’un devoir d’être soi, ou de se soumettre à la loi de sa propre nature, qui prend la forme d’un véritable impératif catégorique : « Nulle loi ne m’est sacrée que celle de ma nature (No law can be sacred to me, but that of my nature) »26, écrit-il dans son essai « Self-Reliance ». Dans des notes qu’il prend en relisant les Essais d’Emerson, Nietzsche formule la même idée dans ses propres termes : il faut découvrir « la loi en sa propre personne » .

21C’est aussi Emerson, croyons-nous – et ce dès « Schopenhauer éducateur » qui devrait plutôt s’intituler « Emerson éducateur » si Nietzsche ne s’était ingénié à brouiller les pistes et n’avait préféré substituer une personnalité alors célèbre en Allemagne à un penseur américain bien moins connu –, c’est encore Emerson, disions-nous, qui se dissimule derrière l’introduction dans le vers de Pindare de la distinction platonicienne entre être et devenir. En effet, dans le même « Self-Reliance », Emerson brossait le portrait d’une âme perpétuellement en devenir, sur le modèle du grand flux divin, qui ne doit pas rechercher une illusoire cohérence ni se dérober à ses propres métamorphoses ; qui ne se laisse donc pas non plus enfermer dans les carcans que voudrait lui imposer la société et demeure perpétuellement en mouvement. « Il est un fait que le monde abhorre, c’est que l’âme devient », écrivait-il27. C’est cette même idée qui offrira à Nietzsche l’un de ses leitmotive : à la fiction des arrière-mondes, préférer toujours la glorieuse impermanence et le branle pérenne de l’ici-bas. Le devenir plutôt que l’être, ou plutôt le devenir en lieu et place de l’être, lequel n’est jamais qu’une chimère : Man muss das Sein leugnen, « il faut nier l’être »28.

22Ainsi, sous la plume de Nietzsche, l’introduction platonicienne de la distinction être / devenir dans la traduction de Pindare ne signifie évidemment pas une « platonisation » du poète mais bien au contraire une tentative pour saper les fondements du platonisme. « Devenir ce que l’on est » ne peut plus signifier révéler son essence ou sa nature immuable, manifester ce qu’on est déjà depuis toujours ; cela veut dire à l’opposé se dépasser constamment soi-même afin d’atteindre des formes de soi plus affirmatives. Tandis qu’il s’agissait pour l’homme de Pindare, aussi élevé fût-il, de rentrer dans ses propres limites, il s’agit à présent de placer l’homme hors de lui-même pour en faire le lieu d’un constant autodépassement. Le véritable sage (Zarathoustra) enseigne que l’homme est ce qui doit être surmonté. Mais comment un tel autodépassement est-il possible ? Comment l’homme nietzschéen en chemin vers le surhomme peut-il devenir celui qu’il est ? En procédant à une inversion de l’inversion des valeurs aristocratiques qui a été opérée par le judaïsme, relayé par le christianisme, en vue de promouvoir une morale des faibles cherchant à se prémunir contre les forts, des maladifs cherchant à l’emporter sur ceux qu’anime la « grande santé », en un mot, cette victoire à la Pyrrhus remportée par les médiocres et les hommes du ressentiment sur une « aristocratie » mythologique, située par Nietzsche à un âge édénique de l’humanité, victoire qui reposait sur l’invention d’une « morale des esclaves » qui n’est qu’expression de la haine de soi et facteur irrémédiable de déclin. Cette inversion d’une inversion signifie la restauration de l’égoïsme salutaire et de la capacité d’auto-affirmation des forts, de ceux qui se déclarent eux-mêmes les « bons », laquelle sous-tend la « morale des maîtres » – restauration qui doit d’abord s’accomplir en soi-même et prendre la forme d’une réorganisation pulsionnelle de tous les instincts qui animent le corps. Il s’agit ainsi de promouvoir au sommet de la hiérarchie instinctuelle la vis dominandi et de lui subordonner tous les instincts « moraux », c’est-à-dire faibles et « réactifs », afin de contrecarrer « tout ce qui est bas, mesquin, commun et populacier »29, en un mot de tourner le dos au « plébéisme de l’esprit moderne »30. Le devenir-soi se confond alors avec cette réorganisation pulsionnelle qui confère la suprématie, à l’intérieur du jeu des forces qui s’affrontent dans le corps, aux instincts d’affirmation belliqueux sur ceux qui ont été avilis et dégradés par la morale. Nietzsche décrit dans de nombreux fragments posthumes cette restructuration dynamique qui permet de conférer à l’homme à la fois un « corps supérieur » et une force de vie pleinement affirmative, ce qui signifie toujours, sous sa plume, parfaitement oppressive à l’égard des faibles et des « dégénérés », comme Nietzsche aime à les appeler. Il n’est pas possible ici d’entrer dans le détail de ces affirmations que nous avons examinées ailleurs31. Insistons simplement sur un point qui nous paraît central. Tandis que Nietzsche était encore tenté, dans « Schopenhauer éducateur », par un modèle du devenir-soi qui incluait une composante volontaire, qui restait donc inspirée par l’impératif catégorique singulier émersonien, il se détourne de plus en plus de cette conception en insistant à présent sur le fait que l’accès à soi n’est possible qu’en deçà de la conscience et de la volonté, ne peut être que le produit d’une victoire inconsciente des instincts actifs sur les instincts réactifs. Ce point est souligné par une formule décisive d’Ecce homo : « que l’on devienne ce que l’on est suppose que l’on ne soupçonne pas le moins du monde ce que l’on est »32. On comprend à présent pourquoi l’élision de mathôn dans la traduction du vers 72 est tout sauf un lapsus. Désormais, les différents « types humains » et leur hiérarchie (du prêtre, situé au bas de l’échelle, à l’esprit libre et au surhomme situés tout en haut) dépend de facteurs qui ne peuvent être sous le contrôle de la conscience, d’un réarrangement de cette organisation pulsionnelle – sur le modèle du corps politique – qu’est devenu l’individu nietzschéen. Car le philosophe nie à présent que la volonté, le libre arbitre et la responsabilité existent ; et il ne conçoit de surcroît la conscience que comme une instance dérivée et chimérique, le pur produit des pulsions qui dominent dans le corps. Comme il l’écrit dans Le gai savoir, « la conscience est la dernière et la plus tardive évolution de la vie organique, et par conséquent ce qu’il y a de moins accompli et de plus fragile en elle. »33 Le modèle pulsionnel du devenir soi – et donc aussi de l’accès à une vie la plus intense et affirmative – devient nécessairement un modèle non cognitif et même anti-cognitif.

23Le dernier élément de la métamorphose que Nietzsche fait subir au vers de Pindare tient évidemment à l’éviction de toute référence à l’arêtê, ou tout au moins à la vertu en son sens moral. Il y a bien une éthique aristocratique nietzschéenne, mais elle repose sur la transformation de la vertu au sens éthique en virtù au sens de Machiavel, c’est-à-dire fondamentalement en force d’âme ou de caractère34. La référence n’est plus ici, comme chez Pindare à la sagesse delphique ni à celle des Tragiques ; elle est plutôt à Calliclès et aux sophistes35. L’homme noble est celui qui n’hésite pas à employer tous les moyens à sa disposition pour asseoir et maintenir sa domination ; c’est celui pour lequel seule la loi de la force a force de loi. C’est aussi celui qui mettra en œuvre plus tard la « grande politique » que le penseur allemand appelle de ses vœux et dont les trois piliers sont les suivants :

Premier principe : la grande politique veut que la physiologie soit la reine de toutes les autres questions : elle veut créer un pouvoir assez fort pour élever l’Humanité, comme un tout supérieur, avec une dureté sans ménagements, contre tout ce qu’il y a de dégénéré et de parasitaire dans la vie [...]. Deuxième principe : Guerre à mort contre le vice ; est vicieuse toute espèce de contre-nature. Le prêtre chrétien est l’espèce d’homme la plus vicieuse : car il enseigne la contre-nature. [...] Troisième principe : le reste en découle36.

24La fin de tout ce qui est dégénéré et parasitaire signifie en réalité en premier lieu l’eugénisme, que Nietzsche approuvait sans réserve, et il serait bon d’arrêter de se voiler la face sur ce point. Autrement dit, selon les mots de L’Antéchrist : « Périssent les faibles et les ratés ! Premier principe de notre philanthropie. Et il faut même les y aider. »37 Et si le christianisme est à bannir, c’est en particulier parce qu’il représente « la loi de la sélection contrecarrée »38, ou encore « le principe opposé à la sélection »39 (entendons : à l’eugénisme).

25Récapitulons : non seulement Nietzsche transforme profondément le sens de la formule de Pindare, mais, sur à peu près tous les points que nous avons relevés, il lui fait dire l’exact opposé de ce qu’elle disait. Affranchissant ce vers de tout arrière-plan éthique (l’idéal d’arêtê) et religieux (la gratitude due aux Dieux), il en fait l’instrument d’une apologie de la « terrible nature »40, selon la formule du Crépuscule des idoles, c’est-à-dire des instincts de puissance, actifs, « égoïstes », impitoyables, qui sont inhérents à toute vie en tant qu’elle tend à l’affirmation de soi et à la domination, conférant à cette injonction un sens tout à la fois antireligieux et amoral. Accentuant la différence, absente chez Pindare, entre être et devenir, il la met au service de sa critique des arrière-mondes et d’une affirmation du devenir comme unique réalité. Évinçant la référence au savoir ou à la prise de conscience, il conçoit le devenir soi comme exigeant qu’on ne sache absolument pas ce qu’on est. Il s’agit en effet de se débarrasser de l’illusion d’une conscience ou d’un moi existant à l’état séparé du corps et qui n'en seraient pas l’éphémère sous-produit. Le devenir-soi s’accomplit dans les arcanes du corps et se confond avec la révolution axiologique qui y prend place. Enfin, loin de prolonger l’éthique aristocratique qui s’exprime chez Pindare, Nietzsche lui substitue une nouvelle forme d’aristocratisme, celui d’une noblesse fantasmée, impossible à dater historiquement, et qui se serait affranchie du fardeau de la (mauvaise) conscience, dont le penseur appelle de ses vœux le retour avec le dépassement du nihilisme : une race de futurs « maîtres de la terre », comme il l’écrit, « une nouvelle et prodigieuse aristocratie, fondée sur la plus dure autolégislation, dans laquelle il sera donné à la volonté des violents dotés de sens philosophique et des artistes-tyrans une durée qui s’étendra sur des millénaires »41. « Deviens ce que tu es ! » – transformé en impératif – devient ainsi le mot d’ordre d’un nouvel individualisme.

3. Heidegger

26Où se situe Heidegger, à l’époque de Sein und Zeit, par rapport aux nouvelles coordonnées dans lesquelles Nietzsche a réinscrit la formule du poète antique ? Au §31 de Sein und Zeit, on peut lire :

Sur le fondement du mode d’être qui est constitué par l’existential du projet, le Dasein est constamment « plus » qu’il n’est factuellement, à supposer que l’on veuille et que l’on puisse l’enregistrer en sa réalité en tant qu’étant là-devant. En revanche, il n’est jamais plus qu’il n’est facticement, parce que le pouvoir-être appartient essentiellement à sa facticité. Mais le Dasein, en tant qu’être-possible, n’est jamais non plus moins, s’il est vrai qu’il est existentialement ce qu’il n’est pas encore en son pouvoir-être. Et c’est seulement parce que l’être du là (Da) reçoit sa constitution du comprendre et de son caractère de projet, parce qu’il est ce qu’il sera ou ne sera pas, qu’il peut se dire à lui-même compréhensivement : « Deviens ce que tu es ! »

27Le contexte général de la reprise heideggérienne du « Deviens ce que tu es » nietzschéen, cette fois dissocié de son origine pindarique – le nom du poète grec n’est pas mentionné – est celui d’une analyse du comprendre (Verstehen) en tant que mode de l’existentialité du Dasein, c’est-à-dire de son être-en-projet ou de son pouvoir-être pour autant qu’il s’enracine dans son être-jeté (Geworfenheit) ou sa facticité. Pour le Dasein, en effet, pouvoir-être et facticité sont indissociables puisqu’ils articulent tous deux (conjointement au Verfallen, à la déchéance) la structure ontologique unitaire du souci (Sorge). Et c’est dans la primauté de la dimension du pouvoir-être, dans le fait que le Dasein est primairement possibilité, que s’enracine la tâche qui est la sienne d’advenir à son être le plus propre, cet advenir à soi constituant le sens primaire de l’à-venir (Zu-kunft) en tant qu’extase directrice de sa temporalisation authentique. C’est ici que le vers de Pindare peut jouer le rôle d’un « témoignage pré-ontologique »42 de la structure ontologique du souci et du sens de la temporalité authentique, un peu à la manière dont la « fable du souci » d’Hygin pourra le faire un peu plus loin, au §42 de l’ouvrage.

28Or si Heidegger reprend la traduction de Nietzsche – ce qui ne peut manquer de surprendre quand on songe au soin qu’il met généralement à avancer ses propres traductions des penseurs antiques –, c’est pour opérer à nouveau, par rapport à la reprise nietzschéenne, un certain nombre d’écarts significatifs. Autant Nietzsche en effet comprend Pindare, pourrait-on dire schématiquement, à travers la médiation d’Emerson et de son impératif catégorique singulier (No law can be sacred to me, but that of my nature), autant Heidegger se réapproprie la traduction de Nietzsche dans un contexte qui est en grande partie marqué par l’influence d’un autre penseur : Kierkegaard. Comme on le sait, l’écrivain danois insiste beaucoup, en particulier dans La Maladie à la mort, sur la nécessité pour l’Individu (Enkelte) d’accomplir la tâche d’« être soi-même (være sig selv) » ou de « devenir soi-même (blive sig selv) », mais aussi sur la difficulté d’y parvenir et sur les échecs auxquels se heurte cette entreprise – le premier d’entre eux étant justement la « maladie à la mort », le désespoir, le renoncement le plus complet à être et à devenir soi. Alors que « le christianisme enseigne que [la voie à suivre] consiste à devenir subjectif, c’est-à-dire vraiment sujet »43, ou encore véritablement Individu (Enkelte), celui qui s’abîme dans le désespoir cherche à se défaire entièrement de ce but et à sombrer dans l’anonymat.

29Toutefois, il existe dans l’œuvre de Kierkegaard différentes manières d’approcher ce devenir-soi – d’inégale valeur philosophique et spirituelle – en fonction du stade de l’existence dans lequel on se tient. Pour celui qui est englué dans le stade esthétique, cette possibilité n’existe pas, puisque l’esthéticien se meut de désir en désir et de plaisir en plaisir sans parvenir à s’élever au-dessus de cette suite rhapsodique d’instants ni acquérir un véritable « caractère ». Au stade éthique, en revanche, cette possibilité se fait jour, et Kierkegaard en livre une première interprétation – certes à ses yeux insuffisante – par la voix de l’Assesseur Wilhelm, dans L’alternative. Pour Wilhelm, en effet, c’est la décision (et plus précisément, la décision même de décider, à l’encontre de l’indécision structurelle qui affecte le stade esthétique) qui scelle l’entrée dans le stade éthique. Devenir soi signifie alors se choisir soi-même dans l’instant, en ce point de contact entre le temps et l’éternité, c’est-à-dire se choisir une fois pour toutes et pour toujours – une décision exemplairement illustrée par le mariage. Quant au troisième stade de l’existence, le stade religieux, celui qui constitue aux yeux de Kierkegaard le véritable lieu de l’accomplissement humain dans la mesure où, seul, il fait entrer en ligne de compte la dimension du péché et donc de l’espérance, il donne lieu à une troisième espèce de devenir-soi qui est décrite principalement dans La Maladie à la mort. Kierkegaard place toute cette description dans la bouche d’un autre personnage, Anti-Climacus, qui affirme : « l’héroïsme chrétien [...] consiste à oser devenir entièrement soi-même, un homme individuel, cet homme précis que je suis, seul devant Dieu, seul dans cet immense effort et cette immense responsabilité »44. C’est ici dans l’abaissement volontaire de la confession des péchés, et en se raccordant ainsi à l’humanité pécheresse en Adam, dans la « crainte et le tremblement », que l’on accède à l’individualité véritable dans un face à face avec Dieu, et que l’on devient enfin den Enkelte, l’unique (le mot danois renvoyant étymologiquement à l’unité, à l’un : En, Een), et donc aussi l’exceptionnel, celui qui se place à l’écart de la foule. De cette foule, Kierkegaard va avancer une critique décisive pour la genèse du concept heideggérien de Verfallen dans son « Point de vue explicatif sur mon œuvre d’écrivain ». Car, affirme le penseur danois, dans l’existence chrétienne, « chacun doit se mêler aux “autres” avec prudence et ne parler pour l’essentiel qu’à Dieu et à soi »45.

30C’est donc à travers la médiation de l’antithèse kierkegaardienne entre l’Individu et la foule – en termes heideggériens, entre la Selbstheit, l’ipséité, ou le Selbst-sein, l’être soi-même, et la chute ontologique dans le On – que Sein und Zeit se réapproprie la formule de l’aristocratisme nietzschéen et lui confère un nouveau sens. En effet, la principale différence entre le devenir-soi nietzschéen, compris comme réorganisation pulsionnelle inconsciente fondée sur une refonte axiologique de la hiérarchie des instincts qui règnent dans le corps, et le devenir-soi du Dasein, lequel signifie en premier lieu un accès à l’authenticité (Eigentlichkeit), et partant à l’être-soi-même (Selbst-sein) à l’encontre du ne-pas-être-soi-même du On, est le rôle insigne qu’y remplissent les idées de choix et de résolution (Entschlossenheit), toutes deux tirées du lexique kierkegaardien du stade éthique.

31Que signifie l’authenticité du point de vue de l’analytique existentiale ? Elle est formellement identique à la décision résolue (Entschlossenheit) puisque, en anticipant la fin de son existence et en existant comme être-pour-la-mort, le Dasein est ramené « vers son pouvoir-être-Soi-même le plus propre. Le pouvoir-être propre devient authentiquement et totalement translucide dans l’être compréhensif pour la mort comme possibilité la plus propre »46. Or l’existential de la résolution ou de l’être-résolu doit s’entendre selon un double sens : d’abord, selon le champ sémantique de la décision, comme une « décision qui comprend et se projette »47 ; ensuite, selon le champ sémantique de l’ouverture, puisque la racine d’Entschlossenheit est schliessen, ouvrir (racine que l’on retrouve également dans un autre terme clé du vocabulaire heideggérien, die Erschlossenheit, l’accessibilité, l’ouverture). La résolution est donc à la fois la décision par laquelle le Dasein, en se rapportant à sa propre finitude, se soustrait à la « privation de choix »48 opérée silencieusement par le On, et l’ouverture par laquelle il se rend son être pour la première fois manifeste : « la résolution est ce qui confère pour la première fois au Dasein sa transparence authentique »49.

32La dimension volontaire et même décisionnelle de l’être-soi du Dasein, c’est-à-dire de son authenticité, amène Heidegger à comprendre cette authenticité dans des termes extrêmement proches, pour ne pas dire identiques, à ceux de l’Assesseur Wilhelm dans L’alternative. De même que ce dernier insistait sur le fait que l’entrée dans le stade éthique repose non pas sur un choix accompli à propos de quelque chose, mais sur le choix de la possibilité même de choisir, à l’encontre de l’indécision foncière de l’individu bloqué au stade esthétique50, Heidegger caractérise l’être-soi-même authentique, c’est-à-dire la résolution, comme un « choisir le choix (Wählen der Wahl) »51 ou comme un « choix de soi-même »52. La résolution consiste, écrit-il, dans le « choisir existentiel du choix d’un être soi-même (das existenzielle Wählen der Wahl eines Selbstseins) »53 qui reconduit le Dasein devant son pouvoir-être fini et s’oppose dès lors à l’irrésolution du On. Et l’être-résolu suppose comme sa condition de possibilité que le Dasein soit en quelque façon « rappelé » à lui-même ou « convoqué » devant lui-même par l’appel de la conscience (Gewissensruf) : « La reprise de soi hors du On, précise le § 54, autrement dit la modification existentielle du On-même en être-soi-même authentique doit nécessairement s’accomplir comme re-saisie d’un choix. Mais ressaisir un choix signifie choisir ce choix, se décider pour un pouvoir-être puisé dans le soi-même le plus propre. C’est dans le choix du choix que le Dasein se rend pour la première fois possible son pouvoir-être authentique »54.

33L’antithèse nietzschéenne entre l’élite et le troupeau trouve ainsi sa contrepartie dans l’analyse heideggérienne, bien qu’en apparence au moins tout l’arrière-plan axiologique du renversement des valeurs nietzschéen ait été éliminé, puisque, comme on le sait, l’ontologie fondamentale clame pour elle-même une complète neutralité axiologique. Heidegger peut alors tirer de Kierkegaard – ou plutôt d’un certain Kierkegaard, celui du stade éthique – certaines ressources pour sa propre analyse ontologique du Dasein. Toutefois, du point de vue heideggérien, il ne saurait être question d’opposer sans plus l’être au devenir, c’est-à-dire de se borner à renverser le platonisme sans en interroger les concepts directeurs. Dans Sein und Zeit, au contraire, ces deux notions ne forment plus alternative : le sens de l’être du Dasein, c’est désormais la temporalité (Zeitlichkeit). L’emploi d’un impératif pour traduire la formule pindarique découle moins, à présent, de l’impératif singulier émersonien que de l’appel de la conscience en tant que point de départ d’une conversion à l’authenticité. La volonté a pris le pas sur l’instinctualité telle qu’elle se déploie, chez Emerson et surtout chez Nietzsche, dans les arcanes du corps, étant entendu que la biologie a été mise dès le départ hors-jeu, incapable qu’elle est d’atteindre au niveau strictement ontologique de l’enquête. Et si la formule de Pindare, comme on peut s’y attendre, est réinterprétée à nouveau dans le sens d’un individualisme radical, cet individualisme ressemble davantage à celui de l’Enkelte kierkegaardien qu’à celui des « maîtres de la terre » de Nietzsche – même si, il faut le reconnaître, la situation sera bientôt amenée à changer lorsque l’injonction d’autres maîtres ou d’autres guides (ou supposés tels) se fera entendre aux oreilles du philosophe. Les connotations héroïques si typiquement nietzschéennes ne demeurent pourtant pas absentes du devenir-soi existential. Il ne faut pas oublier que le « Deviens ce que tu es ! » du §31 de Sein und Zeit entretient de profondes connivences avec deux autres formules de l’ouvrage – qui conservent à leur tour une forme d’opacité : celle selon laquelle le Dasein authentique « se choisit ses héros (seinen Helden wählt) » (§74) et celle qui l’invite à ne pas retomber en deçà de son pouvoir-être le plus propre, et ainsi à ne pas « devenir trop vieux pour ses victoires »55. La première formule souligne que la résolution authentique ouvre toujours à la « répétition d’une possibilité transmise d’existence »56 et qu’elle fonde ainsi la possibilité de tout héritage. Quant à la seconde, elle est une réécriture du Zarathoustra et de son chapitre « De la mort volontaire » : Mancher wird auch für seine Wahrheiten und Siege zu alt, « Plusieurs seront trop vieux pour leurs vérités et leurs victoires »57.

34Quoi qu’il en soit, c’est désormais l’antithèse entre le stade esthétique kierkegaardien, avec sa temporalité primesautière et rhapsodique, interdisant toute décision véritable, et la décision résolue de l’individu du stade éthique, qui forme le cadre dans lequel est replacé le vers 72 de la IIe Pythique, même si Heidegger lui conserve sa forme nietzschéenne. Et c’est justement parce qu’il se démarque à cette époque de nombreux aspects de la pensée de Nietzsche que Heidegger peut faire droit, dans sa propre compréhension de la formule pindarique, à l’insistance sur la conscience de la finitude humaine qui en constituait déjà le noyau central. Dans la résolution qui ouvre le Dasein à son être-soi-même ou à son authenticité, le devancement de la mort ou la conscience de sa propre mortalité remplissent un rôle essentiel, car la résolution ne devient possible que sur le fondement de l’être-pour-la-mort. Ce sens positif conféré ici à la finitude en tant qu’elle transit l’être même du Dasein, finitude qui doit être comprise d’abord à partir d’elle-même et non d’une infinité préalable, demeurait largement étrangère à la reprise nietzschéenne de Pindare.

35Enfin, il convient de relever que, dans la reprise heideggérienne du vers 72, tout primat de la vie a été répudié au profit de l’historicité en tant que mode de l’être du Dasein. Comme le précise le §76 de Sein und Zeit, la distinction nietzschéenne de la deuxième Considération inactuelle entre les trois sortes d’enquête historique – monumentale, antiquaire et critique –, chacune évaluable en dernière instance à l’aune de la vie comme principe d’évaluation ultime, et par suite en lui-même inévaluable, sont subordonnées par Heidegger à l’historicité du Dasein pour autant qu’elle a son fondement dans la temporalité extatico-horizontale : « La triplicité de l’enquête historique », affirme Heidegger en référence à Nietzsche, « est pré-esquissée dans l’historicité (Geschichtlichkeit) du Dasein »58. Ainsi, le devenir-soi pindarique, au lieu de s’entendre primairement en tant que déploiement de la vie, renvoie à présent à la seule dimension de l’existence et de son historicité : « L’historicité authentique est le fondement de la possible unité des trois guises de l’enquête historique [antiquaire, monumentale, critique]. Mais le fondement du fondement de l’enquête historique authentique est la temporalité en tant que sens d’être existential du souci »59.

Notes

1 Nietzsche (F.), Humain trop humain, I, §263 ; Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, t. II, p. 185.

2 Nietzsche (F.), Le Gai savoir, IV, §335 ; in Œuvres, op. cit., II, p. 1118.

3 Nietzsche (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. de Astor (D.) et De Launay (M.), Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2023, p. 210.

4 Nous citerons les Pythiques dans la traduction de Puech (A.), Paris, Les Belles Lettres, 1966.

5 Voir aussi Pindare, Néméennes, V, 74 : « Le destin qui vaut à chacun son hérédité décide entre tous ces exploits » ; et Néméennes, III, 70-74.

6 Gallet (B.), Recherches sur Kairos et l’ambiguïté dans la poésie de Pindare, Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1990, p. 253.

7 Voir à ce sujet Romano (C.), Être soi-même, Paris, Gallimard, 2019, chap. 5.

8 Quérini (N.), De la connaissance de soi au devenir soi. Platon, Pindare et Nietzsche, Paris, Garnier, 2023, p. 241

9 Ibid., p. 239.

10 Platon, Phédon, 80 a.

11 Vernant (J.-P.), « L’homme grec », in Œuvres, II, Paris, éd. du Seuil, 2007, p. 1916. Voir aussi les remarques consonantes d’Ildefonse (F.), Le Multiple dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème, Paris, Vrin, 2022.

12 Wilamowitz (U. von), Pindaros, Berlin, Weidmann, 1985, p. 290.

13 Schröder (O.) Schröder, Pindars Pythien, Leipzig, 1922, p. 122

14 Most (G.), The Measures of Praise. Structure and Function in Pindar’s Second Pythian and Seventh Nemean Odes, Göttingen, Vanderhoeck & Ruprecht, 1985, p. 102 : « As has been often pointed out, the difference between genoi(o) and essi is not one, in Platonic terms, between becoming as temporality and being as timelessness, but rather between public conduct, the manifestation of one’s nature in one’s behavior in the one hand, and on the other the nature as a private but fundamental tendency which may or may not find expression. Hence Pindar’s request of Hieron that he manifests his nature in his conduct ».

15 Gallet (B.), Recherches sur Kairos, op. cit., p. 265.

16 Péron (J.), « Pindare et Hiéron dans la IIe Pythique (vv. 56 et 72) », Revue des études grecques, t. 87, fasc. 414-418, janv.-déc. 1974, p. 23.

17 Gallet (B.), Recherches sur Kairos, op. cit., p. 268.

18 Puech (A.), « Notice », in Pindare, Pythiques, op. cit., p. 37

19 Nietzsche (F.), Correspondance, IV, Janvier 1880-Décembre 1884, Paris, Gallimard, 2015, p. 208.

20 Ibid.

21 Nietzsche (F.), Considérations inactuelles, III, I ; Œuvres, I, p. 578.

22 Nietzsche (F.), Ecce homo, OC VIII, p. 291.

23 Ibid., I, §235 ; II, p. 165.

24 Ibid., I, §241 ; II, p. 170.

25 Nietzsche (F.), Considérations inactuelles, III, I ; Œuvres, I, p. 579 (nous soulignons).

26 Emerson (R. W.), « Self-Reliance », in Essays and Lectures, New York, Literary Classics of the United States, 1983, p. 262.

27 Emerson (R. W.), Essays and Lectures, op. cit., p. 271.

28 Fg du printemps 1884 25 [513] ; OC X, p. 166.

29 Ibid.

30 Ibid., II, §4 ; OC VII, p. 227. Nietzsche pare l’âme noble des traits du magnanime antique : « nonchalance », « désinvolture », « indifférence » (OC VII, p. 235), véracité, franc-parler (parrhêsia). L’âme noble ne prend pas « au sérieux ses ennemis, ni ses échecs, ni même ses propres méfaits » (OC VII, p. 237), etc. C’est pourquoi, pour Nietzsche comme pour Rousseau, la culture signifie un déclin de la civilisation : La généalogie de la morale parle à ce propos d’un « recul de l’humanité » (II, §11 ; OC VII, p. 239).

31 Romano (C.), La révolution de l’authenticité à l’âge du romantisme : de Goethe à Nietzsche, Milan, Mimesis, 2023.

32 Nietzsche (F.), Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », §9 ; OC VIII, p. 271.

33 Nietzsche (F.), Le Gai savoir, I, §11 ; Œuvres, II, p. 955.

34 Nietzsche (F.), L’Antéchrist, §2 ; OC VIII, p. 162.

35 Platon, Gorgias, 483 b-c. D’après Calliclès, « la loi [...] est faite par les faibles et par le grand nombre. C’est donc par rapport à eux-mêmes et en vue de leur intérêt personnel qu’ils font la loi et qu’ils décident de l’éloge et du blâme. Pour effrayer les plus forts, les plus capables de l’emporter sur eux, et pour les empêcher de l’emporter en effet, ils racontent que toute supériorité est laide et injuste, et que l’injustice consiste essentiellement à vouloir s’élever au-dessus des autres. » C’est exactement ce que pense l’« homme noble » nietzschéen, et d’ailleurs Nietzsche lui-même. Nous ne pouvons développer ce point et renvoyons à ce sujet à La révolution de l’authenticité à l’âge du romantisme, op. cit.

36 Nietzsche (F.), Fg de décembre 1888-janvier 1889 21 [1] ; OC XIV, p. 377-378.

37 Nietzsche (F.), L’Antéchrist, §2 ; OC VIII, p. 162. Même déclaration dans le fragment de mars 1888, 11 [414] ; OC XIII, p. 364-365). Voir à propos de Nietzsche et l’eugénisme l’excellent article de jean GAYON, « Nietzsche, le déchet et la sélection », in BEAUNE (J.-C.), dir., Le Déchet, le rebut, le rien, Seyssel, Champ Vallon, 1989, p. 70-79.

38 Nietzsche (F.), Ecce homo, « Pourquoi je suis un destin », §8 ; OC VIII, p. 341.

39 Nietzsche (F.), La Volonté de Puissance, trad. de G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1995, tome II, III, §539, p. 201. Il ne s’agit évidemment pas de la sélection naturelle de Darwin, que Nietzsche récuse. Voir par exemple le Fg d’avril-juin 1885 34 [208] : « “Le combat pour l’existence” – cela caractérise un état d’exception. La règle est plutôt le combat pour la puissance, pour “plus”, “mieux”, “plus vite” et “plus souvent” » (OC XI, p. 220).

40 Nietzsche (F.), Crépuscule des idoles, « Divagations d’un “inactuel” », §48 ; OC VIII, p. 142.

41 Nietzsche (F.), Fg. de l’automne 1885-automne 1886 2 [57] ; OC XII, p. 96.

42 Heigegger (M.), Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 16è éd., 1986, p. 197 ; trad. De Martineau (E.), Être et temps, Paris, Authentica, 1985, p. 150.

43 Ibid., p. 123.

44 Ibid., p. 165.

45 Ibid., p. 82.

46 Ibid., p. 307 ; trad. citée, p. 219.

47 Ibid., p. 298 ; trad. citée, p. 213.

48 Ibid., p. 268 ; trad. citée, p. 195.

49 Ibid., p. 299 ; trad. citée (modifiée) p. 213. Pour une analyse beaucoup plus développée de ces thèmes dans l’analytique existentiale, voir notre ouvrage Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, 2019, chap. XVII.

50 Kierkegaard (S.), L’alternative, in Œuvres complètes, trad. fr. Tisseau (P.-H.) et Jacquet-Tisseau (E.-M.), Paris, L’Orante, 1970, t. IV, p. 154 : « Mon dilemme, affirme l’assesseur Wilhelm, ne signifie surtout pas le choix entre le bien et le mal ; il désigne le choix par lequel on exclut ou choisit le bien et le mal. Il s’agit ici de savoir sous quelles catégories on veut considérer toute la vie et vivre soi-même. Il est bien vrai qu’en choisissant le bien et le mal, on choisit le bien, mais cela n’apparaît que par la suite ; car l’esthétique n’est pas le mal, mais l’indifférence, et c’est pourquoi j’ai dit que l’éthique constitue le choix. Il ne s’agit donc pas tant de choisir entre vouloir le bien ou le mal que de choisir le vouloir, par quoi encore le bien et le mal se trouvent posés ».

51 Ibid., p. 268 ; trad. citée, p. 195.

52 Voir Heidegger (M.), Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA 20, p. 440 : « Je suis absolument résolu dans le choix que j’ai fait de moi-même ». Ou encore : « en s’avançant vers sa mort, le Dasein peut devenir responsable de lui-même en un sens absolu. Il “peut” se présupposer soi-même dans son être, c’est-à-dire se choisir soi-même. »

53 Heidegger (M.), Sein und Zeit, op. cit., p. 270 ; trad. citée, p. 196.

54 Ibid., p. 268 ; trad. citée, p. 195.

55 Ibid., p. 264 ; trad. citée, p. 192.

56 Ibid., p. 385 ; trad. citée, p. 265.

57 Nietzsche (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. de Astor (D) et de Launay (M.), Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2023, p. 60.

58 Heidegger (M.), Sein und Zeit, op. cit., p. 396 ; trad. citée (modifiée), p. 272. Sur ces références à Nietzsche dans Sein und Zeit, on pourra se reporter par exemple à Birault (H.), Heidegger et l’expérience de la pensée, Paris, Gallimard, 1978, p. 586-621 ; Farell Krell (D.), « Heidegger / Nietzsche », in Haar (M.) (éd.), Martin Heidegger, Paris, Éditions de l’Herne, 1983, p. 200-210 ; Taminiaux (J.), Lectures de l’ontologie fondamentale : essais sur Heidegger, Grenoble, Jérôme Millon, 1989, chap. VI ; Haar (M.), Les fractures de l’histoire, Grenoble, Jérôme Millon, 1994.

59 Heidegger (M.), Sein und Zeit, op. cit., p. 397 ; trad. citée, p. 272.

Pour citer cet article

Claude Romano, «« Deviens ce que tu es »», Phantasia [En ligne], Volume 14 - 2024 : Devenir soi, former son caractère : Emerson, Mill, Nietzsche, p. 189-209 URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1785.

A propos de : Claude Romano

Claude Romano enseigne la philosophie et la métaphysique à Sorbonne Université et à l’Australian Catholic University. Ses recherches prennent place dans le champ de la phénoménologie herméneutique, de la philosophie contemporaine et de l’histoire de la philosophie. Il a abordé les questions du colloque de Strasbourg notamment dans deux ouvrages : Être soi-même : une autre histoire de la philosophie (Paris, Gallimard, 2019) et La révolution de l’authenticité à l’âge du romantisme : de Goethe à Nietzsche (Mimesis, 2023).