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Natacha Pfeiffer

Parcours de l’intervalle.
Du statut de l’image-affection au sein du cinéma expressionniste allemand.

(Volume 2 - 2015)
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Résumé

La présente étude creuse et parcourt en même temps ce que nous nommons l’intervalle cinématographique. Nous ancrons notre propos sur différents cadrages et tailles de plans qui structurent notre démonstration. À travers le mouvement fictif d’une caméra philosophique, cet article désire mettre à l’épreuve du cinéma expressionniste allemand le concept d’image-affection développé par Gilles Deleuze. Ce parcours, enrichi notamment par les apports de la phénoménologie merleau-pontienne, nous permet ultimement d’éclairer le terme ambigu d’expression, terme qui se révélera être au centre d’une dialectique négative, celle qui régit précisément le mouvement cinématographique lui-même.  

Abstract

In this paper, I will investigate what I have chosen to name the cinematographic interval. Several shot sizes articulate this demonstration and create the fictif movement of a philosophical camera. This paper explores the german expressionist cinema and its connections with Deleuze’s concept of affection-image. Merleau-Ponty’s phenomenology of embodiment will let me enlighten the key role of expression in this conception. The main point of this study is to demonstrate how the expression’s manifestation is proved to be the mechanism of cinematographic movement itself.


1La présente étude creuse et parcourt en même temps ce que nous nommons l’intervalle cinématographique. Nous ancrons notre propos sur différents cadrages et tailles de plans qui structurent notre démonstration pour, à travers le mouvement fictif d’une caméra philosophique, mettre à l’épreuve du cinéma expressionniste allemand le concept d’image-affection développé par Gilles Deleuze dans Image-mouvement. Relisant Bergson, Deleuze réalise une cosmogonie cinématographique, posant l’origine de l’image filmique dans l’avènement d’un écart, d’un vide au sein de la continuité des images qui composent le monde. C’est à cet écart fondateur, et à son image spécifique, l’image-affection, que ce parcours critique désire s’attacher. Notre hypothèse est que cette image particulière, lieu privilégié de ce que Deleuze conceptualise comme « l’expression », travaille et déchire toute en même temps le cinéma expressionniste allemand. Des visages aux corps, jusqu’aux images tout entières, ce courant filmique semble n’avoir de cesse de revenir à cette origine, ou plus exactement — ici se situe notre décalage par rapport à la pensée deleuzienne — de rejouer sa propre cosmogonie. Ces images ne sont pas tant la révélation d’une béance originaire, que la création de cette béance même. Le concept d’intervalle tente ainsi de déplacer l’écart deleuzien afin de permettre une redéfinition du concept même d’origine de l’image.  

Ouverture de l’iris

2Relisant Matière et mémoire, Gilles Deleuze construit autour de l’ouvrage de Bergson une classification des images cinématographiques. Au sein du premier tome de Cinéma, Deleuze explicite ainsi la découverte bergsonienne de l’image-mouvement. Le terme de découverte, employé par Deleuze lui-même, est sans doute optimiste. Cette conception s’avère en réalité inconsciente et involontaire puisque Bergson fustigera quelques années plus tard, dans L’Évolution créatrice, l’artifice propre au cinématographe, précisément incapable, selon lui, de saisir le mouvement. Et pourtant, pour Deleuze, Matière et Mémoire est parvenu à saisir le mouvement cinématographique au point que l’univers décrit par Bergson n’est plus qu’un « métacinéma »1, le monde un cinéma en soi. Au commencement étaient les images. Le monde n’est d’abord, pour Bergson, qu’images entièrement mouvantes, variations universelles, images ne cessant d’interagir, se confondant avec leurs actions, leurs réactions. Ces images sont matière, images-mouvement au même titre que « matière-écoulement »2. Il est un état infini d’images « en soi » qui se propagent telle la lumière, monde illimité d’images qui ne sont pour personne, univers d’un apparaitre sans perception. « Si elles n’apparaissent pas à quelqu’un, c’est-à-dire à un œil, c’est parce que la lumière n’est pas encore réfléchie ni arrêtée, et “se propageant toujours [n’est] jamais révélée”. »3 Surgit au sein de cette plénitude infinie de la matière, en un point quelconque de ce mouvement incessant, un creux, un intervalle séparant en deux une image, distinguant son action de sa réaction. L’entre-image est née. C’est elle qui servira d’unité, c’est cette fraction de néant, qui définira un type très particulier d’images : « alors que les autres images agissent et réagissent sur toutes leurs faces et dans toutes leurs parties, voici des images qui ne reçoivent des actions que sur une face ou dans certaines parties, et n’exécutent des réactions que par et dans d’autres parties. Ce sont des images en quelque sorte écartelées »4. Ces images particulières sont l’apparition du corps humain au sein du monde.

3Sur leur face réceptive, ces images morcelées, images-corps « se laisseront traverser, en quelque sorte, par celles d’entre les actions extérieures qui leur sont indifférentes ; les autres, isolées, deviendront perceptions par leur isolement même »5. Translucides d’indifférence, ces images-corps isolent pourtant une part de ces actions, cadrent une partie des mouvements qui en deviennent, par là même, des perceptions. L’œil se veut sélection du réel, il est littéralement cadrage. Si l’on considère l’aspect lumineux de ces images en soi, l’image-corps est l’opacité, l’écran noir sur lequel vient se réfléchir cette sélection de mouvements. Cette réflexion constitue l’acte perceptif lui-même. Cadrage et chambre noire, la face sensorielle et passive de cette image écartelée possède le fonctionnement machinique d’une caméra.

4« Mais de l’autre côté, les réactions exécutées ne s’enchaînent plus immédiatement avec l’action subie : en vertu de l’intervalle, ce sont des réactions retardées, qui ont le temps de sélectionner leurs éléments, de les organiser ou de les intégrer dans un mouvement nouveau, impossible à conclure par simple prolongement de l’excitation reçue. De telles réactions qui présentent quelque chose d’imprévisible ou de nouveau s’appelleront “actionˮ à proprement parler. »6

5L’intervalle, séparant la réception de la réaction, scindant le corps entre figement perceptif et action aveugle, retarde cette dernière, la rendant proprement imprévisible. L’image est rendue corps percevant, corps agissant par cette déchirure interne. Cette double face de l’image incisée décline deux types d’images-mouvement : l’image-perception et l’image-action. Mais l’intervalle n’est pas qu’un pur écart, il est occupé, sans pour autant être comblé, par une image spéciale, celle de l’affect. L’image-affection « surgit dans le centre d’indétermination, c’est-à-dire dans le sujet, entre une perception troublante à certains égards et une action hésitante »7.

6Comment expliquer la présence de l’image-affection alors que la division du corps entre perception et action semble parfaitement se compléter ? C’est qu’il ne suffit pas de croire que « la perception, grâce à la distance, retienne ou réfléchisse ce qui nous intéresse en laissant passer ce qui nous est indifférent. Il y a forcément une part de mouvements extérieurs que nous “absorbonsˮ, que nous réfractons, et qui ne se transforment ni en objets de perception ni en actes du sujet »8. Il y a donc un résidu à l’écartèlement corporel, résidu qui ne doit pourtant pas être saisi comme un raté du système mis en place ; au contraire, l’affect demeure essentiel au fonctionnement du système-corps lui-même :

7« Nous n’avons pas spécialisé une de nos faces ou certains de nos points en organes réceptifs sans les avoir condamnés à l’immobilité, tandis que nous déléguions notre activité à des organes de réaction que nous avions dès lors libérés. Dans ces conditions, quand notre face réceptive immobilisée absorbe un mouvement au lieu de le réfléchir, notre activité ne peut plus répondre que par une “tendanceˮ, un ‘effortˮ qui remplace l’action devenue momentanément ou localement impossible. »9

8L’image-affection est la rencontre du corps figé avec un mouvement que l’image-perception n’est pas parvenue à réfléchir ou à simplement ignorer ; il a été absorbé. Le mouvement de la matière s’est insinué, sans être directement rejeté, ni même renvoyé à l’image-action. Le mouvement s’engouffre dans l’image figée au travers de l’affection, mais par elle justement, il cesse d’être translation. Par l’affect, le mouvement devient expression, « c’est-à-dire qualité […] agitant un élément immobile »10. Pour Bergson, l’affect s’apparente à « une espèce de tendance motrice sur un nerf sensible »11.

Gros plan

9Le visage est pour Deleuze le premier siège de l’expression, il possède la relative immobilité nécessaire au surgissement de cet effort, de cette « tendance » motrice dont parlait Bergson. Le visage est l’entité favorite, voire unique, du gros plan. Le gros plan ne doit pas être saisi comme un simple plan rapproché, il possède, selon Deleuze, une logique propre, le distinguant radicalement du plan moyen ou du plan d’ensemble. Il ne différerait pas de ceux-ci uniquement en degré, mais bien en nature. Le gros plan n’est pas l’insert, il ne peut se résumer à une opération de grossissement. Pour Deleuze, le gros plan « n’arrache nullement son objet à un ensemble dont il ferait partie, mais, ce qui est tout à fait différent, il l’abstrait de toutes coordonnées spatio-temporelles, c’est-à-dire il l’élève à l’état d’Entité »12. Le gros plan se détachant de tout espace-temps ouvrirait à une nouvelle dimension, celle de l’affect.

10À suivre l’hypothèse deleuzienne, le gros plan pourrait ainsi parfaitement s’extraire de la continuité filmique dans laquelle il s’inscrit, s’exclure littéralement de toute narration. Il serait l’interruption radicale de toute image-mouvement. Pourtant si le gros plan semble par essence posséder un rôle narratif moindre, il serait malaisé de dire qu’il n’en possède aucun. Si l’expression d’un visage peut s’extraire d’une situation spatio-temporelle déterminée, ce n’est jamais qu’imparfaitement. Loin de mettre dos à dos affect et spatialité, il parait plus pertinent de les confronter. L’image-affection n’est pas l’intervalle premier et fondateur de toute image cinématographique, mais l’image en mouvement de ce fondement. Le gros plan n’est pas dé-spatialisation, mais en tant qu’image-affection, en tant qu’image paradoxale de l’intervalle, il est à la fois l’espace, le temps et leur propre interruption. L’image-affection renoue avec l’écart créateur tout en demeurant pourtant image. Ainsi l’image-affection n’est pas tant impersonnalité, dépersonnalisation, détachement de tout état de choses individué tel que Deleuze l’a décrite, mais bien défigurations, débordements de toute figure. Elle est torsion sur place d’un mouvement et d’une fixité, contradiction simultanée d’un espace et d’une dé-spatialisation, d’une temporalité et de son interruption. Comme Deleuze lui-même le remarque, le visage au sein du gros plan ne cesse d’osciller entre deux pôles contradictoires, il se déchire, insistant tantôt sur les micromouvements qui l’animent, tantôt sur l’immobilité de son nerf récepteur :

11« En peinture, les techniques du portrait nous ont habitués à ces deux pôles du visage. Tantôt le peintre saisit le visage comme un contour, en une ligne enveloppante qui trace le nez, la bouche, le bord des paupières, et même la barbe et la toque : c’est une surface de visagéification. Tantôt, au contraire, il opère par traits dispersés pris dans la masse, lignes fragmentaires et brisées qui indiquent ici le tressaillement des lèvres, là l’éclat d’un regard, et qui entrainent une matière plus ou moins rebelle au contour : ce sont des traits de visagéité. »13

12Le visage est expressif par son contour ou par ses traits, par sa forme ou par ses mouvements, il oscille entre réflexivité et intensivité, ou pour être exact, l’expression jaillit de cette tension même. Lorsqu’il tente de ramener toutes ses parties à l’unité, le visage se fait réflexif ; littéralement, il réfléchit : habité, hanté par une idée fixe, une image fixe. Deleuze évoque précisément à ce propos une héroïne du cinéma expressionniste allemand, la blanche Kriemhilde, princesse des Niebelungen de Fritz Lang, film sorti en 1924. Kriemhilde, visage lunaire aux traits froids, a le regard fixé sur son implacable vengeance. Ce visage glacé sature la surface désormais plane de l’image de réseaux de significations. La face-surface de Kriemhilde est qualité commune « à un visage durci, à une frigidité intérieure, à un glacier mortuaire »14. Le visage de Kriemhilde est blanc : la blanche figure de la neige, la blondeur pâlissante de ses cheveux, son visage est un éblouissant linceul, il est sa mort intérieure, il est le fantôme de l’innocent Siegfried. Lorsque, au contraire, chacun des traits qui composent la figure semble prendre une certaine indépendance, le visage devient mouvement intensif, il se déforme, le gros plan se fait plan-séquence ; le visage ne cesse de passer d’une qualité à l’autre, la figure défigurée devient alors puissance. Nous songeons ici, à notre tour, à un autre visage des Niebelungen : celui, raviné, de Hagen, l’assassin de Siegfried. Les gesticulations qui ne cessent de défigurer son visage rendent celui-ci peu lisible, peu intelligible. Hagen le borgne détonne parmi la noblesse lisse qui l’entoure et qu’il courtise. Imprévisible, il est le mouvement déclencheur et la pointe chaotique du récit. Il est le barbare, au même titre qu’Attila dans le second volet du film de Lang. La réflexivité charpente l’image tout entière d’une forme commune que l’intensivité vient sans cesse ébranler. Tout se passe comme si la raréfaction de la face appelait à une saturation gestuelle et comme si, inversement, l’apocalypse engendrait la planitude. Ainsi, la pâle figure de Kriemhilde provoque en dernière instance un véritable tourbillon meurtrier tandis que le visage de Hagen recouvre ultimement une certaine solennité dans la mort.

13Pour Deleuze, l’affect comme intensivité ou réflexivité, recouvre la catégorie du possible telle que décrite par Peirce, comme pure virtualité. Il insiste par là même sur la suspension qu’incarne selon lui l’image-affection : « […] ce sont de pures qualités ou potentialités singulières, de purs “possibles” en quelque sorte. […] en elles-mêmes, ou en tant qu’exprimées, elles sont déjà l’évènement dans sa partie éternelle »15. Mais l’image-affection n’est pas éternité de l’évènement. Elle est bien plutôt le travail de deux tentatives, inverses l’une de l’autre, d’atteindre à cette perpétuité : à l’éternité de la surface effacée et au chaos irrévocable des traits. L’image-affection n’est pas le surpassement réalisé de l’abstraction conceptuelle et du particularisme de la matière, mais la torsion en image des deux. Le gros plan comporte ainsi toujours le double risque d’une défiguration radicale : celle d’un visage devenu fantôme, dont la face ne marque plus que son propre effacement, et celle, inverse, d’une figure dont les contours ne parviennent plus à poindre, noyés dans les multiples micromouvements contradictoires. L’expression du visage se maintient entre l’auto-évanouissement d’une surface plane et l’irrévocable envahissement d’informités conflictuelles. Ces deux défigurations contraires ne cessent en réalité de s’interrompre, de s’inachever l’une l’autre. Mais si ces pôles s’inachèvent mutuellement, ils ne se tempèrent pas pour autant. Ils s’anéantissent et par là même se relancent. Il n’existe ainsi aucun espace-figure intact qui soit reconstructible par la simple conjonction de ces deux défigurations. On passe inlassablement d’un extrême à l’autre, d’un extrême par l’autre. À travers chaque torsion, le visage rejoue inlassablement le coup de scalpel nécrosant qui a vu naitre son image, entre l’immobilité de l’œil et la versatilité du geste.

14Nous pourrions nous demander si l’expressionnisme allemand ne quitte jamais cette torsion expressive, si ce cinéma ne demeure finalement pas en travail dans l’intervalle de l’affection. Si au sein de l’image expressionniste, l’expression est toujours exagérée ou décalée, c’est qu’elle déborde toute figure, l’expression est surface et accidents des corps, architecture et déconstruction de l’image tout entière.

Plan moyen

15L’expression débordant le visage atteint le corps et sa chair. Par delà le gros plan et le visage, c’est l’entièreté du corps de l’acteur qui est soumis à cet écartèlement de l’image décrite par Bergson. Le corps de l’image inscrit sa césure originaire à même l’image des corps. Chaque figure expressionniste se porte à la lisière de cette déchirure fondatrice. Ces personnages de l’excès, hiératiques ou vulgaires, ne cessent de rejouer cette scission. Chaque corps s’inscrit dans cette déchirure entre mouvement et perception.

16La première limite de cette rupture se cristallise dans la figure de l’homme figé, esquisse aux traits secs, aux bras ballants et aux yeux exorbités. Afin d’examiner cette figure particulière, nous mobiliserons un personnage de Das Kabinett des Doktor Caligari, célèbre film réalisé par Robert Wiene en 1919. Un détour par la phénoménologie merleau-pontienne nous permettra, lors de cette analyse, de mettre en exergue le caractère fondamentalement désarticulé de cet être. Le somnambule Cesare est l’objet d’un spectacle forain que dirige le docteur Caligari. Il nous est ainsi présenté en pleine prestation, s’éveillant devant son public afin de répondre à ses questions, le dormeur ayant des pouvoirs divinatoires.16 Un gros plan nous offre le visage de Cesare s’animant, agitant lentement chacun de ses muscles, jusqu’à ce que ses paupières se soulèvent. En réalité, il semble apprendre, devant nous, à s’éveiller, comme s’il n’avait jamais ouvert les yeux ; comme si, tout en comprenant l’ordre assené par Caligari, il ne parvenait pas à saisir en lui le mouvement adéquat. Maurice Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception, décrit le cas d’un malade traité par le neuropsychiatre Goldstein. Tout en se fiant aux descriptions faites par ce dernier, il interprète différemment les gestes du patient, gestes qui ressemblent étrangement à ceux de Cesare :

17« Le malade ne cherche pas et ne trouve pas lui-même le mouvement, il agite son corps jusqu’à ce que le mouvement paraisse. La consigne qui lui a été donnée n’est pas dépourvue de sens pour lui puisqu’il sait reconnaitre ce qu’il y a d’imparfait dans ses premières ébauches, et que, si le hasard de la gesticulation amène le mouvement demandé, il sait aussi le reconnaitre et utiliser promptement cette chance. Mais si la consigne a pour lui une signification intellectuelle, elle n’a pas de signification motrice, elle n’est pas parlante pour lui comme sujet moteur […]. »17

18À la gesticulation faciale succède la marche. Cesare pose un pied, presque étonné de trouver un sol sur lequel s’appuyer. Le mouvement qui se crée devant nos yeux semble pure improvisation, au sens fondamental du terme. Il est tracé, dansé sur un sans-fonds, il ne répond à aucun mouvement potentiel qui aurait préparé l’espace à son apparition. La perception du somnambule n’amorce aucune direction de sens à l’intention de son mouvement. Cesare ne dispose de son corps que comme d’une masse amorphe et seul le mouvement effectif semble introduire des divisions et des articulations.18 Cesare n’est qu’une masse pesante qui s’agite de façon accidentelle ou au contraire un pur mouvement sans épaisseur ni poids.19 Jamais les deux, jamais ensemble. Sa perception n’esquisse aucune trajectoire, ne dessine au sein du monde aucun espace d’accueil aux mouvements de son corps. Cesare est un corps bergsonien, un corps dépossédé de toute virtualité, il est un corps d’images, subissant son écartèlement créateur comme une nécrose. Cesare est un être décharné, dépourvu de cette part de profondeur invisible, de cette charnière qui fait qu’un corps est passif et actif, visible et voyant, masse en soi et geste.20 Cesare est sans chair, sans épaisseur, il est plein et plane, il est sans horizon. Le corps de l’image-affection se constitue ici dans un écart radical scindant le voyant du visible, le touchant du toucher.

19Le spectacle débute.Les yeux de Cesare une fois ouverts ne se ferment plus, il est œil absolu et divinatoire, le monde spatio-temporel se donne à lui sans horizon ni esquisse, monde plat et saturé où tout mouvement paraît finalement superflu. Cesare pallie l’absence de chair par la saturation de son pouvoir visuel. Véritable devin, Cesare voit et sait tout. À l’homme qui lui demande l’instant de sa mort, il répond sans hésitation. L’homme mourra le soir même. Cesare, créature sans poids, se crée un monde à son image, perçoit l’espace sans profondeur cachée, surface plane et sans surprise. La distance, l’épaisseur de monde nécessaire à l’étreinte perpétuelle du regard et du geste, laisse ici place à une immédiate proximité ; la vision plénière n’esquisse plus aucune direction à l’intention d’un mouvement désormais vain et inutile. Mais l’absoluité de sa vision n’est qu’illusoire. L’augure réalise lui-même ses prédictions mortelles. L’immédiateté de son rapport au monde est trafiquée. La profondeur mondaine niée par Cesare ne cesse de refaire surface dans les corps, seules instances qui résistent encore à sa « planification ». Son mouvement doit donc souterrainement combler cette vision qui n’est que chimériquement saturée ; il exécute lui-même les sentences, donne raison à l’avenir fabriqué par son regard. Le somnambule visionnaire va fendre l’épaisseur qui lui résiste, l’éventrer, passer littéralement au travers afin de reproduire la transparence plane qu’il s’est créée. Cesare va donc tuer, sans pour autant s’embarrasser d’un corps visible ou tangible. Les scènes de meurtre se résument à une ombre ; elles ne sont jamais que suggérées ; l’œil-caméra ne parvient jamais à percevoir l’assassin.21 Cesare demeure mouvement abstrait, jamais incarné, jamais saisi dans sa matérialité vivante. Il touche sans être touché ; il est mouvement sans corps, ce dernier restant assoupi dans son caisson de bois. Le pur mouvement, dissimulé, soutient donc doublement la fausse clôture de son absolue vision : il exécute ses prédictions tout en anéantissant les profondeurs opaques qui lui résistent. Mais Cesare ne parvient jamais à une surface entièrement plane, tout comme le visage réflexif ne s’efface jamais complètement au sein du gros plan. Ainsi la tentative de meurtre de l’héroïne du film, Jane, débute sur un Cesare visible. Bien qu’il tente de s’effacer, Cesare fait présence et l’œil-caméra ne s’y trompe pas : il le suit, le cadre, le cible même à l’aide d’un cache. Le seul meurtre qui se découvre ne se réalise pas, Cesare n’est plus geste désincarné, ni vision divinatoire. Il est désormais visible, révélant d’un coup cette double duplicité d’un mouvement dématérialisé, d’une vision sans horizon. Il n’est plus l’invisible régnant sur le visible, il en fait désormais lui-même partie. Mais cette nouvelle visibilité ne confère pas à Cesare une véritable corporéité. S’il n’est plus une ombre, il en possède toujours l’absence d’épaisseur : il s’avance dans la chambre de Jane en prenant bien soin de n’être jamais que de face ; il demeure dans cet étrange figement qu’ont les icônes sans profil. Il reste de l’ordre de la pure surface, de l’image plane. Il est visible, mais sans perspective, comme s’il ne l’était finalement que pour un seul de nos deux yeux. Il demeure une « image monoculaire »22, une silhouette. Mettant en péril toute virtualité, l’expressionnisme distend jusqu’à la rupture le lien de chair, le passage entre passivité et activité. Les mouvements de Cesare sont saccadés, interrompus par de longs instants d’immobilité ; comme si ceux-ci ne pouvant plus s’apparenter à « la réalisation visible d’un mouvement invisible »23, se résumaient désormais à n’être plus que leur propre suggestion à travers une succession d’images fixes. Le corps hiératique de Cesare est réduit à vingt-quatre fragments de corps/seconde. Le figement du corps inclut donc, à l’intérieur même de l’image, le procédé stroboscopique ; l’image-mouvement mime ici son propre soubassement machinique, rejoue sa propre genèse. Se portant au bord de ses propres limites, l’image s’inscrit dans l’intervalle, l’intervalle se fait image.

20Une seconde figure emblématique de l’expressionnisme cinématographique rejoue également à sa manière cette quasi-déchirure de l’image-corps. Il s’agit d’un corps grotesque dont l’outrance du geste remet en cause sa différence d’avec le monde, dont les mouvements tourbillonnaires et intrusifs refusent toute interruption, nient tout intervalle. Bon nombre de figures expressionnistes s’apparentent à cette forme de truculence moyenâgeuse telle qu’elle fut décrite par Bakhtine, alliant grossièreté grimaçante et cruelles pitreries. Nous examinerons l’une d’elles : la figure du Calife Haroun al Rachid, campé par un Emil Jannings boursouflé dans Das Wachsfigurenkabinett de Paul Leni. Le calife est, aux côtés d’Yvan le Terrible et de Jack l’Éventreur, mannequin de cire dans une attraction foraine. Le propriétaire de l’attraction, désirant étoffer quelque peu l’histoire de ses personnages, fait appel à un écrivain afin de rédiger leurs aventures personnelles. S’en suivent alors trois histoires, trois péripéties imaginaires attachées à ces figures historiques. Le calife Haroun al Rachid nous est d’emblée présenté comme un coureur de jupons, un dragueur invétéré à qui il faut une nouvelle fille chaque jour. Selon les intertitres, tentant de conserver « son cerveau aussi gros que son ventre », il s’adonne chaque jour à une partie d’échecs, partie qu’il semble, avec mauvaise foi, toujours perdre. Son cerveau ne semble décidément pas être à la hauteur de son estomac. C’est clairement le « bas » du corps qui donne forme et consistance au calife, son énorme panse et sa libido paraissent être les uniques moteurs de son existence. C’est d’ailleurs ce ventre qui frappe nombre de commentateurs, dont Lotte Eisner : « affublé d’un turban énorme, le corps enflé de vêtements, semblable à une immense toupie, Haroun al Rachid roule sa panse dans un Orient de pacotilles »24. Mais tout en remarquant que l’imposante épaisseur de Jannings confine au ridicule, Eisner manque pourtant l’intérêt du film. Caractérisant le décor d’« Orient de pacotilles », elle ne saisit pas que celui-ci, en tant qu’espace grotesque, ne vise absolument pas à la reproduction réaliste d’un environnement donné. Uniquement constituées d’arrondis, toutes les formes de ce décor de carton-pâte renvoient en réalité à l’énorme panse du calife lui-même, à cette immense « toupie » difforme. Le corps du calife est sans limite, il envahit toute l’image de sa ventripotence : « le grotesque ignore la surface sans faille qui ferme et délimite le corps pour en faire un phénomène isolé et achevé »25. Le calife est un corps à l’état larvaire dont les contours demeurent indéfinis. À l’opposé du figement cadavérique, le corps grotesque est mouvement incessant, en construction infinie. Il est un corps en naissance, éternellement inachevé, dont les saillies externes sont enflées à outrance ; dont les entrailles sont exposées à tout vent. Sous l’effet de l’hyperbole grotesque, tout devient corporel, alimentaire, excrémentiel et sexuel.26

21Revenons un instant sur le scénario, fort simple, de cette fiction. Un pâtissier enfume involontairement, par ses fourneaux, la fameuse partie d’échecs quotidienne. Alors que le calife demande à son vizir de régler ce désagrément de façon radicale et définitive, ce dernier tombe pantois devant la beauté de la femme du fautif. Il en informe Haroun al Rachid qui décide de se rendre le soir même à la boulangerie, déguisé. Entre temps, le couple s’étant disputé, le pâtissier décide de voler la bague du calife, bague aux prétendus pouvoirs magiques, afin de prouver à sa femme son amour. Il pénètre dans le palais et tranche ce qu’il croit être le bras du calife endormi. Il s’enfuit, emportant son butin, poursuivit par une horde de gardes. Le corps qu’il vient d’amputer n’est en réalité qu’une figure de cire que le calife, en Cesare lubrique, place dans son lit lorsqu’il va courir les filles. Le pâtissier rentre chez lui et le calife, qui séduisait déjà la jeune femme, se cache dans le four afin d’éviter le mari jaloux. Les gardes arrivent à leur tour pour arrêter le prétendu meurtrier. La femme se saisit alors du bras de cire, et souhaite, via la fameuse bague, l’apparition immédiate du calife vivant, qui lui, de son côté, n’a plus qu’à s’extirper du four. Sous ses dehors légers, voire badins, de marivaudage à l’oriental, ce film poursuit en réalité l’inéluctable déchirure des corps expressionnistes, du corps-image à l’image des corps. Afin de saisir celle-ci, il nous faut revenir sur la première scène de l’histoire. Un plan d’ensemble nous présente le pâtissier et sa jeune épouse. L’un pétrit une pâte à grande force, l’autre, à moitié dissimulée derrière les persiennes d’une fenêtre, le regarde en souriant. Ce qui ne ressemble tout d’abord qu’à une roucoulade d’amoureux vire très vite à l’allusion sexuelle : sous les mains du pâtissier, la pâte devient ambiguë, tout comme le sourire, de plus en plus ravi, de la jeune femme. Le vizir apparaît alors dans le champ, bien décidé à occire le fauteur de troubles. Mais il le manque et aperçoit soudain son épouse. Il se voit alors offrir une pâtisserie qu’il déguste en fixant avidement la jeune femme, ne cessant de répéter à quel point elle est « exquise ». Toute l’ambivalence du « elle » — la pâtisserie ou la femme — nous dévoile la logique du film, celle d’un double jeu de l’alimentaire et du sexuel qui s’entrecroisent et finissent par se confondre. La sexualité passe par le tube digestif, l’aliment est détourné par le plaisir. Ainsi, l’orgasme survient au travers de la pâte à pain et le calife se pourlèche les babines lorsqu’il parle d’une femme, gratifiant d’ailleurs celle du pâtissier de petits noms sucrés. Les mots, identiquement alimentaires et sexuels, sont matérialisés, « corporalisés » à l’extrême. Le corps est omniprésent, il envahit tout, jusqu’aux mots, jusqu’au monde. Tout se résume au corps, à ses orifices, à ses excroissances, à ses ramifications.

22Le palais lui-même subit cette corporalisation du monde. Ainsi, si d’aspect extérieur le bâtiment suggère les rondeurs d’Haroun al Rachid, l’intérieur de la demeure dévoile les entrailles de ce dernier. Le pâtissier s’introduisant subrepticement dans le palais y accède d’ailleurs par une petite fenêtre ronde, pénétrant dans ce gargantuesque corps par ce qui semble bien être un orifice.Les couloirs dans lesquels il se perd paraissent épouser les formes d’un boyau, tout comme la chambre du calife possède elle-même des allures de viscères. Aucune forme n’est parfaitement définie dans ses contours, elles subsistent toutes à un état embryonnaire, demeurent en gestation dans l’immense ventre de cet homme, littéralement « enceint » du monde. Le calife, s’extirpant avec difficulté du four, entame d’ailleurs une série de gestes apparemment insensés. Véritable mise en branle de sa masse informe, ces gesticulations sont ponctuées par des mouvements buccaux, il souffle comme un bœuf, babille tel un nouveau-né. Il oscille violemment entre râles d’enfantement et gazouillis enfantins, comme s’il tentait finalement d’accoucher de lui-même. Il est la mère et l’enfant, il est l’homme assassiné et le bras coupé, il est le bouffon plein de suies. Le corps envahit tout, s’étale et se répand sans limites ; ses membres se scindent et se dédoublent. Mais dans cette corporalisation du monde, le corps demeure sans image : il ne possède pas d’unité, de nécessité interne. Le geste n’est plus que le mouvement brut d’une matière qui demeure en formation. Ainsi, le calife se rendant incognito chez l’épouse du pâtissier n’a pour seul déguisement un manteau, manteau qui ne dissimule rien, ni sa ventripotence, ni ses parures. Pourtant, la jeune femme le prendra pour un voleur et n’admettra son identité que lorsque, fier comme un paon, il prendra la pose officielle, celle du portrait califal. Le corps ne se ressaisit donc qu’au travers de l’image figée. Le calife ne s’unifie que sur le mode du cliché, celui d’une forme mortifère, d’une matière sans vie. Le corps s’expose et s’écartèle dans une tension violente entre gesticulations sans forme et image-cliché ; le mouvement ne pouvant s’apparenter qu’à l’informe, l’image qu’à la fixité. L’expressionnisme, au travers de son excessive outrance, interroge à nouveau la possibilité même du cinéma comme image-mouvement. Il se porte à la limite de sa propre impossibilité, à la limite d’un mouvement sans borne, d’un mouvement qui n’est plus grêlé par la fixité de l’image.

Plan d’ensemble

23Troisième recadrage, troisième décalage : l’affect, débordant les corps, envahit l’espace. Rompant avec les limites du vivant, l’expression se fait architecture de l’image, l’entièreté de l’image-affection s’apparente désormais à l’image-corps et à ses torsions. Mais quelle spatialité Deleuze peut-il concevoir pour l’image-affection, lui qui la bannissait précisément du gros plan affectif ? L’unique possibilité d’une spatialité affective se jouerait, selon lui, dans la constitution d’un espace quelconque, un espace de potentialisation, à la fois parfaitement singulier et totalement indéterminé. L’espace quelconque est le lieu où « tout peut arriver ». Deleuze défend ainsi un espace non spatialisé, proche de l’impersonnalité du visage qu’il prônait déjà au sein du gros plan. Pour devenir quelconque, l’espace doit détruire toute connexion réelle entre les êtres, évincer toute forme de perspective. L’expressionnisme cinématographique conservera pourtant toujours des lambeaux de spatio-temporalité. Ce ne sont que des lambeaux déconnectés, comme ceux de Metropolis, où les lieux et les temps se croisent et s’entrechoquent, sans que jamais nous ne puissions cartographier cette ville kafkaïenne où une vieille chaumière, une église gothique et d’anciennes catacombes romaines se noient, telles des parcelles d’histoire, dans l’apparente éternité des cités souterraines et des gratte-ciels aériens. La remise en cause de la perspective découlera d’une collision entre réel et virtuel et non de la production d’un espace éternel voué à l’indétermination.

24La principale force expressive de l’espace est lumineuse : c’est la lumière qui façonne la non-spatialité requise par Deleuze, mais qui demeure pourtant toujours partielle. Le travail expressionniste des ombres peut ainsi se lire comme une nouvelle constitution de l’espace affectif. Les ombres y sont la dissolution des connexions réelles, mettant à mal la dialectique entre proximité et distance tout en produisant des connexions virtuelles entre les corps. Ainsi en est-il dans la scène finale du célèbre Nosferatu de Friedrich Wilhem Murnau. Ellen, la jeune épouse du héros, décide de s’offrir au vampire afin de sauver sa ville de l’épidémie de peste provoquée par l’arrivée de Nosferatu. Elle ouvre sa fenêtre, l’invitant à entrer. Mais Ellen est en réalité déjà sous l’emprise du vampire à cet instant. Le geste de douleur à la poitrine qu’elle esquisse avant de se diriger vers la fenêtre en témoigne, geste qui sera réitéré de façon manifeste lorsque l’ombre de Nosferatu lui enserra le cœur. Un plan nous présente l’ombre du vampire devant la porte de sa chambre ; sa silhouette gigantesque demeure sans origine assignable, le vampire n’est qu’ombre. Ellen nous est ensuite montrée de face, apeurée. L’ombre griffue de Nosferatu s’approprie son corps. Nosferatu ne doit pas s’approcher pour blesser. Le vampire touche sans être lui-même effleuré. Tout à la fois proche et lointaine, présente et absente, l’ombre marque l’effondrement de toute dialectique entre proximité et distance. Le vampire en est la parfaite confusion. Les ombres aplanissent l’image, la renvoient à un plan en deux dimensions, retrouvant la surface réfléchissante du visage de Kriemhilde ou la silhouette monoculaire de Cesare. Mais, Deleuze le souligne, les ombres permettent également de créer des abîmes, des sans-fonds d’où tout semble pouvoir surgir et où tout semble pouvoir se noyer :

25« La force infinie de la lumière s’oppose aux ténèbres comme une force également infinie sans laquelle elle ne pourrait se manifester. Elle s’oppose aux ténèbres pour se manifester. Ce n’est pas un dualisme et ce n’est pas non plus une dialectique parce que nous sommes en dehors de toute unité ou totalité organique. »27

26Notre hypothèse est cependant quelque peu différente. Selon nous, l’ombre et la lumière forment bien une dialectique, mais une dialectique négative œuvrant au sein d’une unité défigurée, d’un organisme éventré. Ces deux puissances, s’étreignant tels « des lutteurs »28, dessinent l’image d’une perspective déformée, broyant tout mouvement naturel ou pondéré, toute limite organique, les balafrant de stries criardes et contrastées ou au contraire, les noyant dans l’opacité sibylline d’un clair-obscur. « Les lignes sont prolongées hors de toute mesure jusqu’à leur point de rencontre, tandis que leurs points de rupture produisent des accumulations. »29 Selon ces deux principes de prolongement et de coagulation, ombre et lumière créent une nouvelle géométrie, faite de trous noirs insondables et de platitudes blanches où règne la confusion des êtres, faite de déchirures stridentes, mettant à mal le contour des vivants. Cette géométrie n’est autre que la double défiguration de l’effacement et de la lacération : « l’animal a perdu l’organique autant que la matière a gagné la vie »30.

27Wegener lors de la réalisation du Golem mettra à profit une lumière tamisée, permettant, comme à couvert, la germination de la matière, la venue au mouvement de l’argile. À l’opposé, Fritz Lang créera pour les Niebelungen une architecture lumineuse accidentée, insistant sur la puissance dévastatrice de l’inorganique, sur le déchirement des vivants. On retrouve au sein de ce double débordement de la figure, par noyade ou par lacération, la bipolarité du visage ; le corps envahissant du bouffon et le rythme syncopé du somnambule. Et pourtant ni cette volonté de surface ni celle des insondables abîmes ne s’achèvent jamais parfaitement ; le désir de déchirer ou de noyer n’est jamais pleinement atteint. Si nous insistons sur un front particulier de cette lutte entre ombre et lumière, chaque film contient pourtant les deux pendants : Wegener au travers de la lumière déchirante d’une plaine où cette masse d’argile retrouvera son inertie, Lang par le trésor des Niebelungen, matière spontanément vivante. Le désir fou de Cesare d’atteindre à un monde parfaitement lisse est sans cesse anéanti par l’épaisseur des corps qui arpentent son univers de toiles peintes, tout comme la corporalisation du monde entamée par le ventripotent Calife n’est jamais parfaitement achevée. Demeure toujours l’image-cliché, le portrait figé le rappelant à sa place limitée, à son rôle déterminé. De même en est-il de Méphisto, célèbre personnage du Faust de Murnau. Méphisto est une figure diabolique, et à ce titre, hautement grotesque. Les limites entre son corps et le monde sont des plus confuses. Il est un démon omnipotent et ubique mais dont les morceaux de chairne cessent pourtant de joncher les différents paysages murnaliens. Ce n’est pas uniquement le fait que certaines parties du décor de ce film possèdent la même forme géométrique que les ailes ou le corps de Méphisto.31 En réalité, les montagnes aux pics enneigés, les toits pentus du village et même le clocher de l’église gothique sont autant de morceaux de chair arrachés au corps méphistophélique. C’est parce que ce corps peut être partout, parce qu’il est en perpétuelle formation que l’espace n’est plus qu’un champ jonché de membres sectionnés. Si le monde est lieu de contaminations, de prolongements et d’accroissements du corps grotesque, il est également, et nécessairement, le lieu des rejets, des échappées et des sédimentations de cette informe corporéité. Comme si cette corporalisation du monde s’accompagnait d’une mue forcée, de la nécessité pour ces êtres en perpétuelles gesticulations d’une déjection inerte.

28Pourtant, il ne s’agit plus d’une simple opposition, surface et profondeur s’unissent, par le fait même de s’interrompre et de s’inachever, dans ce travail de déchirure des êtres. L’expression atteignant l’espace semble distordre les corps avec toujours plus d’efficace. L’ombre et la lumière travaillent en réalité de concert au sein même de leur opposition. Dans Der Letzte Mann de Murnau, le vieux portier de l’hôtel Atlantic, incarné par Emil Jannings, est surpris à bout de souffle, alors qu’il porte une lourde malle. Le directeur le somme alors de rendre son bel uniforme à gallons, et le mute au nettoyage des toilettes. Chute sociale et trou noir véritable que ce sous-sol dépourvu de toute fenêtre, chute bien réelle que l’escalier qui l’y conduit. Mais le trou noir ne va pas sans une éblouissante lumière, les deux extrêmes s’unissent dans l’incarnation de cette déchéance humaine. Les portes des toilettes, lumineuse surface blanche, accueillent le vieil employé. La lumière avale l’homme tout aussi sûrement que l’obscurité, elle n’est pas sa rédemption, uniquement le sursaut nécessaire à la répétition de la chute, l’écart nécessaire à un nouvel effondrement. L’éblouissement n’est que la cruelle confirmation du trou noir. C’est à travers ces portes que sa voisine l’apercevra. Elle colportera la nouvelle de son humiliation à tout l’immeuble. Plus tard, l’homme, rejeté par tous, retourne, de nuit, dans l’hôtel afin de rendre son ancien uniforme qu’il avait volé. Brisé, il se dirige, dans l’obscurité, vers les toilettes, reproduisant une dernière fois sa déchéance. Il est suivi par le gardien de nuit. La lampe torche de ce dernier envoie un faisceau de lumière d’une blancheur assassine sur le visage de notre homme. Sa chute ne s’achève que dans l’obscurité totale qui suit cette scène, la blancheur du faisceau ne l’ayant rendue que plus opaque.

29Deleuze, afin de saisir ce débordement expressionniste de l’organique, cette puissance expressive de l’espace se réfère aux théories de Wilhelm Worringer concernant l’art gothique. Il n’est, en réalité, pas le premier à faire ce rapprochement : Rudolf Kurtz, puis à son instar, Lotte Eisner, s’y étaient tous deux référés. Nous n’entrerons pas ici dans un débat critique pour savoir si Worringer fut réellement l’inventeur du terme « expressionnisme ». Là n’est pas notre question. Car au-delà du terme lui-même, il semble exister une véritable accointance, un lien presque troublant entre les thèses défendues par Worringer concernant l’art gothique et les développements cinématographiques de l’expressionnisme, un lien qui ne peut se réduire à la thématique de l’inorganique avancée par Deleuze. Wilhelm Worringer publie l’Art gothique en 1927. Cet ouvrage se consacre à l’analyse du mouvement gothique ainsi qu’à son évolution. Son approche est uniquement basée sur une étude de l’ornementation, chose extrêmement rare pour l’époque. Worringer fut l’un des premiers, suivant par là l’exemple d’Aloïs Riegl, à risquer une réhabilitation de l’ornemental. Celui-ci était en effet considéré par beaucoup avec mépris et dédain, à une époque où la confusion entre phylogenèse et ontogenèse régnait encore. L’ornementation était dévalorisée comme une forme artistique inaboutie, impure et primitive, si elle n’était pas tout simplement rejetée en tant qu’art. Cette dernière position s’explique en partie par le fait que le concept même d’art s’est constitué, à la modernité, par opposition à l’ornemental considéré alors comme parasitaire.32 L’œuvre d’art était alors comprise comme une unité autonome qui se retirant en elle-même, créait une réalité autre, une réalité centrée par la perspective, une réalité qui échappe toujours à l’espace au sein duquel elle s’insère. L’ornementation, au contraire, ne cesse de grimper le long des murs, elle s’y agrippe, elle vit littéralement aux dépens de la spatialité qu’elle investit. L’ornemental, à la différence de l’œuvre d’art, ne connait aucun centre, aucune limite. Il est fondamentalement acentré, il n’a ni véritable début ni réelle fin.33 Cette absence de centre convergeant détruit toute possibilité de perspective. Worringer analysant l’ornementation septentrionale y décèle une puissante exacerbation expressive, celle de la ligne brisée. Cette fameuse ligne brisée est sans doute l’unique point commun à l’ensemble des théories cinématographiques portant sur l’expressionnisme :

30« Une fois les bornes naturelles de l’activité organique rompues, il n’y a plus de limites ; la ligne est brisée, arrêtée dans son mouvement naturel, retenue par force dans sa course normale, détournée pour de nouvelles complications d’expression, si bien que renforcée par tous ces obstacles, elle donne toute sa force expressive ; finalement, privée de toute possibilité d’apaisement naturel, elle meurt en convulsion désordonnée, s’arrête insatisfaite dans le vide ou se perd sans raison en elle-même. »34

31La ligne gothique est matière devenue vivante, la ligne brisée est dépassement des limites de la figure. L’ornement est, par essence, non figuratif, mais il ne peut cependant pas être réduit à l’abstraction. De nombreuses fresques comportent des figures, mais celles-ci ne cessent d’être emportées dans un mouvement de lignes et de traits qui les traversent et les excèdent.35 L’ornement est défiguration :

32« Ni totalement abstrait, ni complètement figuratif : l’ornemental apparaît plutôt comme une troisième voie, entre la figuration et l’abstraction : une tension entre les deux, une tendance à la figuration quand il s’agit de formes abstraites ; de sorte que l’image ornementale ne compte pas seulement pour ce qu’elle représente ou pour ce qu’elle signifie. Elle n’est pas figée dans une forme qui en limitera le sens. […] Worringer avait déjà observé ce phénomène dans l’art gothique : la ligne gothique, dit-il, n’est ni abstraite ni figurative. »36

33Tout comme l’image-affection, l’ornemental ne cesse ainsi jamais d’excéder la forme constituée, tant organique qu’idéelle. « L’ornement n’a pas de limites, l’ornement est le dépassement même des limites. »37 L’ornement est cette lutte infinie de la lumière et de l’ombre, il est cette géométrie vivante opérant par prolongement et accumulation. En la décentrant, en la défigurant, « l’ornement ouvre l’image »38 et, tout comme l’affect, se loge alors dans son interstice.

Plan général

34Ce fut un parcours fait de bifurcations, de nombreux détours, mais finalement de nombreuses répétitions. Nous n’avons pas cessé de rechercher cet écartèlement originaire de l’image, cet intervalle constitutif du cinématographe, à l’instar de Deleuze décrivant, au travers de Bergson, un « état de nature » précédant l’ouverture déchirante de l’œil-caméra. Deleuze désire retrouver la pureté de cette genèse à même l’image-affection. Pour lui, l’écart absolu se doit de persister à même l’image. Mais l’image n’est pas elle-même l’intervalle qu’elle rejoue incessamment. L’image reproduit, mime, affecte son propre commencement tel Der Gang in die Nacht, l’un des premiers films de Murnau, dans lequel l’ouverture chirurgicale des yeux d’un peintre aveugle va déchainer dans les corps, dans l’image tout entière, les excès de l’expressionnisme, telle une violente mise au monde de la vision, une intrusion de la lumière dans l’iris de la caméra. L’image s’approche toujours un peu plus d’un chaos sans nom ou de la plénitude du néant, de la fin et du commencement. Elle est toujours un peu plus proche d’un dépassement de la dualité originaire, de l’achèvement de la dialectique, toujours un peu plus au bord de l’intervalle. Mais elle demeure précisément image, l’image d’un photogramme en feu (Faust), l’image de l’ouverture fondatrice de l’iris (Der Gang in die Nacht).

35Nous avons tenté de mettre au jour les instances conflictuelles constitutives de l’image cinématographique. Mais celles-ci ne sont réellement séparables que sur un plan purement théorique ; au sein de l’image-mouvement, la truculence vire instantanément à l’abstraction figée, la fixité ne cesse d’être asphyxiée sous la masse informe du corps. Aucun instant ne sépare le déliement de la chair de la perforation de sa surface. Ainsi, le figement cadavérique de Cesare demeure toujours, et même malgré lui, en mouvement, tout comme l’outrance tourbillonnante du calife reste pourtant image. Ils sont parfaitement opposés et tout aussi parfaitement inséparables. Nous ne nous situons plus véritablement ici dans une opposition abstraite entre un mouvement informe et un cliché figé. S’il y a ici une tension réelle, c’est précisément parce que la gesticulation n’arrête jamais de se sédimenter, d’engendrer des images fixes qu’elle n’a de cesse d’envahir et de mettre à mal, parce que la fixité creusant la surface de l’image, ouvre l’espace à une agitation qu’elle menace. L’image et le mouvement se créent comme mutuel néant, ils se renversent l’un dans l’autre à travers la plaie béante qui leur reste pour tout corps.

36Ainsi, l’écart absolu, le véritable néant qui préside à cette dialectique négative comme instant zéro du cinématographe, première ouverture originelle de l’œil-caméra, n’est plus, ou n’a jamais été. Il n’est qu’un état théorique, un souvenir idéalisé que le cinéma expressionniste tente inlassablement d’atteindre et par là même crée. L’image expressionniste recherchant le dévoilement de cet écart, de cet interstice originel qui le constitue, le produit par là même. C’est le dévoilement du procédé stroboscopique par le figement de Cesare, c’est la lacération chirurgicale de l’œil du peintre rejouant l’ouverture originelle de l’iris cinématographique, c’est l’écartèlement des corps produit par la puissance ornementale de l’inorganique. Si l’image, si le mouvement désire tant atteindre ce néant, c’est pour pouvoir le résorber ou au contraire s’y engouffrer pour atteindre enfin à la plénitude d’un monde spirituel ou à la négation absolue de toute image. Le cinéma expressionniste allemand désire la plénitude d’un mouvement absolu et l’immobilité éternelle. Il désire la fin de la dialectique négative, désir qui est paradoxalement le moteur même de cette dialectique. L’image expressionniste est la coïncidente recherche de la fin du monde et de sa propre naissance, elle se constitue d’un double écart, d’un double néant, d’un double intervalle. Elle est la recréation perpétuelle et contradictoire de son impossible origine.

Bibliographie

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Notes

1  Deleuze Gilles (1983), Cinéma I. L’image-mouvement, Paris, éd. de Minuit, 1983, p.88.

2  Ibid., p. 87.

3  Ibid., p. 89 (citant Bergson).

4  Ibid., p. 91.

5  Bergson Henri (1953), Matière et mémoire, Paris, PUF, p.33.

6  Deleuze Gilles (1983), Cinéma I. L’image-mouvement, op. cit., p. 91.

7  Ibid., p. 96.

8 Ibid.

9  Ibid.

10  Deleuze Gilles (1983), Cinéma I. L’image-mouvement, op.cit., p. 97.

11  Bergson Henri (1953), Matière et mémoire, op.cit., p. 47.

12  Deleuze Gilles (1983), Cinéma I. L’image-mouvement, op. cit., p. 136.

13  Deleuze Gilles (1983), Cinéma I. L’image-mouvement, op. cit., p. 126. Deleuze fait ici référence aux théories de l’historien de l’art Heinrich Wölfflin concernant la ligne. Deleuze évoque implicitement son principal ouvrage : Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Le problème de l’évolution du style dans l’art moderne.

14  Ibid., p. 129.

15  Deleuze Gilles (1983), Cinéma I. L’image-mouvement, op. cit., p. 145-146.

16  [00 :16 :10/00 : 20 :45]

17  MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, Tel, 1945, p. 140.

18  Merleau-Ponty Maurice (1945), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, p.140.

19  A l’instar de l’affiche de fête foraine qui présentifie Cesare sans épaisseur et cela avant même sa première apparition à l’écran. [00 :13 :30]

20  cf., Merleau-Ponty Maurice (1964), Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, p. 319.

21  Le meurtre du secrétaire n’est même pas filmé, le corps de la victime est à peine suggéré. Le meurtre d’Alan n’est évoqué que par une ombre.

22  Merleau-Ponty Maurice (2003), L’institution La passivité, Notes de cours au Collège de France (1954-1955), Paris, éd. Belin, p.198.

23  Gély Raphaël (2005), Les usages de la perception, Réflexions merleau-pontiennes, Leuven/Paris, Peeters/Vrin, p. 140.

24  Eisner Lotte H. (1965), L’écran démoniaque (édition définitive), Paris, Le terrain vague, p.86.

25  Bakhtine Mikhaïl (1970), L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trad. Robel Andrée, Paris, Gallimard, p. 316.

26  Cette truculence se situe donc bien à l’extrême inverse du somnambule meurtrier dont les victimes elles-mêmes demeuraient finalement abstraites jusque dans leurs blessures.

27  Deleuze Gilles (1983), Cinéma I. L’image-mouvement, op. cit., p. 73.

28  Deleuze Gilles (1983), Cinéma I. L’image-mouvement, op. cit., p. 157.

29  Ibid., p. 77.

30  Ibid., p. 76.

31  A savoir la forme d’un triangle biscornu.

32  cf. Golsenne Thomas (2009) , « L’ornement est il animiste ? », dans Dufrêne Thierry et Taylor Anne-Christine (dir.), Cannibalismes disciplinaires. Quand l’histoire de l’art et l’anthropologie se rencontrent, Paris, INHA/Musée du quai Branly, pp. 255-68.

33  cf. Worringer Wilhelm (1941), L’art gothique, trad. Decourdemanche Daniel, Paris, Gallimardpp. 58-59.

34 Ibid., p. 50.

35  Worringer évoque notamment le cas de fresques animales. cf. Worringer Wilhelm (1941), L’art gothique, op. cit., p. 62.

36  Golsenne Thomas (2009), « L’ornement est il animiste ? », dans Dufrêne Thierry et Taylor Anne-Christine (dir.), Cannibalismes disciplinaires. Quand l’histoire de l’art et l’anthropologie se rencontrent, op. cit., p. 259.

37  Ibid., p. 263.

38  Ibid., p. 259.

Pour citer cet article

Natacha Pfeiffer, «Parcours de l’intervalle.», Phantasia [En ligne], Volume 2 - 2015, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=442.

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Université Saint-Louis - Bruxelles