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- Volume 9 - 2019 : Image, imagination, guérison
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Bouffons, grillons et chauves-souris
Représenter les caprices de l’imagination à la Renaissance
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Version PDF originaleRésumé
En 1596 la famille de Bry, connue pour ses livres de voyages maritimes, publie les Emblemata sæcularia, une collection de gravures faisant partie du genre des emblèmes moraux. L’emblème 44 représente un laboratoire où deux patients subissent des traitements extravagants : un robinet a été introduit dans le ventre du premier, tandis que l’autre est coiffé d’un instrument alchimique qui l’aide à éliminer ses idées folles. À travers cette scène le graveur se moque de croyances ou de coutumes médicales et alchimiques propres au traitement de la folie et plus spécifiquement de la mélancolie. Cet article discute et met en lumière quelques-uns des choix iconographiques de la gravure, en plaçant ceux-ci dans le contexte plus large de la médecine, la science ou la culture populaire à la Renaissance.
Abstract
In 1596 the de Bry family of engravers, best known for editing Renaissance accounts of travel at sea, published the Emblemata sæcularia, a collection of engravings shaped as moral emblems. No. 44 is set inside a laboratory, where two patients undergo gruesomely extravagant treatments: one has a purging faucet inserted into his belly, while the other’s head has been placed into an alchemical device that allows his mad thoughts to be distilled and then eradicated. In creating this scene, the engraver is lampooning the medical or alchemical beliefs and practices that at the time were intended to cure madness, melancholy in particular. This paper discusses and explains the iconographic choices of the engraving, putting them in the broader perspective of Renaissance medicine, science and popular culture.
Table des matières
« Arte mea cerebrum nisi sit sapientia totum », Emblemata sæcularia, n° 44, Francfort, 1596. Numérisation Rijksmuseum, Amsterdam, cote RP-P-BI-5230, http://hdl.handle.net/10934/RM0001.COLLECT.360227
1En 1596 sort de l’officine de la famille de Bry, illustres graveurs et typographes humanistes, une collection d’emblèmes moraux : les Emblemata sæcularia1. Le livre connaîtra, comme c’est souvent le cas pour ce genre d’ouvrage destiné à une diffusion et une consommation larges, plusieurs rééditions au début du XVIIe siècle. Il propose une anatomie des mœurs du temps, où le discours moral se déploie à travers des images gravées, toutes allégoriques et hautement symboliques à tel point que plusieurs d’entre elles sont opaques à nos yeux de modernes ayant perdu l’habilité de les déchiffrer. Et pourtant, chacune des images est faite de la superposition de plusieurs couches discursives que le lecteur averti d’alors pouvait allègrement déplier.
2L’une de ces gravures, le n° 44 dans l’édition de 1596 portant le motto « Arte mea cerebrum nisi sit sapientia totum »2, est surprenante par la densité de références implicites qu’elle contient et par son pouvoir allégorique de se constituer en un véritable acte d’image3. Sous le voile du discours moral (qui n’est qu’un premier niveau de lecture), elle assemble un nombre étourdissant de renvois ésotériques, artistiques, scientifiques, littéraires ou alchimiques tous en lien avec les croyances de l’époque autour du pouvoir de l’imagination, de la folie et des traitements de celles-ci.
3Le graveur (d’après un dessin ou un modèle qui nous est malheureusement resté à ce jour inconnu4), nous ouvre la porte d’un étrange laboratoire médico-alchimique. À gauche, un malade est purgé grâce à un robinet on ne peut plus rabelaisien planté dans son ventre ; au milieu, un médecin, à l’allure plus distinguée et affectée, observe l’intérieur d’un flacon similaire à ceux que la médecine ancienne réservait à l’uroscopie ; à droite, un deuxième patient, coiffé d’une cornue de distillation est plongé dans un tonneau rempli d’eau chaude. Tous les deux évacuent, par deux procédés bien différents, ce qui semble être l’origine ou la conséquence de leurs maux : des bouffons et des animaux, toutes sortes d'objets surprenants.
4Au moment où cette gravure était publiée, l’Europe humaniste vivait l’âge d’or de l’imagination, puissance redoutable et redoutée, crainte par les théologiens, chassée par les démonologues, soignée par les médecins5. Cette estampe est une merveilleuse porte d’entrée vers ce monde mystérieux, extravagant et surprenant de l'imaginaire médical et alchimique de la Renaissance. Dans les pages qui suivent nous en proposerons une analyse rapprochée, visant à décrypter quelques-uns de ses mystères.
1. Trois en un : livre d’emblèmes, livre d’amis, livre d’héraldique
5Le genre emblématique est en pleine expansion depuis le milieu du XVIe siècle et la publication des emblèmes d’André Alciat6, pour le plus grand bonheur des imprimeurs qui trouvent là une manière nouvelle d’assurer des entrées d’argent. Ce sont des œuvres hétéroclites où les images gravées côtoient de brefs textes à caractère épigrammatique. Les livres d’emblèmes suivent généralement la même structure : chaque image (pictura) est complétée par une inscriptio (sorte de titre qui suscite un effet d’attente et prédétermine la compréhension de l’image) et une subscriptio ou epigramma (une légende explicative qui contient des clés de lecture, parfois plurilingues et dont le rôle est d’expliquer, de prolonger, parfois même de détourner le sens de l’image). Ils déclinent ainsi d’innombrables histoires enchâssées, des sujets mythologiques, des scènes allégoriques ou des adages moraux. Puisque ces ouvrages touchent un public grandissant, les imprimeurs ne tardent à miser sur le pouvoir commercial de ces images parlantes. Les de Bry s’en saisissent et en font l’une de leurs marques de fabrique7.
6À ceci s’ajoute une autre particularité de l’édition des Emblemata sæcularia de 1596. Elle s’inscrit dans un autre genre, celui des alba amicorum ou Stammenbuch, dont elle suit de près les impératifs de fabrication : les emblèmes alternent avec des pages blanches, auxquelles s’ajoutent des gravures de blasons héraldiques aux écussons vides. C’est parce que ces alba amicorum étaient eux-mêmes joints, surtout dans le paysage culturel germanique et de l’Europe du Nord, à des « Wappenbücher », livres d’héraldique contenant des blasons souvent manuscrits et coloriés. Virgil Solis en 1555, puis Jost Amman8 en 1589 ont contribué à rendre populaires des versions imprimées de ce type d’ouvrages. Plusieurs éditeurs proposent leurs propres variations : une multitude d’emblèmes sont imprimés, de nouveaux blasons aux écussons vides sont gravés. En consultant de tels ouvrages, les lecteurs étaient invités à y inscrire leur propre blason ou celui d’un ami ou mécène, à y ajouter parfois des messages, des adages ou des croquis, parfois même des copies d’après des toiles ou d’autres gravures9. Le volume des Emblemata saecularia est tout cela à la fois : (i) un livre d’héraldique, (ii) décliné sous la forme d’un album amicorum et (iii) présenté dès le titre, de façon programmatique, comme un recueil d’emblèmes. La gravure que nous avons sous les yeux orne donc les pages d’un objet hybride – un « scrapbook interactif », aurait-on envie de dire de nos jours – voué à une lecture active, censé être constamment transformé par des interventions successives de ses lecteurs. Ce genre d’interactivité des documents imprimés n’a rien de surprenant à l’époque humaniste. À la fin du XVIe siècle graveurs et imprimeurs avaient pleinement compris ce potentiel et ils mettaient en avant toutes sortes d’innovations techniques : en plus de ces livres d’or qui attendent d’être remplis et coloriés, on trouve des instruments astronomiques entièrement fabriqués en papier, à découper et monter soi-même, des planches anatomiques où des rabats se soulèvent pour dévoiler au lecteur les mystères de l’anatomie, ou, ailleurs, pour mettre au jour des cocasseries plus ou moins licencieuses10.
7La famille de Bry aurait, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, inondé le marché éditorial germanique (notamment à travers la foire de Francfort) par ce type de livres-objets11, dont les usages et le lectorat étaient interchangeables et dont le rôle principal (ainsi que l'argument commercial majeur) était d'interpeller le public, susciter le rire ou, du moins, le sourire moralisateur. Pour y parvenir, le graveur se sert de l’immense liberté d’expression que lui laisse le genre emblématique. Il opère un mélange protéiforme, mais précis, de croyances populaires, de convictions scientifiques et d’espoirs alchimiques12. À aucun moment il ne s’y prend en amateur.
2. Un robinet médicinal
8Tout d’abord, c’est la médecine d’École, galénique et hippocratique, qui est prise pour objet de dérision. La plupart des affections de l’esprit étaient dues à l’accumulation dans le corps d’une trop grande quantité d’humeur noire. Les médecins distinguaient plusieurs formes de pathologies liées à la surabondance de bile noire dans le corps. L’une des plus difficiles à identifier et à guérir était la mélancolie « hypocondriaque », qui menaçait de se propager à travers tout le corps et d’infecter le cerveau, assombrissant sa substance et ses facultés, l’imagination surtout13. L’un des moyens les plus sûrs, mais dangereux, de parer à l’installation de la maladie, était donc de purger la région abdominale. Tous les médecins de l’époque conseillaient, tôt ou tard, d’administrer des purgatifs, avec des effets bénéfiques pour tout l’organisme : « Car à grande peine, les hypocondres peuvent être délivrez et purgez de la rebondance de l’humeur mélancolique […] que tout le corps n’en soit par consequent de même delivré »14.
9C’est précisément ce qu’est en train de subir le malade de notre estampe, certes sous une forme on ne peut plus définitive. Suite à la purgation des humeurs corrompues, selon le discours médical dominant, le malade se voyait aussi déchargé du surplus d’idées noires, prenant la forme ici de bouffons et d’animaux rejetés vivants hors du corps. Le robinet installé dans le ventre du malade est donc l’exagération grossière, mais visuellement efficace, d’une pratique thérapeutique15 qui continuera d’être le traitement le plus courant et tout à fait habituel de la mélancolie (et généralement de toutes les maladies de l’âme, la manie, le délire, la maladie d'amour, l'acédie, etc.) jusqu’à l’aube des temps modernes. Enfin, il n’est pas anodin que l’épigramme en allemand qualifie le patient de paysan (Bauer), puisque les purgations violentes, sans doute les moins coûteuses, étaient déconseillées par l’orthodoxie médicale16. Les médecins des riches prescrivaient, avant de recourir aux purgatifs, d’innombrables autres remèdes, afin de réjouir ou de réconforter l’esprit trouble des patients. L’épigramme en allemand reproche au malade d’avoir permis au mal de s’installer, rendant inévitable cette forme radicale de traitement : Ach Bauer werstu ehr zu mir kommen /Ehe der schad uberhandt hett genommen [Hélas, paysan, si seulement tu étais venu chez moi plus tôt, avant que les dommages n’aient pris des proportions démesurées]. La violence de cette curation est une raillerie autant de la médecine, brusque et violente, que du malade, négligent et imprudent.
3. Une cuisson alchimique de l’imagination
10Pendant ce temps, l’autre malade a droit à un traitement plus complexe, considérablement moins invasif. Le bain d’eau chaude17 avait depuis toujours été ordonné aux patients atteints de mélancolie. L’humeur noire étant caractérisée par une extrême froideur et sécheresse, il faut réchauffer et humecter l'organisme, afin que celui-ci puisse évacuer la source du mal : « Galien a fort souvent guéri une mélancolie commençante par le seul bain d’eau douce »18.
11Jusqu’ici tout va bien. Les mélancoliques se baignent souvent, leur corps et esprit étant asséchés par la maladie. Mais la cornue enfilée sur la tête, c’est décidément une touche de modernité apportée au plan de traitement de ce pauvre malade ! Il faut imaginer cette scène comme la réalisation saugrenue de ce qu’était alors un débat scientifique très actuel. Les médecins empiriques, spagiriques, alchimiques et paracelsistes causaient de sérieux troubles à l’orthodoxie médicale, par les libertés extrêmes qu’ils prenaient dans leurs consultations et leurs conseils thérapeutiques19. La gravure en rend compte avec humour.
12Les humeurs superflues sont distillées, littéralement, et les « folles imaginations »20 produites par le cerveau malade sont extirpées. Ici encore, le fond théorique n’est pas loin derrière la transposition farcesque. Une telle expérience médicale, aussi décalée qu’elle puisse nous paraître, est conforme à l’état des connaissances anatomiques de la Renaissance. Les os du cerveau, tous les anatomistes l’enseignaient, n’étant pas parfaitement soudés, servaient à
l’exhalation et transpiration libre des vapeurs fuligineuses. Car le cerveau aurait besoin de cette évacuation […], car sa substance est moelleuse, et sa température froide et humide […]. [Il est assis] au plus haut de tout le corps, comme un couvercle sur un vaisseau qui bout […]21.
13Ainsi, par similitude avec la distillation (al)chimique des liquides, pourquoi ne pas envisager un tel dispositif pour évacuer plus facilement les humeurs qui s’accumulent dangereusement dans le cerveau et provoquent le délire ? De plus, c’était un lieu commun de comparer le corps humain à un alambic, l’estomac étant l’alambic naturel par excellence22. Le graveur se moque, certes, mais il n’est pas fou.
14Écoutons Lazare Rivière qui, s’il ne trempe pas son malade dans un bain et fait l’économie de l’alambic, ordonne tout de même de lui raser la tête et d’y appliquer des « fomentations » :
Pendant neuf jours continuels, prenez de cette decoction deux livres, dont vous fomenterez la tête rasée pendant une heure entière avec des linges en double […]. Le malade sera dans son lit, et s’il se peut faire, qu’il s’y repose […]. Par ce moyen les fuliginositez adherentes au crâne & au cerveau sont merveilleusement dissipées, ce qu’à grand peine les autres remèdes pourront faire. Enfin Gourdon approuve fort le cautère appliqué à la suture coronale, et en confirme l’utilité par l’histoire d’un certain maniaque, lequel ayant été blessé à la tête avec fracture du crâne, il se porta bien pendant tout le temps que la playe supura, & la plaie étant cicatrisée, il fut saisi derechef de manie.23
15Les fomentations n’étaient rien d’autre que des compresses chaudes appliquées sur la tête pour faciliter l’humectation et l’expulsion d’humeurs pathogènes. Le cas du maniaque qui maîtrise sa folie tant que le trou dans son crâne ne s’est pas refermé est la version sérieuse, exposée dans le jargon médical, de ce que le graveur prend en dérision : un orifice dans le crâne est certes ennuyant, mais tant qu’il s’y trouve, la folie s’y échappe librement et le malade se porte mieux24. Derrière toutes ces fomentations, sérieuses ou farcesques, se cache une seule et même angoisse : celle de ne pas savoir comment brider une imagination extravagante et hors de tout contrôle.
4. Bouffons, grillons et chauves-souris
Alors que les deux malades subissent les traitements dont nous venons d’esquisser les fondements médico-théoriques (une « purgation violente » par le bas et une « cuisson alchimique » par le haut), le personnage central, « Doctor Filtzhut »25, est absorbé par une découverte des plus curieuses : un mini-bouffon vivant est plongé dans le flacon d’urines. Quel peut bien être son rôle ? Que vient-il faire dans cette image chargée de bien d'autres enfantements loufoques ? C'est en partant de ce « fou de laboratoire » que nous tenterons à présent de regarder de plus près la symbolique de toutes ces entités étranges qui se matérialisent devant nos yeux (l’âne et les bouffons à gauche et, à droite, les souris, les mouches et les grillons, les oiseaux, la chauve-souris, etc.).
16Les lunettes du médecin en sont un bon point de départ et servent de clé de lecture. Si, au Moyen Age, elles symbolisaient l’érudition du savant, en cette fin du XVIe siècle elles ajoutent à cette signification qui évidemment persiste une dimension plus caustique, en se faisant emblème de dérision et de déraison : l’étude excessive, on le sait, était souvent à l’origine des troubles de l’imagination et une cause principale de folie mélancolique26. La justification physiologique était très simple. La contemplation studieuse est dangereuse parce qu’elle « assèche le cerveau et chasse [sa] chaleur naturelle »27 Les lunettes sont l’indice visuel parfait du fait que le médecin lui-même souffre du mal qu’il tente (en vain) de guérir.
De la même manière, l'autre accessoire du médecin, le flacon destiné à recueillir des urines, peut paraître grotesque. Il n'en est rien. C'est son contenu qui est problématique. Le flacon d'urines était tout au long du Moyen Âge et du début de la Renaissance le signe distinctif des médecins et de leur autorité28. Sauf qu’ici, comble de malice, le graveur a choisi d’y introduire l’effigie de ce minuscule bouffon accroupi, au regard détourné. Il se trouve stratégiquement au croisement des lignes de fuite de la gravure, sorte de point névralgique de la composition. Il marque la rencontre improbable entre l’uroscopie, branche respectable de la médecine, bien qu’elle fût en déclin à partir du XVIe siècle29, et l’alchimie, porteuse de l’un des plus grands espoirs démiurgiques de toutes les sciences : la création, in vitro, d’un être vivant, un homunculus. Là encore, l’auteur de l’estampe connaît bien sa matière, car l’homunculus est décrit sérieusement par les alchimistes de la Renaissance. Paracelse se prend très au sérieux quand il dévoile, en détail, la façon de mettre au monde un tel être. Son optimisme n’a d’égal que l’euphorie des transhumanistes de notre temps :
Voici comment il faut procéder pour y parvenir : renfermez pendant quarante jours, dans un alambic, de la liqueur spermatique d'homme ; qu'elle s'y putréfie comme un ventre de cheval en décomposition et jusqu'à ce qu'elle commence à vivre et à se mouvoir, ce qu'il est facile de reconnaître. Après ce temps, il apparaîtra une forme semblable à celle d'un homme, mais transparente et presque sans substance. Si après cela, on nourrit tous les jours ce jeune produit, prudemment et soigneusement avec du sang humain, et qu'on le conserve pendant quarante semaines à une chaleur constamment égale à celle du ventre d'un cheval, ce produit devient un vrai et vivant enfant, avec tous ses membres, comme celui qui est né de la femme, et seulement beaucoup plus petit. C'est là ce que nous appelons l'homunculus. Il faut l'élever avec beaucoup de diligence et de soins jusqu'à ce qu'il grandisse et commence à manifester de l'intelligence30.
17Créature au statut ambigu dans la science humaniste traversée par toutes sortes d’apparitions merveilleuses et préternaturelles31, l'homunculus prend dans la gravure de de Bry l'allure d'un bouffon au même titre que les autres rejets saugrenus de la purgation des hypocondres et du bain alchimique.
18Voilà comment médecin et malades se rencontrent dans leur folie, tous en proie à une imagination déficiente. La folie imaginative des uns (le médecin et son assistant) tâche de guérir la fantaisie déréglée des autres. L'homunculus, les humeurs purgées et le nuage d’exhalaisons, quel mélange confus d’objets et de créatures ! Mais pour le lecteur averti de l’époque tout ceci devait servir d’activateur de la morale et de redresseur de conscience.
19Quelques-unes de ces effigies (les jeux, l’épée, les instruments de musique, le livre ouvert, la coupe) sont tout simplement les expressions faciles et commodes de la vanité humaine, des indices iconographiques moralisateurs, dont plusieurs se retrouvent dans d’autres livres d’emblèmes, par exemple dans le Theatrum vitæ humanæ de Jean-Jacques Boissard, également publié par de Bry en 1596. Mais ce n’est pas tout, car certains des rejetons de l’imagination souffrante entrent parfaitement en résonance avec les théories médicales et alchimiques que nous venons de déceler derrière la façade comique de la gravure. Regardons quelques-uns d’entre eux de plus près.
Du ventre purgé s’échappent des fous miniaturisés (nommés Jungen – garçons – dans l’épigramme en allemand32) et un âne (ou un mulet ?). Or, « l’âne est pris es fables pour un homme ignorant et lequel n’a aucune adresse, servant de suject pour rire, auquel ressemble celuy (comme dit Plotinus) lequel sans aucun sens et jugement veit comme une beste33 ». Le fait même d’expulser des êtres vivants de son ventre est une référence implicite aux cas de mélancoliques en proie à de « vaines imaginations » pensant avoir des serpents, des grenouilles, ou toutes sortes d’êtres vivants dans leur ventre34. La seule stratégie curative efficace, reprise par tous les médecins depuis l’époque hellénistique, était celle de la ruse, opérée par l’intermédiaire d’une secousse émotionnelle de l’imagination : après avoir administré un vomitif ou un purgatif à son patient, le médecin montre un animal qui serait sorti du ventre35. En purgeant celui-ci, le médecin libère également l’imagination qui se vide de ses propres démons.
20Passons aux rejets de l’autre malade. Le processus de sublimation alchimique doit aboutir à une séparation entre le subtil et l’épais. Mais ici ce sont des souris qui remplacent « l’épais » du corpus hermétique et qui sont par ce moyen improbable extirpés de sa tête. À la place de la pierre philosophale, nous voici, ni plus ni moins, devant la matérialisation grotesque d’un dicton populaire (« er hat Mäuse im Kopfe [il a des souris dans la tête] »). Les insectes (Mücken – moustiques), les grillons, les oiseaux (tauben – pigeons) du nuage rejoignent les souris, dans la même logique, étant elles-aussi, pour le graveur, un moyen facile de mettre en image des expressions alors à la mode pour signifier la stupidité36.
21Enfin, l’animal qui semble couronner le nuage de folies est, il fallait s’y attendre, une chauve-souris. Animal nocturne, hybride, duplice, il est le symbole par excellence des troubles de l’âme et de la mélancolie, engendrés par l’excès d’études, de la philosophie ou de la contemplation. De Bry s’inspire ici d’un emblème d’André Alciat (n° 61)37 et, peut-être, de la gravure célèbre de Dürer, Melencolia I.
***
22Le rire, surtout à la Renaissance, est polyphonique : nous avons tâché de montrer que derrière la dimension comique et moralisatrice de cette estampe s’accumulent de nombreuses références implicites.
23Au premier abord, l’image est simplement une moquerie envers les guérisseurs charlatans qui emploient les méthodes curatives les plus farfelues. Mais en regardant de plus près, elle apparaît comme une transposition symbolique des excès de toute la science médicale, à la fois la médecine humorale, canonique, mais aussi la médecine nouvelle, alchimique et paracelsiste. Ce qui ne veut nullement dire que cette dérision implique un refus en bloc de toute stratégie thérapeutique, ou une dénonciation sans nuances de la médecine : les lecteurs contemporains de la gravure savaient fort bien qu’il n’existait pas de solution alternative pour guérir les maladies. En mettant en garde contre l’excès zélé de certains praticiens, et en insistant sur les symptômes alarmants de certains malades, la gravure est censée produire chez le lecteur sain un effet prophylactique : savoir lire cette image, interpréter ses codes emblématiques, permet de se protéger, de se prémunir contre la folie tout en faisant preuve d’esprit critique envers une médecine dont l’excès de brutalité ou d’arrogance ne garantit pas l’efficacité, tout au contraire…
24Mais on pourrait y voir aussi les premiers indices d’un nouveau scepticisme envers la toute-puissance de l’imagination et annonçant une vision davantage critique de cette faculté du cerveau, « maîtresse d’erreur et de fausseté38 ». Les bouffons et les souris extirpés par les malades constituent, peut-être, une moquerie envers ceux qui tenaient l’imagination pour responsable de toutes sortes d’enfantements monstrueux ou prodigieux. Le juriste et démonologue Pierre de Lancre n’avait-il pas refusé de reconnaître à l’imagination tout pouvoir miraculeux ? Selon lui, il est impossible que
l’espece ou chaud que je m’imagine, eschauffe un homme nu & qui meurt de froid estant esloigné de moy. Et si la force de l’imagination avoit ce pouvoir, il y a ja longtemps que les Alchimistes auroient acquis des montagnes d’or. De là s’ensuit que l’oyseleur ne peut par la seule veue, ny par la seule force de son imagination, attirer les oyseaux du ciel […], comme a dit le sieur de Montaigne : non plus qu’on ne peut fasciner ou ensorceler personne, ny guerir par la force de l’imagination […] 39.
25Enfin, derrière la raillerie envers la science que suscite ce déploiement iconographique et narratif, se devine tout simplement une stratégie commerciale de la famille de Bry : le graveur s’en prend à tout le monde, il fait rire les Anciens et les Modernes, leur donnant aux uns et aux autres des raisons d’acheter son livre.
26Preuve de son originalité, sans doute, mais aussi du succès rencontré par le volume dont elle faisait partie (elle est rééditée de nombreuses fois par les de Bry), cette gravure est le point de départ d’une véritable tradition iconographique, et se trouve à l’origine d’un motif qui ne cessera de revenir jusqu’au début du XVIIIe siècle. À chaque nouvelle reprise le modèle est adapté aux nouveaux goûts du temps. Plusieurs graveurs, Mathias Greuter, Jacques Lagniet en France, Martin Droeshout en Angleterre, ou d’autres graveurs allemands du XVIIe siècle40, reprennent tous le nuage des fantaisies, mais modifient la position des personnages, renoncent au robinet planté dans le ventre et remplacent le bain par un four. Toutes ces variations confirment la force visuelle de l’image et son efficacité narrative, lui donnant une place importante dans la longue histoire de la souffrance et des troubles de l’âme.
Notes
1 Emblemata sæcularia, mira et iucunda varietate saeculi huius mores ita exprimentia, ut Sodalitatum Symbolis Insigniisque conscribendis & depingendis peraccommoda sint. Versibus latinis, rithmisque Germanicis, Gallicis, Belgicis : speciali item Declamatione de Amore exornata. Weltliche lustige neuwe Kunststück der jetzigen Welt lauff fürbildende, mit artlichen Lateinischen, Teutschen, Frantzösischen und Niderländischen Carminibus und Reimen geziert fast dienstlich zu einen zierlichen Stamm und Wapenbüchlein. Artificiose & eleganter omnia in aere sculpta […], Francfort, Johann Theodor et Johann Israel de Bry, 1596. L’exemplaire de la Bayerische StaatsBibliothek, VD16 B 8815, est disponible sur http://daten.digitale-sammlungen.de/bsb00024751/image_5 (consulté le 30.12.2018). L’édition enrichie de 1627 a été numérisée par la Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel, disponible sur http://diglib.hab.de/drucke/xb-6550/start.htm (consulté le 30.12.2018).
2 « Que par mon art le cerveau entier ne soit que sagesse ». Dans un cahier à part (appelé « Illustratio emblematum / Emblematum interpretationes »), placé au début du volume, l’on retrouve l’inscriptio de la gravure et, dans le cas de cet emblème, la continuation de la subscriptio, sous la forme de plusieurs phrases en latin et en allemand. Cet ouvrage a la particularité de contenir des textes explicatifs en plusieurs langues, l’un des premiers recueils d’emblèmes à miser ainsi sur le plurilinguisme. En voici la transcription : « Stultorum medicus [Le médecin des fous] // Quod non Hippocrates, nec nouerat ante Galenus. Arte mea cerebri fatuos incido meatus. [Ce que ni Hippocrate ni Galien ne savaient autrefois / Par mon art j'ôte les endroits fous du cerveau] // Der Narrenschneider. Wem die Grillen im Haupt thun trang / Der kom herbey, bsinn sich nicht lang / Künstlich man sie hie distillirt / Durchkreutert und evaporirt / Die Müken, Tauben thun versteuben / Die grosse Meuß im Sieb nur bleiben. // Ein Anders / Ich Doctor Filtzhut sich im Harn / Viel wunder Ding, ein seltzam Narrn / Zeigt an wer stoltz geht auffgeblosen / Mag schwerlich von dem Narrn genesen / Wem das Haupt aber sehr thut gschwillen / Dem kompt die Kranckheit her von Grillen. // Ein Anders / Ach Bauer werstu ehr zu mir kommen / Ehe der schad uberhandt hett genommen / Du hast ein rohen Narrn verschlickt / Derselb jetzt ubers Hertz dich trückt / Viel jungen in dir generirt / Die durch Purgatz werdn aussgeführt (p. 33-34 de l’éd. de 1596). Je remercie Matthieu Bernhardt et Thomas Behr de leur aide précieuse pour la transcription et la compréhension de ces passages en latin et en allemand, respectivement.
3 Bredekamp H., Théorie de l’acte d’image, Fr. Joly, Yves Sintomer (trad.), Paris, Éditions La Découverte, 2015 (2010), p. 44-45.
4 Plusieurs emblèmes du volume seraient inspirés de dessins ou d’estampes de Brueghel, Goltzius, Martin de Vos, ou Karel Van Mander. Le titre allemand donné à l’emblème, « Narrenschneider », signifie « le tailleur des fous » ou « celui qui coupe les fous », donc en lien direct avec le motif de la lithotomie, ou extraction de la pierre de la folie, souvent revisité à la Renaissance par les maîtres flamands, mais aussi par des auteurs comme l’humaniste et poète Hans Sachs. Le modèle direct de notre gravure est donc peut-être tout simplement textuel et littéraire : Hans Sachs avait publié en 1557 une pièce carnavalesque, Das Narrenschneiden, qui s’inscrivait dans le genre plaisant des Fastnachtsspiele. Elle mettait en scène justement un médecin qui ouvrait le ventre d’un souffrant pour en extraire sa folie. Ajoutons aussi que, toujours dans la même logique, les Emblemata sæcularia des de Bry se poursuivent, au n° 45, par une seconde gravure à caractère médico-satirique qui illustre une scène de trépanation, portant l’inscriptio, en français « Le maistre des resveries ». Enfin, un autre modèle pourrait être le Ständebuch ou Livre des métiers de Jost Amman et de Hans Sachs (1568) : notre gravure illustrerait, mais de manière comique, un métier comme ceux que Jost Amman y avait représentés.
5 La bibliographie sur l’imagination et sa place dans la médecine ou la philosophie à l’époque prémoderne est abondante. En voici quelques repères : Haskell Y.(dir.), Diseases of the Imagination and Imaginary Disease in the Early Modern Period, Turnhout, Brepols, 2011. Ferreyrolles G., Les Reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995. Fischer-Homberger E., « On the Medical History of the Doctrine of Imagination, Psychological Medicine, vol. 9, n° 4, 1979, p. 619‑628. Wright Bundy M., « The Theory of Imagination in Classical and Mediaeval Thought », University of Illinois Studies in Language and Literature, Vol XII, 1927.
6 La première édition des Emblemata d’André Alciat date de 1531. Voir Les Emblèmes / Emblemata. Fac-similé de l’édition lyonnaise Macé Bonhomme de 1551. Éd. et notes Vuilleumier Laurens F., trad. fr. Pierre Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2016. Plus généralement sur le genre emblématique, voir notamment : Daly P. M., The Emblem in Early Modern Europe : Contributions to the Theory of the Emblem, Londres et New York, Routledge, 2016 ; Chatelain J.-M., Livres d’emblèmes et de devises : une anthologie (1531-1735), Paris, Klincksieck, 1993. La bibliothèque numérique Emblematica Online contient plus de mille ouvrages d’emblèmes scrupuleusement référencés et reliés entre eux par un système complexe de balisage thématique : Emblematica Online, University of Illinois at Urbana-Champaign, disponible sur http://emblematica.grainger.illinois.edu (consulté le 30.12.2018).
7 La famille de Bry non seulement utilise le genre emblématique pour toucher un lectorat pour large, mais s’en sert pour diffuser des gravures liées aux grandes explorations maritimes. Voir van Groesen M., « A First Popularisation of Travel Literature », Dutch Crossing, 2001, vol. 25, n° 1, p. 120 et suiv. : « The “Emblematic Format” of the Travel Collection ». Généralement, au sujet de la série de livres de voyages qui ont fait la renommée de la dynastie de Bry, voir van Groesen M., The Representations of the Overseas World in the De Bry Collection of Voyages (1590-1634), Leyde et Boston, Brill, 2008 ; ainsi que les travaux en cours de Matthieu Bernhardt au sein du Bodmer Lab à l’Université de Genève (bodmerlab.unige.ch).
8 Solis S., Wappenbüchlein, Nurenberg, 1555 ; VD 16, S 6978, disponible sur : https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/solis1555. Jost Amman, Wappen & Stammbuch, Francfort, Sigmund Feyerabend, 1589.
9 Voir O’Dell I., « Jost Amman and the “Album Amicorum” Drawings after Prints in Autograph Albums », Print Quarterly, 1992, vol. 9, n° 1, p. 31‑36. Certains de ces ouvrages sont entièrement manuscrits et contiennent des créations originales, parfois signées par des humanistes illustres. L’un des plus célèbres est l’album sur plusieurs volumes ayant appartenu à Philipp Hainhofer et contenant notamment la signature manuscrite de l’empereur Rodolphe II de Prague (vente Christie’s, n° 1769, juin 2006, lot n° 263). Sur la mode des alba amicorum, voir Musvik V., « Word and Image. Alciato’s Emblemata as Dietrich Georg von Brandt’s album amicorum », Emblematica, 12, 2002 p. 141‑163. Roersch A., « Les “Album Amicorum” du XVIe et du XVIIe siècles », Revue belge de Philologie et d’Histoire, vol. 8, n° 2, 1929, p. 530‑536.
10 Voir Karr Schmidt S., Altered and Adorned: Using Renaissance Prints in Daily Life, New Haven, Yale University Press, 2011 ; Interactive and Sculptural Printmaking in the Renaissance, Leyde et Boston, Brill, 2017.
11 van Groesen M., The Representations of the Overseas World, op.cit., p. 81-84. Les Emblemata saecularia avaient été précédées par les Emblemata nobilitati et vulgo scitu digna (Francfort, 1592, puis 1593) et par une édition de l’Emblematum liber de Jean-Jacques Boissard (Francfort, 1593). Au début du XVIIe voient le jour d’autres rééditions enrichies de nouveaux emblèmes (1611, 1614, 1627) : celles-ci sont davantage des livres d’emblèmes « canoniques ». Par exemple, dans notre édition de 1596 les subscriptiones se trouvent dans un cahier à part, en début de l’ouvrage. En revanche, l’édition de 1627 donne inscriptio et subscriptio sur la même page de l’emblème. De plus, les blasons d’héraldique ne sont plus intercalés entre les gravures, mais relégués à la fin du volume. Voir Warnecke F., "Emblemata saecularia", mœurs et coutumes au XVIe siècle. Facsimilé de l'édition originale publié … avec une préface sur les "alba amicorum" du XVIIe siècle, Paris, 1895.
12 Les frères Johann Theodor et Johann Israël, à l’instar de leur père, Théodore de Bry, connaissent bien ces matières, puisque de leur officine sortent de nombreux ouvrages de médecine, d’anatomie, ainsi que des livres d’alchimie ou kabbalistiques. En voici quelques-uns des plus célèbres : l’Historia anatomica humani corporis d’André Du Laurens (1599) ; le Theatrum anatomicum de Kaspar Bauhin (1605) ; le fameux De motu cordis de William Harvey (1628) ; l’Utriusque Cosmi Historia (1617), traité philosophique et alchimique du macro et microcosme de Robert Fludd, médecin paracelsiste et rosicrucien ; le très étrange livre d’emblèmes alchimiques de Michel Maier Atalanta fugiens (Oppenheim, Johan Theodor de Bry, 1618). Voir Yates F., The Rosicrucian Enlightenment, Londres, Routledge, 2003, p. 98 et suiv. Pour la bibliographie complète des publications de la famille de Bry, voir van Groesen M., The Representations of the Overseas World, op. cit., p. 289 et suiv.
13 Cet assombrissement de l’imagination est à prendre littéralement, puisque l’humeur noire, selon les enseignements de Galien, enfumait les canaux de l’esprit, les fantaisies morbides des mélancoliques étant la conséquence directe de la noirceur de l'humeur. Galien, Des Lieux affectés, III, 9 : « De même que les ténèbres extérieures inspirent la peur à presque tous les hommes, […] de même la couleur de la bile noire, en obscurcissant comme le font les ténèbres, le siège de l’intelligence, engendre la crainte ». (Œuvres anatomiques, trad. Ch. Daremberg, Paris, Baillière, 1854, p. 569.)
14 Lazare L., La Pratique de la médecine (1640), trad. fr. M.F. Deboze, Lyon, Jean Certe, 1702, p. 180-181.
15 Allant de pair avec la saignée et entrant dans la catégorie des remèdes « évacuatifs ».
16 Le médecin André Du Laurens, dont les œuvres sont publiées par les de Bry en 1599 (voir la note 12, ci-dessus), conseillait en 1594 : « […] le reste de l’humeur doit estre preparée : car de penser l’arracher tout du premier coup par force, comme font les Empiriques, c’est ruïner le malade. ». (Du Laurens A., Discours des maladies mélancoliques et du moyen de les guérir (1594), Radu Suciu (éd.), Paris, Klincksieck, 2012.)
17 À vrai dire les traitements canoniques conseillent plutôt de l'eau tiède : « Si tu veux bien faire ton bain il faut jetter le soir l’eau chaude dans ta cuve, & la laisser fumer toute la nuict, puis le matin tu t’y mettras dedans. » (Du Laurens A, Discours des maladies mélancoliques, op. cit., p. 66).
18 Rivière L., Pratique de la médecine, p. 180, d’après Galien, Des Lieux affectés, 3, 7.
19 Autour des débats et des procès entre l’Université de Paris et les médecins paracelsistes, voir Didier K., Alchimie et Paracelsisme en France à la fin de la Renaissance (1567-1625), Genève, Droz, 2007.
20 Expression de Du Laurens A., Discours des maladies mélancoliques, op. cit., p. 82.
21 Du Laurens A., Toutes les œuvres, Rouen, Raphael Du Petit Val, 1621, p. 42v.
22 Dont la fonction principale est de transformer la nourriture en sang puis en esprits, ces corpuscules minuscules qui permettent au corps de communiquer avec l’âme, elle, immatérielle. Duncan D. Histoire de l'Animal, ou la connoissance du corps animé par la méchanique et par la chymie, Paris, 1682 ; Kleiman-Lafon S., Louis-Courvoisier M. (dir.), Les Esprits animaux (16e-17e siècles). Littérature, histoire, philosophie, n° spécial Epistémocritique, 2018.
23 Rivière L., Pratique de la médecine, op. cit., p. 173.
24 L’emblème suivant du recueil, intitulé « Le maistre des resveries » (n° 45), montre précisément une scène plus alarmante, mais topique par son caractère grotesque, de trépanation du cerveau : la folie y est évacuée à travers un trou ouvert dans le crâne.
25 Nommé de la sorte dans le texte allemand de la subscriptio, une référence à sa coiffe caractéristique de feutre.
26 Ce médecin rappelle les nombreuses représentations de Brueghel ou, encore avant, l’image du célèbre bibliomane de la Nef des fous (1494) de Sébastien Brant. Sur la symbolique et l’iconographie des lunettes à la Renaissance, voir les articles (richement illustrés) de Margolin J.-C. : « Des lunettes et des hommes ou la satire des malvoyants au XVIe siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 30, n° 2, 1975, p. 375‑393 ; « Vers une séméiologie historique des lunettes à nez », Marly P. (dir.), Lunettes et lorgnettes, [Paris], Hoëbeke, 1988, p. 17-81.
27 Burton R., Anatomie de la mélancolie (1621), trad. B. Hoepffner, Paris, Corti, 2000, p. 511. Burton reprend Marsile Ficin avant de se lancer dans une longue digression sur le sujet.
28 Moulinier L., « L’uroscopie en vulgaire dans l’Occident médiéval : un tour d’horizon », Goyens M., De Leemans P., Smet A. (dir.), Les traductions vernaculaires des traités d’uroscopie dans l’Occident médiéval : quelques exemples, 2004, Louvain, Leuven University Press, p. 221-241.
29 Voir Stolberg M., « The Decline of Uroscopy in Early Modern Learned Medicine (1500-1650) », Early Science and Medicine, vol. 12, n° 3, 2007, p. 313‑336.
30 Paracelse, De natura rerum (1572), trad. reprise de Louis Figuier, L’alchimie et les alchimistes : essai historique et critique sur la philosophie hermétique, Paris, Hachette, 1860, p. 80-81. L’authenticité du De natura rerum est contestée et des recherches nouvelles sont en cours. Sur la tradition ancienne de l’homunculus et la création d’êtres vivants, voir Newman W., Promethean Ambitions, Chicago, University of Chicago Press, 2004, Chap. 4 « Artificial Life and the Homunculus », p. 195 et suiv.
31 L’imaginaire du merveilleux à la Renaissance a fait l’objet de recherches importantes. En voici deux jalons importants : Daston L., Park K., Wonders and the Order of Nature, 1150-1750, Cambridge Mass., Zone Books, 1998. Céard J., La nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle, en France, Genève, Droz, 1977.
32 Voir la note 2 ci-dessus.
33 Valeriano P., Commentaires hiéroglyphiques ou images des choses, trad. Gabriel Chappuys, Lyon, B. Honorat, 1576, p. 221. Le jeune Dürer avait représenté plusieurs fois des ânes dans ses illustrations pour la Nef des fous. Voir Eisler C., Dürer’s Animals, Washington et Londres, Smithsonian Institution Press, 1991, p. 198. Plus tard, dans le Palais des curieux de Marc Vulson de la Colombière, le mulet « signifie malice et folle fantaisie […], maladie à celui qui songe d’en avoir un » (Paris, 1698, p. 198).
34 Le texte en allemand semble se moquer précisément de ce genre de trouble de l’imagination : « Du hast ein rohen Narrn verschlickt [tu as avalé un fou grossier] ».
35 L’un des premiers à avoir rapporté ce type de guérison était Alexandre de Tralles (525- v. 605) : « sous l’influence de la bile noire, [une femme] pensait avoir avalé un serpent ; on provoqua le vomissement et on plaça dans ce qu’elle avait rejeté un petit reptile semblable en tous points à celui qu’elle imaginait et qu’elle avait décrit dans sa folle illusion. La maladie s’évanouit ainsi sous l’influence d’une brusque et éclatante apparition, venant, contre toute attente, dissiper le chagrin qu’elle ressentait de ce qu’elle croyait » (Les Douze livres de la médecine, cités d’après Dandrey P., Anthologie de l’humeur noire. Écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à l’Encyclopédie, Paris, Le Promeneur, 2005, p. 261).
36 Voir Franck S., Sprichwörter (1541) : « er hat vil hummeln, mucken, tauben, meusz oder grillen im kopf ». La nouvelle 127 de Bonaventure des Perriers racontait l’histoire du « Chevalier agé qui fit sortir les grillons de la teste de sa femme par une saignée ». Au sujet des grillons comme symboles de la folie, voir Paul Vandenbroeck, « Zur Herkunft und Verwurzelung der “Grillen”. Vom Volksmythos zum kunst- und literaturtheoretischen Begriff, 15.-17. Jahrhundert », De Zeventiende Eeuw, 3, 1987, p. 52-84.
37 L’épigramme l’accompagnant mentionne un disciple de Socrate qui « estudia si fort opiniastrement, de maniere qu’estant extenué des veilles nocturnes, devint si palle et sec, qu’on l’appella chouette, ou chauve-souris […] », Emblemata, trad. Claude Mignault, Paris, Jean Richer, 1584, emblème 61, p. 88r-v (p. 69 de l’édition Vuilleumier Laurens des Emblemata d’Alciat, Paris, Les Belles Lettres, 2016). L’emblème 62 poursuit la comparaison de la chauve-souris aux philosophes : « Puis à ces philosophes qui de scruter les cieux / Ont les yeux éblouis et ne voient rien de vrai » (cité d’après la trad. de Pierre Laurens, éd. citée, p. 70). Voir également : Amherdt D., « Le caméléon, la chauve-souris, le gecko et les trompeurs de tout poil : les Emblèmes 49, 53, 61 et 62 d’Alciat », Euphrosyne: Revista de filología clássica, n° 34, p. 369‑378 ;Klibanski R., Panofski E., Saxl F., Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989 (1964), p. 501, n. 133.
38 Pascal B., fragment « Vanité 31 ».
39 de Lancre P., L’Incrédulité et mécréance du sortilège, Paris, Nicolas Buon, 1622, p. 331. Le célèbre démonologue reprend ici un débat ancien, bien connu à la Renaissance, sur le pouvoir prêté à l’imagination de créer des fantasmes et sur le rôle du diable dans le détournement de celles-ci. Le fait que de Lancre actualise le débat en rajoutant une référence ironique aux alchimistes et à leur recherche de la quintessence montre à quel point le problème était actuel et complexe. Voir Maus de Rolley T., « La part de du diable : Jean Wier et la fabrique de l’illusion diabolique », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 8, 2005, p. 29-46. Dandrey P., Les Tréteaux de Saturne. Scènes de la mélancolie à l’époque baroque, Paris, Klincksieck, « Le génie de la mélancolie », 2003, chap. VII, « Mélancolie, sorcellerie et possession. La psychogenèse de l’autosuggestion », p. 223-262.
40 Jones M., The Print in Early Modern England, New Haven, Yale Unviersity Press, p. 193 et suiv ; Vons J., « Le Médecin guarissant phantasie : purgeant aussi par drogues la folie », Histoire des sciences médicales, 2010, vol. 44, n°2, p. 121-129 (voir p. 126 pour une brève discussion de la gravure de Bry) ; Suciu R., « Le médecin farceur. Autour d’une estampe méconnue de Jacques Lagniet », “Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique”. Études de littérature française du XVIIe siècle offertes à Patrick Dandrey, Delphine Amstutz, et al. (dir.), Paris, Hermann, 2018, p. 319-327 ; Diefenbacher J., Leuschner E. (dir.), The Greuter family, « New Hollstein », Ouderkerk aan den Ijssel, Sound & Vision Publishers, 2016, n° 206, vol. 1, p. 290.
Pour citer cet article
A propos de : Radu Suciu
Radu Suciu est collaborateur scientifique à l’Université de Genève. Après des études de lettres à Cluj en Roumanie, il soutient en 2009 une thèse de doctorat à la Sorbonne portant sur l’histoire de la médecine et de la psychiatrie. Allocataire de recherche au C.N.R.S., puis pensionnaire étranger à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris, Radu Suciu mène depuis 2010 des projets interdisciplinaires au croisement entre les sciences humaines et la médecine. Après avoir réalisé plusieurs projets de muséographie digitale, il est commissaire adjoint en 2013 de l’exposition « Le Lecteur à l’œuvre » à la Fondation Martin Bodmer à Genève. Depuis 2014 il est codirecteur du Bodmer Lab (bodmerlab.unige.ch) et membre du Centre interfacultaire en bioéthique et sciences humaines en médecine à l’Université de Genève.