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Florence Gravas

Le hors-champ cinématographique relève-t-il de l’imaginé ou de l’imagé ?

(Volume 2 - 2015)
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Résumé

Il s'agit de confronter l'analyse de la perception d'une oeuvre picturale dans L'Imaginaire de Sartre à l'expérience esthétique et perceptive rendue possible par le film de Lech Majewski : The cross and the Mill, pour réfléchir au silence du philosophe concernant l'art cinématographique dans L’Imaginaire, et symétriquement comprendre en quoi le hors-champ cinématographique ne peut être compris à partir de l'antinomie sartrienne entre conscience imageante et conscience perceptive.

En effet, le réalisateur propose d'abord une représentation cinématographique littérale du tableau de Brueghel l'ancien : Le portement de croix. Puis, il le met en scène cinématographiquement. Cette mise en situation particulière du spectateur rend possible de s'interroger sur la nature de son activité face à une peinture d'abord, puis face à un film, quand celui-ci « image » ce qu'il ne voit pas, suivant en cela ce qui lui est suggéré par ce qu'il voit à l’intérieur du cadre pictural ou ce qu’il voit/entend à partir du cadre cinématographique. Si le hors-champ pictural semble bien relever de ce que Sartre appelle l'imaginaire, en revanche, le hors-champ cinématographique relève de différents types de sollicitations de l'activité du spectateur, dont l'une fait de ce qu'il "image" comme hors-champ un élément qui relève de l’activité perceptive.

Index de mots-clés : cinéma, conscience imageante/conscience perceptive, expérience esthétique, hors-champ, peinture

Abstract

This article deals with a confrontation between the perception of the picture as analysed in The Imaginary, by Jean-Paul Sartre, and aesthetic/perceptive experience made actually possible by Lech Majewski’s film, The Cross and the Mill, in order to lead to a reflexion about the silence of the philosopher in motion-picture art in The Imaginary, and symmetrically understand why the filmic off-screen cannot be thought from Sartre’s antinomy between consciousness, which imagines, and consciousness, which perceives.

Indeed, the director first offers a filmic litterally representation of Brueghel the Elder’s painting: Christ carrying the Cross ; then, in a second time, he stages in a movie way the picture. This onlooker’s particular experience enables to ask ourselves what is the nature of his activity, first in front of a painting, then in front of a movie, when the onlooker « images » what he doesn’t see, in obedience to what is suggested within the pictural frame, or what he sees/hears within filmic frame. If the off-screen of the picture seems to be a case of what Sartre calls the Imaginary, filmic off-screen belongs to different kinds of solicitations of spectator’s activity, in which one produces, from what he « images » as off-screen, a part of filmic perceptive activity.

Index by keyword : aesthetic experience, consciousness which imagines/conciousness which perceives, motion-picture art., off-screen, painting

Zusammenfassung

Das Analysieren der Wahrnehmung eines Kunstwerkes in Das Imaginäre von Sartre wird hier mit der in Lech Majeswskis Film « Die Mühle und das Kreuz » veranschaulichten wahrnehmerisch-ästhetischen Erfahrung verglichen : somit wird eine Überlegung über das Schweigen des Philosophen zum Thema Kunst im Kino in Das Imaginäre ermöglicht, sowie zur Einsicht gelangen, dass das Off im Kino keinesfalls mit Hilfe von Sartres Antinomie  zwischen Bildbewusstsein und wahrnehmendem Bewusstsein gedacht und verstanden werden kann.

Der Filmemacher Lech Majewski bringt erstmals das Gemälde des Alten Meisters Pieter Brueghel « Die Kreuztragung Christi » in der Form einer zweidimensionalen Verfilmung auf die Kinoleinwand. Dabei inszeniert er die gemalten Figuren des Bildes, die sich diesmal auf Filmebene bewegen. Mit diesem Verfahren wird der Zuschauer in eine Lage versetzt, die eine Infragestellung seiner Tätigkeit vor einem Bild, bzw. vor einem Film möglich macht, genau wenn er das « verbildlicht », bzw. zu Bildern macht, was er nicht sieht, und dabei dem folgt, was durch das im Gemälde Gesehene oder im Film Wahrgenommene gedeutet wird. Ist das Off im Bild auf den Sartreschen Begriff des Imaginären zurückzuführen, ruft hier das Off im Kino andersartige Formen schöpferischer Tätigkeit des Zuschauers hervor, in dem Sinne, dass er als Off « verbildlicht », bzw. zu Bildern macht, was auf wahrnehmerische Tätigkeit zurückzuführen ist.

Schlagwortindex : ästhetische Erfahrung, Bildbewusstsein/wahrnehmendes Bewusstsein, Gemälde, Kino, Off

Position du problème

1Un film se présente au spectateur comme un flux d'images animées, qu'il perçoit sur un écran, celui de la salle de cinéma, ou celui de la télévision, voire de l’ordinateur, et qui s’offre à lui dans les limites d'un cadre. Cette perception des conditions de la représentation cinématographique n’empêche pas l’entrée du spectateur dans l’univers auquel il adhère parce qu’il l’ « image » par le biais de l'appréhension d'un champ, la portion d’espace en trois dimensions que l’image filmique fabrique à partir du cadre, et qui se présente à lui comme un espace en trois dimensions, et d'un hors-champ, lequel s’offre comme le prolongement de cette portion d’espace offert à son regard. La nature filmique de l’image animée propose ainsi au spectateur des portions, découpées par les limites spatiales et temporelles du plan, que Noël Burch définit à la fois comme la facture du film et son « devenir essentiel »1. Qu’entendre par là, sinon la part laissée au spectateur, à partir de ces tranches de temps et d’espace perçues, de constitution imaginaire de l’univers filmique ? Le film, dont le mode d’être relève d’un découpage, oblige le spectateur à une élaboration imaginaire lui permettant non seulement de s’orienter dans l’univers filmique, mais également de le concevoir activement. Toujours selon Burch, si nous percevons un plan dont est absent un personnage, « dès que le personnage entre effectivement dans le champ, cette entrée propose rétrospectivement à notre esprit l’existence d’un segment d’espace dont il est surgi. Et alors que, pendant que le champ était vide, tout l’espace ambiant possédait un potentiel sensiblement égal, le segment d’où surgit le personnage prend, au moment de son entrée, une existence spécifique et primordiale. »2 Ce qui doit retenir notre attention est ceci : l’espace où se trouve le personnage absent ne gagne en prégnance pour le spectateur qu’à partir du moment où il entrant dans le champ, l’espace non perçu d’où il vient acquiert une existence pour le spectateur ; les deux espaces sont donc dialectiquement liés. Néanmoins l’espace hors-champ reste une part imageante réservée au spectateur, et dont il convient de préciser les modalités.

2Dans cette perspective, on pourrait distinguer l’activité strictement perceptive de l’analogon : l’écran de cinéma, les taches de lumière qui s’y déploient, les sons entendus - et l’activité imageante de collaboration du spectateur à la représentation sous la forme de la production d’un univers imaginé. Pour utiliser la dichotomie sartrienne constituante de L'Imaginaire - conscience perceptive/conscience imageante - il faudrait alors poser que face à l’analogon filmique, soit nous regarderions-percevrions la surface de l'écran, le cadre, le grain de la pellicule, soit nous verrions-imaginerions l’univers représenté sous la modalité d'un irréel, constitué par les deux espaces conçus dialectiquement que sont le champ et le hors-champ.

3Pourtant, cette alternative pour penser l’activité du spectateur de cinéma fait problème. L’inscription temporelle qui accompagne la perception du film par le spectateur impose à celui-ci un rythme dynamique qui mobilise d’une certaine manière sa conscience, interdisant de pleinement distinguer conscience imageante et conscience perceptive. En effet, d’une part, comme nous l’avons dit, le cadre propose à la perception spectatorielle à la fois un espace en deux dimensions, qui est équivalent à la surface de l’écran, et un espace en trois dimensions, qui constitue un champ. D’autre part, le flux d’images perçues contraint la conscience spectatorielle à une perception « haptique », selon le mot de Walter Benjamin,3 c’est-à-dire pour lui essentiellement « distraite », pour la distinguer de la contemplation auratique de l’œuvre picturale, la conscience spectatorielle étant soumise à un flux temporel qui lui impose l’avènement d’événements. Comment, alors, définir le type d’activité spectatorielle : relève-t-il de l’imaginé ou de l’imagé ?

4Le présent article propose une brève lecture de la section de L’Imaginaire consacrée à l’image matérielle du portrait, pour mettre en évidence que Sartre se trouve devant une difficulté qui explique qu’un si grand amateur de cinéma ait passé sous silence, dans cet ouvrage théorique, le cas de la réception filmique4. Nous y reviendrons en commentant ce qu'il appelle la « magie » du portrait, et qui le conduit à une esquisse de dissolution de l’exclusivité entre les deux types d’activité de la conscience. Mais, si l'on veut maintenir la théorie sartrienne de l'image en l’appliquant à l'expérience spectatorielle devant un film, on devrait alors poser comme évident que le hors-champ relève de l’imaginaire et est dès lors appréhendé par le spectateur comme un irréel, dont l’élaboration par le spectateur est suscitée par des indications perçues dans le champ : amorce d’objets ou de corps, regards dans la direction d’un hors-champ, son appartenant à la diégèse dont l’objet-source n’est pas visible. C’est d'ailleurs la conception qu’en propose Noël Burch lorsqu’il affirme que l’espace au cinéma est constitué de deux espaces : le champ, qui est constitué par tout ce que l’œil perçoit, et le hors-champ, qui est composé des six segments aux confins immédiats des bords du cadre, plus derrière la caméra et après le décor, qui sont « des projections imaginaires5 ».

5Le hors-champ cinématographique comme espace imaginé, telle est l’évidence que nous nous proposons néanmoins de questionner. Il nous faudra alors interpréter le silence de Sartre à propos du cinéma dans L’Imaginaire comme une difficulté à intégrer l'expérience spectatorielle devant un film au sein de la dichotomie entre conscience perceptive et conscience imageante. Et pour dépasser cette difficulté, nous nous efforcerons de penser l’activité spectatorielle à propos du hors-champ en nous appuyant sur l'analyse de l'image proposée par Gilbert Simondon dans Imagination et invention, dans la mesure où elle ouvre la voie pour penser une activité imageante inhérente à l'acte perceptif, ce qui permet d'envisager un monde imagé qui ne soit pas, dans les termes sartriens, pures limbes, produit d'une conscience close sur elle-même, mais bien un "faire monde imagé-perçu", qui reprend les modalités, pour une part, de l’activité perceptive face au réel, tout en le tenant comme un irréel. Il nous restera à penser spécifiquement le hors-champ comme un « perçu comme absent », ou, pour tout dire déjà, en rappelant sa nécessaire dimension temporelle, comme un imminent.

6Cette réflexion sur les spécificités du hors-champ cinématographique par rapport au hors-champ pictural s’est nourri d’une expérience particulière, qui est la découverte d'un film proposant un traitement cinématographique de cette question, puisqu’il propose en quelque sorte l’expression littérale d’une oeuvre picturale par les moyens du cinéma6. Il s’agit de The cross and the mill, de Lech Majewski, à propos du tableau de Brueghel, Le portement de croix, peint en 1564. Le premier plan du film, en effet, met en scène Pieter Brueghel l’Ancien arpentant avec son commanditaire, un riche collectionneur du nom de Nicolas Jonghelinck, la scène figurée par le tableau, grâce à des décors et des acteurs. Ce premier plan offre une saisissante imitation, par les moyens du cinéma, de l’œuvre picturale. Le dernier plan de ce film d’une heure et demie, cadre le tableau, de nos jours, au musée. Entre ces deux plans, nous assistons aux transpositions cinématographiques des différentes scènes présentes dans le tableau. Notre interrogation de départ - le statut du hors-champ cinématographique pour la conscience spectatorielle -  est mise en situation dans ce film qui offre l’expérience, en son sein, d’un hiatus entre le premier plan, qui se plie aux règles de la représentation picturale au plus près, et les plans suivants, qui obéissent aux lois de l’organisation cinématographique de l’image. Or ce hiatus produit une hétérogénéité de l’activité imageante de la part du spectateur : le hors-champ n’est plus appréhendé de la même manière, ce que nous allons nous efforcer de montrer.

Sartre, l'Imaginaire : état des lieux

7Mais avant de venir à l’étude précise de ces quelques plans, rappelons la manière dont Sartre énonce l'irréductibilité entre conscience perceptive et conscience imageante :

8« L'image et la perception, loin d'être deux facteurs psychiques élémentaires de qualité semblable et qui entreraient simplement dans des combinaisons différentes, représentent les deux grandes attitudes irréductibles de la conscience. Il s'ensuit qu'elles s'excluent l'une l'autre. Nous avons déjà remarqué que lorsqu'on visait Pierre en image à travers un tableau, on cessait par là même de percevoir le tableau. Mais la structure des images dites "mentales" est la même que celle des images dont l'analogon est externe : la formation d'une conscience imageante s'accompagne, dans ce cas comme dans le précédent, d'un anéantissement d'une conscience perceptive et réciproquement. Tant que je regarde cette table, je ne saurais former l'image de Pierre ; mais si tout à coup Pierre irréel surgit devant moi, la table qui est sous mes yeux s'évanouit, quitte la scène. Ainsi ces deux objets, la table réelle et Pierre irréel peuvent seulement alterner comme corrélatifs de consciences radicalement distinctes : comment l'image, dans ces conditions pourrait-elle concourir à former la perception ? »7

9La thèse centrale de l’Imaginaire s’énonce ici clairement : la production imageante et la perception ne sont pas des activités homogènes, et ne reposent pas sur une structure psychique commune ; elle constituent tout au contraire deux postures psychiques « irréductibles », ne pouvant coexister. Les exemples utilisés par l’auteur appliquent cette distinction fondamentale aux images mentales comme aux images matérielles. Ainsi le portrait et la table, objets matériels perçus, ne peuvent-ils coexister avec l’image mentale de Pierre : pas plus que je ne peux, regardant la table, continuer en même temps de former l’image mentale de Pierre, je ne peux, percevant l’analogon qu’est le tableau, viser Pierre irréel qui y est représenté.  Néanmoins, le cas du portrait n’est qu’esquissé ici, et complété par l’analogie avec la perception de la table. Ce qui se passe pendant qu’on « regarde8 » le portrait est passé sous silence. Or quand, supra, Sartre envisageait le cas de l’image matérielle du tableau9, il se montrait moins tranchant concernant la dichotomie conscience imageante/conscience perceptive, en faisant état d’une expérience personnelle de spectateur de musée qui nous paraît tout à fait intéressante pour notre propos :

10« La matière de notre image, quand nous regardons un portrait, n'est pas seulement cet enchevêtrement de lignes et de couleurs que nous disions tout à l'heure pour plus de simplicité. C'est en réalité, une quasi-personne, avec un quasi-visage, etc. Au musée de Rouen, débouchant brusquement dans une salle inconnue, il m'est arrivé de prendre les personnages d'un immense tableau pour des hommes. L'illusion est de très courte durée, - un quart de seconde peut-être, - il n'en demeure pas moins que je n'ai pas eu, pendant cet infime laps de temps, une conscience imagée, mais au contraire, une conscience perceptive. Sans doute, la synthèse était mal faite et la perception fausse, mais cette perception fausse n'en était pas moins une perception. C'est que, dans le tableau, il y a une apparence d'homme. Si je m'approche, l'illusion disparaît, mais la cause de l'illusion persiste : le tableau, fait à la ressemblance d'une personne humaine, agit sur moi comme le ferait un homme, quelle que soit, par ailleurs, l'attitude de conscience que j'ai prise en face de lui ; ce froncement de sourcils, sur la toile, m'émeut directement, parce que la synthèse "sourcils"' savamment préparée s'effectue d'elle-même, avant même que je fasse de ces sourcils des "sourcils en image" ou des sourcils réels ; le calme de cette figure m'émeut directement, quelle que soit l'interprétation que j'en puisse donner. Bref, ces éléments en eux-mêmes sont neutres ; ils peuvent entrer dans une synthèse ou de l'imagination ou de la perception. »10

11Arrêtons-nous sur deux points essentiels de cette longue citation : d’une part, la « fausse perception », comme la nomme Sartre, a lieu à la suite d'une surprise, qui le rend incapable d’anticiper ce qui va surgir devant lui. Parce que Sartre ne s'attendait pas à se trouver face à un tableau, ce qu’il voit alors, qui est une représentation d'hommes, il le perçoit comme une apparence d’homme, et dès lors, il les prend pour des hommes réels. Et d’en conclure, en rupture avec l’affirmation de l’irréductibilité des deux activités de la conscience, qu’il y aurait une production imageante qui ne serait ni encore imaginaire, ni encore réalisante, mais qui relèverait d’une sensibilité commune, antérieure, en quelque sorte - Sartre insiste sur l’émotion que suscite en lui cette apparence d’homme -, à partir de laquelle s’élaboreraient les deux activités de la conscience11. Mais insistons sur un point que l’auteur ne relève pas : dans ce que Sartre appelle une « synthèse mal faite », intervient une dimension d’imposition, ou de forçage, du fait d'une temporalité contrainte. Ainsi, c’est sous l’effet d’un événement qui impose sa temporalité à la conscience, la surprend, que cette confusion est rendue possible, c’est-à-dire dès lors qu’une hétéronomie temporelle intervient.

12Sartre rend compte de cette « fausse perception » à l'aide de l’hypothèse d’une « synthèse » antérieure à la détermination de la conscience perceptive et de la conscience imageante : les éléments sourcils sont neutres, c’est-à-dire que perçus/reconnus, ils ne sont encore ni jugés comme image, ni attribués à un objet réel. Ce « semblant » s’impose comme tel sans que l’on puisse, toujours selon l’auteur, discriminer s’il s’agit d’une image ou d’une perception. Ce qui est frappant, dans l’exemple pris par Sartre, c'est l’intensité du mode de présence de l'objet qui s'impose à la conscience : entre l'image comprise comme telle, et l'objet réel, il y aurait un « quasi-objet », perçu comme réel alors qu'il est image. Lorsque Sartre, trois pages plus loin, reconduit l’analyse du portrait, loin d’appuyer vers une hétérogénéité sans faille entre image et perception, il attribue au portrait une fonction « magique » permettant de rendre compte de son ambiguïté ontologique. C’est l’analyse célèbre qu’il mène du portrait de Charles VIII :

13« Je regarde, par exemple, un portrait de Charles VIII aux Offices de Florence. Je sais qu’il s’agit de Charles VIII, c’est-à-dire d’un mort. C’est là ce qui donne son sens à toute mon attitude présente. Mais, d’autre part, ces lèvres sinueuses et sensuelles, ce front étroit, buté, provoquent directement en moi une certaine impression affective, et cette impression s’adresse à ces lèvres-là, telles qu’elles sont sur le tableau. Ainsi ces lèvres ont une double fonction simultanée : d’une part elles renvoient à des lèvres réelles, depuis longtemps poussière, et ne prennent leur sens que par là ; mais, d’autre part, elles agissent directement sur ma sensibilité, parce qu’elles sont un trompe-l’œil, parce que les taches colorées du tableau se donnent aux yeux comme un front, comme des lèvres. Finalement ces deux fonctions se fondent, et nous avons l’état imagé, c’est-à-dire que Charles VIII disparu est là, présent devant nous. C’est lui que nous voyons, non le tableau, et cependant nous le posons comme n’étant pas là : nous l’avons seulement atteint « en image », « par l’intermédiaire » du tableau. On le voit, le rapport que la conscience pose dans l’attitude imageante, entre le portrait et l’original est proprement magique. »12

14Sartre décrit la fusion des deux fonctions, imaginante et perceptive, à propos de l’action du portrait sur notre sensibilité. C’est encore en terme de sensibilité qu’il insiste sur le type de rapport ambigu que la conscience entretient avec l’image matérielle du portrait. Il la dote d’une « fonction magique » : « Charles VIII est là, présent devant nous. » Nous voudrions montrer que cette ambiguïté est le signe d’une difficulté à l’oeuvre dans la thèse de Sartre13, et l’empêche de considérer la posture du spectateur de cinéma face à une image cinématographique.

15Gilbert Simondon engage un débat théorique avec Sartre à propos du statut de l'image dans Imagination et invention, ouvrage dans lequel il affirme l'unité fondamentale de l’image  perceptive et imaginative. L’activité perceptive est en effet, selon lui, constituée d’images provenant du sujet, images anticipatrices, qui dépassent la césure opérée par Sartre entre la subjectivité de la conscience imageante, enfermée dans sa propre spontanéité, pauvre, car sans lien avec le réel, et l’objectivation de la perception, qui ouvrirait à la transcendance du réel. Pour Simondon au contraire, toute perception résulte de la rencontre d’un sujet imageant et anticipant avec un environnement. Elle comporte donc toujours une dimension imagée :

16« Le hasard ne se manifeste pas seulement, en effet, dans l’occurrence des stimuli provenant du milieu et apportant des informations, il se déploie aussi, efficacement, à partir d’une source endogène, celle des initiatives de l’organisme qui va à la rencontre du milieu. La relation perceptivo-motrice est déjà le second acte d’un drame dans lequel les deux protagonistes, organisme et milieu, existaient chacun comme source primordiale de nouveauté qui fait la relation perceptive : au faisceau de signaux, nouveauté exogène, correspond l’activité locale, l’anticipation endogène venue de l’organisme, et qui est la première forme de l’image a priori, dont le contenu est essentiellement moteur. »14

17Retenons de cette conception de la perception d’une part qu’elle n'est jamais que seconde, c'est-à-dire qu'elle résulte, en fait, d'une activité anticipatrice originellement imageante, provenant du sujet tout autant que des stimuli de l’environnement. Elle est, en outre, intimement liée aux stimulations motrices : toute perception nouvelle est construite à partir d’anticipations de mouvements déjà effectués qui jalonnent notre relation au monde. Dans la mesure où elle confronte au réel, elle est inédite, mais elle constitue toujours « le second acte » de l’activité anticipatrice de formation d’images.15 Elle doit être pensée comme une synthèse d’anticipations motrices qui s’accordent à notre appréhension du milieu : il faut prendre ce mot ici au double sens de saisie et d’affectivité liée à nos expériences préalables.

18Ainsi, c'est l'entrelacement de l'anticipation et de la réceptivité qui permet de comprendre l'activité imageante, pour Simondon, qui dès lors n'est pas exclusive de la perception, mais au coeur de celle-ci. Bien sûr, pour Sartre aussi, la perception est « activité », et non passivité devant l'objet perçu, mais il reste prisonnier, me semble-t-il, d'une conception « puriste » de la perception irréductible de toute fonction imageante, dans la mesure où selon cet auteur, la relation au réel constitue une rupture nécessaire au sujet pour s’extirper de la cage dorée de sa propre subjectivité. A rebours, Simondon insiste sur la terminologie du « milieu », c’est-à-dire de ce qui ne s’oppose pas tant au sujet, mais l’accueille ou le rend possible.

Analyse de l'ouverture de The cross and the mill :

19Nous voudrions maintenant appliquer ces quelques réflexions à propos du statut de la perception, au statut du hors-champ cinématographique, à la lumière de ces deux éléments majeurs : d’une part la dimension coercitive de la temporalité, qui intervient sur la conscience perceptive en lui imposant une forme d’hétéronomie, et d’autre part l’appréhension anticipée d’objets non encore réellement perçus. A partir des premières images du film de Lech Majewski, nous voudrions étudier comment l’appréhension du hors-champ par le spectateur peut varier selon le type d’images qui lui est soumis. The cross and the mill, de Lech Majewski, est à ce sujet un mets de choix, car il propose une bascule proprement sidérante entre un univers parfaitement repérable comme analogon, et face auquel la conscience ne peut qu'irréaliser ce qu'elle constitue – les deux premiers plans s'offrant comme un tableau - et un univers beaucoup plus ambigu, parce que constitué comme un champ-contre champ pleinement cinématographique.  

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20Plan 1 : l’espace mental du tableau

21La caméra glisse en un lent travelling gauche-droite, parcourant un espace pictural composé d'un arrière-plan reproduisant le décor du tableau de Brueghel, Le Portement de croix, et d'un avant-plan où les modèles, cadrés en plan moyen, revêtent les habits des personnages qui seront peints par le peintre. Dans un premier temps, l’arrière-plan est très limité, privilégiant la vue des modèles qui se préparent à tenir la pose. Ce qui est donc figuré cinématographiquement n’est pas le tableau achevé de Brueghel, mais plutôt l’image mentale de celui-ci, en tant que projet pictural.

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22Plan 1bis (fin du travelling) : Brueghel et son ami contemplant les différents personnages du futur tableau

23Le statut des voix de Brueghel et de son ami en témoigne : d’abord entendues en voice over, c’est-à-dire en voix de commentaire qui indiquerait qu’il s’agit là d’une représentation mentale du tableau, les voix prennent un autre statut avec l’entrée des deux hommes dans le champ, elles deviennent « in ». Mais par un subtil effet de la réalisation, c’est aussi la présence des hommes qui est infléchie, et contaminée par la première réception de leurs voix comme voice over : leur présence visuelle dans l’espace du champ n’est pas comprise de la même façon que celle des autres personnages. Ils incarnent, à l’intérieur du champ cinématographique, des personnes réelles envisageant une représentation imaginaire que le spectateur peut considérer en même temps qu’eux. Tel est le sens de l’emploi du futur par lequel Brueghel explique à son ami ce que le spectateur voit actuellement.  

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24Plan 2 : transposition cinématographique du Portement de croix, de Brueghel

25Le deuxième plan est saisissant : cette fois-ci c’est bien le tableau de Brueghel, plein cadre, littéralement, mais avec les moyens du cinéma. En effet, par le biais d’un traitement numérique de l’image et l’usage de la 3D, Lech Majewski figure le paysage de Brueghel en restituant les spécificités de la composition picturale16. L’effet qui en résulte est proprement stupéfiant : les personnages du premier plan sont habillés avec des tissus et des vêtements qui imitent les effets des étoffes sur la toile ; et pourtant, ce sont des personnes réelles, filmées, qui se meuvent légèrement, pour mettre en place leur pose. Certains éléments de l’arrière-plan se meuvent également, mais pas tous ; les charognards dans le ciel sont immobiles, tandis que les chevaux des soldats sont en mouvement ; les enfants de la ronde sur la gauche tournent, mais pas certains personnages juste à côté d’eux ; pour fondre ces différents niveaux de plan, Majewski a imité l’effet de léger brouillard présent sur la toile, qui assure la jonction des différentes scènes entre elles, par l’usage d’un brouillard « samplé » et ajouté entre chaque couche de personnages depuis l’arrière fond jusqu’au devant de la scène.

26Dans ces deux premiers plans, le spectateur a affaire à un cadre pictural, dans la mesure où le réalisateur filme en imitant, au plus près, l’espace pictural. Qu’est-ce que cela signifie pour le spectateur ? D’une part, on peut imaginer un hors-champ – la poursuite du paysage, la complétude de l’arbre à gauche – mais rien dans ce qui est représenté n’impose au spectateur de se le représenter. Le hors-champ n’est donc pas activé par le champ, il constitue la part de spontanéité, voire de vagabondage, du spectateur. D’autre part, dans le deuxième plan, qui épouse l’espace du tableau de Brueghel, le champ défini par le cadre du tableau n’est pas vectorisé. L’œil s’y promène, s’y arrête, et suit des cheminements qui lui appartiennent. Cela ne veut pas dire que l’œil du spectateur n’est pas attiré par une élaboration délibérée du peintre : ainsi, le cheval blanc, qui se trouve au centre du tableau, juste au-dessous de l’attroupement autour du Christ portant la croix, est bien là pour conduire le regard du spectateur vers cette scène centrale. Pour autant, le temps que le regard met à cheminer dans la toile appartient relativement au choix du spectateur : Majewski nous laisse du temps – ici, l’œil a le temps de balayer l’ensemble de la scène du regard. Il faut rappeler le joli mot d’Henri Michaux à propos de la peinture :

27« Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique.

28Tout différent le tableau. Immédiat, total. A gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté. Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu’on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais rien n’est n’est connu encore. C’est ici qu’il faut commencer à LIRE. »17  

29Ce qu’affirme Michaux du livre, est vrai, dans un sens, du film, dans lequel l’attention spectatorielle peut très rarement circuler librement. Néanmoins, à la différence du livre qui impose le tracé spatial de la lecture, le film contraint le spectateur à une temporalité qui permet aussi au réalisateur, s’il le souhaite, d’orienter le regard dans l’espace cinématographique en produisant, dans le champ perceptif, des événements impliquant, pour le spectateur, la prise en compte de présences hors-champ.

30Nous l’avons dit, les deux premiers plans du film sont construits dans le strict respect de la composition picturale. Cela a une conséquence directe sur le hors-champ de ces deux premiers plans : ils sont irréels. On pourrait en effet, en tant que spectateurs, les poser, mais, en stricte obédience avec l’espace pictural, ce qui n’est pas dans le cadre ne s’impose pas comme présence au spectateur, parce qu’il est sans effet sur le champ. En outre, le spectateur peut, comme l’affirme Sartre, alternativement adopter une conscience perceptive, cherchant à déceler les modes de production des différents éléments présents : est-ce du dessin, des personnages filmés, de la 3D, etc. ? Ou viser la scène représentée, reconnaître le Christ, la Vierge, etc. Le champ lui-même relève d'une conscience irréalisante : dans la mesure où Majewski choisit d'imiter les effets de la représentation picturale, le regard du spectateur est conduit à viser, par l'écart et la comparaison implicite avec la toile de Brueghel, ce qui est représenté, les différentes scènes, tout en percevant la différence entre la représentation cinématographique et la représentation picturale, absente, mais suggérée. De ce point de vue, le statut mixte de ces deux premiers plans, qui mêlent un décor repris directement du tableau et des personnages filmés est particulièrement suggestif : il invite le spectateur à alterner entre la toile et sa traduction cinématographique.

31Et puis, pourrions-nous dire, le film commence, cette fois-ci en mettant en scène un champ et un hors-champ tout différents :

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323ème plan : L’espace pictural...

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334ème plan : ...puis l’espace cinématographique 

34Au troisième plan, il s’agit de l’espace frontal du tableau, mais avec l’introduction de sons hors-champ : la cognée de la hache dans une forêt qu’on ne voit pas. Puis le quatrième plan est introduit par un raccord-mouvement des deux hommes que l’on a vus marcher au plan précédent. En changeant ainsi d’axe par rapport aux deux hommes entre le 3ème et le 4ème plan, on pénètre perceptivement dans l’espace représenté, parce que le changement d’axe suscite chez le spectateur la nécessité d’une réorientation, par laquelle il situe spontanément ce qu’il perçoit actuellement par rapport à ce qu’il voyait au plan précédent. A partir de cette opération, qui est un effet du montage, le spectateur est comme tendu entre le hors-champ déjà vu, qui est constitué par les différents espaces que les plans précédents lui ont donnés à voir et qu’il articule à ce qu’il voit présentement, et un hors-champ qui pourrait devenir champ, mais qui ne lui a pas encore été donné à voir, et qui peut s’appréhender de différentes façons. Nous nous proposons d’analyser quelques-uns des modes d’appréhension du hors-champ par le spectateur, à partir du jeu des possibles qu’offre cette première séquence de The cross and the mill. Nous nous limiterons à l’ouverture du film, parce qu’il nous faut travailler à l’échelle d’un court fragment, afin de comprendre ce qui se passe pour le spectateur au moment des différents changements de plan.

35Le quatrième plan montre donc les deux hommes de ¾ dos alors qu’ils étaient de profil sur le plan précédent : le hors-champ est ici pour le spectateur l’espace perçu au plan précédent mais dans une configuration axiale différente, qui permet d’entrer dans la profondeur de l’espace. Un changement radical de la perception de l’espace se produit alors pour le spectateur, du fait de la texture que gagne la représentation par l’articulation des deux plans entre eux : nous arpentons avec les marcheurs ce flan de montagne, dans une valeur de plan à échelle d’une promenade humaine, comme immergés dedans. Les rochers, l’herbe, la déclinaison du terrain, qui étaient représentés sur le tableau, deviennent des obstacles au milieu desquels nous progressons. Notre appréhension des objets dans l’espace se fait alors sur le mode d’une organisation des directions et d’une carte mentale de l’espace qui imite celle que nous construisons quand nous nous déplaçons nous-même.

36Le cinquième plan est introduit par un fondu enchaîné, qui fabrique une césure ostensible avec ce qui a été appréhendé au plan précédent. Apparaissent un ensemble de plans fixes de sous-bois, liés entre eux par des fondus enchaînés. Le hors-champ, dans le cas de ces plans, n’est rien d’autre que la poursuite homogène du champ, dans lequel l’absence d’indications qui marquerait une présence au-delà du champ invite à un regard focalisé sur ce qu’on voit. Ici on peut dire que le champ est métonymique de l’univers figuré. Du fait de l’aspect contemplatif de ces différents plans - c'est-à-dire dans la mesure où le montage ne fait pas appel à des anticipations sensori-motrices pour s'orienter dans l'espace - nous sommes conduits à une expérience spectatorielle sur un mode strictement imaginaire : nous ne nous trouvons pas dans la forêt, nous en contemplons la figuration.

37Nous venons de d’envisager un premier type de couple champ/hors-champ dans lequel ce dernier est laissé à la libre disposition du spectateur, et donc strictement imaginaire, car il ne relève pas d'une existence construite par le champ, sinon comme prolongement éventuel de ce que limite le cadre. Juste avant, un deuxième couple de champ/hors-champ, dans lequel le travail du montage détermine chez le spectateur un travail d'orientation dans l'espace, au fur et à mesure de la succession et du raccord des plans : dans ce deuxième cas, c'est une activité constitutive de l'espace perçu qui est suscitée chez le spectateur. De ce fait, même si l'univers du film reste imaginaire - le spectateur se sait devant des images - il produit un travail d'organisation de ses perceptions sur le mode de l'orientation dans un monde réel : il aménage ses perceptions, anticipe le hors-champ, selon des schémas corporels d'organisation de mouvements directionnels dans l'espace, qui procèdent de ce que Gilbert Simondon nomme une « anticipation endogène ».

38Il reste à envisager un troisième type de couple champ/hors-champ, qui est à l'oeuvre un peu plus loin dans le film à 19’26 (juste après le plan sur le peintre Brueghel jouant avec la toile d’araignée). Un premier plan offre un champ resserré sur un homme assis dans l’herbe, avec un hors-champ indéterminé ; le plan précédent appartenait à un tout autre espace. Pas de raccord possible, pas de hors-champ suggéré, car ce que l’on perçoit est trop partiel pour figurer précisément dans quel univers nous nous trouvons. Le plan suivant nous offre le contrechamp, que nous identifions du fait du renversement axial par rapport à l’homme assis, dont on ne voit plus la face droite mais la face gauche. Apparaît un jeune couple, découvert en début de film dans une intimité de l’aube, chez eux. L’espace découvert permet maintenant de se situer par rapport à l’espace du tableau aperçu en début de film : on reconnait les contreforts rocheux présents dans le tableau. Les sons – le vent, les voix d’enfants – accréditent un hors-champ homogène à ce qu’on perçoit. On sent vibrer un monde ; le hors-champ se peuple sans représentation imaginaire précise, mais plutôt comme si nous étions immergés du point de vue sonore dans un espace dont ne peut voir qu’une portion. Ici, le hors-champ n'est pas de l'ordre de la représentation, mais d’un sentir lié au fait perceptif que la vision du spectateur se trouve très partielle par rapport à ce qu'il entend18, accréditant l'existence d'un univers au-delà de son champ perceptif.

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39Au plan suivant, c'est le tableau dont seul le décor est peint, avec juste quelques personnages posés, qui bougent. Brueghel se trouve en amorce du tableau dont il est en train de réaliser une esquisse. Il y a rupture visuelle par rapport aux plans précédents, dans la mesure où l'on plonge à nouveau dans une représentation picturale : les personnages bougent, mais ils sont pour certains dessinés. En revanche, le son est raccord : les voix et l’ambiance sont celles du plan précédent.

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40Le plan qui suit immédiatement reproduit l’événement, pour le spectateur, du passage d’un espace cadré par la figuration picturale à un espace ouvert aux possibles cinématographiques : l’homme bossu qui poussait une roue gauche-droite au plan précédent, est maintenant en plan rapproché, toujours progressant gauche-droite. Dans ce raccord de plans, l’écart entre l’espace pictural et l’espace cinématographique ne peut pas être mieux mis en évidence. Au plan précédent, composé picturalement, l'homme était figuré, visible, mais notre attention de spectateur n'était pas nécessairement fixée sur lui. Dans le plan suivant, la caméra suit sa progression, et la direction de son regard, fixée sur la roue, est en opposition avec l’entrée dans le champ de personnages qu’il croise sur son chemin, et qui mettent en éveil la curiosité du spectateur sur la direction, hors-champ, vers laquelle nous conduit l’homme à la roue : ce hors-champ qui se présente comme un champ à venir, n’est plus indifférent ; il pourra être homogène à ce que l’on voit, mais le mouvement de la caméra et la composition du cadre tend l’attention du spectateur vers un point d’arrivée invisible. Le son des instruments hors-champ fait alors pressentir ce qui va arriver : nous nous dirigeons vers la source de ces sons. Un musicien surgit, puis l’homme à la roue sort du champ, ce n’est plus lui sur lequel l’attention du spectateur est dirigée, mais deux autres hommes, qui dansent et jouent de la musique. La caméra s’est immobilisée, et la partie burlesque des danseurs interrompt provisoirement toute tension vers un hors-champ.

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41Puis surgit du hors-champ un homme qui court, fuyant quelque chose. La scène burlesque est alors brusquement interrompue par les cris de de cet homme terrifié. Le jeune homme, tout proche, assis à côté de sa compagne, semble inquiet. L'élément effrayant provenant du hors-champ entre dans le champ : ce sont des cavaliers espagnols, qui se dirigent vers le jeune homme. Mais bien avant qu'ils ne surgissent, nous appréhendions cette fois le hors-champ sous la forme d’une menace, imprécise, mais imminente.

42On peut, dès lors, à la lumière de ces quelques séries de plans, distinguer trois modes d’appréhension différents du hors-champ par le spectateur :

43- un mode imaginaire : le hors-champ de la forêt, car le champ appelle le spectateur à la contemplation esthétique et à la compréhension narrative, mais sans que le spectateur soit immergé corporellement dans ce qu’il perçoit, ni impliqué affectivement par ce qu’il perçoit.

44- un mode perceptif : il est suscité par une orientation liée à notre schéma corporel, au sens où Simondon parle d’ « images motrices » qui façonnent et précèdent la perception. Cela signifie donc que les perceptions d’un champ cinématographique, lorsqu’elles sollicitent notre orientation dans l’espace, sollicitent une anticipation motrice du hors-champ, qui est certes non actuellement perçu, mais fortement imagé à partir de ce qui est perçu du champ. Cela est rendu possible par une mise en tension du champ vers un ailleurs qui est désigné en creux par des éléments l’accréditant dans le champ.

45- un troisième mode d’appréhension du hors-champ, que nous appellerons anticipation affectivo-motrice, qui sollicite d’autant plus fortement la production imageante que c’est un affect – la peur, ou le désir – qui, en nous, affirme l'existence de l’objet de cet affect. C’est dans la mesure où un affect est suscité en nous au sein d’une temporalité qui nous presse - le temps du flux cinématographique – que nous ressentons l'existence de l'objet qui le cause, parce que nous l’anticipons sur le mode émotionnel.

Conclusion :

46Nous voudrions rappeler les différences notables qui existent, bien sûr, entre anticipations perceptivo-motrices devant un champ cinématographique et anticipations perceptivo-motrices dans un milieu réel. D'une part, c'est une évidence, le cinéma s’adresse exclusivement à la vue et à l’ouïe, tandis que le monde réel sollicite nos cinq sens, et partant, nous enveloppe tout autrement. En outre, l’image cinématographique reste, quelle que soit la force illusionnante de la profondeur de champ, frontale et coupée de nous. La troisième différence est essentielle : les anticipations motrices ne peuvent déboucher sur un mouvement réel, car nous sommes, au cinéma, condamnés à l’impuissance motrice19. (Ce qui n’empêche nullement l’anticipation motrice, mais la rend parfois très frustrante, puisqu’elle sollicite un geste que nous retenons par ailleurs, sachant que « l’on est au cinéma »)20

47Mais il n’en demeure pas moins que l’image cinématographique introduit, par rapport à l’image picturale, des ruptures décisives qui marquent l’impossibilité d’y appliquer la théorie sartrienne développée dans l’Imaginaire :

48- les images sont animées, c’est-à-dire qu’elles sollicitent doublement la conscience spectatorielle : par l’imitation de mouvements qui engagent le schéma corporel sensori-moteur, mais aussi, par le "choc haptique21", selon la belle expression de Walter Benjamin, qui soumet le spectateur à un rythme d’avènement de l’image dans laquelle la conscience se trouve soumise à un ordre des apparitions qui ne dépend pas d’elle. La conscience est alors soumise à une hétérogénéité radicale, un effet de réel, qui caractérise, chez Sartre, la conscience perceptive.

49- Pour autant, le spectateur ne perd pas la conscience de ce qu’il a affaire à une représentation, et cette tension entre conscience d’être face à un irréel, et appréhension, qui, dans certains cas, sollicite la capacité d’anticipation motrice liée à nos conduites dans le monde réel, suscite chez le spectateur un plaisir singulier où le doute et le fait d’être dupe ne s’opposent pas mais se complémentent22.

50Le cinéma est susceptible de solliciter notre conscience d'une manière paradoxale : certes, le monde figuré dans un film est un monde irréel, mais la dimension spatiale très particulière du cinéma, faite de découpage et de raccords, offrant donc des fragments successifs que le spectateur ordonne et compose, et son inscription dans un temps qui contraint la conscience du spectateur, en lui imposant un rythme et une durée, tantôt invitent à la contemplation, à l'absorption dans une représentation derréalisante, tantôt suscitent la perception d'un monde qui surgit, qui advient, et qui nous affecte. Ce faisant, il nous oblige tout à la fois à nous situer et à appréhender - dans le double sens de comprendre, mais aussi de redouter - l'imminent, sous la forme d'une anticipation perceptive de l'absence, ou travail du négatif à l'intérieur de l'acte perceptif, signalant notre aptitude à imager ce qui advient.

Notes

1  « Du point de vue formel, un film est une succession de tranches de temps et de tranches d'espace. Le découpage est donc la résultante, la convergence d'un découpage dans l'espace (ou plutôt une suite de découpages dans l'espace) réalisé au moment du tournage, et d'un découpage dans le temps, prévu en partie au tournage et parachevé au montage. C'est par cette notion dialectique que l'on peut définir (et, partant, analyser) la facture même d'un film, son devenir essentiel. » (In Une praxis du cinéma, « Comment s’articule l’espace-temps », Paris, Gallimard, 1986, p.22)

2  « Nana » ou les deux espaces », ibid. p.42)

3  In L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique : « La réception par la distraction, de plus en plus sensible aujourd’hui dans tous les domaines de l’art, et symptôme elle-même d’importantes mutations de la perception, a trouvé dans le cinéma l’instrument qui se prête le mieux à son exercice. Par son effet de choc, le cinéma favorise un tel mode de réception. S’il fait reculer la valeur cultuelle, ce n’est pas seulement parce qu’il transforme chaque spectateur en expert, mais encore parce que l’attitude de cet expert au cinéma n’exige de lui aucun effort d’attention. Le public des salles obscures est bien un examinateur, mais un examinateur distrait. » (Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, éditions Allia, 2007, p. 73-74)

4  Il faut reconnaître que son propos vise essentiellement à caractériser l’image mentale, mais Sartre s’arrête aussi longuement sur l’image matérielle pour isoler la dimension imageante de constitution, par laconscience, d’unobjet irréductible à l’analogon, et qu’il place du côté de l’imaginaire. Nous verrons que cela ne va pas sans difficultés pour l’auteur lui-même.

5  C’est moi qui ajoute les italiques. « Il peut être utile, pour comprendre la nature de l’espace au cinéma, de considérer qu’il se compose en fait de deux espaces : celui qui est compris dans le champ et celui qui est hors-champ. Pour les besoins de cette discussion, la définition de l’espace du champ est extrêmement simple : il est constitué par tout ce que l’œil perçoit sur l’écran. L’espace-hors-champ est, à ce niveau d’analyse, plus complexe. Il se divise en six « segments » : les confins immédiats des quatre premiers segments sont déterminés par les quatre bords du cadre : ce sont les projections imaginaires dans l’espace ambiant des quatre faces d’une « pyramide ». A ces quatre segments, il faut ajouter l’espace imaginaire derrière la caméra, et l’espace imaginaire par-delà le décor. (« Nana » ou les deux espaces, Ibid. p.39)

6  Cette question est bien évidemment au coeur du célèbre article d’André Bazin, « Peinture et Cinéma ». Il y insiste sur l’hétéronomie de l’espace pictural et de l’espace cinématographique en opposant le cadre ciénamtographique et le cadre pictural , lequel « a pour mission, sinon de créer, du moins de souligner l’hétérogénéité du microcosme pictural et du macrocosme naturel dans lequel le tableau vient s’insérer. <...> Le cadre <pictural> polarise l’espace vers le dedans, tout ce que l’écran nous montre est au contraire censé se prolonger indéfiniment dans l’univers. Le cadre est centripète, l’écran centrifuge. »  (In Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 2011, p. 188)

7  L'Imaginaire, Paris, 1940, Gallimard, p.231-232.

8  Le verbe "regarder" est le terme qu'il réserve à la conscience perceptive.

9  Ibid., p. 49.

10  Ibid., p. 50.

11  Pour l’analyse de cette question, cf Paul Audi, Créer, Lagrasse, Verdier, 2010, p.716-722. Il analyse conjointement l’opposition sartrienne et le couple phantasia/hypolèpsis chez Aristote. « Ces deux grandes attitudes irréductibles de la conscience (au sujet desquelles on s’aperçoit bien qu’il ne s’agit pas de facultés, mais de véritables dynameis au sens aristotélicien du terme) « s’excluent l’une l’autre », <Sartre> charge la perception d’assurer ce que j’appellerai la faculté du réel (lui-même l’intitule attitude réalisante), comme il charge l’imagination d’assurer la faculté de l’irréel (appelée aussi par lui attitude imageante). Et, du coup, ce qu’il parvient à dire avec toute la précision nécessaire, mais probablement sans être lui-même tout à fait conscient de la portée de ce qu’il avance, c’est cela même qu’Aristote cherchait à montrer, plus de deux millénaires avant lui, en opposant dans son « traité de l’âme » l’hypolèpsis à la phantasia !

12  Ibid., p.53.

13  Il faut ajouter au crédit de Sartre que le cinéma a toujours été associé, pour lui, à la fatalité ; c’est même selon lui l’essence du devenir filmique que de s’inscrire dans une nécessité, qui selon les termes de l’analyse sartrienne, est irréductible au réel, par essence contingent : « Je sais que l’idée de contingence est venue de la comparaison qui s’est établie spontanément chez moi entre le paysage dans le film et le paysage dans la réalité. Le paysage d’un film, le metteur en scène s’est arrangé pour qu’il ait une certaine unité et un rapport précis avec les sentiments des personnages. Tandis que le paysage de la réalité n’a pas d’unité. Il a une unité de hasard et ça m’avait beaucoup frappé. Et ce qui m’avait beaucoup frappé aussi c’est que les objets dans un film avaient un rôle précis à tenir, un rôle lié au personnage, alors que dans la réalité les objets existent au hasard. » In Œuvres romanesques, éd. De Michel Contat et Michel Rybalka, Paris, Gallimard, nrf, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 1698-1699.

14  Gilbert Simondon, Imagination et invention, Chatou, Editions de la transparence, 2008, p. 30.

15  Simondon donne un exemple éclairant : lorsque nous imaginons un avion en train de décoller, nous parvenons bien mieux à nous représenter ce mouvement que lorsque nous imaginons un avion atterrir ; pourquoi ? Car « cette image motrice peut se développer avec une assez bonne précision analogique parce qu’elle est du même ordre que celle de la course à grande vitesse pour prendre élan et franchir un obstacle, comme une haie, un ruisseau, qui correspond bien à un usage des possibilités motrices humaines. Par contre, il est beaucoup moins aisé d’imaginer un avion qui va atterrir, parce que ce ralentissement, cette approche de la piste sous un angle défini ne correspondent pas à un usage du schéma corporel humain. » Ibid., p.41.

16  Dans le bonus du DVD, le réalisateur raconte l’étude à laquelle il s’est livré pour parvenir à reproduire le tableau. Il s’est ainsi rendu compte que Brueghel n’avait pas utilisé une perspective monoculaire. Le tableau comporte en fait la combinaison de sept perspectives différentes, contradictoires. Majewski adopte le même dispositif que le peintre, en se servant de la toile comme d’un modèle qu’il recompose numériquement en superposant différents espaces correspondant aux scènes du tableau.

17  Passages, Paris, Gallimard, coll. L’imaginaire, 1982, p.75.

18  Cf ce qu’écrit André Bazin à ce sujet : « Les limites de l’écran ne sont pas, comme le vocabulaire technique le laisserait parfois entendre, le cadre de l’image, mais un cache qui ne peut que démasquer une partie de la réalité. » Op. cit., p. 188.

19  Cf ce qu’écrit Pascal Bonitzer à propos de la vision cinématographique : « Ce qui fait cependant la règle du jeu cinématographique, c’est que cette vision partielle qui est essentiellement celle de la caméra et correspond à chacun de ses cadrages, à chacune de ses positions successives – et, étant en droit mobile, elle peut en assumer beaucoup – se double pour ce qui est des spectateurs d’une vision bloquée, correspondant au dispositif de l’écran et de la projection. Les objets, les êtres de toute nature qui évoluent sur l’écran sont en effet libres en droit de passer par ici, de repasser par là, la caméra est libre de les suivre ou non, de les rattraper ou non, mais le spectateur, lui, n’a qu’un seul droit, celui de garder les yeux fixés sur l’écran ou de sortir. » (In Le champ aveugle, Essais sur le réalisme au cinéma, « Les morceaux de la réalité », Paris, Cahiers du cinéma, 1999, p.81-82.)

20  Simondon affirme à ce sujet que l’organisme doté d’un système nerveux possède : « une capacité <…> de faire naître perpétuellement des ébauches de mouvements qui ne sont pas des réponses à des stimulations, et qui constituent ainsi le postulat de toutes les conduites nouvelles, de toutes les tentatives provenant de l’organisme et lui permettant d’aborder activement le rapport au milieu avec une série complexe de possibilités de conduites déjà prêtes ; les images de mouvements seraient en ce sens des schèmes de conduites prêtes à se réaliser, mais encore contenues dans le système nerveux au lieu d’être effectivement réalisées les unes après les autres. » Op. cit.., p.31.

21  « De spectacle attrayant pour l’oeil ou de sonorité séduisante pour l’oreille, l’oeuvre d’art, avec le dadaïsme, se fit projectile. Le récepteur en était frappé. L’oeuvre acquit une qualité tactile. Elle favorisa ainsi la demande sur le marché cinématographique, car l’aspect distrayant du film a lui aussi en premier lieu un caractère tactile, en raison des changements de lieux et de plan qui assaillent le spectateur par à-coups. Que l’on compare l’écran sur lequel se déroule le film à la toile sur laquelle se trouve le tableau. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation ; devant elle, il peut s’abandonner à ses associations d’idées. Rien de tel devant les prises du film. A peine son oeil les a-t-il saisies qu’elles se sont déjà métamorphosées. Impossible de les fixer. » op. cit., p.67/68.

22  Cf ce qu’écrit J.L. Comolli à ce sujet : « La question se pose pour le cinéma autrement que pour le théâtre, je crois : la distance n’y est-elle pas l’envers même de la croyance ? Non ce qui la contredit, ce qui la permet ? La première séance tend ainsi le ressort de la dénégation fondatrice du cinéspectateur : je sais bien que je suis au cinéma, dans une salle, que j’ai payé ma place, qu’il y a un projecteur, un écran, etc., que je suis dans l’artifice le plus caractérisé, mais quand même je vais croire que ce que je vois sur l’écran est la vie telle qu’elle est, saisie dans sa nature, sans artifices. Les deux principes contradictoires, d’illusion et de réalité, se lient paradoxalement. L’un ne détruit pas l’autre, ils se relancent. Au cinéma, et là seulement je le crains, croyance et doute tournent l’un autour de l’autre comme dans un tourniquet. » In Cinéma contre spectacle, Lagrasse, éditions Verdier, 2009, p.65.

Pour citer cet article

Florence Gravas, «Le hors-champ cinématographique relève-t-il de l’imaginé ou de l’imagé ?», Phantasia [En ligne], Volume 2 - 2015, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=425.