Phantasia Phantasia -  Volume 11 - 2021 : Varia 

La raison « saisie par l’affect »
Une lecture de Giordano Bruno par Aby Warburg

Lara Bonneau

Agrégée de philosophie, docteure de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Lara Bonneau a soutenu en janvier 2019 une thèse de philosophie et d'esthétique intitulée "Lire l'oeuvre d'Aby Warburg à la lumière de ses Fragments sur l'expression" (à paraître aux presses du réel fin 2021). Elle est actuellement chercheuse à l'Académie des sciences de la République tchèque (FLÚ - AV ČR) et se consacre à la science de l'art germanique (Kunstwissenschaft) mais aussi, plus généralement, à la fonction des formes symboliques dans le processus d'individuation, puisant aux traditions allemande (Cassirer), tchèque (Patočka) et française (Simondon).   

 

Résumé

En 1928-1929 le philosophe Aby Warburg s’est intéressé de près à la cosmologie et à l’éthique de Giordano Bruno, attirant l’attention sur l’attachement du philosophe aux images mythologiques et à la pensée astrologique. Croisant la lecture du Spaccio della bestia trionfante et celle des Eroici furori, l’historien de l’art a interprété la révolution brunienne comme un mouvement d’arrachement à l’astrologie vers l’astronomie moderne et a souligné l’importance de « l’affect héroïque » dans ce processus de rationalisation. Revenant sur les étapes de l’interprétation de Bruno par Warburg, l’article montre que celle-ci éclaire un aspect fondamental de l’anthropologie historique de l’historien de l’art : l’idée selon laquelle, à la Renaissance, l’expérience passionnée transmise par les Pathosformeln de l’Antiquité tardive a autant contribué au surgissement du sujet moderne que la révolution scientifique copernicienne.

Index de mots-clés : Astrologie, astronomie, cosmologie, fureurs héroïques, image, inversion énergétique, métamorphose, mythe, pathos, rationalisation.

Abstract

In 1928-1929, the art historian Aby Warburg took a close interest in the cosmology and ethics of Giordano Bruno, drawing attention to the philosopher’s attachment to mythological images and astrological thought. Crossing the reading of the Spaccio della bestia trionfante with that of the Eroici furori, the art historian interpreted the Brunian revolution as a movement away from astrology towards modern astronomy and stressed the importance of the "heroic affect" in this process of rationalisation. Returning to the stages of Warburg’s interpretation of Bruno, the article shows that it sheds light on a fundamental aspect of the art historian’s historical anthropology: the idea that, in the Renaissance, the passionate experience transmitted by the Pathosformeln of late antiquity contributed as much to the emergence of the modern subject as the Copernican scientific revolution.

Index by keyword : Astrology, astronomy, cosmology, energetic inversion, heroic Frenzies, image, myth, pathos, rationalization.

Zusammenfassung

In den Jahren 1928-1929 beschäftigte sich der Kunsthistoriker Aby Warburg intensiv mit der Kosmologie und Ethik von Giordano Bruno und wies auf die Verbundenheit des Philosophen mit mythologischen Bildern und astrologischem Denken hin. Indem er die Lesart des Spaccio della bestia trionfante mit der der Eroici furori kreuzte, interpretierte der Kunsthistoriker die Brunianische Revolution als eine Bewegung weg von der Astrologie hin zur modernen Astronomie und betonte die Bedeutung des "heroischen Affekts" in diesem Rationalisierungsprozess. Der Artikel kehrt zu den Etappen von Warburgs Interpretation von Bruno zurück und zeigt, dass sie einen grundlegenden Aspekt der historischen Anthropologie des Kunsthistorikers beleuchtet : die Vorstellung, dass in der Renaissance die leidenschaftliche Erfahrung, die durch die Pathosformeln der Spätantike vermittelt wurde, ebenso zur Entstehung des modernen Subjekts beigetragen hat wie die wissenschaftliche Revolution der Kopernikaner.

Schlagwortindex : Astrologie, astronomie, bild, energetische, inversion, heroische leidenschaften, kosmologie, mythos, pathos, rationalisierung.

Introduction

1À l’automne 1928, un an avant sa mort, Aby Warburg entame avec son assistante Gertrud Bing un long séjour de recherche en Italie, consacrant la majeure partie de son temps à élaborer ce qui constituera pour la postérité à la fois un manifeste iconologique et un énigmatique testament : l’Atlas Mnémosyne1. Cet atlas d’images constitue le point d’aboutissement d’un long parcours. Il couronne d’abord la recherche iconographique de l’historien de l’art, celle qui consiste dans la mise en constellation des survivances des « formules de pathos » de l’Antiquité tardive, dans la cartographie de leurs migrations, dans la mise en relief des variations de leur traitement formel. Néanmoins, derrière ce travail ressortissant à l’histoire de l’art se tient un programme de recherche plus ample, maintes fois reformulé et jamais abandonné depuis ses premiers écrits théoriques : celui d’élaborer une « science de l’expression2 ». L’ambition est anthropologique et psychologique, l’historien de l’art veut forger ce qu’il qualifie de « psychologie historique3 » puis de « psychologie de l’orientation humaine4 » à partir d’une enquête sur les formes spécifiques d’expression symbolique que sont les formes picturales.

2C’est dans ce contexte que s’inscrit l’intérêt qu’il porte à l’histoire de l’astrologie et de l’astronomie, deux disciplines qui ont « fleuri sur le même tronc5 » avant de s’éloigner progressivement l’une de l’autre, sans perdre toutefois leur racine commune : la recherche par l’esprit humain d’une orientation dans le cosmos et en lui-même. Cet intérêt se reconfigure et se précise avec les années : Warburg entend comprendre comment les différentes formes d’expression symboliques se sont déployées et distinguées dans le temps, notamment comment la science s’est détachée de la religion et du mythe. À partir de 1928, c’est la question de savoir comment, à la Renaissance, l’idée d’un univers clos, hiérarchisé, anthropo- et géocentrique a pu être dépassée vers celle de l’univers infini conçu sur le modèle mathématique6 qui constitue l’un des fils conducteurs principaux de son travail. Warburg adopte à cet égard une perspective centrée sur le sujet conscient. Comment les hommes cultivés de la Renaissance sont-ils parvenus à se défaire de la croyance dans le caractère anthropomorphe du cosmos, cet univers divinisé décidant du destin des mortels, pour s’approprier une vision mathématique de celui-ci ? Et s’en sont-ils réellement défaits ? Le processus de rationalisation qui s’est enclenché à la Renaissance a-t-il signifié une rupture avec les forces irrationnelles et pathiques ? Comment comprendre alors que ce mouvement d’émancipation se soit accompagné à la même époque de résurgences très vives des Pathosformeln de l’Antiquité hellénistique dans l’iconographie ?

3Alors qu’il cherche à répondre à ces questions, Warburg fait une rencontre déterminante : celle des écrits de Giordano Bruno, ce penseur « à l’origine entièrement attaché à la sphère de la pensée magique » et qui « s’en arracha consciemment7 ». Le Nolain incarne pour Warburg l’oscillation entre deux types de rapports au monde : celui du Greifmensch8 de l’évidence magique et celui du Denkmensch9 de l’abstraction rationnelle. Parce qu’il remet en cause la stricte séparation entre astrologie et astronomie, le parcours à la fois ésotérique et philosophique de Bruno lui apparaît comme un nœud essentiel pour comprendre le basculement de la culture occidentale vers la rationalité moderne à la Renaissance.

4À la lecture des textes du moine philosophe, Warburg développe une thèse paradoxale : c’est « l’abandon héroïco-érotique au chaos et à la hylé » qui constitue « l’acte originel créateur de la sage réflexion qui produit l’espace de pensée10 ». Pour le dire autrement, l’attachement pathique de Bruno à la matière et à la puissance des impressions sensibles a constitué une étape essentielle et originaire de son accès à la compréhension rationnelle de l’univers infini.

5Le présent article entend revenir sur l’interprétation par Warburg des textes de Giordano Bruno11 pour comprendre le sens de cette thèse, et l’importance qu’elle revêt pour expliquer les transformations de la subjectivité qui ont lieu, selon l’historien de l’art, à la Renaissance. Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’attention spécifique que Warburg porte au rapport à la fois sensible et intellectuel de Bruno aux images : c’est dans ce rapport que se joue la tension entre l’attachement à la magie et à l’astrologie d’une part et la cosmologie rationnelle d’autre part. Cette tension, loin de constituer un antagonisme insoluble, témoigne d’un nouveau rapport du sujet à soi et au monde qu’il conviendra d’examiner avant de comprendre comment la liaison de l’iconographie mithriaque et du mythe de Phaéton aux Fureurs héroïques brunienne permet à Warburg de préciser son intuition selon laquelle les forces irrationnelles ne sont pas seulement des menaces pour l’accès aux Lumières, mais bien leur condition, soit comment l’« abandon érotico-héroïque au chaos et à la hylé » permet l’accès « à l’espace de pensée ».

1. Image divine, images humaines

6Lorsque Warburg s’engage dans la lecture du Spaccio della bestia trionfante, cela fait déjà de nombreuses années qu’il se consacre à la façon dont les motifs astrologiques et magiques12 ont pu constituer des « valeurs expressives énergétiques tendues à l’extrême13 » dans l’iconographie renaissante et dont ils se sont, pour cette raison, gravés dans la mémoire de l’humanité, faisant retour sous de multiples formes. L’historien de l’art est d’emblée frappé par l’importance du langage métaphorique et des figures mythologiques gréco-romaines dans la pensée de Giordano Bruno. L’hermétisme du philosophe14 et l’usage que ce dernier fait d’un corpus astrologique et magique hérité de la Grèce et de l’Égypte anciennes apparaissent à l’historien de l’art aussi dignes d’intérêt que ses traités métaphysiques et cosmologiques. L’importance que Bruno confère aux images et à leurs pouvoirs, les considérant à la fois comme un support de connaissance et de croyance, fait écho à la « science des images15 » que Warburg tâche pour sa part d’élaborer. Rappelons que, dans la cosmologie brunienne, l’image est une construction nécessaire quoique provisoire pour s’emparer d’un réel changeant, qui se dérobe ; sa stabilité et sa durabilité permettent un ancrage mémoriel. Mais c’est aussi le nœud qui articule l’intellect fini humain à l’intellect infini divin : la productivité de l’imagination humaine émane de celle de la nature et permet le passage de l’une à l’autre. Dans le De Umbris idearum16, Bruno développe un système mnémotechnique complexe de correspondances syllabes-mots développé sur le modèle des cercles concentriques de Raymond de Lulle17. Le système de relations qu’il élabore entre signes, images, mots et réalités sensibles est au départ arbitraire, destiné à faciliter le travail mnémotechnique. Cependant, ce système se trouve intégré à une pensée des correspondances entre l’esprit et le monde qui justifie le passage de l’un à l’autre18. Dès lors, les productions imaginaires permettant à la mémoire de retenir les rapports entre des éléments du réel sont pensées comme pouvant déchiffrer les correspondances à l’œuvre dans la nature selon un idéal magique qui s’enracine dans une tradition à la fois cabalistique et hermétique hérité de Marsile Ficin. La magie n’apparaît cependant pas tant comme un outil pour agir sur le réel chez Bruno, que comme la preuve d’une « continuité spirituelle de l’univers19 » et c’est en ce sens que les arts de la mémoire mettent en rapport l’esprit fini avec l’ensemble des phénomènes.

7Ce point fait directement écho à la façon dont Warburg pense l’image artistique : cette dernière est un intermédiaire entre le signe mathématique abstrait et l’immersion de l’esprit dans la matière20. Elle sert à élaborer une distance avec le réel, mais cette distance qui permet l’espace de pensée est susceptible d’être abolie dès lors que le sujet lui attache une croyance magique ou superstitieuse comme le confirme l’introduction à l’Atlas Mnémosyne :

Entre l’imagination qui s’empare de l’objet et la pensée conceptuelle qui le contemple à distance, se situe ce qu’on appelle l’acte artistique, qui n’est autre qu’une manipulation tactile de l’objet aboutissant à son reflet plastique ou pictural. Cette duplicité de l’art entre une fonction que l’on pourrait dire anti-chaotique – dans la mesure où la forme artistique implique un choix et une clarification des contours d’un objet singulier – et le culte que voue à l’idole créée celui qui la contemple, procède de ces embarras de l’esprit humain qui devraient constituer le véritable objet d’une science de la culture dévolue à l’histoire psychologique illustrée de l’intervalle séparant l’impulsion et l’action21.

8Par-delà la force impressive propre à certains motifs donnés lorsqu’il font appel aux expériences les plus intenses de la vie humaine, il faut souligner que le motif seul ne suffit pas à déclencher l’affect, le traitement formel qu’il reçoit est déterminant : c’est la raison pour laquelle la série de reprises et de déplacement d’un même motif peut voir le sens de ce dernier se transformer, voir s’inverser22. L’histoire des styles peut ainsi être considérée comme une histoire des variations énergétiques affectant certains motifs, ce qui constitue la colonne vertébrale de l’Atlas Mnémosyne. Ces variations peuvent entraîner le motif vers un pôle ou l’autre du psychisme : vers le pathos exalté de la phobie ou du désir ou vers la rationalité de l’espace de pensée. Toute image s’inscrit de surcroît dans une tradition vivante qui se transmet entre les générations et les peuples, et qui est susceptible d’être investie d’un sens nouveau au cours de ses pérégrinations géographiques et historiques : l’exemple des déplacements et appropriations des signes zodiacaux entre l’Orient et l’Occident que Warburg étudie notamment sur les fresques du Palais Schifanoia en 191223 en témoigne.

9Le Spaccio della bestia triomfante24 [L’Expulsion de la bête triomphante] de Giordano Bruno est exemplaire aux yeux de Warburg de la force impressive des images mais aussi de l’inversion énergétique de leur sens. Mettant en scène des figures mythologiques supports de croyances astrologiques, le texte désacralise – ou plutôt, pour le dire dans les termes de Warburg dé-démonise25 – leur puissance. Au moyen d’un traitement formel particulier, la satire, il témoigne du passage de la causalité figurative anthropomorphe – qui constitue à personnifier les forces naturelles en un panthéon divin – à la causalité rationnelle de la physique, soit le point de bascule et de naissance de la subjectivité occidentale moderne selon l’historien de l’art. Rappelons brièvement la trame du Spaccio : il met en scène la réforme entreprise par les dieux de l’Olympe pour se purifier de leurs vices. Le conseil des dieux est présidé par un Jupiter vieilli et inquiet de quitter la scène des représentations humaines. En assemblée plénière, les dieux décident de transformer la représentation du cosmos mythologique, en substituant des vertus abstraites (Vérité, Prudence, Sagesse) aux démons symboliquement attachés aux différentes planètes. La « bête triomphante », cette « armée disparate de tous les adversaires que Bruno a estimé opportun de combattre26 » désigne notamment l’ensemble des démons cosmiques craints et idolâtrés par les hommes superstitieux. Chassée du ciel, elle est remplacée par la représentation des vertus censées inspirer les hommes et guider leur action. Les notes de Warburg insistent sur le basculement ontologique qui advient dans cette auto-réformation des dieux mythologiques :

les dieux vieillissent /

réforment leur caractère sensoriel /

déplorent la vénération astrale de monstres célestes immoraux /

dont ils contestent le droit de propriété sur les étoiles (en fonction du nombre) /

(mutation et mise à la retraite des gouverneurs stellaires) /

constituent un exemple dans l’administration du destin par le raisonnement […] 

Les habitants du Ciel, par trop animés de pulsions pécheresses,

Se voient retirer le domicile de l’Olympe. Des figures spiritualisées (vertus) prennent leur place et les vices sont chassés : restent cependant missionnés pour la Terre.

Par ex. Persée, Héraclès, Eridan27.

10Renonçant à leur place dans le ciel (« leur droit de propriété sur les étoiles ») les divinités laissent la place à une administration humaine « par le raisonnement ». Il s’agit d’une cosmologie nouvelle où s’opère selon l’historien de l’art un basculement de l’astrologie à l’astronomie. En représentant les dieux comme des êtres de chair et de sang, soumis au passage du temps et donc au vieillissement, Giordano Bruno prend au sérieux l’idée que la « causalité divine » ou la « divinisation des causes » constitue une projection anthropomorphique. Rompant avec l’idée d’éternité, d’immortalité, de perfection, Bruno met en scène des dieux devenus humains, seulement humains, comme en témoigne la tirade jupitérienne suivante :

C’est ainsi que mon corps se dessèche et que mon cerveau s’amollit. Les tophus commencent à percer et mes dents à tomber ; ma peau jaunit et mon chef blanchit ; mes paupières s’alourdissent et ma vue baisse ; mon souffle s’affaiblit et ma toux redouble, mes fesses se durcissent et mon pas hésite28.

11Mais ce vieillissement n’est pas tant celui des divinités elles-mêmes que celui des croyances humaines qui les ont forgées et soutenues. Giordano Bruno souligne ainsi le fait que les divinités sont, en tant que symboles, soumises à des transformations au cours de leurs migrations historiques et géographiques : leur image perdure tandis que les valeurs dont elles sont porteuses, les significations dont elles sont la figuration, se modifient. Dans la fable, Jupiter souligne le caractère éphémère des symboles humains et des croyances qui s’y rattachent :

Pourquoi pleures-tu, Vénus ? Pourquoi ris-tu, Momus ? […] Vois donc chère sœur comme le temps triomphe traîtreusement de nous, combien nous sommes tous sujets à la mutation. Et ce qui nous afflige le plus, c’est que nous n’avons aucune certitude, ni aucun espoir de redevenir exactement celui que nous fûmes. Allons, et ne soyons plus les mêmes ! Et comme nous ne nous souvenons pas de ce que nous étions avant d’être ce que nous sommes, ainsi nous ne pourrons savoir ce que nous serons demain. C’est ainsi que s’en vont la crainte, la piété et la religion, l’honneur, le respect et l’amour que nous inspirons. Tout comme l’ombre du corps, ces sentiments s’éloignent après la force, la providence, la vertu ; la dignité, la majesté et la beauté nous abandonnent. Seule est immuable et immortelle la Vérité avec l’absolue vertu29 [.]

12Les Olympiens sont soumis à la vicissitude universelle comme le sont les hommes. Le temps ne triomphe pas seulement des figures démoniques et divines mais aussi des valeurs qui y étaient attachées. La » crainte » la « piété » la « religion » inspirées par ces icônes mythologiques s’étiolent avec la relégation terrestre de ces créatures démoniques, ce qui témoigne de l’importance de la présence sensible de l’icône pour la croyance. Le processus n’est cependant pas linéaire, ni univoque. Si le Nolain semble avoir une distance ironique vis-à-vis du démonisme païen, il n’en demeure pas moins imprégné par une tradition hermétique qui implique une croyance encore vivace dans la magie et l’occultisme30.

13Loin de considérer cela comme un défaut, Warburg y voit la marque typique de la réforme du sujet qui s’opère à la Renaissance. Ses conférences du début des années 1900 étaient déjà largement centrées sur ce thème. Que l’on pense à « l’art du portrait et la bourgeoisie florentine » (1902), à « Dürer et l’Antiquité italienne » (1905) ou encore à l’essai sur « les dernières volontés de Francesco Sassetti », toutes étaient consacrées aux métamorphoses du sujet sensible et conscient résultant de la revitalisation de motifs antiques païens dans l’art renaissant. Dans sa conférence de 1912 intitulée « Art italien et astrologie internationale au Palazzo di Schifanoia à Ferrare31 », Warburg avait plus particulièrement défendu la thèse selon laquelle le réinvestissement stylistique de motifs de l’astrologie hellénistique avait largement contribué à l’émancipation des peintres et des érudits de la Renaissance vis-à-vis de la gangue scolastique médiévale. C’est paradoxalement en puisant dans des sources païennes, supports de croyances superstitieuses, qu’un nouveau sens de soi et de nouvelles formes de rationalités avaient pu advenir. De même, le Spaccio nous rappelle que, derrière la réforme divine de la fable, il en va d’une réforme du sujet : Jupiter, Mercure, Vénus, Mars, Momus sont autant d’hypostases des facultés et vertus humaines. Le point décisif consiste pour Warburg dans le fait que la révolution scientifique a été précédée d’une réforme morale du sujet qui s’est opérée en grande partie dans les formes picturales, et grâce à elles.

2. L’articulation de la raison théorique et de la raison pratique

14La réforme du sujet sensible et moral qui advient dans le Spaccio apparaît à Warburg comme un geste précurseur de la révolution copernicienne de Kant : le déplacement de la focale de l’objet à connaître au sujet connaissant s’y opère d’une autre manière. C’est le sujet sensible, avec ses affects, qui doit être purifié pour accéder à un nouveau sens de soi : il passe du sentiment de soi encore marqué par la croyance phobique à la conscience de soi comme être séparé du réel et capable de sage contemplation, un passage qui constituera le socle de l’Aufklärung. L’œuvre de Bruno n’annonce cependant pas seulement le Kant de La Critique de la raison pure. Le Spaccio précède et prépare également, selon Warburg, la Critique de la Raison pratique. Dans son carnet dédié à Giordano Bruno32, à la date du 2 décembre 1928, il met en regard la réforme de la causalité anthropomorphe menée par Bruno et l’impératif catégorique kantien. Pour comprendre ce lien, il faut exposer une notion que Warburg et son assistante, Gertrud Bing, considèrent comme la clef de compréhension du Spaccio : la syndérèse – incarnée par Momus – dont ils soulignent l’importance dans leur journal de travail le 28 mars 1929 :

[C]et après-midi nous avons labouré Bruno en tout sens et réussi à force de persévérance […] à mettre au jour la signification décisive de la syndérèse. Momus comme conscience européenne, ironique et profane33.

15Comme Christopher D. Johnson l’a noté dans Memory, Metaphor and Aby Warburg’s Atlas of Images, Gertrud Bing souligna dans l’édition allemande des Fureurs héroïques que possédait Warburg le passage suivant : « La volonté humaine est le commandeur des instincts (Triebe) et de la pensée. Elle se tient sur le pont arrière du bateau de l’existence, et mène, à l’aide du gouvernail de la raison, les instincts et sentiments intérieurs à travers les vagues des vicissitudes et des conditions extérieures34 » et ajouta en marge : « Sinteresis / siehe /ed. Gentile / II p. 13 n° 2 », en référence à l’édition du Spaccio della Bestia trionfante dirigée par Giovanni Gentile, dans laquelle ce dernier avait justement souligné le caractère décisif de la syndérèse :

Le jour, donc, au cours duquel on célèbre dans le Ciel la fête de la Gigantomachie (un symbole de la guerre continue, sans trêve, que l’âme mène contre les vices et les affects désordonnés) ce père (c’est-à-dire Jupiter) entend mettre à exécution ce qu’il a depuis un moment déjà proposé et déterminé. Il est dans la situation d’un homme qui a tout d’abord été invité à changer sa manière de vivre et ses habitudes par une certaine lumière, qui se trouve en haut du mât, dans les voiles les plus hautes (hunier) ou encore dans la poupe de l’âme, une lumière qui est appelée syndérèse par certains, et est presque toujours représentée ici par Momus35. (notre traduction)

16Gertrud Bing souligne que la syndérèse a sous la plume de Giordano un sens particulier, distinct du sens scolastique dont il convient de rappeler brièvement l’histoire. À partir du xiie siècle, date à laquelle apparaît le premier traité spécifique de la syndérèse36, cette dernière désigne la pointe de l’âme, ou l’étincelle de la conscience qui incline tout homme vers le bien. Cependant, dès le xiiie siècle deux traditions s’opposent : « pour Saint Bonaventure, la syndérèse est la volonté considérée comme tendance naturelle au bien moral ; pour saint Thomas d’Aquin, c’est la raison pratique en tant qu’elle dicte les règles fondamentales de la conduite37. » Comment Giordano Bruno se situe-t-il vis-à-vis de cette double tradition ? Dans l’édition du Spaccio della bestia trionfante de Giovanni Gentile que lisent Aby Warburg et Gertrud Bing apparaît cette remarque :

La Sindérèse ou sintérèse, un terme scolastique à l’étymologie double, fut adoptée pour désigner la conscience dans un sens éthico-religieux. Dans la Lampas triginta statuarum de Bruno, c’est ainsi qu’est nommé l’âme en général, laquelle tient la barre, et se présente comme le pilote de la structure tout entière : elle commande à toutes choses leur mouvement, aux nerfs leurs vibrations, et fait obéir les muscles. Si vous voulez, elle apparaît comme quelqu’un agissant librement et administrant son propre travail38.

17Chez Bruno, le caractère éthique de la syndérèse, cette pointe de l’âme qui connaît intuitivement le bien et le mal, est délié de sa dépendance à un Dieu anthropomorphe et devient l’expression de l’autonomie de la volonté humaine. Rappelons-le, Dieu n’est pas considéré comme une volonté transcendante : la puissance divine se déploie tout entière et de manière infinie, dans ses effets, et la bonté et justice divine ne constituent rien d’autre que leur auto-déploiement39. La métaphore du vaisseau commandé par un pilote indépendant, « agissant librement et administrant son propre travail », qualifie donc la volonté qui décide par elle-même de la direction qu’elle va suivre. Bruno prolonge ainsi la définition de Saint Thomas d’Aquin selon laquelle la syndérèse équivalait à la raison pratique. On comprend de la sorte pourquoi Warburg fait d’elle l’ancêtre de la morale kantienne fondée sur l’autonomie de la raison. Il convient cependant de noter que la syndérèse incarnée dans le Spaccio par Momus, cette conscience naturelle du bien, s’accompagne toujours, au plan de l’action, de la sanction de Jupiter, qui représente la « faculté de discerner, de juger et de choisir ». Ce qui rapproche donc la morale brunienne de l’impératif moral kantien est l’autonomie du sujet moral, cependant, comme l’a souligné J.-Roger Chardonnel, l’une des idées capitales du Spaccio est que « l’essence du bien moral, nous ne la trouvons pas dans la pensée […] ni même dans l’intention, mais dans les résultats objectifs d’une activité pratique ; ou du moins ce sont ces résultats seuls qui nous permettent de la connaître ou d’en juger40 » (nous soulignons), ce qui exclut toute assimilation de Bruno à un précurseur pur et simple de Kant. Le Spaccio marque néanmoins le passage d’une croyance à l’extériorité des valeurs (figurées dans la fable par des vertus attachées symboliquement par les anciens dieux aux planètes) à une morale située au cœur de la rationalité individuelle. Ce faisant, l’œuvre de Giordano Bruno semble préfigurer celle de Kant en tant qu’elle relie la conscience de la loi morale à la contemplation du ciel étoilé41, image de l’Un-Tout qui se déploie, chez Bruno, dans l’infinité des mondes.

18L’autonomie du sujet moral et intellectuel ne se joue pas seulement dans le Spaccio, elle constitue également le thème central des Fureurs héroïques42, le deuxième dialogue auquel Aby Warburg et son assistante Gertrud Bing se consacrent attentivement. Ernst Cassirer a affirmé au troisième chapitre d’Individu et cosmos que ce traité du Nolain témoignait d’un sens de soi tout à fait nouveau :

Pour Bruno, c’est précisément la dignité intellectuelle et morale de l’homme, son concept de la personne qui exige un nouveau concept de monde. Partout dans la proclamation de la vision cosmologique on sent cette passion subjective ; partout dans son œuvre, l’accent véritable est mis bien moins sur l’univers que sur le moi qui instaure en soi cette vision de l’univers. La nouvelle vision du monde se présente intégralement sous la forme d’une nouvelle impulsion, d’un élan et d’un jaillissement nouveaux. L’homme ne trouve son vrai moi qu’en attirant en soi l’infinité du Tout et en élargissant son être réciproquement jusqu’à l’infini43.

19Cette perspective concorde avec celle de Warburg44, qui enquête sur ce changement de paradigme scientifique (de ce qu’il nomme la « causalité par l’image » à la « causalité par le signe45 ») en traquant les modifications qui se produisent dans le rapport sensible du sujet au monde. Ce rapport à la fois impressif et expressif s’exprime de manière exemplaire dans les images, qui elles-mêmes participent du sensible. L’élargissement du moi jusqu’à l’infini, cette intuition passionnée qui seule permet d’accéder au divin, là où l’intellect demeure prisonnier de sa finitude, se traduit dans les Fureurs héroïques comme dans le Spaccio par un usage spécifique des images et figures mythologiques. Un double motif y prédomine : celui de l’ascension et de la chute du philosophe « furieux ». Or, ces images de l’ascension et de la chute sont des éléments clés de l’iconologie warburgienne comme en témoignent les nombreuses planches de l’Atlas Mnémosyne qui leur sont consacrées46. Ce sont deux formules de pathos qui constituent le socle commun des religions à mystère et qui, sous leurs différentes guises grecques, persanes, mithriaques ou chrétiennes, ont un sens sotériologique. La lecture de Bruno permet à Warburg de donner une nouvelle interprétation à ces motifs, une interprétation déterminante pour son enquête génétique et psychologique sur la subjectivité occidentale moderne. Bruno lui permet en effet de dépasser définitivement l’idée selon laquelle le pathos et la rationalité entretiennent un rapport agonistique dans lequel l’un devrait nécessairement céder sa place à l’autre. Se font jour non seulement l’idée selon laquelle il existe entre eux un éternel mouvement de balancier, mais aussi, plus importante, l’idée selon laquelle l’énergie du désir, aussi chaotique soit-elle, nourrit la raison et rend possible l’accès à la rationalité.

3. Ascension et chute : Bruno et l’iconographie mithriaque

20Dans les Fureurs héroïques, la structure polaire de la pensée brunienne, entre tendance magique-mystique et rationalité critique, se traduit par une représentation dans l’espace : la chute (ou rechute) et l’élévation vers le cosmos symbolisent les deux voies qui mènent ou à l’immersion dans la matière de créature bestiale ou à l’illumination rationnelle du philosophe « furieux ». Warburg écrit à ce propos dans son journal, le 1er janvier 1929 :

Une journée morne et pluvieuse, sans sortie […] s’achevant sur une note d’espoir grâce à la lecture des Eroici furori de Giordano Bruno ; c’est qu’il faut en passer par les catacombes de son imprévisible et farouche pensée logique pour accéder à cette hardiesse logique et supra-personnelle de son cœur héliotrope : « Chi quel ch’annoia et quel che mi piace47 ».

21Le segment que nous soulignons dans cet extrait est crucial, aussi énigmatique et poétique semble-t-il au premier abord. Il nous faut élucider le sens de ces « catacombes de la pensée logique » mais aussi comprendre la façon dont Warburg considère l’accès de Bruno à la vérité de l’héliocentrisme, cette vérité « supra-personnelle », comme celle d’un cœur héliotrope, soit, l’on peut supposer, comme le fruit d’une expérience affective et intime du philosophe. Revenons d’abord pour cela sur le contexte dans lequel l’historien de l’art lit les Fureurs héroïques. Warburg s’intéresse à Giordano Bruno simultanément à la recherche qu’il mène sur le culte à mystère mithriaque et les « cycles de l’ascension de l’âme » dans l’iconographie païenne et chrétienne. Dans une lettre adressée à Toni Cassirer, Warburg définit ainsi le but de son séjour à Rome, à Capoue et à Naples :

J’avais entrepris ce voyage pour étudier les cycles de l’ascension mystique de l’âme, en partant de Rimini : et me voilà conduit, de manière surprenante et proprement miraculeuse – à comprendre non seulement l’ascension de l’âme mais également sa chute comme des fonctions persistantes du patrimoine antique48.

22Ces fonctions persistantes du patrimoine antique se présentent notamment sous la forme de deux mythes ayant survécu dans l’iconographie par-delà la domination du christianisme et s’étant transmis en raison de leur forte prégnance symbolique, de leur forte charge pathique : le mythe de Mithra et celui de Phaéton. C’est dans ce contexte que Warburg lit les Fureurs héroïques et ce n’est pas sans conséquence sur l’interprétation qu’il en propose.

23On connaît le mythe de Mithra par l’iconographie conservée sur les parois des temples consacrés au culte qui lui était rendu : Mithra, dieu autogenitus qui s’est arraché lui-même au chaos, est dépêché sur terre par Hélios – Sol dans la tradition romaine – pour vaincre le mal. À cette fin, il doit descendre dans une grotte et tuer un taureau dont le sacrifice doit libérer la vie et régénérer la terre. Mithra est généralement représenté dans le combat qu’il mène contre le taureau, et dans la mise à mort de celui-ci. S’ensuit une ascension vers le ciel au cours de laquelle Mithra devient le dieu Sol lui-même, un Sol-Invictus, à la fois invaincu et invincible, ce dieu solaire dont il n’était que le messager. Il est alors représenté sur un char solaire, et son ascension symbolise la gloire, la puissance et la fécondité, la semence du taureau tué permettant la régénération du monde. À la fin de l’année 1928, Warburg s’engage dans l’étude de ce mythe, en étroit dialogue avec son assistant Franz Saxl resté à Hambourg et qui publie plus tard une étude consacrée au mithriacisme49. La planche 8 de l’Atlas Mnémosyne met en regard les représentations de Mithra que Warburg a découvertes dans les temples consacrés au dieu (au Mithraeum de Capoue, à Ostie, et à l’église San Clemente de Rome), mais aussi à la lecture du livre de l’archéologue Friedrich Behn consacré au Mithraeum de Dieburg50 en Allemagne, ainsi qu’à celle des Mystères de Mithra (1913) de Franz Cumont51. Grâce à une étude précise des variations de détail qui distinguent les différentes représentations de Mithra : positions des corps, vêtements, présence des signes zodiacaux autour du dieu, dramaturgie de la mise à mort du taureau, Warburg met en évidence les différentes couches historico-culturelles qui ont influencé le récit de cette tauroctonie : les influences mythologiques grecques, indiennes et persanes notamment52. Cette enquête iconographique le met sur la piste de Phaéton. En lisant l’étude de Friedrich Behn consacrée au mithraeum de Dieburg, Warburg a en effet pris connaissance de l’existence dans le temple d’une pierre pivotante : l’un des reliefs de cette pierre présente le mythe de Mithra, et son envers le mythe de Phaéton. L’historien de l’art fait alors l’hypothèse suivante : lors des rites d’initiation au culte de Mithra, la chute de Phaéton était présentée aux jeunes adeptes avant l’ascension glorieuse de Mithra en Sol, les deux mythes se présentant comme des doubles complémentaires symboles de la perte et de la rédemption :

L’idée que le pivot du relief de Dieburg est un symptôme cérémoniel (double image pivotante mettant en contraste le fils du Soleil perdu (Phaéton) et le fils rédempteur) convainc totalement [Franz Cumont]. Il y en aurait de semblables à Trente et Heddernheim53.

24Comme Dorothea McEwan l’a montré54, Mithra et Phaéton symbolisent pour Warburg l’envers et l’endroit d’une même disposition phobico-désirante de l’âme. Cette disposition conditionne l’oscillation du psychisme entre la croyance en soi-même, en ses propres pouvoirs et la crainte des puissances du destin. L’ascension glorieuse de Mithra est le symbole d’une lutte à la fois éthique – dans l’éradication du mal – et ontologique – l’apothéose de Mithra en Sol/Hélios symbolisant également le devenir-divin de l’homme – là où le mythe de Phaéton met en garde contre la présomption humaine défiant les puissances célestes.

25À la lecture du mythe de Phaéton tel qu’Ovide le présente dans les Métamorphoses, on est frappé par l’importance de la notion de distance entendue comme ce qui assure la stabilité et l’équilibre de l’ordre humain et cosmique. Phaéton le mortel a obtenu de son père le divin Phœbus le privilège de conduire son char. Toutefois, Phœbus n’a accédé à cette requête que pour ne pas manquer à sa parole, et c’est avec un désarroi manifeste qu’il confie les rênes de son char solaire. Il met en garde son fils par les mots suivants :

Si tu t’égares trop haut tu brûleras les célestes demeures ; trop bas, la terre ; le milieu est pour toi le chemin le plus sûr. Prends garde que tes roues, trop à droite, ne te fassent dévier vers les nœuds du Serpent, ou que, trop à gauche, elles ne te conduisent vers la région basse de l’Autel ; gouverne à égale distance de l’un et de l’autre ; j’abandonne le reste à la Fortune. Je souhaite qu’elle te vienne en aide et qu’elle veille sur toi mieux que toi-même55.

26On connaît la suite : Phaéton se montre incapable de diriger les chevaux piaffant de son père, le char solaire échappant à son contrôle se renverse et finit par incendier la terre. La menace qui pèse sur les êtres vivants et sur le monde lui-même est alors formulée par la Terre, dans une adresse implorante à Phœbus : « Vois, Atlas lui-même qui souffre et peut à peine soutenir sur ses épaules l’axe du monde incandescent. Si la mer, si la terre, si le palais du ciel périssent, nous retombons dans la confusion de l’antique chaos. Arrache aux flammes ce qui subsiste et veille au salut de l’univers56 ». La crainte de « retomber dans la confusion de l’antique chaos » fait écho non seulement à la recherche iconographique de Warburg mais aussi plus largement à son enquête psychologique. Le mythe exprime en effet explicitement la menace de l’absorption dans la matière et du retour au chaos qui signent l’abolition non seulement de l’espace de vie mais aussi de l’espace de pensée. Le ressort principal du mythe est la difficulté à tenir la bonne distance, ce qui fait directement écho au fragment 189 des Fragments sur l’expression (6 juin 1891) :

Pensée et éloignement. La faculté de juger est le produit de la distance effective entre sujet et objet, dès lors que cette distance est ressentie chez le sujet comme un éloignement. La puissance du jugement s’étend à proportion que s’intensifie le sentiment d’être éloigné de l’objet. La capacité de juger consiste à lier dynamiquement les objets. Il faut distinguer entre jugements de possession et de désignation. Les premiers indiquent l’oubli de l’éloignement. La production artistique se situe entre les deux57

27Mithra et Phaéton apparaissent comme des contraires complémentaires qui témoignent de la difficulté qu’éprouvent les êtres humains à se situer entre ciel et terre, entre le désir d’ascension, compris dans une perspective sotériologique, et le vertige de la chute dans l’abîme qui signifie aussi le chaos de l’absence de distance.

28Comment Warburg fait-il coïncider ces figures de la chute et de l’ascension, cette tension entre le terrestre et le céleste, avec la cosmologie brunienne et les Fureurs héroïques ? Revenons à la phrase énigmatique citée précédemment par laquelle Warburg désignait Bruno :

C’est qu’il faut en passer par les catacombes de son imprévisible et farouche pensée logique pour accéder à cette hardiesse logique et supra-personnelle de son cœur héliotrope58

29Les catacombes de la pensée logique peuvent certes apparaître comme une image mithriaque de la lutte souterraine et intérieure menée contre les pouvoirs terrestres pour la vérité et la « hardiesse logique et supra-personnelle du cœur héliotrope » figurer l’apothéose de celui qui a vaincu et peut désormais se tourner librement vers le ciel, dans une affirmation de soi qui ne craint plus les puissances du destin. Mais il faut faire appel à un autre mythe pour comprendre comment Warburg identifie le parcours de l’héroïque furieux à l’ascension solaire de Mithra. Cherchant à « décrire les chemins de l’amour héroïque, alors qu’il tend à son propre objet, à savoir le souverain bien, et de l’intellect héroïque, alors qu’il s’évertue à atteindre son propre objet, qui est la vérité première ou le vrai absolu59 », Giordano Bruno se réfère au mythe d’Actéon pour expliquer la conversion qu’opère le « philosophe furieux » dans la découverte de la vérité du principe efficient régissant le cosmos :

Dans les bois le jeune Actéon, alors que le destin l’engage sur la voie douteuse et imprudente, détache mâtins et lévriers et les lance aux traces des bêtes sauvages.

Or voici qu’au sein des eaux il voit le plus beau buste et le plus beau visage que puisse voir œil mortel ou divin – pourpre, albâtre et or pur. Il l’a vu, et le grand chasseur est devenu gibier.

Le cerf qui, vers les fourrés plus épais, dirigeait sa course plus légère, fut bientôt dévoré par la meute nombreuse de ses grands chiens.

Ainsi je lance mes pensers sur la proie sublime, et mes pensers retournés contre moi me font mourir sous leurs dents cruelles60.

30Warburg lit ce passage à Naples le 8 mai 192961. Selon lui, ce mythe doit être interprété comme le révélateur de l’ambiguïté fondamentale de toute accession au savoir. L’intellect est chasseur, selon le commentaire que Giordano Bruno en donne lui-même, dès lors qu’il « convertit en soi les objets qu’il appréhende62 », il leur « donne forme et les proportionne à sa capacité63 ». Le Nolain souligne cependant qu’il est également proie : « il le devient par l’opération de la volonté, par l’acte de laquelle lui-même se convertit en son objet » et dès lors que « l’amour transforme et convertit en la chose aimée64 ». On observe ainsi un double mouvement de conversion de l’objet en soi et de soi dans l’objet désiré. Comment parvient-on de la sorte à la connaissance de Dieu, ce principe unitaire et infini de tout principié ? Le passage s’opère ainsi :

Tu sais bien que l’intellect appréhende les choses intelligiblement, id est selon son mode ; et que la volonté poursuit les choses naturellement, c’est-à-dire selon la raison par laquelle elles sont en soi. Ainsi Actéon, avec ses pensers, ses chiens qui cherchaient en dehors de lui le bien, la sagesse, la beauté, la bête sauvage, l’atteignit par ce moyen, et, une fois en sa présence, ravi hors de lui par tant de beauté, devint lui-même proie, se vit converti en ce qu’il pourchassait ; il s’aperçut alors que de ses pensers, de ses chiens, lui-même devenait la proie convoitée, car ayant déjà contracté en lui la divinité, il n’était point nécessaire de la chercher hors de lui65.

31L’accès à Dieu ne saurait s’effectuer immédiatement, dans une saisie intuitive intellectuelle. Rappelons que les Fureurs héroïques ont comme horizon les dialogues métaphysiques De la cause et De l’infini. Au début du cinquième dialogue du traité De la Cause, l’univers est présenté comme immuable en tant qu’infini contenant tout, à la fois l’actuel et le virtuel, le possible et le réel. En ce sens, il ne fait pas l’objet d’une création et c’est pourquoi le Dieu du Nolain se confond, en tant que principe, avec son principié. La cause est tout entière dans l’effet66. Si l’Un-Dieu contient tout, ne peut pâtir, n’est pas sujet à l’altération, il n’en va toutefois pas de même des choses particulières, qui sont elles animées d’un perpétuel changement, leurs éléments s’unissant et se composant en des touts plus grands avant de se désagréger pour se composer à nouveau. Bruno défend ainsi un modèle atomistique dans lequel rien ne se maintient à l’identique, où tout est soumis à une constante métamorphose, non seulement dans l’ordre de la physis mais aussi dans l’ordre du microcosme qu’est le monde social humain. Cette loi de la composition et de la dégradation est celle du devenir qui affecte toute chose :

Ainsi toutes choses en leur genre connaissent-elles toutes les vicissitudes de la domination et de l’asservissement, du bonheur et du malheur, de l’état qu’on appelle vie et de celui qu’on appelle mort, de la lumière et des ténèbres, du bien et du mal67.

32Mais cette loi de la vicissitude ou de la dégradation universelle, du changement permanent, s’accompagne par ailleurs d’une pensée de la nature ou de Dieu comme principe unique, faisant coïncider l’un et le multiple à un niveau supérieur que Bruno hérite à la fois de Plotin68 et de Nicolas de Cues. Comme le souligne Cassirer dans Individu et Cosmos69, ni l’intellect ni les sens de la créature finie qu’est l’homme ne sont capables de saisir l’infinité de l’Un-Tout dans une intuition. C’est par un mouvement d’amour, par une élévation érotique et esthétique que le Furieux s’élève à l’intuition de l’infini. Cette élévation le conduit à une transsubstantiation divine qui rappelle l’apothéose de Mithra en Sol et que Bruno formule ainsi dans le Banquet des cendres :

En cet état, l’esprit vient à perdre l’amour et l’affection de toute autre chose tant sensible qu’intelligible, il devient lui-même lumière et par conséquent se transforme en un dieu : car la divinité, il la contracte en lui – étant lui-même en Dieu, en raison de l’effort par lequel il pénètre (autant qu’il se peut) la divinité ; et Dieu étant en lui, du fait qu’après avoir pénétré la divinité, il en arrive à la concevoir, à l’accueillir (autant que faire se peut), à la comprendre dans son concept70.

33De même que Mithra devient le dieu-Sol dont il n’était que le messager, un basculement ontologique s’opère pour celui qui, dans les termes de Bruno, accueille en soi la divinité. Warburg rappelle cependant que Phaéton n’est pas loin : le philosophe Furieux demeure un être fini qui ne saurait se maintenir dans l’héroïque fureur de manière pérenne. La chute succède à l’ascension dans un mouvement vicissitudinal perpétuel71. Le mouvement d’ascension est toujours le résultat d’une lutte contre les puissances terrestres. Comme l’a souligné Saverio Ansaldi, le furieux héroïque s’oppose au sage aristotélicien en ce qu’il ne se contente pas de contempler la vicissitude qui s’offre à ses yeux dans l’univers mouvant mais « pense et agit dans la contrariété72. En ce sens, le philosophe furieux fait l’expérience paradoxale d’un attachement à la matière et à la vie passionnelle qui n’interdit pas l’accès à l’illumination intellectuelle : « l’expérience de la contrariété et de la vicissitude universelle des choses marque ainsi en profondeur la vie du furieux, d’où ses déchirements et ses passions, qui affectent aussi bien son âme que son corps73 ».

34Giordano Bruno emprunte le terme de Furor à Marsile Ficin74, qui traduisait la mania platonicienne. C’est dans une lecture de Platon à la fois plotinienne75 et ficinienne que le Nolain va chercher les outils qui lui permettent de penser le chemin que doit parcourir l’esprit pour s’élever jusqu’à la vérité, ce qui apparaissait déjà dans le De umbris :

Plotin conçut l’échelle par laquelle on s’élève au principe comme consistant en sept degrés (auxquels nous en ajoutons deux). Entre eux tous, le premier est la purification de l’âme. Le second, l’attention. Le troisième, l’intention. Le quatrième, la contemplation de l’ordre. Le cinquième, le rassemblement des rapports à partir de l’ordre. Le sixième, la négation ou séparation. Le septième, le désir. Le huitième, la transformation de soi en la chose. Le neuvième, la transformation de la chose en soi. Ainsi s’ouvre le passage, l’accès et l’entrée vers les ombres et les idées76.

35Giordano Bruno emprunte à Plotin le mouvement circulaire d’ascension graduelle par lequel l’âme s’élève jusqu’au principe de toute chose. Or les trois derniers degrés qu’il souligne (« le désir » / « la transformation de soi en la chose » / « la transformation de la chose en soi ») correspondent à ce que Warburg décrit comme une pulsion à première vue contradictoire, sous l’effet du désir, d’absorption (« transformer la chose en soi ») qui est aussi un dessaisissement revenant à une dissolution du soi dans la matière. Dans les Fragments sur l’expression, cette pulsion de dissolution de soi dans l’être caractérisait le stade symbolique du mythe et de la religion77. À la faveur de la reprise par Bruno de cette idée plotinienne se fait jour pour Warburg une pensée nouvelle, selon laquelle ce n’est que dans un mouvement de déprise du soi intellectuel, dans l’abandon à la puissance du désir, que le sujet peut s’élever jusqu’à la connaissance de l’infini. Loin d’être une archaïque pulsion de retour à la matière, la dissolution ou perte de soi dans l’infini devient condition de l’accès à l’espace de pensée. Nous pouvons alors revenir à la caractérisation de Bruno par Warburg que nous avons mentionnée de manière liminaire :

Bruno.

L’acte d’abandon héroïco-érotique au chaos et à la Hylé.

L’acte originel créateur de la sage réflexion [Besonnenheit] qui produit un espace de pensée78.

36Bruno est pour Warburg celui qui passe par les catacombes de la pensée païenne pour s’élever à la rationalité sous l’emprise de son cœur héliotrope. C’est bien un mouvement d’amour qui fait s’élever l’intellect brunien à la connaissance du principe de tout chose, mais ce mouvement ne s’effectue pas sans difficulté, il résulte d’une lutte « héroïque » comme le souligne Gertrud Bing dans le journal romain :

De là vient que l’affection du furieux est tout entière équivoque, divisée, tourmentée, et qu’il lui est plus facile d’incliner vers le bas que de s’efforcer vers le haut ; car l’âme, située dans une région inférieure et hostile, reçoit en partage, bien loin de sa patrie naturelle, un domaine où ses forces sont diminuées79.

37L’expérience de l’arrachement à soi est aussi celle d’une transmutation, d’une conversion dans laquelle se joue l’autonomie de la pensée. Mais ce n’est que mue par l’affect que la raison parvient à s’élever : l’affect apparaît ici comme une puissance qui peut emprunter une direction (la phobie, la terreur) ou l’autre (l’amour, l’enthousiasme) et dans des termes de Warburg qui évoquent la coïncidence des opposés cusaine dont Bruno était le premier héritier, connaître un « renversement énergétique du sens80 ». C’est également la raison pour laquelle il est vain de chercher à supprimer l’un des pôles de l’expérience humaine, celui de l’expérience pathique, pour accéder à l’illumination rationnelle. La Renaissance est la période qui témoigne de la fécondité de cet antagonisme pour la pensée même : l’amour héroïque, pétri de pathos, inaugure et accompagne la grande révolution scientifique de la modernité.

38En conclusion, dans ce processus de métamorphose de soi, le Furieux fait selon Warburg l’expérience de la tension entre phobie et sage contemplation. Le furor a pour effet une conversion ; c’est en proie à l’enthousiasme que le philosophe peut paradoxalement accéder à l’autonomie de la pensée. La figure de Giordano Bruno permet donc à Warburg de confirmer l’idée que l’accession à l’autonomie rationnelle passe par la transformation et non la suppression des impressions phobiques. L’historien de l’art interprète la métamorphose d’Actéon dans les Fureurs héroïques comme un « acte intuitif de total abandon à la contemplation81 » mais n’oublie pas que le Furieux continue de faire partie de ce monde de la vicissitude auquel il s’est provisoirement arraché. En ce sens, Bruno témoigne pour Warburg de ce que la rationalité et le pathos sont les deux pôles d’une oscillation perpétuelle, qualifiée dans les Fragments sur l’expression de « ewige Wippe82 ». Le mouvement d’élévation vers l’évidence intellectuelle ne peut être conquis que par une victoire renouvelée contre les forces qui la menacent. Or ce sont paradoxalement ces forces-mêmes qui donnent au psychisme l’énergie nécessaire à la recherche de la vérité. Ce registre énergétique permet d’articuler la vie et la pensée. Dans ce cadre, les images mythiques et artistiques participent de manière exemplaire de la construction du sujet : elles se situent à mi-chemin entre les images forgées par l’imagination et les ustensiles techniques permettant la manipulation. Elles sont le témoignage patent de l’oscillation entre superstition et rationalité, entre la phobie qui écrase la distance et le désir d’élévation qui fait accéder le sujet à l’auto-conscience. La révolution cosmologique qui s’opère à la Renaissance ne signifie donc pas une rupture avec les forces pathiques mais bien un reflux et une transformation énergétique de ces forces.

Notes

1 Voir pour l’édition française : Warburg (A.), Atlas Mnémosyne, Paris, L’Écarquillé, 2012.

2 Nous renvoyons au titre donné à l’ensemble de fragments qu’il consigne de 1888 à 1903 et dont il confie notamment à Edgar Wind et Ernst Cassirer en 1929 qu’ils constituent la matrice théorique de l’ensemble de son œuvre : les « Grundlegende Bruchstücke zur Ausdruckskunde ». Voir pour la traduction française : Warburg (A.), Fragments sur l’expression, trad. fr. S. Zilberfarb, Paris, L’Écarquillé, 2015.

3 Warburg (A.), Essais florentins, Paris, Klincksieck, 2003, p. 215.

4 Warburg (A.), Fragments sur l’expression, op. cit., Introduction, p. 20.

5 Warburg utilise à de nombreuses reprises cette expression qu’il emprunte à l’écrivain romantique allemand Jean Paul. Voir Jean Paul, Vorschule der Ästhetik, München, Holzinger, 1963[1804], p. 184.

6 Il écrit ainsi dans le Journal de la KBW : « notre tâche principale est de comprendre comment à partir de l’espace ascensionnel de l’âme, conçu comme stéréométrique, a pu se développer l’espace infini (espace de la pensée mathématique et psychotechnique) ». Warburg (A.), Miroirs de faille, p. 12.

7 Ce sont les mots prononcés par Cassirer lors de l’éloge funèbre d’Aby Warburg, voir pour la traduction française Cassirer (E.), Écrits sur l’art, Paris, Éditions du Cerf, 1995, p. 59.

8 Warburg (A.), Fragments sur l’expression, op. cit., p. 272, glossaire, p. 309

9 Idem.

10 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 200.

11 Nous étudierons pour cela des textes longtemps demeurés dans le Nachlass de l’auteur, peut-être en raison de leur caractère à première vue sibyllin, mais qui, au même titre que les Fragments sur l’expression ou les volumes de fragments qui devaient accompagner l’Atlas Mnémosyne, font partie de la trame théorique suivie par l’historien de l’art en filigrane de ses travaux iconographiques. Il s’agit notamment du « Carnet Giordano Bruno », publié en français dans Warburg (A.), Miroirs de faille, p. 153-204.

12 Voir notamment Warburg (A.), « Art italien et astrologie internationale au Palazzo di Schifanoia di Ferrara », Essais florentins, op. cit., p. 215 et suivantes.

13 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 116.

14 Aby Warburg ouvre la voie aux recherches qui seront entreprises dans les années 1960 par Frances A. Yates, notamment à une lecture du Nolain mettant en évidence l’attachement du philosophe à l’occultisme, à la magie et à la pensée hermétique. Voir Yates (F.A), Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, Chicago, University of Chicago Press, 1964 et Yates (F.A), The Art of Memory, London, Routledge and Kegan Paul, 1966.

15 Warburg (A.), Fragments sur l’expression, op. cit., fragment 56, p. 74.

16 Bruno (G.), De umbris idearum, Opera latina conscripta, Florence, Le Monnier, 1879-1891, II, I.

17 Yates (F.A.), The Art of Memory, p. 173 à 320.

18 Ibid., p. 254 : « Si l’esprit de l’homme est divin, alors l’organisation divine de l’univers est en lui, et un art qui reproduit l’organisation divine dans la mémoire exploitera les pouvoirs du cosmos qui sont en l’homme lui-même. Lorsque les contenus de la mémoire seront unifiés, la vision de l’Un commencera à apparaître par-delà la multiplicité des apparences (c’est ce que croit cet artiste de la mémoire hermétique.

19 Bruno (G.), De la magie, Paris, Allia, 2014. Voir la postface de Danielle Sonnier et Boris Donné : « Le philosophe dans le miroir », p. 119 : « Ce qui passionne Bruno dans les opérations magiques, les influences occultes et les liens qu’elles mettent en œuvre, ce ne sont pas tant leurs effets mêmes que la preuve qu’elles apportent d’une continuité spirituelle de l’univers. La magie l’intéresse non pour ce qu’elle permet, mais pour ce qu’elle présuppose. »

20 Warburg (A.), Fragments sur l’expression, op. cit., fragment 52, p. 72.

21 Warburg (A.), Atlas Mnémosyne, op. cit., p. 54.

22 Les expressions de « renversement énergétique » et d’« inversion de polarité énergétique » apparaissent sous la plume de Warburg en 1925, notamment dans la conférence « Die Einwirkung der Sphaera barbarica auf die kosmischen Orientierungsversuche des Abendlandes » (voir Warburg (A.), Bilderreihen und Ausstellungen, Gesammelte Schriften II, 2, éd. U. Fleckner, I. Woldt, Berlin, Akademie Verlag, 2012, p. 24-25), probablement sous l’influence de la géophysique des champs magnétiques. Ces métaphores ont cependant un sens psychique chez Warburg : elles désignent la façon dont un même motif peut voir varier sa signification en fonction des variations formelles qui lui sont apportées et de la réception qu’en fait une culture particulière.

23 Warburg (A.), Essais florentins, op. cit., p. 197-220.

24 Bruno (G.), Œuvres complètes, L’expulsion de la bête triomphante, (tomes V/1 et V/2), Paris, Les Belles Lettres, 1999.

25 Le terme allemand employé par Warburg est « entdämonisieren », voir Warburg (A.), Atlas Mnémosyne, op. cit., p. 54.

26 Charbonnel (J.-R.), L’éthique de Giordano Bruno, Paris, Honoré Champion, 1919, p. 36.

27 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 183.

28 Bruno (G.), Expulsion de la bête triomphante, op. cit., p. 45-46.

29 Ibid., p. 47-48.

30 C’est la thèse de Frances A. Yates dans Giordano Bruno et la tradition hermétique (op. cit.), une thèse qui a été critiquée pour sa radicalité, Giordano Bruno y étant défini comme un « mage » dont toute la philosophie naturelle pourrait être relue à l’aune de l’occultisme et de l’hermétisme. Voir à ce propos la critique d’Hélène Védrine, La conception de la nature chez Giordano Bruno, Paris, Vrin, 1967, p. 33-36.

31 Warburg (A.), Essais florentins, op. cit., p. 197-220.

32 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 182.

33 Ibid., p. 104.

34 Johnson (C.D.), Memory and metaphor and Aby Warburg’s Atlas of Images, New York, Cornell University Press, 2012, p. 202. L’édition italienne consulté par Gertrud Bing et Aby Warburg est la suivante : Bruno (G.), Opere Italiane, éd. G. Gentile, Bari, Laterza et Figli, 1925.

35 Johnson (C.D.), op. cit., p. 202. Référence à « L’épistola esplicatoria » dans Bruno (G.), Opere Italiane, op. cit., vol. 2, p. 12.

36 Lottin (D. O.), « Psychologie et morale aux xiie et xiiie siècles », Problèmes de morale, t. 2, Louvain Gembloux, Abbaye du Mont-César-Duculot, 1948, p. 101-249.

37 Lottin (D.O.), op. cit., p. 235.

38 Johnson (C.D.), op. cit., p. 202 ; Bruno (G.), Opere Italiane, op. cit., vol. 2, p. 13.

39 Théret (C.), « Deux métaphysiques de la mobilité. Giordano Bruno ou Schelling », Archives de Philosophie, t. 76, n°1, (2013), p. 88.

40 Charbonnel (J.-R.), op. cit., p. 218.

41 Kant (E.), Critique de la raison pratique, éd. F. Alquié, trad. Fr. F. Picavet, Paris, PUF, 1993, p. 173.

42 Bruno (G.), Des Fureurs héroïques, (OC, t. VII), Paris, Les Belles Lettres, 2008.

43 Cassirer (E.), Individu et cosmos, trad. Fr. P. Quillet, Paris, Minuit, 1983, p. 239.

44 Rappelons que Warburg s’est engagé sur la piste de Giordano Bruno en novembre 1928, sur les conseils d’Ernst Cassirer. Ce dernier a, le premier, souligné la fécondité d’une approche non strictement philosophique, par le biais d’une histoire des images. Voir la lettre de Cassirer à Warburg du 29 décembre 1928, Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 55 : « Au fond l’histoire officielle de la philosophie n’a jamais très bien su sur quel pied danser avec lui, elle oscille entre une vénération sans critique, et un rejet hypercritique, qui juge Bruno à l’aune de critères complètement erronés. Qu’il faille ici aborder la question par un autre biais, que Bruno ne puisse être compris et interprété sous l’angle d’une problématique purement philosophique, c’est ce que j’avais déjà tenté de montrer dans ma présentation de la philosophie de la Renaissance. Mais si j’ai vu le nœud du problème, c’est à vous qu’il revient de le dénouer pour nous. Le Spaccio della Bestia trionfante requiert une analyse qui par-delà l’approche historico-philosophique ne peut procéder que d’une histoire des images et de l’astrologie. Le fait que nous nous rencontrions tous les deux sur cette voie me réjouit particulièrement : voilà qui montre une fois encore combien les problèmes véritables se moquent des frontières disciplinaires conventionnelles dont nous souffrons encore tellement aujourd’hui. »

45 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 113.

46 Voir notamment les planches 7, 8, 56 de l’Atlas Mnémosyne (édition française p. 82-83, p. 84-85, p. 158-159).

47 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 57.

48 Ibid., p. 88.

49 L’enquête de Saxl débouchera sur une étude conséquente publiée en 1931. Voir Saxl (F.) Mithras, typengeschichtliche Untersuchungen, Berlin, Heinrich Keller, 1931.

50 Behn (F.), Das Mithrasheiligtum zu Dieburg, Berlin, Leipzig, De Gruyter, 1928.

51 Cumont (F.), Die Mysterien des Mithra, Leipzig, B.G. Teubner, 1911.

52 Pour une étude plus précise de la composition de la planche 8 de l’Atlas Mnémosyne, celle de « l’Ascension vers le Soleil », nous renvoyons au projet de la bibliothèque de l’université Cornell intitulé « Mnemosyne, Meanderings through Aby Warburg Atlas » ; en particulier à la synthèse d’Elizabeth Sears publiée à l’adresse suivante: https://warburg.library.cornell.edu/image-group/panel-8-introduction?sequence=923.

53 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 114.

54 McEwan (D.), « Bringing light into darkness » in Aisthesis. Pratiche, linguaggi e saperi dell’estetico, [S.l.], vol. 8, n°2, (novembre 2015), p. 27-39.

55 Ovide, Les Métamorphoses, trad. fr. G. Lafaye, Paris : Folio, 1992 livre II, p. 76-77.

56 Ibid., p. 82.

57 Warburg (A.), Fragments sur l’expression, op. cit., fragment 189, p. 134.

58 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 57.

59 Bruno (G.), Les Fureurs héroïques, trad. fr. P.-H. Michel, Paris, Les Belles Lettres, 1954, 1ère partie, 4e dialogue, p. 204.

60 Idem.

61 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 197.

62 Bruno (G.), Les Fureurs héroïques, op. cit., p. 206.

63 Idem.

64 Idem.

65 Ibid., p. 208.

66 Théret (C.), « Deux métaphysiques de la mobilité Giordano Bruno ou Schelling », p. 90.

67 Bruno (G.), Le Banquet des cendres, trad. fr. Y. Hersant, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’éclat, 2017, p. 156.

68 Concernant l’influence de Plotin sur le système éthique de Bruno, voir Charbonnel (J.-R.), op. cit., p. 186 et suivantes.

69 Cassirer (E.), Individu et cosmos, p. 238.

70 Bruno (G.), Le Banquet des cendres, op. cit., p. 188.

71 Voir Granada (M.A.), « L’itinéraire des dialogues et la métamorphose d’un “souper des cendres” à la “source de la vie éternelle”», dans Fureurs, héroïsme et métamorphoses, sous la direction de Magnard (P.), Louvain, Éditions Peeters, 2007, p. 149-150 : « Mais cette deificatio ou union avec Dieu par la philosophie est le sommet supérieur d’un mouvement circulaire incessant par lequel l’âme lors de ses contractions finies ou modes particuliers monte vers l’union intellectuelle avec la divinité et descend vers l’immersion dans la matière. […] Cette roue incessante de la métamorphose, entre les deux extrêmes de l’illumination qui accompagne l’union intellectuelle avec la divinité et de l’aveuglement de l’immersion dans la matière unie à l’oubli du divin, reçoit le nom de “révoluzione” “circolazione” “conversione et vicissitudine” ».

72 Ansaldi (S.), « Amour et métamorphoses de la nature humaine : Giordano Bruno et Nicolas de Cuse », Giordano Bruno et la puissance de l’infini, L’art du comprendre, n°11-12, (avril 2003), p. 137.

73 Idem.

74 Ficin (M.), Commentaire sur le Banque de Platon, De l’amour, trad. fr. P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

75 Plotin, Traité sur les nombres, Ennéades VI, 6, trad. fr. J. Bertier et al., Paris, Vrin, 1980, p. 93-95.

76 Bruno (G.), De umbris idearum, in Opera latina conscripta, op. cit., p. 48-49.

77 Warburg (A.), Fragments sur l’expression, op. cit., fragment 313, p. 202.

78 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 200.

79 Ibid., p. 196, citation extraite des Fureurs héroïques, II, 1er dialogue, p. 450.

80 Warburg (A.), Miroirs de faille, op. cit., p. 110.

81 Ibid., p. 198.

82 Warburg (A.), Fragments sur l’expression, op. cit., fragment 113, p. 100.

Pour citer cet article

Lara Bonneau, «La raison « saisie par l’affect »», Phantasia [En ligne], Volume 11 - 2021 : Varia, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1350.