Georges Didi-Huberman. Une sensibilité deleuzienne
maître de conférences HDR
Université Bordeaux-Montaigne
Résumé
On essaie ici de saisir les relations entre le travail sur les images de Georges Didi-Huberman, historien de l'art et philosophe, et la pensée de Gilles Deleuze. Tout apparemment oppose ces deux penseurs, à commencer par la question de la dialectique ou encore la place de la psychanalyse. Mais le lien est en réalité plus profond : l'importance accordée à la notion de problème contre toute idée d'évidence ou encore le rapport entre sentir et idées sous la question des intensités. Epistémologiquement mais aussi du point de vue d'une théorie des images elles-mêmes, c'est sans doute la revendication d'un empirisme supérieur qui permet le mieux de saisir l'unité des deux démarches : soit une façon de toujours partir des singularités mais pour accéder à travers elles à quelque chose comme une idée sensible qui ne puisse s'éprouver que par elles sans pour autant s'y confondre. La question d'une poétique est ici essentielle puisque les distorsions dans le visuel produites n'ont de sens qu'à être traduites dans l'ordre du langage.
Abstract
This article attempts to grasp the relations between the work on images of the art historian and philosopher Georges Didi-Huberman and the thought of Gilles Deleuze.
These two thinkers are apparently completely opposed, if we take for example the issue of dialectics or the role of psycho-analysis. But in reality there is a much more profound connection between the two: the importance accorded to the concept of problem against any idea of evidence, or again, the relationship between feeling and ideas with regard to the question of intensities.
Epistemologically, but also from the point of view of a theory of images themselves, it is doubtlessly the claim of a superior empiricism that best permits one to grasp the unity of the two approaches: that is to say, their manner of always starting from singular images so as to obtain through them something like a sensible idea that cannot be demonstrated except through them, without however, being identical with them. The question of poetics is essential here since the distortions produced in the visual only make sense when translated into the order of language.
1Georges Didi-Huberman. Une sensibilité deleuzienne1
2Le rapprochement de Gilles Deleuze et Georges Didi-Huberman sous l’enseigne de penseurs contemporains pourra sembler bien étrange. D’abord parce qu’il ne sont pas contemporains, et que l’un n’a jamais été l’élève de l’autre2. Certes Deleuze a bien commencé de lire les premiers livres de Didi-Huberman3, mais parler d’« influence » serait aller bien vite en besogne. Inversement, de très nombreux motifs théoriques font délibérément de ce dernier un penseur non- voire anti-deleuzien : il n’y a qu’à songer à la place de la psychanalyse4, au rôle du négatif et de la dialectique, à l’horizon anthropologique, ou encore à l’inscription dans une généalogie philosophique qui irait d’Aristote à Derrida, en passant par Hegel, Freud, Bataille, Merleau-Ponty5.
3 Ce constat n’est pourtant que philologique, dans la mesure où il se limite à l’examen des textes, dans leur limite thétique, assertorique. Toute la question serait plutôt d’envisager un accord par-delà le désaccord philosophique, en deçà des thèses, des mots, des propositions. Cette forme d’accord discordant, d’actualisation différentielle dessine déjà un mouvement typiquement deleuzien. Pour ne rien dire du « droit au contresens » revendiqué par Deleuze lui-même dans ses travaux de commentaire, dès lors que ce contresens est productif. C’est qu’il en va ici d’une question de sensibilité, davantage que d’une question de concept. Qu’est-ce que sentir un auteur ? Cette question, dès lors que l’on parle d’image ou d’art, prend un relief tout particulier, qui la rend beaucoup moins naïve qu’il n’y paraît. Et l’on comprendra assez vite que le rapport entre Didi-Huberman et Deleuze n’est pas étranger au rapport que nous-mêmes entretenons avec les images.
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5Didi-Huberman n’a pu révolutionner la pensée de l’image que parce qu’il a su en finir avec « l’image dogmatique ou orthodoxe »6 de la pensée. Il est tout à fait significatif que Deleuze parle ici, dans ce chapitre de Différence et répétition, d’ « image de la pensée » : parce que, historiquement sinon archéologiquement, la constitution de cette image dogmatique de la pensée n’est jamais allée sans une pensée de l’image, autour de laquelle elle s’est cristallisée, dans des rapports de présupposition réciproque où c’est autant une image de la pensée qui détermine une certaine pensée de l’image, qu’une pensée de l’image qui détermine une certaine image de la pensée. Cela, Deleuze n’a pas besoin de le voir ; mais l’historien de l’art, quand il se veut dans le même temps philosophe, occupe alors une position stratégique, puisqu’il lui revient de questionner historiquement et archéologiquement cette pensée de l’image. Car une telle pensée, une telle expérience, est tout à fait déterminée historiquement, et nous habite encore largement aujourd’hui. Ses moments originaires, si l’on entend par « origine » non l’occurrence de la première fois mais la répétition de quelque chose qui insiste, sont autant renaissants que classiques ; on les repère autant chez Alberti que chez Descartes ou Kant. Tous les postulats de l’image de la pensée analysés par Deleuze relèvent ainsi d’une expérience d’image, s’articulent à une expérience de l’image ; ou plutôt les fonctions logiques qui établissent l’image de la pensée trouvent leur schème pratique dans une pensée de l’image : la cogitatio natura universalis, la récognition, le jugement, la représentation… : tout cela tient à une pragmatique de la pensée qui trouve son terrain paradigmatique dans l’expérience des images. N’est-ce pas exemplairement devant un portrait que l’on demande : « qui est-ce ? » (récognition) ; n’est pas exemplairement devant une peinture que l’on demande : « qu’est-ce que ça représente ? » (représentation) ; n’est-ce pas exemplairement devant l’œuvre d’art que l’on juge, que l’on goûte : « c’est beau ! », « ça me plaît ! » (jugement) ; n’est-ce pas lors de la visite dominicale au musée que l’on exerce et partage, entre amis ou en famille, son sens commun ?
6Le postulat le plus fondamental de cette « image de la pensée de l’image », le voici : l’image est évidente, l’image est évidence. Mais c’est bien parce que l’évidence n’est même pas un concept philosophique, parce qu’elle est pré-philosophique, qu’elle touche à la fois à l’image de la pensée (Descartes) et à la pensée de l’image (Alberti). Qu’est-ce que l’évidence ? c’est le clair et le distinct, voire uniquement le clair. Mais cette clarté est autant logique que phénoménologique, intellectuelle que sensible. Le geste fondateur en l’occurrence est bien celui d’Alberti, qui ouvre quasiment son traité de peinture sur la proposition : « le peintre n’aspire à imiter que (les choses) qui peuvent se voir sous la lumière »7. Voilà l’élément de l’image : la lumière. Et ce n’est pas n’importe quelle lumière : la lumière naturelle, la lumière du soleil. C’est cette lumière, cette clarté naturelle qui fonde le « on voit tous », « on voit bien » : qui fait de la distinction cet acte naturel et bien fondé. Ainsi, c’est bien grâce aux lumières de l’intelligence iconologique que Panofsky peut expliquer comment distinguer Judith et Salomé8, là où leurs iconographies sont extrêmement proches : car cette intelligence iconologique se fonde elle-même sur l’évidente clarté de l’image.
7C’est ainsi que l’on dénie à l’image toute problématicité. C’est ainsi que se découvrent les évidences des discours non sur l’art en général, mais sur cette image singulière, sur cette œuvre-là, et le sentiment indéfectible qu’ils donnent de passer à côté de l’important. Car toujours pour l’historien de l’art, il s’agit d’identifier : non pas seulement tel artiste ou telle date, mais telle signification, telle catégorie stylistique, tel aspect plastique. Une chose est sûre : on ne risque pas d’être ébloui par cette lumière identificatrice qui donne l’apparence de tout résoudre. Or, le geste fondamental de Georges Didi-Huberman est précisément d’avoir rendu à l’image sa nature problématique. Ce n’est pas là une question d’épistémologie, du moins pas seulement, qui voudrait qu’il n’y ait problème que pour un sujet de la connaissance. A l’instar de l’Idée problématique deleuzienne, l’image est problématique en soi. Ce n’est pas seulement qu’elle fait problème ; elle est un problème. Autant dire que l’image est esthétiquement problématique, et non pas seulement intellectuellement. Cela n’enlève rien à sa nature de phénomène, bien au contraire. L’image reste phénomène, mais elle brille d’une lumière problématique. Qu’est-ce à dire ? Qu’il s’agit là d’une sorte de clair-obscur, qui n’est pas le déterminé de l’évidence, mais qui n’est pas non plus l’indéterminé d’un chaos visuel indifférencié, indistinct. Plus précisément, il faut répondre avec Didi-Huberman que la lumière de l’image est une lumière de braise, si tant est que « l’image brûle : elle s’enflamme, elle nous consume en retour »9. Cette lumière n’est donc plus conçue comme une condition de la visibilité, au sens où la condition est nécessairement extérieure et étrangère à ce qu’elle conditionne. Elle n’est plus un élément mais un événement : un éclair. Un événement, autrement dit une lumière-matière, indissociable d’un état singulier de la matière et du sens : quelque chose se passe, quelque chose se transforme.
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9C’est donc qu’il y a plus profond que la lumière ; le phénomène n’est pas le dernier mot de l’image, et c’est pourquoi le rapport de Didi-Huberman à la phénoménologie est sans doute beaucoup plus ténu qu’il n’y paraît. Car le feu lumineux de l’image – braise, étincelle ou éclair – n’est pas une chose qui se donne, ce n’est pas un donné, et ce n’est pas un donné abstrait. Si la lumière est toujours événement, signal que quelque chose a lieu, la question se déporte alors du côté de cette événementialité et de sa dynamique d’apparition, de sa puissance de survenance, tout ce que Didi-Huberman aura nommé « visuel », « visualité » ou, avec Benjamin, « aura ». Quelle que soit l’appellation, il s’agit d’en finir avec un leitmotiv cher au modernisme (et auquel Deleuze lui-même aura sacrifié dans son Bacon10) : la présence. L’image n’est pas présence mais insistance ; ou plutôt il y quelque chose dans l’image qui insiste, quelque chose qui fulgure sans pour autant briller des lumières de l’évidence. C’est cette puissance visuelle qui fait qu’une image n’est jamais donnée mais qu’elle survient toujours, du moins pour certaines, comme un moment remarquable dans un continuum visible ordinaire. Cela se détermine pratiquement dans ce que les deux penseurs auront thématisé sous la question de la rencontre : « Ce que la chose inattendue est incapable d’offrir – une réponse aux axiomes de la recherche en tant que demande quant au savoir –, elle en fait don ailleurs et autrement : dans une ouverture heuristique, dans une expérimentation de la recherche en tant que rencontre »11. L’intérêt toujours déclaré de Deleuze pour les signes tient précisément à ceci : à la force de signal, à une puissance de signal dans le signe : « il y a dans le monde quelque chose qui force à penser. Ce quelque chose est l’objet d’une rencontre fondamentale, et non d’une récognition. (…) Dans son premier caractère, et sous n’importe quelle tonalité, (cet objet) ne peut être que senti. C’est en ce sens qu’il s’oppose à la récognition. Car le sensible dans la récognition n’est nullement ce qui ne peut être que senti, mais ce qui se rapporte directement aux sens dans un objet qui peut être rappelé, imaginé, conçu. (…) L’objet de la rencontre, au contraire, fait réellement naître la sensibilité dans le sens (…). Ce n’est pas une qualité mais un signe »12. C’est notamment d’une telle expérience que l’image tire sa nature problématique, de ce déséquilibre dans le sentir : « ce qui ne peut être que senti (…) émeut l’âme, la rend ‘perplexe’, c’est-à-dire la force à poser un problème. Comme si l’objet de la rencontre, le signe, était porteur de problème – comme s’il faisait problème »13.
10 Ce que révèle plus profondément cette pragmatique de la valeur signalétique de l’image n’est autre que son inscription dans « l’élément de l’intensité »14. Donner à l’image toute sa profondeur intensive, tel est le geste inaugural de toute l’œuvre de Didi-Huberman : l’image n’est pas évidence lumineuse mais champ intensif. Dès La peinture incarnée, le pan vient nommer ce « par quoi l’extensum du tableau fait tout à coup punctum, mais en même temps spatium, - profondeur impliquée, intense, temporelle. (…) Il nommerait le tableau dans son effet de plan poignant »15. Et quand le symptôme viendra assez vite remplacer la notion de pan, il conservera ce caractère essentiel qui en fait une « forme avec intensité »16. C’est d’ailleurs cette « esthétique de l’intensité »17 qui explique en grande partie la valeur stratégique que les images chrétiennes ont pu revêtir pour Didi-Huberman. On comprend aisément comment le christianisme ne pouvait se satisfaire d’une image superficiellement étendue et qualitativement déterminée. Il lui fallait faire l’expérience visuelle d’une profondeur intensive, irréductible à toute illusion perspective de profondeur : une profondeur sentie et impliquée. Inversement, c’est contre une telle esthétique des intensités que l’humanisme renaissant jouera le primat des quantités extensives et des qualités, scellant jusqu’à notre modernité le destin de l’image dans l’évidence visible où tout se mesure, se dénombre, se représente.
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12 L’intensité, donc. Seulement voilà, le coup de force de Didi-Huberman est certes d’avoir réintroduit l’intensité dans l’image, mais de l’avoir fait sous un mode qui n’a rien à voir avec l’indifférenciation d’un pur sentir : car il ne servait à rien de critiquer l’évidence du clair si c’était pour ne pas toucher à l’évidence du distinct. On a parlé plus haut de problématique : cela dit un certain rapport à la différence ; cela dit qu’il faut penser les intensités comme différenciées. Mais comment ? toute la question est là. Car de l’humanisme renaissant à la phénoménologie, ce discours sur les images est bien connu, qui invoque la « force visuelle », la « puissance artistique » sur un mode inanalysable, incommunicable, voire mystique. Quand par exemple Alberti parle de la « force (vis) toute divine » de la peinture18, on comprend bien que cette « force » se sent, mais cela ne dit rien, absolument rien de la façon dont elle se distribue dans l’image, autant dire de la façon dont elle se différencie dans le visible, en extension et en qualités. Toute la démarche de Didi-Huberman consiste certes à avoir réintroduit la souveraineté de l’intensum, mais en évitant le piège d’une double évidence : l’évidence d’une puissance indifférenciée, tenant toute dans son implication esthétique (versant mystique, chrétien) ; autant que l’évidence d’une puissance qui ne se différencie que selon l’étendue et la qualité, tenant toute dans son explication extensive et qualitative (versant mécaniste, histoire de l’art). Telle est bien la fonction du concept de symptôme que de conjoindre « un champ d’ordre phénoménologique et un champ d’ordre sémiologique. Or tout le problème d’une théorie de l’art réside dans l’articulation de ces deux champs, ou de ces deux points de vue : à se cantonner dans l’un, on court le risque de se taire définitivement, par effusion devant ce qui est beau ; on ne parlera plus que selon la ‘tonalité affective’ ou la ‘célébration du monde’, on courra le risque de se perdre dans l’immanence – une singularité empathique -, de devenir inspiré et muet, ou bien stupide. A ne faire fonctionner que l’autre, on courra le risque de parler trop et de faire taire tout ce qui ne relève pas strictement du dispositif ; alors on pensera plus haut que la peinture ; on courra le risque de se perdre dans la transcendance d’un modèle éidétique – un universel abstrait du sens qui n’est pas moins contraignant que l’idéalisme du modèle référentiel.(…) »19.
13 La malédiction de toute rhétorique de la force des images est que toujours elle rabat l’intensité sur des formes étendues et des qualités sensibles. Gilles Deleuze ne cesse pourtant de répéter dans Différence et répétition qu’elle ne peut se confondre avec ce qui la recouvre : toujours impliquée dans l’étendue et les qualités, l’intensité s’annule, se neutralise dès lors que l’on veut l’expliquer par elles20. Qu’est-ce que cela signifie pour l’historien de l’art – je dis bien l’historien de l’art, car il en va ici d’un discours sur les œuvres singulières, c’est-à-dire qui prenne en compte telle forme (étendue), tel aspect (qualitatif)? Que les intensités ne se distribuent pas selon l’ordre des parties extensives et qualitatives : telle forme ici, tel aspect là. Que la puissance de figure, ce qu’avec Freud, Georges Didi-Huberman nomme « figurabilité » (Darstellbarkeit), ne se décalque jamais sur l’ordre figuratif : figures iconographiques et stylistiques, détails, parties, et leur agencement en ensembles et dispositifs.
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15Cette antériorité de l’intensité ne saurait pourtant être considérée que comme un préalable. Car à démêler l’intensif de l’extensif et du qualitatif, on risque tout simplement de voir l’image se dissiper, non pas l’idée ou le concept d’image, mais l’image singulière, cette image, avec ses formes et ses qualités propres. L’intensité ne s’y donne jamais sans elles. Il est vain de vouloir expliquer l’une par les autres ; mais il serait un peu facile de laisser de côté la façon dont l’intensité se distribue dans l’étendue et les qualités, au titre d’une « annulation » ou d’une « neutralisation ». Et c’est bien parce que Didi-Huberman est autant philosophe qu’historien de l’art que cette question prend tout son sens ; car ici, se faire historien, c’est tenir le point de vue de l’empirique, où l’intensité ne se donne jamais « en général » mais toujours suppose les questions « où ?», « comment ?», « quand ?»21.
16Cette leçon était pourtant celle-là même de Gilles Deleuze, quand il rappelle qu’un empirisme supérieur, pensé notamment depuis la volonté de puissance nietzschéenne, suppose « un principe essentiellement plastique, qui n’est pas plus large que ce qu’il conditionne, qui se métamorphose avec le conditionné, qui se détermine dans chaque cas avec ce qu’il détermine. La volonté de puissance, en effet, n’est jamais séparable de telle et telle forces déterminées, de leurs quantités, de leurs qualités, de leurs directions ; jamais supérieure aux déterminations qu’elle opère dans un rapport de forces, toujours plastique et en métamorphose »22 Mais Deleuze ajoute, dans la phrase juste après : « inséparable ne veut pas dire identique ».
17En effet, que nous donne à voir, à sentir autant qu’à comprendre l’œuvre de Didi-Huberman, sinon des intensités toujours liées, locales, singulières ; des intensités plastiquement distribuées ? Des profondeurs de quatre pans de marbre feint de Fra Angelico à la force de présence d’un « simple cube » minimaliste, du pas dansant de la Ninfa warburgienne à l’intensité chorégraphique d’un artiste contemporain, Israel Galvàn, ou à celle, dramatique sinon tragique de quatre photographies prises en 1944 par les membres du Sonderkommando d’Auschwitz… ? Dans tous ces cas, il sera revenu à l’historien de l’art et philosophe non pas d’expliquer l’intensité de ces images, mais de la donner, au moins temporairement, à comprendre. Cette compréhension n’a pas besoin de s’ajouter à une interprétation, comme si un moment phénoménologique devait céder le pas à un moment sémiologique et/ou analytique. Car, si tant est que le signal se loge dans le signe, cette compréhension est déjà interprétative, ce qui signifie : elle est déjà différenciée ; elle suppose déjà un mode de division de et dans l’image. Mais comment ? toujours nous butons sur cette question. On a déjà posé que la différenciation intensive doit s’interdire et la division extensive-qualitative et l’indifférencié d’un sentir abstrait, voire mystique. Quel sera alors ce mode de division intensive ? La réponse de Gilles Deleuze est aussi claire que capitale : « une quantité intensive se divise, mais ne se divise pas sans changer de nature. En un sens, elle est donc indivisible, mais seulement parce qu’aucune partie ne préexiste à la division et ne garde la même nature en se divisant »23. Deleuze est très attaché au fait d’en finir avec l’illusion d’une quantité homogène, puisqu’il le dit autant de la durée bergsonienne (« la durée se divise, et ne cesse de se diviser : c’est pourquoi elle est une multiplicité. Mais elle ne se divise pas sans changer de nature, elle change de nature en se divisant »24), que de la volonté de puissance nietzschéenne25.
18Cela ne signifie qu’une chose : qu’une intensité ne se distribue pas en étendue et en qualité sans se transformer, sans devenir autre. C’est pour cela qu’une authentique compréhension est toujours-déjà interprétation : parce qu’elle suppose une souveraine invention. La transformation n’a en effet rien d’évident : elle ne saurait se reconnaître précisément parce qu’en tant que transformation, elle produit quelque chose d’inattendu. Autant dire que l’intensité se comprend synthétiquement, si par « synthèse », on ne vise pas une opération logique idéale, mais à l’instar des jugements synthétiques chez Kant, on entend reconnaître à l’image la capacité à s’ajouter quelque chose de nouveau, à grandir par l’hétérogène, et non par l’homogène extensif ou qualitatif, le plus souvent sur le mode du possible.
19 Il n’y a peut-être pas d’autre explication au profond intérêt des livres et des travaux de Georges Didi-Huberman : on ne sait jamais comment cela va se finir – même si cela se termine souvent mal : de la Vénus marmoréenne de Botticelli à la Vénus de chair des médecins, toutes entrailles dehors26 ; de la gracieuse nymphe antique et renaissante aux torchons de caniveaux parisiens27. Dans tous ces cas advient quelque chose qui n’était pas prévisible. « La question n’est donc pas de savoir où – voire quand – finira Ninfa, mais jusqu’où elle est capable de se nicher, de se cacher, de se transformer »28.
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21 Ces remarques ne visent pourtant que les résultats, et ne nous disent rien de la façon dont la pensée épouse cette nouvelle expérience des images. Il y aurait encore beaucoup à dire de l’empirisme supérieur que pratique Didi-Huberman, mais au titre cette fois de ce que Deleuze développe dans sa « doctrine des facultés », à savoir : l’exercice disjoint de ces facultés, chacune fonctionnant pour son propre compte (un imaginable qui ne peut être qu’imaginé, par exemple, ce qui n’est en rien un imaginable absolu, mais un inimaginable pour la pensée par exemple29). Sur un plan inverse, l’historien de l’art a d’une certaine manière directement traité ce problème de l’imagination impossible qui produit malgré tout une image dans son étude sur les quatre images des camps d’extermination, Images malgré tout30; pour le dire en termes deleuziens, le sentiendum de ces images (leur contrainte à sentir) fonctionne de façon supérieure ou transcendante dans la mesure où il donne à voir, il met en image quelque chose dont notre faculté imaginative ne peut se faire aucune image. Tout cela n’a rien d’abstrait et prend d’emblée une dimension plastique ou morphologique. C’est que la distorsion dans l’usage des facultés n’est que la résultante d’une distorsion que provoque l’intensité quand elle se développe en formes extensives et en qualités sensibles : jamais une intensité ne se décalque sur l’ordre figuratif ou aspectuel. Autant dire que comprendre une intensité en étendue et en qualité suppose de distordre l’usage commun que nous faisons de l’étendue et des qualités. Quand Didi-Huberman « voit » par exemple une nymphe dans une loque de caniveau ou un magasin de chiffonnier, il y a bien là une intensité qui se sent, mais l’imagination de cette intensité, c’est-à-dire son développement extensif et qualitatif, ne peut, voire ne doit, correspondre à l’image que la pensée, la représentation ou le sens de la vision commune se donne de l’aspect d’une nymphe. C’est la même chose quand il « voit » un visage ou une présence dans un cube, chez Giacometti ou Tony Smith : aucune image discernable de visage ne se distingue dans ces œuvres ; pourtant, c’est bien la visualité d’un visage qui nous affecte intensivement, et qui contraint l’imagination à imaginer un visage. Mais jamais ce visage ne peut avoir les traits reconnaissables, clairs et distincts, d’un visage iconographique, de la représentation d’un visage.
22 En sorte qu’il faut peut-être poser que la condition la plus absolue de cette compréhension des intensités suppose une souveraine invention. Mais où se loge cette invention ? pas dans l’intensité elle-même, qui est à-sentir (sentiendum) ; pas non plus dans l’état de choses extensif et qualitatif de l’image (iconographie, style, formes, qualités, aspects…), qui est donné. Il faut répondre, avec Gilles Deleuze : l’invention se situe dans des schèmes, ou plutôt dans des drames. Georges Didi-Huberman est un extraordinaire inventeur de drames d’image. La série de petites monographies consacrées à des artistes contemporains (en partie réunies sous le titre « La fable du lieu ») constitue sans doute la forme la plus manifeste de ce travail de dramatisation. On aura reconnu ici la « méthode de dramatisation » deleuzienne31, et c’est sans doute ici plus que n’importe où ailleurs que Didi-Huberman se montre le plus proche de Deleuze. Car la proximité est infra-philosophique, pré-conceptuelle, et elle convoque une puissance de sentir qui n’a d’égale qu’une puissance de penser. N’oublions jamais qu’avant de se lancer dans l’histoire et la théorie de l’art, Georges Didi-Huberman a œuvré en homme de théâtre, en qualité de dramaturge à la Comédie Française. Ce rappel biographique dit admirablement une capacité à saisir et inventer des « dynamismes spatiaux-temporels ». Ces dynamismes ne se confondent pas avec l’intensité, pas plus qu’avec les étendues et les qualités : ils ont pourtant un rôle essentiel, puisque c’est par eux que l’Idée s’actualise. « C’est eux qui sont actualisant, différenciants. Il faut en faire le relevé en tout domaine, bien qu’ils soient ordinairement recouverts par les étendues et les qualités constituées »32. Introduire ici l’Idée deleuzienne ne nous éloigne pas de l’intensité, puisque c’est toujours intensivement qu’une Idée s’actualise. C’est par de tels dynamismes que l’intensité accomplit son travail individuant, c’est-à-dire se développe en formes et en aspects. Comprendre l’intensité n’a qu’un sens : trouver le drame, dramatiser. Car à l’instar du schème kantien, dont le drame deleuzien se distingue mais n’est pas sans ressemblance, ce dynamisme n’est jamais donné : toujours il faut l’inventer. « Le plus court, écrit Deleuze, n’est pas simplement le schème du concept de droite, mais le rêve, le drame ou la dramatisation de l’Idée de ligne, en tant qu’il exprime la différenciation de la droite et de la courbe »33. Il faut insister sur cette dimension créatrice, inventive du drame, toujours à imaginer. Cette dramaturgie est donc très spéciale, authentique osera-t-on, puisqu’elle porte moins sur les corps, leurs mouvements, leur aspect, leur distribution, que sur le dynamisme a-subjectif et incorporel qui les dramatise : « théâtre de mise en scène, où les rôles l’emportent sur les acteurs, les espaces sur les rôles, les Idées sur les espaces »34. Ainsi, quand à l’occasion de son travail sur Warburg et les formules de pathos, l’historien de l’art réinvestit35 la question de la chorégraphie, il s’agit moins de considérer le mouvement des corps qu’une impersonnelle « chorégraphie des intensités »36 : ce sont les intensités qui font le mouvement. Ou encore, quand il demande : que fait Ninfa ? – il ne répond pas en iconographe : elle marche, elle court, elle dort, elle suit Dionysos, elle s’unit à un cygne ou à une nuée d’or… Ces faux-mouvements sont des accidents, toujours secondaires par rapport à un sujet qui lui demeure immobile. Le véritable mouvement, le drame sera pour Didi-Huberman celui que décrit le déclin souverain de Ninfa : sa chute. Ninfa tombe. Mieux : cette chute entraîne la bifurcation de sa draperie, qui se désolidarise de son corps pour choir à même le sol, jusqu’à s’abîmer dans la poussière d’un trottoir37.
23Choir, chuter, tomber : voilà le drame. Il n’a rien de « poétique », façon de dire que l’historien de l’art se serait laissé aller à quelque mouvement inspiré… La dramatisation de Ninfa est bien le fruit d’une invention, mais seulement en tant que cette invention donne à comprendre son intensité, en tant qu’elle dit le développement de l’intensité dans les formes. En sorte qu’il faut affirmer tout autant que le drame a tout de poétique, si l’on vise par là un travail sur le langage. Georges Didi-Huberman aime à répéter qu’il n’y a pas d’histoire de l’art sans poétique. En France notamment, cette affirmation résonne étrangement, dans la mesure où l’histoire de l’art à vocation universitaire et scientifique n’a pu exister comme telle qu’à se différencier de la critique littéraire, soit d’un discours parfois inspiré, parfois touchant juste, mais tombant très souvent à côté de l’image singulière. La « poétique » que réclame Didi-Huberman ne signifie en réalité qu’une chose : que le langage n’est pas étranger au développement extensif et qualitatif de l’intensité ; que donner à comprendre l’intensité suppose un travail sur les mots et la langue, car pas plus que l’intensité ne se décalque sur l’ordre figuratif et aspectuel, pas plus elle ne se divise selon l’ordre de la langue, du moins de la langue établie. Et trouver le mot, l’expression n’est pas une mince affaire ; une fois encore, cela suppose un travail d’invention. Dire par exemple que « Chloris vomit des fleurs »38, dans le Printemps de Botticelli (ill.), suppose un dynamisme très singulier dont les verbes ou expressions plus plats, ceux que l’on lit dans toutes les descriptions du tableau (« Chloris crache des fleurs », « des fleurs sortent de la bouche de Chloris ») ne rendent pas compte. Car « vomir », à la différence de « cracher » ou « sortir de la bouche » suppose un violent mouvement de rétroversion où l’intérieur devient extérieur, où les entrailles s’extériorisent. Dire que Chloris vomit des fleurs, c’est dire qu’elle se vomit elle-même, qu’elle passe tout entière dans la dynamique de réjection. Il faut donc y voir une façon non pas simplement belle mais surtout juste d’accueillir dans le langage, par un dynamisme poétique, l’intensité dramatique de son destin floral : sa transformation en Flora.
Notes
1 Conférence donnée à Istanbul, dans le cadre du cycle de conférences « Deleuze et ses contemporains », organisé par Akbank Sanat et l’Institut français d’Istanbul, en mai 2012.
2 G. Didi-Huberman rappelle avoir raté Deleuze à Lyon, alors qu’il était étudiant dans cette ville universitaire. Voir « Des gammes anachroniques », Entretien avec R. Maggiori, Plaquette du journal Libération, novembre 2000, p. 8.
3 Voir G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 170 et 192.
4 Opposition qui s’amortit quand on sait la proximité conjointe de Deleuze et de Didi-Huberman avec le psychanalyste Pierre Fédida ; et pour ne rien dire de la place qu’occupe la psychanalyse dans Différence et répétition et Logique du sens.
5 Didi-Huberman fait encore part, assez honnêtement, de sa perplexité devant l’entreprise métaphysique deleuzienne, notamment à propos du thème deleuzien de « l’image pure » et du « visible en soi » : « Deleuze (…) n’a sans doute jamais renoncé au projet d’une métaphysique de l’immanence pure (…). Mais je n’arrive pas à prendre pour mon compte – et peut-être tout simplement, à comprendre – ce qu’une pensée de l’image pourrait véritablement tirer de sa supposée ‘pureté’ d’apparition » – où Sartre et la scolastique sont convoqués pour expliciter l’en-soi deleuzien (qui, précisément, n’a rien à voir avec l’en-soi de la substance) cf. « Image », in Objet. Beckett, Paris, Centre Pompidou, Imec, 2007, p. 120.
6 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 172 (cité par la suite DR).
7 L. B. Alberti, La peinture (De pictura), I, 2, trad. T. Golsenne et B. Prévost, revue par Y. Hersant, Paris, Le Seuil, 2004, p.
8 Voir E. Panofsky, « Introduction », Essais d’iconologie, trad. C. Herbette et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1967, p. 26-28.
9 G. Didi-Huberman, « L’image brûle », in Penser par les images. Autour des travaux de Georges Didi-Huberman, éd. L. Zimmerman, Nantes, Ed. Cécile Defaut, 2006, p. 12. Didi-Huberman cite très justement en épigraphe un passage de L’origine du drame baroque allemand de Benjamin sur l’apparition de la vérité, qui n’est pas « dévoilement » mais « embrasement du voile (…) un incendie de l’œuvre, où la forme atteint son plus haut degré de lumière ».
10 « Présence, présence, c’est le premier mot qui vient devant un tableau de Bacon », G. Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, p. 36. Deleuze semble d’ailleurs faire machine arrière dans la lettre-préface au livre de M. Buydens, Sahara. L’esthétique de Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 1990, p. 5 : « La notion de Présence, même si j’emploie le mot, ne m’intéresse pas beaucoup, c’est trop pieux, c’est la ‘vie’ qui me semble l’essentiel ».
11 G. Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Minuit, 1998, p. 9-10. Il faudrait convoquer ici le récit par lequel l’historien de l’art rapporte la façon dont il est tombé sur les quatre panneaux de marbre feint de Fra Angelico au couvent San Marco de Florence et qui donna son occasion au Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990 – récit qui confine presque à un mythe d’origine épistémologique.
12 DR, p. 182
13 DR, p. 182-183.
14 DR, p. 187.
15 G. Didi-Huberman, La peinture incarnée, Paris, Minuit, 1985, p. 44. Voir encore Devant l’image, op. cit., p. 314-315, sur la différence entre le détail et le pan : le détail « a une extension – même minimale - , une grandeur bien définies ; il relève d’un espace mesurable. Au contraire, le pan se présente comme une zone d’intensité colorée ; il a, comme tel, une capacité de ‘démesure’, non mesurable, d’expansion – et non d’extension – dans le tableau ».
16 Voir G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 153-182.
17 Id., L’image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, 2007, p. 224. Deleuze parle explicitement d’ « esthétique des intensités » dans DR, p. 315.
18 L. B. Alberti, La peinture, II, 25, op. cit., p. 97.
19 G. Didi-Huberman., Devant l’image, op. cit., p. 309-310.
20 DR, p. 294.
21 Il est tout à fait significatif de ce point de vue que Didi-Huberman, comme d’ailleurs d’autres historiens/théoricens de l’art issus de l’EHESS, se présente comme « historien de l’art et philosophe » : il ne s’agit pas de deux étiquettes accolées, désignant deux activités intellectuelles qui se répondraient et se compléteraient, mais une façon de donner formule professionnelle à l’ « empirisme transcendantal » deleuzien.
22 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 57. (Didi-Huberman cite notamment ce passage dans « Plasticité du devenir et fractures dans l’histoire », in C. Malabou, éd., Plasticité, Paris, Léo Scheer, 2000, p. 63).
23 DR, p. 306
24 G. Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 36.
25 Voir par exemple F. Nietzsche, Fragments posthumes, XI, 40 (38), Paris, Gallimard, p. 385 : « Il n’y a rien dans la réalité qui soit ‘additionné’, rien qui soit ‘divisé’ : une chose séparée en deux n’est pas identique au tout qu’elle formait ».
26 Voir G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté, Paris, Gallimard, 1999.
27 Voir Id., Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé, Paris, Gallimard, 2002.
28 Ibid., p. 11
29 « Qu’est-ce qui force la sensibilité à sentir ? et qu’est-ce qui ne peut être que senti ? et qui est l’insensible en même temps ? Et cette question, nous devons encore la poser non seulement pour la mémoire et la pensée, mais pour l’imagination – y a-t-il un imaginandum, un phantastéon, qui soit aussi bien la limite, l’impossible à imaginer – pour le langage – y a-t-il un loquendum, silence en même temps ? (…) », DR, p. 186-187.
30 Voir G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003.
31 Voir G. Deleuze, « Méthode de dramatisation », in L’île déserte et autres textes, éd. D. Lapoujade, Paris, Minuit, p. 131-162.
32 DR, p. 276.
33 DR.,p. 282.
34 DR. 279.
35 « Réinvestit » car la question de la pathétique d’un corps en mouvement avait déjà été au cœur de la recherche inaugurale sur les hystériques de Charcot. Voir G. Didi-Huberman, Invention de l’hystérie, Paris, Macula, 1982.
36 Id., L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 249-270.
37 Voir id., Ninfa moderna, op. cit.
38 Séminaire de l’EHESS, 2002.