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Manon Delcour

Terrain vague, cabane et demeure familiale dans Son nom d’avant, d’Hélène Lenoir

(Volume 10 - 2020 : Zones, passages, habitations. Les espaces contemporains à l’aune de la littérature)
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Résumé

Cet article se propose d’étudier, dans Son nom d’avant d’Hélène Lenoir, deux motifs spatiaux, la cabane et le terrain vague. Ces deux espaces, participant de l’habitation et de la zone, président en effet à une restauration, précaire et paradoxale, de la sphère de l’intime, mise à mal par la demeure familiale.

Index de mots-clés : Lenoir, cabane, terrain vague, habitation, intime, camera obscura

Abstract

We propose to study, in Hélène Lenoir’s novel Son nom d’avant, two spatial motifs, the hut and the wasteland. These two spaces, home and indeterminate area, preside over a restoration, precarious and paradoxical, of the sphere of the intimate, endangered by the family home.

Index by keyword : Lenoir, hut, wasteland, home, intimate, camera obscura

1Un lien étroit entre la représentation de l’espace, le regard et la constitution du sujet traverse presque toute l’œuvre d’Hélène Lenoir, en particulier le roman Son nom d’avant (1998)1. La partie initiale de ce roman est ainsi ponctuée de descriptions minutieuses et de plans presque cinématographiques de la rue commerçante dans laquelle Britt, le personnage principal, attend le bus et rencontre deux hommes. Ces tableaux sont scandés par une opposition entre intérieur et extérieur et font montre de rapports homme-femme empreints de violence. En effet, le premier homme entraîne la jeune fille à l’intérieur d’un immeuble pour lui imposer des attouchements sexuels. Le second homme, Samek, que Britt retrouvera vingt ans plus tard, aperçoit par la vitre du bus la jeune fille se dégageant de l’étreinte qui lui est imposée et bloque la porte pour l’aider à sauter dans le bus. L’alternance entre intérieur et extérieur est à la fois interrompue et soulignée par le long regard que Britt et Samek échangent à travers la vitre du bus lorsque ce dernier descend du véhicule. Cette brève scène sera rejouée dans les photographies qu’envoie Samek à Britt dans la troisième partie du roman. La première partie se clôt sur la vue d’un hôpital – qui constituera un lieu important pour le dénouement du récit car il symbolise la première étape de la distance que Britt pose entre sa famille et elle –, puis la description finit par embrasser la ville.

2Dans la deuxième partie, le lecteur retrouve Britt vingt ans plus tard, mariée avec Justus Casella et presque assignée à son domicile, la demeure héritée de sa belle-famille. Contrairement à la première partie, cette seconde section se déroule presque exclusivement à l’intérieur : le domicile familial ou une église, le jour de la communion solennelle du fils aîné de Britt et de Justus Casella. La dernière partie donne à lire la fuite de Britt qui, après un échange téléphonique avec Samek (engagé par Justus Casella pour livrer une photographie à l’entreprise familiale), tente d’échapper à son foyer et de disparaître. Elle trouve d’abord refuge dans une chambre d’hôtel puis dans le « cabanon d’Emilia », sa femme de ménage. Cette habitation proche de la cabane2 se trouve à l’écart de la ville, près d’un terrain vague dont la description mêle éléments naturels et composantes de l’habitat urbain contemporain.

3Cet article se propose de montrer que la cabane permet de restaurer un espace, certes précaire, pour une sphère intime mise à mal par la maison familiale. Le motif architectural de la cabane, lieu de retrait, est un espace structurellement différent de celui de la demeure familiale. L’étude de ce dispositif permet de mettre en perspective la réflexion sur l’intime esquissée par Lenoir, car la cabane représente ici l’envers de la maison. Alors que la maison est généralement associée à l’intériorité et à l’intime, la demeure familiale de Son nom d’avant est le théâtre d’une véritable « privation de l’intime » pour reprendre le titre de M. Foessel3 qui distingue clairement privé et intime. Le privé, basé sur la propriété, est soumis à une logique économique d’échanges, de contrats ou de transactions entre propriétaires (de leur domicile, de leur identité, de leur corps, etc.). Dans Son nom d’avant, le registre de l’avoir se traduit par la rhétorique entrepreneuriale envahissant les échanges familiaux4. Le motif du contrat traverse ainsi le roman : « l’argent et le pouvoir, la maison et l’entreprise Casella, [Justus] aurait tout pourvu qu’il remplisse point par point les clauses du contrat » (SDA, p. 65). Les individus sont envisagés comme des choses pouvant faire l’objet d’un marché : « il aurait fallu que ce soit un type respectable à ses yeux, ce qu’il aurait évalué au premier coup d’œil de ce regard Casella qui de père en fils taxe aussitôt la marchandise » (SDA, p. 63, nous soulignons). Le domicile répond aux règles en vigueur dans la société marchande contemporaine – entrepreneuriale – et participe dès lors du privé, isolé de l’intime, tel qu’il est entendu par Foessel. La demeure familiale est donc pour Britt un domicile privé, beaucoup plus qu’un véritable chez-soi.

4Foessel souligne les dérives possibles de cette expansion du privé, parmi lesquelles figurent la confusion entre l’avoir et l’être, l’idéal d’une identité entière et « authentique » ainsi que le narcissisme. Des traits similaires peuvent s’observer dans la description de la maison familiale de nombreux textes de Lenoir. Dans Bourrasque5, les stéréotypes, les clichés et les phrases toutes faites, dont certaines semblent empruntées au vocabulaire de l’entreprise, émaillent les propos des personnages, y compris lorsqu’ils s’attachent au comportement d’un membre de la famille :

‒ … j’observe, moi, et je constate une nette évolution depuis quelques mois… […]

‒ Je ne dis pas le contraire mais on assiste quand même à un durcissement très très net ! (B, p. 71)

[E]lle reviendra, sois tranquille, elle reviendra, le ventre vide, dégoûtée, et elle ne dira plus que la maison est une galère après ! Seulement là on l’attendra au tournant et on posera nos conditions. Moi, je taperai sur la table à ce moment-là. Ils m’entendront ! On n’a rien pour rien. Tu veux rester ici ? Entendu, ma vieille, mais d’abord il faut signer. Et elle l’aura alors, mon contrat, tu piges ? (B, p. 76)

5Les échanges langagiers au sein du domicile entretiennent donc une confusion entre privé et intime, faisant échouer la maison dans son rôle habituel de « di[re] une intimité »6. Par ailleurs, un règne de la visibilité extrême est mis en scène : les personnages s’exposent, laissant traîner leurs journaux intimes (SDA, B), se lançant dans de longues diatribes ou observant leur reflet dans des vitres et des miroirs. Mais ils peuvent également, comme dans Le Magot de Momm ou la nouvelle « Le Verger », épier autrui ou se sentir surveillés :

Elle peut le voir dans le miroir.

- Ne me regarde pas comme ça !

Il ricane sans la quitter des yeux.

- Tu ferais mieux de … Je ne supporte pas que tu me regardes comme ça.

- Comment ?

- Comme ça. C’est vraiment… tu… Va-t’en ! Laisse-moi !

Il reste.

- Je vais tout rater si tu continues. Tu m’observes. Je ne supporte pas qu’on me regarde quand je me maquille. Personne. Je ne supporte pas qu’on me regarde quand je me regarde dans une glace.

Il ricane en la fixant toujours de son air dédaigneux et provocant, appuyé d’une épaule contre le montant de la porte dont il barre en oblique l’ouverture sombre. (SDA, p. 40)

6À la fin de Son nom d’avant, le personnage de Samek pointe d’ailleurs le rapprochement établi dans le roman entre vie privée (entendue dans son sens commun), contrat et surveillance, lorsque Justus demande à la police de le surveiller après la disparition de Britt :

Samek, lequel s’acharnait à nier avoir jamais eu aucun contact avec madame Casella qu’il ne connaissait même pas, il n’avait eu affaire qu’à son mari, et si celui-ci ne donnait pas sous vingt-quatre heures l’ordre d’arrêter cette surveillance insensée, cette inadmissible et insupportable atteinte à sa vie privée, il le poursuivrait en justice, quant au contrat que la direction de l’entreprise venait de contresigner il était clair qu’il le rompait (SDA, p. 201, nous soulignons).

7Enfin, diverses identifications et images aliénantes sont projetées sur les personnages féminins, dont Britt, tenue d’être une épouse de notable, une mère et une belle-fille, comme le montre exemplairement la cérémonie de la communion solennelle (SDA, pp. 100-105).

8Selon Foessel, l’intime se distingue du privé, voire en constitue le revers7. Foessel revient sur le superlatif étymologique interior qui laisse entendre que le terme « intime » « désigne […] ce qui est plus intérieur que l’intérieur lui-même »8, sans pour autant se confondre strictement avec l’intériorité. Dans son commentaire des Confessions de saint Augustin, Foessel relève que chez ce dernier déjà, le terme « renvoie si peu à l’autosuffisance du sujet qu’il est constitué par la présence d’un Autre »9, Dieu en l’occurrence, mais aujourd’hui « [a]bordé sans recours à la transcendance, l’intime conserve cette dimension dialogique : nos sentiments “intérieurs” sont des rapports avec les autres et non les propriétés d’un Moi solitaire. »10 Conçu par Foessel comme un rapport plutôt que comme un objet clos, l’intime serait cette relation à l’Autre que le sujet biffe des échanges sociaux.

L’intime désigne l’ensemble des liens qu’un individu décide de retrancher de l’espace social des échanges pour s’en préserver et élaborer son expérience à l’abri des regards. Il résulte donc d’un acte par lequel un sujet décide de soustraire une part de lui-même et de ses relations du domaine de la visibilité commune11.

9Réservé à quelques élus proches, envisagé comme lien et non comme propriété, l’intime doit être pensé sur le mode du retrait, d’un moment de suspension où le sujet cesse d’adhérer purement et simplement aux échanges12. Dans une relation intime, le sujet opère en réalité un « décentrement »13 par rapport à son image sociale. Nous montrerons que le cadre environnant la cabane (qui entretient un lien avec l’image étudié par Gilles A. Tiberghien14) est, dans le roman de Lenoir, le lieu où se révèle littéralement l’intimité entre Samek et Britt, en ce qu’il relaie divers dispositifs optiques du roman. Le cadre de la cabane sise près d’un terrain vague est également ce qui permet au personnage féminin de se soustraire à toute visibilité et de renouer avec l’anonymat.

1. La cabane ou l’envers de la maison

10Pour cerner certaines pratiques de plusieurs artistes contemporains, Gilles A. Tiberghien recourt au « paradigme »15 de la cabane, qu’il ne considère pas, quant à lui, comme relevant de l’architecture et qu’il distingue en tout cas très clairement de la maison16.

« Cabane » signifie étymologiquement « petite maison ». Sauf que les cabanes n’ont rien à voir avec les maisons ou alors comme un auvent, une grotte, un terrier ou n’importe quel abri a à voir avec n’importe quel autre. En fait dans les cabanes, la polarité intérieur-extérieur, constitutive de la maison, n’existe pas. La cabane est tout en extériorité : elle se prolonge dans la nature tout comme celle-ci la pénètre de part en part. […] La cabane, elle, nous tient tout de suite en éveil, en prise avec ce qui nous entoure17.

11Le dernier fragment de Son nom d’avant s’ouvre sur une description, rare dans le roman, d’un cadre naturel, celui des rives du fleuve au bord duquel a été construit le cabanon, jouxtant une bande de terrain vague et faisant face à la ville. Bien qu’on soit très loin du cadre sauvage, en tout cas presque complètement isolé, qui entoure généralement les cabanes dans l’imaginaire collectif, on a donc affaire à une ouverture sur un cadre – essentiellement naturel –, à un effacement des frontières entre la cabane et l’extérieur, à une disparition du seuil typique de ce mode de construction et de plusieurs projets architecturaux du XXe siècle18. La présence de deux personnages seulement et le caractère entrecoupé de leur échange renforcent également l’effet d’isolement généralement recherché dans le séjour dans une cabane. Le motif de la cabane permet aussi de déjouer la contamination de l’habitation par la logique économique et privée, la dimension des contrats ainsi que la recherche de l’efficacité dont témoigne la rhétorique des personnages de Son nom d’avant ou de Bourrasque, que nous avons rappelée précédemment. En effet :

Classiquement, l’architecture tend toujours à l’optimum, le maximum d’effet pour le minimum de moyens.

Dès qu’il est possible de reproduire à l’identique, on est déjà dans l’architecture, même si l’on peut dire qu’une architecture digne de ce nom est, le plus souvent, un unicum. Or la cabane est un singulier donc par définition quelque chose que l’on ne peut répéter, un monotype. On construit des cabanes en se servant de matériaux pauvres – ou appauvris – de récupération. Pourtant la cabane n’est pas dans une logique de l’économie mais de la dépense, au sens où chaque geste pour la construire semble nouveau, chaque forme inédite, chaque assemblage surprenant. Une cabane suppose toujours d’être repensée « à nouveaux frais » et non suivant un quelconque savoir-faire qui permettrait de gagner du temps19.

12Le cabanon de Lenoir rejoue, certes dans une autre perspective, les rapports entre avoir et être, réunissant pour le sujet les conditions d’un retrait, impossible dans le domicile de Britt.

[L]a cabane a quelque chose à voir avec le corps mobile et itinérant, avec le corps que nous sommes, la maison avec le corps que nous avons.

Certes, les deux sont le même corps, mais perçu différemment. […]

La cabane, en un sens, est quelque chose comme une carapace, un corps durci, chitineux et qui m’isole du reste du monde. C’est aussi un corps vulnérable que les tempêtes peuvent emporter : une illusion de sécurité mais assumée comme telle. Un jeu entre soi et soi, une manière d’être dedans en étant dehors, de se cacher en s’exposant comme un enfant sous une couverture20.

13La cabane semble à même d’offrir à Britt une nouvelle reconfiguration des rapports entre dissimulation et exposition qui ont innervé tout le roman.

14Par ailleurs, les caractéristiques de construction généralement associées à la cabane – simplicité du plan, durabilité réduite, utilisation de matériaux de récupération21, etc. – font de celle-ci un édifice parfois précaire, souvent non pérenne, généralement habité ponctuellement ou provisoirement. La cabane, à ce titre, se distingue de la maison : « Construire une cabane, c’est précisément ne rien fonder. Même si cela n’exclut pas une expérience « fondamentale », une expérience du sol et de l’environnement. Mais pas de la stabilité ou des racines – ce qui est le propre des demeures familiales qui portent bien leur nom. »22 Selon G. A. Tiberghien, n’étant ordinairement pas destinées à s’inscrire dans la durée, la plupart des cabanes échappent par là à une bonne partie des habitudes, ou plutôt des traditions, qui vont, selon l’étymologie et le sens commun, souvent de pair avec la maison. À ce titre, le cabanon d’Emilia s’oppose donc au poids des traditions que charrie la demeure familiale des Casella, dont le nom semble redoubler le sens de « maison » du latin casa ou celui de « boîte » de l’italien casella que l’on peut entendre comme « abri » mais aussi comme « enfermement ».

15La cabane autorise de surcroît un retrait, impossible dans le domicile privé. Le privé, régi par les règles des échanges calqués sur une logique entrepreneuriale et par une morale dite de l’authenticité23, structure en partie la représentation spatiale dans Son nom d’avant, déterminée par des logiques de surveillance et d’exhibition, de dissimulation et d’adhésion à une identification imaginaire. L’absence d’écart vis-à-vis de l’image sociale est manifeste dans l’œuvre de Lenoir, que ce soit à l’église ou dans l’entreprise dans Son nom d’avant, mais aussi à l’intérieur de la maison, et c’est là que réside en partie le malaise dans le chez-soi. Par exemple, Britt, à la naissance de sa fille aînée, ressent « l’interdiction de s’en réjouir, une espèce de honte » (SDA, p. 132) et passe sa deuxième grossesse « à ravaler l’angoisse sous des dehors de jeune épouse rayonnante et comblée » (SDA, p. 133), tandis que son mari éprouve « la peur de ne pas être fichu, lui, Justus Casella, d’engendrer à son image et à sa ressemblance l’héritier auquel un jour il passerait la main dans son bureau où son père et avant… » (SDA, p. 132). Les femmes de Lenoir se sentent souvent enchaînées à leur maison, pour des raisons matérielles (la plupart sont des femmes au foyer sans autres revenus que ceux de leur mari), en raison de leur âge ou de leur rôle d’épouse et mère. Dans les familles bourgeoises mises en scène par Lenoir, la femme est tenue au rôle d’épouse (« Je voulais dire qu’en bonne épouse je dois choisir mon heure en semaine et me débrouiller inconsciemment pour ne pas crier quand tu rentres le soir ou quand tu te prépares à partir le matin… » (SDA, pp. 50-51)), belle-fille (Britt est ainsi contrainte de s’occuper seule de son beau-père impotent) et mère (« Frédéric veut évidemment des fils puisqu’il est l’unique héritier du nom pour le moment, enfin, si Marc son frère quasiment curé reste sans progéniture officielle… Tu vois un peu quelle responsabilité pour moi, ma future belle-mère m’en a déjà touché un mot d’ailleurs en m’éclairant sur ma grave mission ! Si le nom s’éteint… »24). Comme l’écrit Stéphane Bikialo lorsqu’il montre que l’utilisation des clichés par Lenoir annihile la singularité du sujet : « [Les] personnages, totalement soumis aux stéréotypes sociaux dans lesquels ils s’inscrivent semblent ne pouvoir se démarquer du “comme on dit” pour poser un “comme je dis”. »25 L’intime, par contre, est envisagé comme un lien basé sur des affinités électives et d’un retrait du monde des échanges. Comme l’écrit M. Foessel : « On pense souvent que l’intime est le “caché”, nous préférons dire qu’il permet de suspendre tout jugement extérieur sur ce qui s’y trouve élaboré. Pour exister, l’intime doit échapper aux regards : c’est une manière de signifier qu’il est soustrait à la compétence sociale. »26 Cet espace intime, cette possibilité d’échapper aux regards, qu’on assimile pourtant généralement au chez-soi, est malmenée, voire annihilée dans la demeure familiale mise en scène par Lenoir. Le personnage de Britt doit littéralement disparaître pour échapper aux regards et jugements familiaux.

16Le discours indirect libre, qui restitue le monologue intérieur de Britt, pourrait à première vue donner l’impression de participer de l’exposition de soi, du souci d’ « être soi », de la quête d’authenticité contemporains et caractéristiques, selon Foessel, de l’ordre privé. L’esthétique de Lenoir ne semble pas pour autant souscrire au portrait psychologique classique. Pour Bikialo, les personnages de Lenoir sont « impassibles », ils « ne semblent pas avoir accès, si ce n’est sur le mode du constat de surface, aux mouvements intérieurs qui les traversent : l’impassibilité narrative redouble ce sentiment de rester à la surface des choses. »27 Dans son analyse de la posture narrative dans La Folie Silaz, Frédéric Martin-Achard relève ainsi chez Lenoir un refus de la psychologie. Celui-ci est dû d’une part à l’absence d’un narrateur omniscient et surplombant le récit, d’autre part à la confusion et la fragmentation caractérisant le discours et les pensées des personnages28. Les figures de la suspension, de la réticence, de l’aposiopèse ponctuent les échanges entre Britt et Samek qui, une fois qu’il a reconnu Britt, lui envoie deux photographies et lui téléphone. Dans leur échange téléphonique, les nombreuses ruptures syntaxiques miment ainsi une parole faite de failles et d’oublis, de « lacunes, […] manques, […] absences […]. La vie psychique est observable, donnée à voir, mais dans son opacité, son caractère incompréhensible – pour soi et pour autrui –, incertain ou insignifiant. »29 Les seuls dialogues comportant un échange intime seraient donc ceux qui ont lieu entre Britt et Samek : leurs corps sont à distance puisque l’échange a lieu par téléphone, le discours de Samek est entrecoupé de silences et d’hésitations. C’est pourtant cette parole incertaine qui provoquera, chez Britt, la révélation de « son nom d’avant » et la fuite.

- Oui, mais votre nom, vous ne…

Elle le lui dit. Il le répète. » (SDA, p. 166)

17Le dialogue mime donc une parole en retrait, celle de Samek, et livre un nom qui reste connu des deux seuls personnages puisqu’il échappe même au lecteur, ce qui contredit encore l’idée d’une écriture qui livrerait toute l’intériorité d’un personnage au moyen de la narration des flux de conscience. Se retirant des échanges verbaux avec sa famille en fuyant dans une chambre d’hôtel puis dans un cabanon, Britt rompt également le contrat la liant à la demeure familiale. Cette conquête de l’intime entraîne une modification de la représentation spatiale et de l’organisation scopique dans le roman, opérée par l’espace de la cabane.

2. La cabane, camera obscura

18La cabane joue également sur les notions de retrait et de distance, sur les rapports entre visible et invisible – qui déterminent aussi l’intime selon M. Foessel. Si le lieu central de cette partie du roman, refuge pour Britt, reste un point presque obscur de la description et redouble par là stylistiquement le retrait qu’il autorise, il trouve pourtant sa place au sein d’un espace, un terrain vague, largement décrit et pensé sur le mode de l’image photographique30, nous le verrons. L’utilisation par Lenoir du motif du cabanon, tout à la fois lieu central de l’excipit et point obscur de la description, s’apparente à ce double titre à une camera obscura qui permet de développer une image qui a parcouru en filigrane tout le roman.

19G. A. Tiberghien établit un parallèle entre le dispositif de la cabane et le travail de certains photographes du XXe siècle. Il repère ainsi dans les projets, photographies et installations de l’architecte et artiste québécois Melvin Charney une réitération du motif de la cabane. Selon Tiberghien, Melvin Charney tente, dans ses installations temporaires, de figurer et restituer une image ou un récit de la ville, caché ou oublié, souvent dissimulé par les pouvoirs publics, rappelant par exemple dans Les Maisons de la rue Sherbrooke (1976) les maisons bourgeoises démolies pour permettre la construction d’un parking. G. A. Tiberghien attribue la fonction suivante à la cabane : « La cabane est ainsi, comme lieu psychique et indépendamment de propriétés sur lesquelles j’ai pu insister, un opérateur de visibilité qui permet de “développer” l’image – au sens propre mais aussi photographique du terme. »31

20G. A. Tiberghien rapproche la cabane du « lieu psychique », notion utilisée par Freud dans L’Interprétation des rêves32 et liée par ce dernier tant à la constitution du rêve qu’à des moyens de captation de l’image qui lui sont contemporains. Dans son étude sur le rêve et ses mécanismes, Freud compare la scène du rêve à la structure de l’appareil psychique, « l’instrument qui sert aux productions psychiques » à « une sorte de microscope compliqué, d’appareil photographique […] [un] télescope »33. Comme le souligne G. A. Tiberghien, le lieu psychique n’est donc pas pour Freud une « localisation anatomique » mais le « point de cet appareil où se forme l’image. Dans le microscope ou le télescope, on sait que ce sont là des points idéaux auxquels ne correspond aucune partie tangible de l’appareil. »34 Appliquant cette idée freudienne de lieu psychique à la cabane, par exemple à la petite maison en bois proche de la cabane que Ludwig Wittgenstein fit construire en Norvège, G. A. Tiberghien se demande ainsi :

Or, qu’est-ce qu’une image formée en un tel lieu [le lieu psychique décrit par Freud] ? De quel type de réalité est son existence ? Ces questions, je me les pose également à propos des cabanes qui sont, elles aussi, des images, que l’on puisse ou non y pénétrer (d’ailleurs beaucoup d’œuvres sur ce thème ont une existence essentiellement photographique)35.

21Selon G. A. Tiberghien, la cabane poursuivrait un but similaire à ce que cherche Melvin Charney dans son travail de photographe : « une image dans l’image ». Autrement dit, elle rend manifeste « pour reprendre le vocabulaire de Freud, […] ce qui, à l’intérieur de l’image, n’était encore que latent et échappait à la compréhension. »36 C’est précisément sur la base de la métaphore de la camera obscura que G. A. Tiberghien fonde son parallèle avec le lieu psychique décrit par Freud :

[La cabane] rend d’abord et avant tout visible la nature, étant tout entière un dehors sans véritable intériorité. Ouverte à la nature, elle la pénètre en même temps. Dépourvue de seuil, à la différence de l’architecture, elle est sans base et sans faîte, n’ayant d’autre origine qu’elle-même. L’artiste Chris Drury l’a bien pressenti, lui qui a créé des « chambres » de pierre où le ciel, l’eau et la terre se réfléchissent sur les murs ou le sol comme dans une camera obscura. Or, précisément, c’est à un appareil photographique ou à un microscope […] que Freud compare ce qu’il appelle « le lieu psychique » dont j’ai fait l’hypothèse qu’il était à même de caractériser les cabanes37.

22Rejoignant l’analyse de M. Foessel selon laquelle l’intime a toujours plus ou moins à voir avec la visibilité et l’invisibilité, G. A. Tiberghien reprend l’analogie optique freudienne pour son appréhension de la cabane de manière à montrer que celle-ci sert à la révélation, au développement d’une image neuve, du moins imperceptible ailleurs. La cabane serait alors à rapprocher de la métaphore – ou condensation –, pure « substitution d’un signifiant à un autre signifiant »38. La métaphore, « l’une des deux figures de style qu’emprunte [l’appareil psychique du] rêve »39, remplace « une signification qui manque, [remplace] un pur signifiant »40 sur la scène de l’inconscient, structuré comme un langage : « Ce n’est pas la ressemblance entre les choses qui explique la métaphore, c’est la métaphore qui pose, en l’affirmant, la similitude, ou plus exactement l’identité, entre les choses »41. Comme l’écrit G. A. Tiberghien :

Si Freud s’excuse du caractère imparfait de sa comparaison, il est néanmoins facile de comprendre que ce qui l’intéresse ici dans ces analogies optiques, c’est la visibilité, une façon de manifester le visible, de sorte que sa vérité ne se dissocie pas de la construction technique qui lui permet d’apparaître. La vérité n’est pas trahie : elle n’est nulle part ailleurs que dans ce que cet instrument me permet de saisir. Comme le dit Benjamin à propos du cinéma, « il ne s’agit pas du tout, avec le grossissement, de faire voir clairement ce que nous verrions sans cela confusément, mais bien de faire apparaître des formations intellectuelles neuves de la matière »42.

23Dans Son nom d’avant, le cabanon figure stylistiquement ce lieu où se jouent les rapports entre visible et invisible. Il est en effet à peine mentionné dans la description et constitue pourtant le lieu central de l’excipit puisque c’est autour de lui que s’organisent l’évocation du cadre de la dernière partie, les échanges entre Emilia et Samek et le message laissé par Britt dans sa lettre avant qu’elle ne disparaisse aux yeux de tous et que ne se clôture le roman. Enfin et surtout, l’isolement de ce cabanon et le retrait qu’il autorise pour le personnage révèlent un lien discontinu qui, dans le roman, restitue un espace intime, une relation privilégiée entre deux personnages. Celle-ci échappe en bonne partie au monde social des échanges, voire, pendant longtemps, à la mémoire de Britt. L’espace environnant – et traversant, si l’on suit la définition de la cabane donnée par G. A. Tiberghien – le cabanon d’Emilia, dont une particularité supplémentaire est d’être situé sur un terrain vague, fait effectivement écho à la composition des photographies envoyées à Britt par Samek plus tôt dans le récit, et va permettre au récit et au lecteur de « développer » une image présente dès la première partie du roman. Le cabanon de Son nom d’avant, opaque car tout à la fois central et à peine décrit, manifeste une association latente du récit, capturée un instant par les photographies de Samek, et restitue un espace pour l’intime.

24En effet, dans l’avant-dernière partie, Britt décide de fuir et trouve refuge dans le cabanon, avant de disparaître. La fin du roman met en scène la disparition de Britt, d’abord vis-à-vis de sa famille, puis de Samek et enfin du lecteur. Dominique Rabaté a montré la prégnance du thème de la disparition dans la littérature contemporaine, l’associant à la forme romanesque même : « le roman constituerait alors un lieu paradoxal de résistance face à la normalisation sociale, aux dispositifs toujours grandissants de contrôle et d’assignation, une façon de déserter qui puisse exprimer la force encore vitale d’une sécession individuelle. »43 C’est précisément au dispositif aliénant du domicile privé que Britt entend se soustraire, en rompant le contrat implicite qui la liait à sa famille après avoir reçu deux photos de la part de Samek. Ces photographies conjuguent description de l’espace et portrait incertain :

Quelqu’un, un homme, une femme, on ne sait pas, semble arrêté à quelques mètres d’un muret de vieilles pierres, assez bas, avec çà et là des touffes d’herbe folle, des plaques de mousse, du liseron peut-être sur la gauche. Au-delà, dans le flou, on devine une plaine infertile, un terrain vague, quelques buissons moutonnant au loin sous le ciel vide, probablement couvert. On voit cet individu de dos les mains dans les poches d’un imperméable clair à manches raglan, chiffonné, râpé. Le col est relevé. Le vent vient de la droite, ébouriffant les cheveux foncés, plutôt courts. La tête est légèrement renversée dans la nuque, les épaules sont basses et comme tirées en arrière sous l’effet d’une détente, d’une longue inspiration, à moins que ce ne soit un mouvement de recul. Les pieds sont invisibles.

Puis l’imperméable, le même certainement, posé ou plutôt jeté sur ce muret dont on s’est rapproché et derrière lequel on distingue les épis poilus et les fines têtes de hautes herbes sauvages qu’une petite brise fait ployer vers la gauche, les pierres luisent dans la lumière plus vive, comme si l’imperméable avait été ôté dans une éclaircie. Mais peut-être cette photo précède-t-elle l’autre : l’imperméable enfilé au moment où le ciel s’est couvert, assombri, refroidi… (SDA, pp. 157-158, nous soulignons)

25La mise en exergue de l’imperméable rappelle le début du roman, vingt ans plus tôt, et la première description de Britt, vêtue d’un manteau similaire, quelques minutes avant qu’elle ne croise Samek. Elle rappelle un épisode connu d’eux seuls, durant lequel ils se sont brièvement croisés lors d’un trajet en bus, juste après le harcèlement subi par Britt. La description de cette première rencontre fugace met ainsi l’accent sur l’échange des regards à travers une vitre.

Il lève les yeux vers elle et rencontre les siens à travers les reflets mouvants de la vitre dans laquelle il devait voir sa propre image, lugubre, noyée dans les plis de la manche de l’imperméable clair, ses cheveux ébouriffés touchant son cou et sa joue empourprés, sa bouche, tandis que les feuillages des grands arbres qui bordaient le parc derrière lui devaient faire sur son front comme des éclaboussures – et peut-être est-ce cette seule idée de l’eau qui, le fouettant, détendit brusquement les muscles de son visage (SDA, p. 33).

26L’imperméable de couleur claire est le fil ténu reliant cette scène initiale et les photographies qui vont avoir un effet, on le verra à la fin du roman, de déclencheur pour Britt. La pluie de l’incipit, qui n’est pas décrite mais dont la possibilité est évoquée (« noyée », « éclaboussures », « idée de l’eau »), est également rappelée dans la photographie composée par Samek (« le ciel vide, probablement couvert », SDA, p. 157), tout comme « les reflets mouvants de la vitre » composent une image qui manque probablement de netteté, ce que rendra le « flou » explicitement évoqué de la photo qu’il prendra vingt ans plus tard.

27Remarquons que c’est le dispositif du panneau de verre qui autorise l’image presque initiale du roman. Il remplit un double rôle d’écran : celui de constituer une sorte de toile sur laquelle se dépose le reflet de Samek, aussitôt mêlé à celui de Britt, et celui de signifier presque simultanément l’écart entre les personnages :

Elle posa sa main gauche à plat sur la vitre, eut l’air de chercher hâtivement du regard le moyen de l’ouvrir, elle en approcha son visage angoissé maintenant, comme si elle voulait l’appeler, lui répondre, le retenir, comme si elle venait de comprendre ce que lui-même ne s’expliquait pas, trop tard de toute façon puisque l’autobus redémarrait (SDA, p. 33, nous soulignons).

28Se dessine un entrecroisement de regards et de reflets par le biais de la vitre et de l’opposition entre l’intérieur relativement obscur du bus et l’extérieur plus éclairé de la rue devant le parc. Plutôt qu’une surface parfaitement transparente, qui symboliserait, par le reflet, l’adéquation de soi à soi ou la parfaite compréhension de l’autre qui s’y dessine, la glace semble plutôt renforcer l’incongruité du regard entre ces deux inconnus, des réactions démesurées que cette rencontre suscite chez Samek et de ce point obscur que cette vision fugace représente pour ce personnage (« comme si elle venait de comprendre ce que lui-même ne s’expliquait pas », SDA, p. 33). Ce moment de non-maîtrise pour le personnage, qu’une autre semble au contraire saisir, du moins mieux que lui (« comme si »), esquisse brièvement un espace d’intimité que les photographies envoyées à Britt par Samek tenteront de capturer. Nous le verrons, ces photographies seront réactualisées dans la description du terrain vague.

29L’image de Britt produite par les reflets de la vitre de l’autobus paraît en tout cas avoir été décisive dans le parcours de photographe de Samek et semble, simultanément, ne pas pouvoir être reproduite par son appareil : « cela même qu’il avait pendant tant d’années cherché à saisir avec son appareil-photo et qui, dans cet instant où il ne l’avait pas, entra en lui aussi brutalement que ce matin de septembre où elle l’avait laissé au bord du parc, seul, défait » (SDA, p. 106-107, nous soulignons). De fait, au contraire des clichés pris à l’église lors de la communion ou de la photographie que Justus voudrait voir affichée dans le hall de son entreprise, qui pétrifient le réel des échanges sociaux dans le rendu d’une adhésion à l’identification sociale que le sujet veut renvoyer sur la scène publique, les photographies envoyées par Samek empêchent toute identification assurée : « quelqu’un, un homme, une femme, on ne sait pas » (SDA, p. 157), « dans le flou » (SDA, p. 157), « individu de dos » (SDA, p. 157). L’image développée par les photographies de Samek puis, nous le verrons, par le terrain vague, si elle opère comme une association révélatrice pour les personnages et pour le lecteur qui perçoit alors un des fils qui tissent le texte, n’est pas à ranger du côté de la fixité ou de la vérité. Seul l’imperméable permet d’établir un lien entre les différentes scènes – et souvent images – qui dessinent une relation particulière entre Britt et Samek. Envisagé comme signifiant ne pouvant être perçu que d’eux seuls, il leur servira d’ailleurs de code pour se retrouver ensuite (SDA, p. 201 et p. 202). À l’opposé de la place réservée aux Casella à l’église ou de la présence imposée de Britt aux côtés de son beau-père prétendument malade, les positions du personnage sur ces photographies peuvent être échangées et, à l’exception de l’imperméable, l’accent n’est pas mis, dans les descriptions, sur les objets, comme c’était le cas dans le domicile des Casella, mais sur un paysage naturel et assez large, semblable en ceci à celui qui accueille le cabanon d’Emilia, dernier lieu du roman, qui abrite un temps le personnage en fuite avant qu’elle ne disparaisse.

30En quoi la cabane révèle-t-elle ces images ? Cet espace final rappelle celui mis en scène par Samek dans les photographies qu’il a envoyées à Britt au milieu du roman et qui elles-mêmes dessinaient une relation d’intimité grâce tout à la fois au flou qu’elles autorisaient et au rappel d’un épisode vieux de vingt ans et connu d’eux seuls. La cabane révèle de la sorte l’importance de ces photos pour Britt, importance qui ne serait pas apparue sinon : les « fleurs broyées de juin » et l’ « épaisse mousse jaunasse sous les saules » (SDA, p. 204) font écho aux « touffes d’herbe folle, […] plaques de mousse, […] liseron » et aux « épis poilus et […] fines têtes de hautes herbes sauvages (SDA, pp. 157-158), la « bande de terrain vague » (SDA, p. 204) répond à la « plaine infertile, [au] terrain vague » (SDA, p. 157) tandis que les murs des « jardinets » et la « haute clôture de treillis métallique » (SDA, p. 204) évoquent le « muret de vieilles pierres » (SDA, p. 157). Devant le terrain vague de l’excipit, Samek reste longuement « debout, les mains dans les poches, face au fleuve, à la ville si paisible dans sa poussière brune et or, il ne se retourna pas » (SDA, p. 204), tout comme la figure des photographies est représentée « de dos les mains dans les poches » (SDA, p. 157). Le terrain vague, dernier espace mis en scène dans le roman, est donc tout à la fois celui qui abrite le cabanon « développant » à nouveau l’image intime qui traverse le texte et le cadre – idéal aux yeux de Samek ? – des photos qui capturaient une première fois cette scène. La cabane actualise le flou voire la disparition du personnage suggérée par les photos.

3. L’anonymat du terrain vague

31Le cabanon s’avère difficile à localiser, du moins pour les non-initiés, en retrait donc, et dans un espace qui, par sa qualité de « terrain vague » (SDA, p. 204), paraît indéterminé. Le terrain vague est, dans l’imaginaire collectif, associé à un espace laissé à l’abandon, détérioré, souvent jonché de déchets et oublié tant par les autorités de la ville que par les usagers de celle-ci. Comme le rappelle Wolfram Nitsch, le terrain vague est un espace provisoire et intermédiaire – signifié par une zone blanche sur les cartes –, souvent en lisière de rues ou de voies ferrées, qui troue le tissu urbain, que ce soit dans les quartiers habités ou les zones industrielles44. Le terrain vague est toujours susceptible de disparaître dans les villes en expansion, de se muer en chantier. Son impermanence renforce donc le caractère transitoire déjà exprimé par le motif de la cabane et son appellation même signifie son indétermination, comme le soulignent Jacqueline Broich et Daniel Ritter :

On parle ainsi de friches urbaines, d’interstices, de lieux inoccupés… Cette diversité terminologique, qui existe aussi dans d’autres langues, témoigne de la difficulté de définir précisément le phénomène. Pour autant, dans le discours urbanistique international, « terrain vague » s’est imposé : ainsi est mise en avant l’indétermination essentielle de ces fissures urbaines45.

32Comme l’observent Broich et Ritter, le spatial turn, l’intérêt accru des écrivains pour le cadre urbain et la multiplication des terrains vagues ont développé la présence de ce motif dans les productions et études littéraires : « À la suite de l’esthétisation surréaliste du terrain vague et dans le sillage de la longue tradition des flâneries, le terrain vague déploiera, définitivement à partir des années 1970 et 1980, ses qualités d’un “espace autre”. »46 L’indétermination et l’impermanence intrinsèques de cet espace lui permettent en effet de jouer un rôle particulier, par exemple (contre-) utopique, en littérature et, plus largement, dans les arts. Nitsch évoque ainsi les photographies que Robert Doisneau, Man Ray ou un « arpenteur » comme l’auteur Philippe Vasset ont pu prendre de cette « zone blanche », de cette « image saisissante », qui semble échapper à la description47 : « Le terrain vague se fait ainsi scène vide d'une imagination vagabondant librement. »48 Chez Vasset comme chez Lenoir, quoique de manière très différente, l’espace du terrain vague rencontre les enjeux du visuel, en particulier d’outils techniques et artistiques tels que la photographie.

33Rapprochant brièvement les terrains vagues des hétérotopies de Michel Foucault, Nitsch les considère comme des « “contre-emplacements” localisables à l’extérieur de l’espace quotidien qui en révèlent ou en compensent les déficits. »49 De fait, dans le roman, le terrain vague rencontre en partie le non-partage entre public, privé et intime qui organise le texte, d’une part par l’anonymat qu’il autorise, nous y reviendrons, d’autre part par son statut intermédiaire entre public et privé.

À la position topologique particulière du terrain vague correspond une position économique particulière. Ce n’est pas seulement un espace vide, c’est aussi un espace abandonné, sans propriétaire clairement identifiable, une zone de transition entre espace privé et espace public. […] L’adjectif « vague » fait référence à ce statut indéterminé, si on le rapporte au latin vagus. Il […] apparaît […] comme un lieu non utilisé, une friche ou « zone morte » au milieu d’espaces exploités. Font partie du terrain vague les traces d’une production ou d’une circulation interrompue : herbes folles, ferraille, roues cassées, voies ferrées abandonnés. […] [C]’est précisément en raison de leur totale absence de fonction que les friches de ce type s’ouvrent de nouvelles utilisations non prévues. C’est pourquoi Vasset les décrit comme des espaces de possibilités par excellence, des « zones vouées à la pure potentialité »50.

34Dans ce dernier espace, aucune place ou fonction ne semble effectivement assignée au personnage principal, contrairement à sa position et son image figées dans le domicile privé. « Zone vouée à la pure potentialité », cet espace est le dernier qui abritera le personnage avant qu’elle ne disparaisse et alors qu’elle semble vouloir réorienter sa vie. Le terrain vague échappe en effet à la contamination de toutes les sphères de l’existence par la logique privée.

Dans le réseau fonctionnel de la ville, [les terrains vagues] délimitent un espace économique extérieur […] ; ils sont, en quelque sorte, l’adversaire de la norme de l’efficacité et s’opposent aux impératifs de la vitalité économique. Paraissant comme une res nullius intouchée par les rapports du pouvoir qui arrangent ailleurs l’espace public et privé, les terrains vagues semblent abroger les règles et les lois en vigueur ailleurs ; ainsi, ils permettent des utilisations imprévues qui ignorent des règlements imposés par une autorité externe. Tandis que les espaces urbains environnant les terrains vagues sont actifs et chargés d’une signification culturelle, ces derniers semblent délaissés, inactifs et sans signification déterminée51.

35C’est donc un espace par définition indéterminé qui sert de refuge à Britt et lui permet d’échapper au regard de sa famille et/ou du narrateur puis qui préside à sa disparition. « Vague », ce terrain restitue à la ville la part d’anonymat qui lui était, comme le rappelle Foessel, associée depuis le XVIIIe siècle par les brassages multiples que la ville moderne permet. 

Quoiqu’il s’oppose à l’intimité, l’anonymat est politiquement salutaire puisqu’il dessine un espace où nul ne songe à demander aux autres de se dévoiler. […] Mais il existe aussi une liberté qui est expérimentée dans le fait de ne pas être vu, ou plutôt de ne pas être regardé. Avant qu’elle ne soit envahie par les caméras de vidéosurveillance, la grande ville moderne était un espace anonyme, c’est-à-dire étranger aux « lieux », et où chacun avait le droit de se livrer à des comportements qui, à condition d’être légaux, pouvaient s’autoriser une certaine excentricité. Or, les progrès de la « société intimiste » ont démontré qu’une attitude n’a plus besoin d’être excentrique pour être perçue comme socialement inopportune52.

36L’anonymat rejoint la position de retrait uniquement possible, dans Son nom d’avant, dans un terrain vague. Il apparaît de manière paradoxale puisque la cabane construite sur le terrain vague porte justement un nom qui suffit à la retrouver : « le cabanon d’Emilia ». En quelque sorte remotivé par cette habitation dont nous avons souligné la différence avec la maison familiale, le terrain vague rejoue les enjeux du titre du roman. Rappelant, nous l’avons évoqué, le cadre spatial des photographies envoyées par Samek, qui ont mené Britt à lui confier son « nom d’avant » (tout en le soustrayant au lecteur : « Elle le lui dit. Il le répète. » (SDA, p. 166)), cet espace intermédiaire est peut-être aussi celui qui présidera à la réappropriation par Britt de ce « nom d’avant » après sa disparition, si elle abandonne réellement sa famille ou du moins son statut de femme mariée.

37Quoi qu’il en soit, l’anonymat, ou du moins le retrait, est valorisé à la fin du roman. La possibilité d’un espace anonyme a été mis à mal tout au long du roman par les effets, poussés à leur paroxysme, de la maison bourgeoise.

On a donc toutes les raisons de s’inquiéter de la disparition des espaces anonymes. Un monde intimiste où aucun comportement public n’est plus anodin est un monde sans refuge où il devient extrêmement difficile d’élaborer sa liberté à l’abri du regard des autres. […] On attend beaucoup d’un être dont le comportement public est censé traduire la psyché. Et la déception, la colère, voire la rage ne sont jamais loin lorsque cet être n’est pas à la hauteur des attentes de pureté ou de bienséance placées en lui53.

38Dans le roman, c’est bien le terrain vague qui permet au personnage principal d’instaurer une distance vis-à-vis de son image sociale, de fuir les exigences qui pèsent sur son domicile et déclenchent chez elle colères, égarement et crainte.

39En conclusion, la représentation de l’habitation à laquelle se livre Hélène Lenoir ne se limite donc pas à la mise en scène de la maisonnée, mais, outre qu’elle dénonce l’inhospitalité potentielle du domicile, réhabilite, grâce à la représentation du cabanon, le « non-lieu », voire lieu explicitement dévalorisé, que paraît souvent être le terrain vague. Révéler son « nom d’avant » enclenche chez Britt une fuite vers un espace neutre, où l’anonymat, paradoxal puisqu’il s’agit d’une habitation explicitement présentée comme le « cabanon d’Emilia », est ce qui permet de s’extraire de « la visibilité sans reste [dans laquelle] tout mérite d’être montré, de la scène aux coulisses, des corps aux consciences qui les habitent »54. Dans le point aveugle que constitue, dans la description, ce cabanon situé dans un terrain vague sont réunies les conditions de l’intime selon Lenoir, à savoir une « liberté qui est expérimentée dans le fait de ne pas être vu, ou plutôt de ne pas être regardé. »55

40Dans ce roman, l’habiter ne se superpose donc pas à la maison mais à un terrain vague (près ou sur lequel sont certes érigées des habitations provisoires), c’est-à-dire un espace qui s’apparente en bien des points aux non-lieux habituellement décriés de la surmodernité. Le terrain vague déjoue les catégories communément admises qui structuraient jusqu’ici la représentation spatiale de Son nom d’avant. L’opposition, dans la première partie, entre intérieur et extérieur qui scandait les rapports entre Britt et les hommes, et surtout l’assimilation, dans la seconde partie, du domicile au régime de l’économie contemporaine sapaient toutes deux la possibilité d’un chez-soi, là où la zone intermédiaire et indéterminée esquisse une possibilité d’intimité.

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Voetnoten

1 Édition utilisée : Lenoir Hélène, Son nom d’avant, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Double », 2001 [1998]. Abréviation désormais utilisée : SDA.

2 Notons que si le « cabanon » est une petite cabane, il désigne aussi le cachot où l’on enfermait autrefois les fous considérés comme dangereux. Le thème de la folie est évoqué à plusieurs reprises dans le roman mais aussi dans d’autres textes de Lenoir, tels que La Folie Silaz ou Pièce rapportée.

3 Foessel Michaël, La privation de l’intime. Mise en scène politique des sentiments, Paris, Seuil, 2008.

4 Pour une analyse plus détaillée, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à : Delcour Manon, « Son nom d’avant d’Hélène Lenoir. Les malaises du chez-soi » [En ligne], disponible sur https://uottawa.scholarsportal.info/ottawa/index.php/revue-analyses/search/authors/view?firstName=Manon&middleName=&lastName=Delcour&affiliation=&country=, consulté le 21.05.2019.

5 Lenoir Hélène, Bourrasque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1995. Abréviation désormais utilisée : B.

6 Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, 4e éd, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1964, p. 77.

7 Foessel Michaël, La privation de l’intime. Mise en scène politique des sentiments, op. cit., 2008, p. 68.

8 Ibid., p. 11.

9 Ibid., p. 12.

10 Ibid., p. 13.

11 Ibid.

12 Ibid., p. 77.

13 Ibid., p. 15.

14 Tiberghien Gilles A., Notes sur la nature...: la cabane et quelques autres choses, Paris, Éd. du Félin, coll. « Les marches du temps », 2005.

15 Ibid., p. 13.

16 Il distingue la cabane de la maison pour toute une série de raisons que nous allons parcourir mais « n’en maintien[t] pas moins que l’espace architectural est un espace de pensée aussi bien qu’un espace pour la pensée, comme le fut la cabane en Norvège pour Wittgenstein » (Ibid., p. 54).

17 Ibid., p. 37-38.

18 Comme l’écrit G. A. Tiberghien : « L’idée, chère à Wright, de supprimer les murs au profit du “plan ouvert” pour y faire entrer le dehors en multipliant les lieux intermédiaires s’enracine chez Thoreau même si, comme le montre L. Baboulet, “la vision territoriale de Wright semble oublier la variété des seuils et des transitions qui faisaient de ses maisons, comme celles de Thoreau, des milieux : des abris favorisant le mouvement, l’échange, les noces de l’homme et de la nature”. » (Ibid., p. 34)

19 Tiberghien Gilles A., Notes sur la nature..., op. cit., 2005, p. 138-139.

20 Ibid., p. 41-42.

21 G. A. Tiberghien cite ainsi le film One week (1920) de Buster Keaton, dans lequel un couple de jeunes mariés doit construire tant bien que mal une maison « en kit » et rappelle que Thoreau, au début de Walden, déclare récupérer les planches d’une autre cabane, qu’il a achetée à son propriétaire, pour construire la sienne (Ibid., p. 54, 80).

22 Ibid., p. 37.

23 Foessel Michaël, La privation de l’intime. Mise en scène politique des sentiments, op. cit., 2008.

24 Lenoir Hélène, Pièce rapportée, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 58.

25 Bikialo Stéphane, « Hélène Lenoir : un minimalisme orchestré », in Dambre Marc, Blanckeman Bruno, Romanciers minimalistes. 1979-2003. Colloque de Cerisy, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 263.

26 Foessel Michaël, La privation de l’intime. Mise en scène politique des sentiments, op. cit., 2008, p. 16.

27 Bikialo Stéphane, « Hélène Lenoir : un minimalisme orchestré », art. cit., 2012, p. 261.

28 Martin-Achard Frédéric, « Une intériorité sans psychologie ? Étude sur trois romans de la vie intérieure (Kerangal, Lenoir, NDiaye) », Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 13, 2016, p. 11.

29 Ibid., p. 13.

30 Notons que Stéphane Bikialo pointe le même « tropisme » photographique dans Son nom d’avant (Bikialo Stéphane, « Hélène Lenoir : un minimalisme orchestré », art. cit., 2012, p. 262.

31 Tiberghien Gilles A., Notes sur la nature..., op. cit., 2005, p. 88.

32 Freud Sigmund, L’interprétation des rêves, Paris, Presses universitaires de France, 1973, p. 455-456.

33 Ibid., p. 455.

34 Ibidem.

35 Tiberghien Gilles A., Notes sur la nature..., op. cit., 2005, p. 47‑48.

36 Ibid., p. 85.

37 Ibid., p. 85-87.

38 Zenoni Alfredo, « Métaphore et métonymie dans la théorie de Lacan », Cahiers internationaux du symbolisme n° 31-32, 1976, p. 188.

39 Hiltenbrand Jean-Paul, « Appareil psychique », in Chemama Roland, Vandermersch Bernard (dir.), Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, coll. « Larousse in extenso », 2009, p. 70.

40 Zenoni Alfredo, « Métaphore et métonymie dans la théorie de Lacan », art. cit., 1976, p. 191.

41 Ibid., p. 189.

42 Tiberghien Gilles A., Notes sur la nature..., op. cit., 2005, p. 88.

43 Rabaté Dominique, Désirs de disparaître. Une traversée du roman contemporain, Rimouski, Tangence éditeur. Université du Québec à Rimouski. Université du Québec à Trois-Rivières, coll. « Confluences », 2015, p. 20.

44 Nitsch Wolfram, « Terrain vague : poétique des espaces urbains intermédiaires dans la littérature française contemporaine », traduction de Laurent Cassagnau, Viatica. L’art des autres, 2015, p. 2. En ligne : <http://viatica.univ-bpclermont.fr/l-art-des-autres/varia/terrain-vaguepoetique-des-espaces-urbains-intermediaires-dans-la-litterature-francaise-contemporaine>, consulté le 06.04.2017.

45 Broich Jacqueline et Ritter Daniel, « Terrain vague. Essai sur la topologie et la poétique de la friche urbaine », in Antoine Philippe et Nitsch Wolfram (dir.), Le mouvement des frontières : déplacement, brouillage, effacement, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, coll. « Littératures », 2015, p. 163- 164, nous soulignons.

46 Ibid., p. 167.

47 Nitsch Wolfram, « Terrain vague : poétique des espaces urbains intermédiaires dans la littérature française contemporaine », art. cit., 2015, p. 3.

48 Ibid., p. 4.

49 Ibid., p. 2.

50 Ibidem.

51 Broich Jacqueline et Ritter Daniel, « Terrain vague. Essai sur la topologie et la poétique de la friche urbaine », art. cit., 2015, p. 173-174.

52 Foessel Michaël, La privation de l’intime. Mise en scène politique des sentiments, op. cit., 2008, p. 4849.

53 Ibid., p. 50.

54 Ibid., p. 20.

55 Ibid., p. 49.

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Manon Delcour, «Terrain vague, cabane et demeure familiale dans Son nom d’avant, d’Hélène Lenoir», Phantasia [En ligne], Volume 10 - 2020 : Zones, passages, habitations. Les espaces contemporains à l’aune de la littérature, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1228.

Over : Manon Delcour

Université Saint-Louis – Bruxelles

UCLouvain – Louvain-la-Neuve

Manon Delcour a soutenu en mars 2020 une thèse intitulée Dispositifs de l’habitation : Jean Echenoz, Hélène Lenoir, Eugène Savitzkaya (UCLouvain). Ses recherches portent sur la littérature contemporaine de langue française, les dispositifs visuels et les enjeux de l’habitation dans la littérature ainsi que les rapports entre spatialité et énonciation. Elle a codirigé, avec Estelle Mathey et Alice Richir, un numéro des Lettres romanes intitulé Écrire après la fin : la logique spectrale à l’époque contemporaine (2016). Elle enseigne la grammaire française et l’expression écrite à l’Université Saint-Louis – Bruxelles (Faculté de traduction et d’interprétation Marie Haps).