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- Volume 9 - 2019 : Image, imagination, guérison
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Version PDF originaleLa contagion de la folie a ceci de remarquable que, ne se communiquant pas par le toucher, comme la peste, la rage, la vérole, etc. – ne se communiquant pas par l’air respirable comme le typhus, le choléra, la fièvre jaune, etc., la maladie se communique évidemment par l’imagination, troisième agent morbide, troisième véhicule de contagion, auquel les médecins n’ont pas pensé. Plus on ira, plus on reconnaîtra que les maladies peuvent naître, empirer, guérir par l’imagination. Beaucoup de remèdes, beaucoup de systèmes médicaux sont efficaces par cela seul que le malade y croit. En médecine comme en autre chose, la foi sauve.
Ceci n’est qu’une vue jetée de côté sur une immense question.
Victor Hugo, Choses vues, 16 décembre 1847
1Si l’imagination est souvent associée, dans l’histoire de la philosophie et des arts, à une maîtresse de fausseté et à un vecteur de maladies, ce numéro de Phantasia propose d’explorer l’autre pan de cette action sur le corps et l’esprit en réfléchissant à l’articulation entre image, imagination et guérison. En effet, de The Therapeutic Imagination (2014) de Jeremy Holmes à Lire dans la gueule du loup (2016) d’Hélène Merlin-Kajman, plusieurs ouvrages récents sont revenus sur cette association dans une perspective essentiellement pragmatique : ces auteurs partent du constat de l’efficace sur le corps et l’esprit des fictions et autres représentations dont l’imagination est le siège, soulignant la porosité entre actions esthétique, cognitive et thérapeutique de certains artefacts imaginaires. Si l’on considère les cas concrets convoqués par les deux auteurs, il semble bien que l’imagination puisse être considérée comme un lieu où se nouent et se dénouent certains affects traumatiques, et que ce qui s’y joue peut avoir un effet concret sur le sujet et partant sur le monde.
2Mais comment théoriser l’« immense question », comme la nomme Victor Hugo, de l’action thérapeutique de l’imagination ? Le passage du simple cas illustratif, qui dit ce que l’imagination peut faire, à une théorisation qui évalue ce que ce « peut faire » nous dit sur l’imagination se heurte à un certain nombre de difficultés. D’une part, penser l’imagination du côté de ses effets bénéfiques peut conduire à simplement valoriser une tradition philosophique au détriment d’autres, plus rationalistes, sans pour autant mettre véritablement au jour les mécanismes de l’acte même d’imaginer et en quoi ils peuvent produire une forme plus ou moins précise de « guérison ». D’autre part, comme le suggère la citation de Victor Hugo mise ici en exergue et qui passe insensiblement des premiers aux seconds, effets néfastes et bénéfiques de l’imagination ne se laissent pas facilement séparer et apparaissent souvent comme les deux faces d’un même processus : si rétablir l’imagination dans son versant thérapeutique ne signifie pas dans ce contexte escamoter son envers létal, le risque est de se priver d’isoler un mode d’action unique ou un mécanisme précis de son efficace au profit d’une déclinaison de types d’action variés et répondant à des cas idiosyncrasiques.
3Les articles rassemblés dans ce numéro, tout en choisissant des angles d’études différents, mettent dans leur ensemble en valeur trois perspectives de méthode communes pour répondre à ces écueils. D’abord, leurs auteurs travaillent à partir d’une définition ouverte de la notion de « guérison », qui prend en compte à la fois les effets de l’imagination sur le corps et l’esprit et la dimension métaphorique des pouvoirs plus généraux de l’imagination que revêtent souvent de tels effets dans la conscience commune. Mais, pour pouvoir légitimement associer imagination et guérison, il faut encore savoir de quelle guérison on parle : or, cette question de définition fait partie intégrante du problème, dans la mesure où l’extension accordée au terme conditionne aussi la valorisation dont la notion d’imagination peut faire l’objet dans cette association. Ainsi, entendre guérison au sens de résultat d’une activité essentiellement psychologique qui consiste à surmonter des traumatismes oriente la compréhension de l’imagination du côté plus restreint d’un processus purement subjectif et imaginaire, alors qu’associer imagination et guérison, prise dans un sens médical fort, qui engage par exemple des effets concrets sur le corps, conduirait à une affirmation plus radicale des puissances de l’imagination : il s’agit donc d’étudier, par delà des cas concrets et sans prendre en considération leur effectivité réelle, la manière dont l’étendue des pouvoirs thérapeutiques que l’on prête à l’imagination participe en elle-même à préciser le concept et à en délimiter les contours.
4Sans chercher à restreindre la multiplicité des acceptions possibles du terme guérison, les différents articles de ce numéro évoquent les diverses façons dont se dit cette ambition ou cette affirmation thérapeutique : au-delà de la prise de position qu’elles représentent par rapport à la notion même d’imagination, celles-ci apparaissent aussi comme autant de manières d’en cerner les moyens d’action. Par leur diversité même, elles nous invitent à réfléchir aux processus concrets par lesquels l’imagination agit, notamment à travers la médiation de la représentation : on se souviendra ainsi que la diversité terminologique recouvre parfois des modes d’action opposés. Ainsi la « beauté apaisante » des œuvres d’art chez Schiller ou « l’effet pacifiant, apollinien, de la peinture » chez Lacan mettent-ils l’accent sur la nécessité d’une représentation qui induit le calme par ses qualités d’harmonie et de belle forme ; mais dans les « formules de pathos » d’Aby Warburg, l’esthétique du choc baudelairienne analysée par Walter Benjamin ou le punctum photographique chez Roland Barthes, c’est précisément parce que la représentation avive ou ravive une souffrance que l’œuvre peut prétendre la dépasser.
5À cette première ligne s’ajoute une perspective d’analyse en termes de régimes historiques autour du concept d’imagination : si, on l’a dit, il ne s’agit pas de faire primer de manière univoque telle tradition philosophique sur une autre précisément parce qu’elle valorise l’imagination en lui accordant des pouvoirs thérapeutiques, on peut néanmoins réfléchir à identifier des moments privilégiés pour penser que l’imagination peut aider à guérir. De la Grèce antique à l’avènement moderniste de la psychanalyse en passant par la Renaissance, l’articulation entre imagination et guérison change en fonction des époques et des mentalités où elle se déploie : les articles donnent à comprendre quelques jalons de cette histoire, montrant ainsi le concept d’imagination au prisme de la guérison permet de dégager dans son histoire des traits fondamentaux et que l’évolution de cette association nous dit quelque chose de l’évolution de notre conception d’imagination elle-même.
6Enfin, au sein de cette réflexion, on propose de se pencher spécifiquement sur le statut de l’image. En effet, l’application de la psychanalyse à la littérature, le « tournant éthique » dans les sciences humaines et les approches inspirées de la philosophie du care ont souvent mis en relation récit et thérapie à travers la capacité narrative de mise en forme des existences ; le registre des images est moins présent dans ces réflexions, alors même qu’à la suite de l’effort de théorisation d’Horst Bredekamp, la notion d’« acte d’image » met en relief ses qualités performatives et potentiellement apotropaïques. Or, il semble que le champ de l’image est particulièrement intéressant pour poser la question des pouvoirs thérapeutiques de l’imagination : l’image concrète renvoie à la capacité de l’esprit de penser en images et souligne l’importance du modèle de la représentation, mentale ou réelle, dans la convocation ou la mise à distance de l’expérience. L’accent est donc mis ici sur ces « actes d’image » thérapeutiques, leurs modalités et leur pertinence pour penser l’imagination comme une faculté régulant l’expérience humaine par les productions imaginaires ou par l’absorption de représentations issues d’une autre imagination.
7Nous proposons ainsi dans ce numéro de mettre en avant, dans une perspective interdisciplinaire et transhistorique, le questionnement suivant : que nous disent l’ambition, la représentation ou l’affirmation d’une action thérapeutique de l’imagination sur ce concept même, sur les manières de le comprendre, de le définir ou de le montrer en action ?
8Le numéro s’ouvre par une réflexion sur la nature même de la guérison opérée par l’image et représentée dans celle-ci. Dans son article « Guérir de la communication par l’image du regret », Éric Méchoulan se place dans le sillage des travaux de Fernand Dumont sur la communication culturelle pour renverser la perspective traditionnelle sur la thérapeutique des images : plutôt que de supposer que notre capacité à produire des images nous est utile pour communiquer ou guérir les maladies de l’âme et du corps, l’auteur examine la possibilité que l’image puisse nous guérir de la communication elle-même. Se plaçant dans le sillage des travaux de Fernand Dumont sur la communication culturelle, l’auteur envisage l’effet des images comme une manière de perpétuer, plutôt que de réduire, la déchirure entre la praxis quotidienne et le monde du sens. Ainsi, c’est seulement parce qu’elle reste blessure ou déchirure que l’image peut se faire thérapeutique, au sens où elle engage à changer de regard sur le monde, à s’extraire de son ancrage quotidien, à diffracter le présent pour y faire sentir le feuilletage des temps sédimentés. Cette idée est explorée à travers une image récurrente depuis l’antiquité, l’association de Kairos et de Metanoia, l’Opportunité et le Regret, et ses représentations picturales.
9Cette réflexion se prolonge par l’article de Serge Zenkine, qui à partir de l’exemple de Barthes évoque la question décisive de l’ambivalence de l’action des images. L’image est éminemment ambivalente pour Barthes : elle peut être visuelle ou mentale, elle peut servir de signifiant ou de signifié, elle reste isolée et individuelle ou bien est socialement produite comme un élément de « l’imaginaire ». Pour se protéger et protéger les « bonnes » images de l’influence aliénante d’une culture dominante, des opérations spéciales s’avèrent nécessaires à leur égard : inscription d’un texte ou d’un pseudo-texte, superposition d’une image à l’autre, occultation et sacralisation de quelques images particulièrement importantes. Cette réflexion invite à reconsidérer les rapports entre image, imagination et guérison en déplaçant le lieu d’où l’image peut agir : la distinction entre bonnes et mauvaises images ne tient en effet plus chez Barthes à la nature et aux qualités de l’image elle-même, mais à l’action du sujet qui regarde. L’image barthésienne nous invite donc à saisir une action de l’imagination au-delà de l’image, pour transformer ce que l’œil reçoit.
10L’article de Victoire Feuillebois revient sur la tradition européenne qui fonde une thérapeutique de l’image comique. L’idée que le rire guérit est en effet un lieu commun des représentations populaires, mais elle trouve aussi sa source dans un ancien mythe grec, l’histoire de Baubô : ce mythe raconte que, là où personne ne réussissait à soulager Demeter anéantie par la perte de sa fille, la vieille servante aurait tout simplement soulevé ses jupes et exhibé sa vulve, suscitant l’hilarité de la déesse. Ce mythe a été décliné sous de nombreuses formes dans les contes et les légendes populaires et c’est par ce biais qu’il a marqué l’œuvre de l’écrivain romantique E.T.A. Hoffmann : plus que dans les fictions intermédiaires, c’est dans l’œuvre de cet auteur que reparaît avec force l’élément structurant de l’histoire de Baubô, à savoir que la force thérapeutique du comique est liée à sa capacité de s’incarner dans des images. La Princesse Brambilla (1820) propose en particulier une articulation de l’image, l’imagination et de la thérapie par le rire qui fait appel à cette longue tradition et la revivifie, tout en fondant les conditions de possibilités de sa transmission à un lecteur moderne, conscient que la guérison physique est une métaphore réflexive de l’apaisement des désordres intérieurs.
11Dans son article, Radu Suciu nous propose de mettre en perspective les représentations médicales des livres d’estampe renaissants et le concept d’imagination qui se développe à l’époque à travers un matériau rare : les Emblemata sæcularia, une collection de gravures faisant partie du genre des emblèmes moraux, publié en 1596 par la famille de Bry, connue pour ses livres de voyages maritimes. L’emblème 44 représente un laboratoire où deux patients subissent des traitements extravagants : un robinet a été introduit dans le ventre du premier, tandis que l’autre est coiffé d’un instrument alchimique qui l’aide à éliminer ses idées folles. À travers cette scène le graveur se moque de croyances ou de coutumes médicales et alchimiques propres au traitement de la folie et plus spécifiquement de la mélancolie. Cet article discute et met en lumière quelques-uns des choix iconographiques de la gravure, en plaçant ceux-ci dans le contexte plus large de la médecine, la science ou la culture populaire à la Renaissance, montrant que la mise en image satirique de la guérison au sein de l’image permet de saisir les linéaments d’une conception de l’imagination en pleine mutation à la même époque.
12L’article de Tatiana Babinchuk profite de sa réflexion sur l’association entre imagination et guérison pour remettre en lumière une figure fondamentale de la vie dramatique franco-russe. Nikolaï Evreinov (1879-1953), homme de théâtre russe, émigré en France en 1925, expérimente une discipline scientifique à part entière consacrée au théâtre, qui apparaît dans ses textes sous l’appellation de « théâtrothérapie » et qui questionne la place du drame et son articulation à l’existence concrète à partir de sciences telles que la biologie, l’ethnographie, la psychologie, la psychanalyse, les neurosciences. Pour lui, le théâtre étant une sorte de pré-art (art de transformation et non de formation comme les autres arts), tout homme est doté d’un instinct de théâtralité, dont il peut profiter pour l’aider à guérir en cas de maladie, qu’il s’agisse d’un malaise d’ordre psychologique ou de tout autre problème de santé. Il publie à ce sujet en 1920 un article, « Théâtrothérapie », mais il y consacre aussi de nombreux autres textes et fait même des expériences pour démontrer le bien-fondé de sa conviction. Les théories d’Evreinov permettent également de réfléchir au type d’action que l’on demande à l’imagination : en effet, les chercheurs d’aujourd’hui préfèrent parler de soin plutôt que de thérapie, terme trop nettement associé à la médecine. L’ethnoscénologue Jean-Marie Pradier conseille, par exemple, de parler du théâtre comme d’un phénomène capable de « faire du bien » à un homme malade. Pour mettre en valeur la portée et l’héritage du concept forgé par Evreinov, il s’agit donc d’évaluer comment sa « théâtrothérapie » entre dans la catégorie contemporaine et polysémique du « soin » et la façon dont ce penseur et praticien du théâtre peut être considéré comme un précurseur de certaines pratiques théâtrales et médicales contemporaines.
13Cette réflexion se conclue par un article de Stéphane Zygart qui évalue la dimension remédiatrice de l’imagination dans le domaine spécifique du handicap. L’auteur soutient que, face à l’incurabilité des handicaps, l’imagination comme puissance de fiction et d’invention pourrait être un moteur essentiel des guérisons. Mais il cherche avant tout à en mettre en avant le mécanisme spécifique : si elle est en effet un vecteur de guérison, ce n’est ni en permettant aux invalides de fuir dans des mondes chimériques, ni en étant à l’origine de modes de vie étranges. Fragilisée au début des handicaps acquis où elle est un problème avant que d’être une solution, l’imagination thérapeutique vaut plutôt comme puissance d’altération du quotidien au quotidien. Si les handicapés doivent façonner des manières de vivre à la mesure de leurs singularités qui les fait être considérés comme anormaux, ils le font en modifiant conjointement ce qu’ils sont et leur monde, grâce à la perception des marges, de l’indéterminé et de l’indéterminable. C’est dans ces images que leur imagination, dans sa dimension remédiatrice, prend sa source et travaille. L’imagination pragmatique de l’altération de soi et du monde permet ainsi de constituer une normativité autre, au-delà des corps.
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