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- Volume 11 - 2021 : Varia
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L’ennemi sous la langue – Perspectivisme amérindien et philosophie deleuzo-guattarienne du langage
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Dans le prolongement du perspectivisme amérindien d’Eduardo Viveiros de Castro, cet article ambitionne de dégager une théorie amazonienne du langage à partir de certains chants guerriers des Araweté, population indigène du Brésil oriental. Pour ce faire, nous mobiliserons la philosophie du langage développée par Deleuze et Guattari. En effet, en raison des nombreuses analogies entre la structure énonciative de ces chants et cette philosophie, cette dernière semble constituer un terreau favorable pour traduire cette structure dans notre matrice conceptuelle occidentale. Une telle traduction nous permettra non seulement de nous libérer de l’idéal de communication – si cher à certaines théories linguistiques – mais également de souligner l’intérêt pour notre philosophie du langage et de la littérature d’aborder des matériaux non occidentaux.
Abstract
Following some of the insights of Viveiros de Castro’s Amerindian perspectivism, this article aims to extract an Amazonian language theory from warrior chants of the Awareté – an indigenous people from Eastern Brazil. To that end, we shall draw on the philosophy of language developed by Deleuze and Guattari. Indeed, due to the numerous analogies between the enunciative structure of those chants and that philosophy, the latter seems an opportune breeding ground for translating the former into our western conceptual toolbox. This translation will help us to free ourselves from the communicative ideal of language – so cherished by some linguistic theories – as well as highlight the relevance of non-western material to our philosophy of language and literature.
Table des matières
Introduction
Dans le prolongement du perspectivisme amérindien d’Eduardo Viveiros de Castro, cet article ambitionne d’analyser la structure d’énonciation des chants guerriers des Araweté, petite société de langue tupi-guarani du Brésil Oriental, afin de proposer une théorie amazonienne du langage. Celle-ci nous permettra non seulement de nous libérer de l’idéal de communication si cher à la linguistique structurale – principalement léguée par De Sassure et Chomsky – en portant l’attention sur sa dimension résolument agonistique, mais également de souligner l’intérêt pour nos philosophies du langage et de la littérature d’aborder des matériaux non occidentaux.
Nous commencerons par revenir sur certaines notions fondamentales du perspectivisme amérindien tel que théorisé par Viveiros de Castro, en le resituant également dans le cadre plus large des réflexions du tournant ontologique en anthropologie. Ce rapide rappel sera essentiel pour aborder sereinement dans un second temps quelques éléments de la cosmologie araweté, et plus particulièrement le rapport spécifique qui s’établit entre le meurtrier et sa victime tuée au cours d’un affrontement entre groupes ennemis. C’est en effet dans ce contexte spécifique que prennent place les chants guerriers araweté dont nous proposons ici l’analyse. Ceux-ci sont rapportés par la victime, mais récités par son meurtrier, littéralement à travers lui, tous deux entrant dans un devenir-autre. Toutefois, pour bien saisir la spécificité de ce régime d’énonciation et le problème qu’il constitue pour la linguistique structurale, il nous faudra réaliser un détour par la conception deleuzo-guattarienne du langage, fortement influencée par les recherches menées en sociolinguistique. Nous verrons que celle-ci constitue une alliée de choix, une matrice conceptuelle privilégiée pour traduire dans notre propre tradition philosophique certaines composantes araweté, et ce, en raison de leurs nombreuses « analogies – au moins aussi construites que constatées1 ».
1. Perspectivisme amérindien
Les recherches de Viveiros de Castro sur le perspectivisme amérindien s’inscrivent dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « tournant ontologique en anthropologie2 ». Depuis une vingtaine d’années, ce courant – auquel participent également des auteurs et autrices tel·les que Roy Wagner ou Marilyn Strathern – vise à radicaliser le potentiel réflexif de cette discipline, en invitant les anthropologues à remettre en question leur grille d’analyse conceptuelle – y compris les notions à première vue aussi indubitables que celles de « nature » ou de « culture » – afin de surmonter son inadéquation initiale par rapport à leur terrain ethnographique. Ce travail de reconceptualisation donne ainsi un tour proprement philosophique à l’anthropologie, du moins si l’on s’accorde avec Deleuze et Guattari pour définir la philosophie comme « l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts3 ». En outre, il permet de rendre justice aux populations étudiées, de les prendre au sérieux, sans opposer « nos vérités » face à « leurs croyances4 ». Il implique de faire de ces populations non pas de simples objets d’études, mais bien de véritables sujets théoriques, à même de bouleverser le champ conceptuel en anthropologie. De la sorte, leurs pratiques et leurs discours deviennent des sources théoriques particulièrement fécondes, capables de rivaliser à égalité avec les textes philosophiques et anthropologiques occidentaux5.
En ce qui concerne plus particulièrement le travail de Viveiros de Castro, celui-ci montre combien la distinction dominante en Occident entre « Nature » et « Culture » manque de pertinence par rapport aux données ethnographiques amérindiennes. L’anthropologue brésilien estime que si en Occident, on considère généralement qu’il existe une variété de représentations culturelles d’un seul et même monde (multiculturalisme), le perspectivisme amérindien pose au contraire la Culture comme fond générique d’une multiplicité de natures ou de mondes (multinaturalisme)6. En effet, pour de nombreuses populations amazoniennes « tous les êtres voient ou “représentent” le monde de la même manière ; ce qui change, c’est le monde qu’ils voient7 ». C’est que chaque être (animal, esprit ou humain), en fonction de ses déterminations corporelles propres, engendre un monde spécifique, c’est-à-dire un point de vue8. Ainsi, si le jaguar et l’humain boivent tous deux de la « bière » – élément culturel par excellence – ils ne boivent pas la « même chose » : « ce qui pour nous est du sang, est de la bière pour le jaguar9 ». Ces points de vue – ou perspectives – ne doivent dès lors pas être entendus ici comme des interprétations d’un même monde, mais bien comme des actualisations d’une même Culture. Celle-ci ne constitue nullement le résultat d’un processus progressif de séparation de l’espèce humaine d’un fond naturel homogène comme l’avance la « vulgate évolutionniste »10. Bien au contraire, pour le perspectivisme amérindien, à l’origine, tout était humain. Dans cet état précosmique, les corps sont « totipotents »11, à la fois humains et non humains : « chaque sorte d’être apparaît aux autres êtres comme elle apparaît à elle-même – comme humaine – alors qu’elle agit déjà en manifestant une nature distinctive et définitive d’animal, de plante ou d’esprit12 ». Autrement dit, pour Viveiros de Castro, ces corps ne peuvent être attribués à une individualité strictement définie, et n’existent ainsi qu’en tant qu’intensités. Par ailleurs, ils sont très souvent représentés comme des affins, au sens où l’affin est étymologiquement « [ce qui] est situé ad-finis, celui dont le domaine fait frontière avec le mien. Les affins sont ceux qui communiquent par les bords, qui ont en “commun" uniquement ce qui les sépare 13 ». Une même langue et pourtant des référents différents, la sœur de l’un étant l’épouse de l’autre, tout comme la bière du jaguar est le sang de l’humain. Ces termes constituent ainsi des « homonymes » qui « connectent/séparent » leur langue respective14. Leur relation est marquée par une équivocité fondamentale, une mécompréhension au cœur même de leur apparente unité.
Ces entités précosmiques forment des « unité[s] sans ressemblance »15 où les caractéristiques humaines et non humaines sont « indiscernables » bien que « distinctes »16. Si bien que la différence entre humain et non humain passe « à l’intérieur de chaque existant17 », contrairement à la répartition actuelle du cosmos, marquée par la « spéciation », c’est-à-dire la différenciation extensive des corps et des espèces, la discernabilité et la non-confusion des perspectives cosmiques18. Cette spéciation dépotentialise une équivocité première, sépare les perspectives, en actualisant certaines possibilités et en revoyant les autres à un fond virtuel. Bière et sang sont comme deux actualisations en sens contraire d’une même entité équivoque bière/sang. Le sang constitue le fond virtuel de la bière et le sang, celui de la bière : « toute bière a un arrière-goût de sang, et réciproquement19 ». De sorte que pour le perspectivisme amérindien, l’« identité est la différence tendant vers zéro20 ». Toute identité – collective ou d’espèce – n’est jamais que la stabilisation relative d’une différence fondamentale, toujours menacée par la résurgence de celle-ci.
Et si cette distinction entre les perspectives humaines et non humaines doit en principe être soigneusement respectée – notamment à travers d’innombrables précautions alimentaires –, le chamanisme vise précisément à les rendre indiscernables afin de retrouver ces corps totipotents, ces intensités propres à l’état précosmique21. Plus précisément, il est un « art politique22 » où les chamans font office de diplomates entre différentes espèces, étant reconnus comme des semblables tant par leur espèce d’origine que par une autre. Dotés d’une sorte de « double citoyenneté23 », ils sont capables de percevoir les autres entités comme elles sont perçues par leurs propres congénères, c’est-à-dire, en tant qu’humains. Cette diplomatie interspécifique implique ainsi un idéal de connaissance en vertu duquel « connaître, c’est “personnifier", c’est prendre le point de vue de l’autre24 » en voyant sa face humaine.
Selon Viveiros de Castro, pour les populations amérindiennes, prendre le point de vue de l’autre, c’est avant tout voir autrement25. Cela permet d’introduire la différence au cœur même des choses, redoublant les notions et les concepts habituels d’acceptions non familières. Et si le chaman humain se doit nécessairement de mobiliser les catégories qui sont les siennes (la « Culture »), cela ne l’empêche pas de les ouvrir à travers l’altérité à de nouvelles potentialités. Ainsi, si nous reprenons l’exemple précité, pour ces populations, voir à travers le point de vue du jaguar, cela permet de reconnaitre que la notion de « bière » peut être autre chose que ce qu’elle est de leur point de vue humain, en devenant par exemple du sang. Le chamanisme rend donc cette notion de « bière » particulièrement équivoque, en y introduisant une nouvelle signification non humaine, « jaguaresque ». Bière et sang ne sont nullement des « synonymes »26 de deux cultures distinctes, mais deux homonymes mettant un ensemble de catégories et de termes en variation, ouvrant l’humanité à son dehors et l’entrainant dans un devenir-autre. En voyant à travers le point de vue du jaguar, le chaman ne prétend pas être « réellement » un jaguar, mais fait de celui-ci une source de transformation, de remise en question de la société humaine à laquelle il appartient. Par ailleurs, si le chaman « devient » - au sens deleuzo-guattarien – un jaguar, le jaguar devient lui aussi tout autre chose. Il n’est plus que cette transformation même, cette ouverture à de nouvelles significations pour cette Culture générique.
Cette puissance subversive de l’altérité se retrouve également dans les analyses de Viveiros de Castro sur le cannibalisme tupinamba du XVIe siècle. Dit brièvement, lors du rituel cannibale, l’officiant, tenu à l’écart du groupe, rentrait dans un processus de réclusion funéraire et d’« identification » à sa victime, constituant avec elle une « figure bifrons » où tous deux « se reflét[aient] et se réverbér[aient] à l’infini27 ». Ils formaient ainsi une « unité sans différence » où l’un n’existait plus qu’à travers l’autre, à la façon des entités affines peuplant les mythes amérindiens. Raison pour laquelle d’ailleurs l’ennemi était également considéré comme un affin potentiel, une altérité tante crainte que désirée pour ses effets déstabilisateurs. Pour les Tupinamba, la dévoration exprime donc cet « obscur désir d’être l’autre, mais – c’est ici que réside tout son mystère – selon nos propres termes 28 », c’est-à-dire de devenir autre.
2. L’ennemi araweté
Chez les Araweté, le rapport à l’autre s’effectue plus à force de coups de dents qu’à l’aide de coups de fil : non pas un fil tendu entre A et B, une situation de communication où destinateur·rice et destinataire s’échangent des informations29, mais un véritable « rituel cannibale », une dévoration de l’ennemi par les guerriers araweté, laissant l’autre parler à travers eux.
En effet, Viveiros de Castro explique que dans leurs chants de guerre :
Le guerrier, à travers un jeu déictique et anaphorique complexe, parle de soi-même du point de vue de l’ennemi mort : la victime, qui est le sujet (dans les deux sens) du chant, parle des Araweté qu’il a tués, et parle de son meurtrier – qui est celui qui « parle », c’est-à-dire, celui qui chante les paroles de l’ennemi mort – comme d’un ennemi cannibale (bien que chez les Araweté on ne mange que des mots). À travers son ennemi, le meurtrier araweté se voit ou se pose comme ennemi « en tant qu’ennemi »30.
Ces chants prennent place dans un contexte particulier. Après avoir tué un ennemi au cours d’un affrontement, le meurtrier « meurt » en devenant littéralement sa victime, en même temps que celle-ci n’est plus que la transformation même du tueur, son affection morbide31. La mort de la victime entraine dès lors la mort du tueur, tous deux renaissant autrement, dans une entité bifrons où aucun ne se reconnait plus, semblablement à ce qui se passe lors du rituel cannibale tupinamba analysé précédemment.
Chez les Araweté, cette entité bifrons connaît différentes évolutions au cours de la phase de réclusion mortuaire, marquée par de nombreux interdits, notamment sexuels32. Toutefois le statut ontologique accordé au meurtrier/victime (Iraparadï) ne se manifeste pleinement que dans sa rencontre avec les Maï (divinités) dans l’au-delà.
Alors que le sort commun de tout mort araweté est d’être dévoré par les Maï afin de devenir comme eux, les Iraparadï échappent à ce cannibalisme divin, recevant des divinités « les égards et l’attention dus aux semblables 33 ». Et la raison en est simple : constituant déjà cette coalescence entre l’Araweté et l’ennemi – caractéristique des Maï – l’Iraparadï est une divinité anticipée, reconnue comme telle par les autres habitants célestes34. En effet, chez les Araweté, les divinités en rapport direct avec les humains (Maï-hete) « se montrent sous une apparence qui mêle des signes propres aux Araweté et propres aux ennemis35 ». Toutefois, contrairement à ce qu’une lecture sacrificielle le laisserait trop vite supposer, il n’est nullement question ici de substitution identitaire. Les divinités sont à la fois les Araweté et les ennemis, les deux en même temps. Tels des affins, ils sont unis, non pas malgré, mais en vertu de leurs différences. D’où le fait que les Maï sont souvent qualifiés de « ure tiwã oho : nos redoutables affins potentiels 36 ». Ils sont marqués « d’une ambivalence fondamentale. Ils sont à la fois l’idéal du Moi araweté et l’archétype de l’autre. Les Araweté se regardent avec les yeux des dieux, mais en même temps ils ne peuvent regarder ceux-ci que de leur propre point de vue trop humain, c’est-à-dire terrestre et mortel 37 ».
Nous sommes confrontés ici à un problème similaire à celui du savoir chamanique. Voir comme un jaguar ne revient nullement à être « réellement » un jaguar, mais à laisser son point de vue affecter le nôtre, à faire entrer ce dernier en variation. On pourrait reformuler les choses ainsi : Voir du sang comme de la bière de manioc, c’est voir du point de vue du jaguar à partir de notre point de vue – nécessairement – humain, les faire entrer en coalescence, se placer au lieu de leur indiscernabilité. D’où le fait que les jaguars et les Maï-hete soient humains, mais d’une humanité toute différente de celle des Araweté.
Et les vivants ne s’y trompent pas : « Quand il s’empare du tueur, l’esprit de l’ennemi le transforme en ennemi à nous [sic] » disent les Araweté38. De sorte que les Iraparadï, tout autant craints qu’admirés, sont dépouillés de leurs armes, pouvant être pris soudainement d’un désir de vengeance éveillé par la victime. Ils sont finalement les « Araweté se regardant activement comme des ennemis 39 », engendrant une troisième position, l’ennemi absolu, c’est-à-dire, soi-même en tant qu’ennemi. Le meurtrier et sa victime – tout comme les Maï – ne sont plus d’un bord ni d’un autre, mais constituent la frontière même de leur distinction. Ad-finis.
À un certain moment durant la réclusion funéraire, « l’esprit de la victime décide d’aller au bout de la terre “chercher des chants”40 », chants qu’il transmet au tueur durant son sommeil. Ceux-ci seront ensuite entonnés lors d’une cérémonie collective qui mettra un terme à la réclusion. Or, la structure d’énonciation de ces chants est, elle aussi, profondément marquée par de tels entremêlements identitaires.
Prenons par exemple cette chanson attribuée à Yakati-ro. Celle-ci lui fut enseignée en 1975 par une victime de la tribu Parakanã :
-
« Je me meurs »
-
ainsi disait feu Moiwito ;
-
Ainsi parlait ma proie,
-
ainsi parlait feu Koiarawï ;
-
Dans sa large cour,
-
« Eeh ! » a dit le Towaho,
-
« Voilà mon prisonnier,
-
dans la cour du grand oiseau41 ».
On constate tout de suite la multiplicité de sujets d’énonciation. Le mourant dont le discours est rapporté en 1, Moiwito, est « un Araweté tombé sous les flèches parakanã peu avant l’expédition de représailles où l’ennemi qui parle dans ce chant a été tué par Yakati-ro 42 ». La victime reprend donc le discours de sa propre victime araweté (« ainsi parlait ma proie »), devenant elle-même (la victime parakanã) tueuse. Inversement, le tueur araweté, Yakati-ro, devient, à travers le chant de l’ennemi, l’araweté tué par la tribu parakanã.
Cette coalescence des perspectives atteint son paroxysme au point 6. Comme le souligne Viveiros de Castro « Towaho est le nom d’une ancienne tribu ennemie des Araweté qui sert de synecdoque à “ennemi” dans de nombreux récits traditionnels 43 ». Mais dans ce chant, le towaho n’est autre que le tueur lui-même, Yakati-ro. Celui-ci est, du point de vue de la victime parakanã, un ennemi, un towaho. De sorte que le meurtrier araweté se voit lui-même comme un ennemi, mais à travers l’autre. Il ne s’agit pas de prendre la place de l’autre, de se substituer à lui, mais bien d’envelopper ses rapports dans nos propres rapports, afin de les faire entrer en variation. D’où l’utilisation du terme araweté towaho par la victime parakanã.
On retrouve cette indiscernabilité entre la victime et son meurtrier dans un autre chant, mettant cette fois-ci en scène un ennemi de la tribu Asurini se réjouissant de ne pas avoir été tué par la flèche décochée par Kañin-widin-no, le guerrier araweté. À un moment donné, celui-ci entonne :
-
La petite lame de bambou se détourne,
-
elle se détourne de nous ;
-
elle s’éloigne de notre chemin
-
ainsi causait ma femme44.
Ce qui nous intéresse tout particulièrement dans ce chant, c’est que pour les Araweté interrogés par Viveiros de Castro, l’expression « ma femme » au point 4 ne fait pas référence à l’épouse de l’ennemi blessé qui célèbre sa survie – le chanteur intradiégétique – mais bien à celle de Kañin-widin-no, le chanteur araweté, faisant de celle-ci l’épouse potentielle de l’ennemi45 et rendant la différenciation entre la victime et son ennemi particulièrement problématique.
Mais c’est peut-être dans ce troisième chant, inspiré par une victime Parakanã, que l’entremêlement des voix et des identités est le plus évident :
-
Ces scarabées-aramanã,
-
Ces aramanã suspendus,
-
Ces bourdons,
-
Se pendant à nos longs cheveux46.
Selon Viveiros de Castro :
L’esprit de l’ennemi fait ici allusion à sa condition de cadavre : les scarabées et les bourdons qui se posent sur « nos longs cheveux » et, ainsi s’y trouvent suspendus, suggèrent son état de putréfaction. Le pronom « nos » (inclusif) indique qu’il s’agit du mort et de son tueur ; les deux sont unifiés par la mort et la voix, entrelacés, oserais-je dire, comme les longs cheveux de la chanson47.
En conclusion, le chant guerrier reproduit à sa façon le processus de devenir qui s’empare de la victime et de son meurtrier. En rendant la question « qui parle ? » indécidable, ce régime s’inscrit dans la continuité d’un rapport à l’autre marqué en profondeur par l’équivocité. Or, cette problématique résonne étrangement avec certains éléments décisifs de l’approche deleuzo-guattarienne des phénomènes linguistiques. Si bien que celle-ci nous semble être particulièrement indiquée pour construire une théorie amazonienne du langage, pour traduire ces éléments ethnolinguistiques dans notre propre langue conceptuelle. Car comme l’affirme Viveiros de Castro : « Un anthropologue occidental ne peut penser une autre pensée qu’à travers la sienne, qu’à partir de sa propre tradition intellectuelle. Ce sont les seuls instruments dont nous disposons. Mais il est essentiel de pouvoir les déformer, les adapter à de nouvelles tâches48 ». Et d’ajouter : « une bonne traduction est une traduction qui permet aux concepts étrangers de déformer et de subvertir la boite à outils conceptuelle de la traductrice ou du traducteur, afin que l’intentio de la langue originale puisse être exprimée à travers la nouvelle49 ». Cette conception s’inscrit au demeurant dans la continuité du chamanisme et du cannibalisme décrits ci-avant, puisqu’elle vise, elle aussi, à faire de la rencontre avec l’altérité l’occasion d’une transformation de sa propre matrice conceptuelle, en l’ouvrant à de nouvelles significations. Or, l’enjeu épistémologique et politique d’un tel exercice de traduction nous semble tout à fait essentiel, en ce qu’il se pourrait bien qu’il participe à « une décolonisation permanente de la pensée50 » en proposant un mode de création de concepts qui ne passe pas uniquement par le ressassement ad nauseam de la tradition philosophie occidentale, mais l’ouvre au contraire à des pensées autres.
Évidemment, les Araweté ne sont pas intrinsèquement deleuzo-guattariens. Pas plus que Deleuze et Guattari ne sont des Amérindiens qui s’ignorent. Il est donc bien sûr toujours possible de traduire d’autres éléments araweté à l’aide d’autres philosophies occidentales, tout dépendant toujours des problèmes que l’on veut mettre en exergue, des transversalités que l’on expérimente51. En ce qui nous concerne, si à la suite de Viveiros de Castro, nous avons choisi la philosophie deleuzo-guattarienne comme intercesseur privilégié, c’est que celle-ci nous semble à même de pouvoir de traduire les multiples processus de transformation qui affectent la langue même des chants araweté – bien plus que quelque philosophie ou théorie qui s’inscrirait dans le sillage de la conception saussurienne de la langue par exemple.
3. Agôn linguistique
S’il y a une caractéristique de la linguistique structurale pour laquelle Deleuze et Guattari n’ont pas de mots assez durs, c’est bien son irénisme congénital. C’est que pour celle-ci, le langage est avant tout informatif52. Il n’a d’intérêt scientifique qu’à partir d’une situation de communication où des messages sont échangés entre destinateur·rices et destinataires toujours identifié·es ou identifiables53. Or, pour Deleuze et Guattari, ce que le langage communique avant tout, ce ne sont pas des informations, mais des ordres54. Il impose des manières de parler, des assignations, l’utilisation de telle ou telle langue en fonction de tel ou tel contexte, comme dans le cas de ces jeunes Mohaves « qui parlent très aisément de leur sexualité dans leur langue vernaculaire, mais en sont incapables dans la langue véhiculaire qu’est pour eux l’anglais55 ».
Loin de l’irénisme de la linguistique structurale et de son idéal communicationnel, Deleuze et Guattari affirment donc, dans la continuité des travaux de William Labov et de Oswald Ducrot, que les langues sont donc inséparables de rapports de force, de multiples agencements institutionnels, politiques et économiques dans lesquels elles s’insèrent56. Elles ne sont pas des systèmes stables, mais des lignes de variations, relancées en permanence par les transformations de ces mêmes agencements.
Soit le Québec, à la fin des années 1960. Les cours de mathématiques et d’économie y étaient presque exclusivement enseignés à l’aide d’ouvrages états-uniens et non pas français, en raison de l’inscription de la province canadienne dans un contexte résolument « nord-américain »57. Ce qui eut pour conséquence que les élèves québécois·es éprouvèrent de multiples difficultés à parler de ces matières en français, ne disposant pas « d’un vocabulaire aussi fourni que celui des élèves français du même âge58 ». L’hégémonie économique et scientifique des États-Unis sur le continent nord-américain intervient au cœur même du langage, déterritorialise la langue française, la travaille de l’intérieur. Un livre de cours ne transmet pas fondamentalement une information, mais communique un ordre, portant sur ce qu’on peut dire ou pas en français. Et cet ordre n’est tant imposé par le ou la professeur·e que par l’« agencement collectif d’énonciation 59 » auquel tou·tes – élèves et professeur·es – appartiennent.
La langue n’est donc pas un système stable, homogène permettant la bonne communication entre des locuteur·trices natif·ves, indépendant des agencements politiques, économiques et scientifiques dans lesquels ils ou elles s’inscrivent60. Au contraire, il est pris dans ces différents agencements, propage ces rapports de force, de sorte que :
loin de constituer des lois de la nature, les “règles” linguistiques sont simplement des maximes partielles et temporaires, c’est-à-dire des tentatives d’imposer une sorte d’ordre à une langue qui n’accorde pas d’importance à de telles exigences et dont le bégaiement les subvertit en permanence61.
La langue est travaillée par des ennemis de l’intérieur, des mots d’ordre qu’elle communique et qui, pourtant, ne parlent et n’existent qu’à travers elle62. La forme de base du langage, c’est donc le discours indirect libre, forme du discours d’autrui où l’identification relative des différentes voix présentes dépend d’un agencement collectif d’énonciation préalable63.
Le réalisateur italien Pasolini montrera combien une langue se laisse d’autant plus travailler de l’intérieur par un discours indirect libre qu’elle est en prise avec des dialectes qui ne cessent de la déterritorialiser64. Dans les deux cas, il s’agit de faire entrer le système linguistique en déséquilibre, d’assumer son hétérogénéité, de le faire filer le long d’une ligne de fuite plutôt que de le stabiliser dans une structure65. C’est que tout dialecte est déjà l’autre sous la langue, cet ennemi de l’intérieur qui en ruine les prétentions d’uniformité et de stabilité.
La langue de la linguistique structurale n’est qu’une abstraction réductrice en permanence débordée par des usages subversifs. Elle tente désespérément de se maintenir à flot, d’empêcher ces altérités de l’envoyer par le fond en la déterritorialisant. Mais toute langue, quelle qu’elle soit, est toujours déjà travaillée en soubassement par un « plurilinguisme immanent 66 » qui ne cesse de l’ouvrir de l’intérieur, de l’empêcher de se fermer définitivement sur un ensemble de traits distinctifs en équilibre67. Ce « plurilinguisme immanent », c’est l’ennemi sous la langue, son dehors qui la déplace, sans jamais la remplacer. Nous l’avons déjà vu avec l’influence de l’anglais sur le vocabulaire mathématique et scientifique des élèves québécois·es. Mais en réalité, cette influence va bien au-delà de ce champ lexical relativement restreint. C’est le français québécois dans son ensemble qui est hanté par les anglicismes, contaminé par ceux-ci, comme avec ces tournures de phrases qui le font littéralement bégayer, telles que « tomber en amour » issue de « to fall in love » ou « être familier avec » influencée par « to be familiar with68 ».
Ainsi, là où la linguistique structurale confine les variations au domaine de la parole en les excluant de la structure langagière, Deleuze et Guattari proposent de prendre le contre-pied exact de cette tentative désespérée d’assainissement en contaminant cette même structure, en en faisant un véritable continuum de variations69. Il ne s’agit nullement de choisir la parole plutôt que la langue, en restant pris au piège de la dichotomie saussurienne. La parole n’est pas un meilleur concept que la langue. C’est à cette dichotomie même qu’il faut s’attaquer pour ne pas étouffer dans l’air aseptisé de cette théorie du langage70. Que l’on nous comprenne bien : cette position ne peut nullement être réduite à l’affirmation pure et simple de l’impossibilité d’un système langagier, d’une langue en tant qu’unité. Simplement, cette unité ne peut être posée comme « donnée ». Au contraire, comme le précise Sibertin-Blanc :
Elle est toujours le résultat partiel, problématique et antagonique, d’opérations d’unification qui font entrer les pratiques linguistiques dans des agencements institutionnels et politiques capables de forcer cette unité, agencements à leur tour indissociables de mécanismes conflictuels de reproduction des rapports sociaux qui ne sont jamais seulement linguistiques pour leur compte71.
Et c’est précisément parce que cette unité n’est jamais qu’un effet, le résultat partiel d’un croisement entre différents agencements linguistiques, politiques, économiques, etc. que la langue est toujours inquiète, infectée par l’altérité dans sa structure même. Elle n’est qu’un rapport de forces toujours instable entre différents mots d’ordre qui la déterritorialisent en permanence.
Certes, comme l’explique bien Deleuze, le langage ne peut désigner ou ordonner que parce qu’il est traversé par des disjonctions exclusives (« on ne dit pas à la fois “passion”, “nation”, “ration” ») et des connexions progressives (« on ne combine pas un mot avec ses éléments, dans une sorte de surplace ou d’avant-arrière »)72. Mais ces fonctions majeures ou sémantiques nécessitent un travail de dépotentialisation d’une équivocité primordiale, travail toujours fragile, car menacé en permanence par la résurgence de l’ennemi sous la langue. Et seule une théorie du langage qui ne pose pas d’emblée l’unité d’une langue et son équilibre est en mesure de faire droit à cet agôn qui la travaille de l’intérieur, à sa dimension profondément cannibale. Là réside la critique fondamentale de Deleuze et Guattari à l’égard de la linguistique ; et du structuralisme en général. Elle ne porte pas tant sur l’idée de système que sur l’imposition même de sa stabilité, sa prétendue immunisation face aux variations73. Car, loin d’être insubmersible, le système est chez Deleuze et Guattari toujours inquiet, en déséquilibre permanent, rhizomatique. C’est d’ailleurs cette critique essentielle que Viveiros de Castro reprendra dans son opposition à un certain structuralisme lévi-straussien – principalement celui de la Pensée sauvage74 – qui envisage essentiellement la structure comme « un principe transcendantal d’unification, une loi formelle d’invariance », composé d’« oppositions symétriques, équipollentes, duelles discrètes et réversibles75 » c’est-à-dire, des « différences qui se ressemblent76 ».
4. Devenir-ennemi du langage
Comme nous l’avons vu précédemment, les chants guerriers araweté constituent de véritables jeux de miroir dans lesquels la question de l’identité du sujet d’énonciation est hautement problématique. Dans ces chants, l’ennemi colle littéralement à la peau du meurtrier, de sorte qu’il n’est plus possible de discerner nettement qui est en train de parler. Loin de présupposer une univocité première nécessaire à l’instauration d’une situation de communication idéale, ils ne cessent de propager des variations, de tendre le langage vers sa limite, là où les Araweté et leurs ennemis deviennent indiscernables, tout en demeurant distincts. En faisant coalescer les différents sujets d’énonciation, ces chants sapent les disjonctions exclusives qui permettaient au langage d’assurer ses fonctions majeures ou sémantiques. Ils ne désignent plus de figures spécifiques ni n’expriment d’ordres distincts. Ils ne constituent plus qu’un ensemble d’intensités.
Deleuze et Guattari empruntent ce concept linguistique d’« intensité » à Haïm-Vidal Séphiha, qu’il définit comme « tout outil linguistique qui permet de tendre vers la limite d’une notion ou de la dépasser 77 ». Malgré leurs diversités grammaticales, les intensifs ont en commun cette « force percutante qui résulte de leur dépassement virtuel ou réel 78 ». Le mot devient indiscernable de la limite qu’il exprime. C’est comme s’il y avait coalescence entre contenu et expression, que ceux-ci se condensaient, se cristallisaient pour former « une image biface »79 où l’un n’existe plus qu’à travers l’autre.
L’intensif est tout à la fois une perte sémantique et un gain affectif. En se délaissant de son sens, il n’existe plus que sous le mot qui l’exprime. Et réciproquement, ce mot n’exprime plus que cet intensif qui insiste. Il n’est plus que ce passage à la limite qui se propage sous le mot et le mot ne signifie plus rien, mais exerce une force, exprime un affect. Pour Deleuze et Guattari, c’est à ce prix qu’une langue atteint sa dimension résolument artistique.
Les fonctions sémantiques du langage exigent que l’on parle chacun à notre tour, que le sujet d’énonciation se distingue clairement du sujet d’énoncé. C’est le minimum d’information nécessaire au bon fonctionnement des mots d’ordre80. Ceux-ci impliquent nécessairement la distribution d’identités relativement constantes, la dépotentialisation d’une équivocité première. De sorte que c’est déjà travers la question « qui parle ? » que le langage nous piège dans ses dichotomies.
Mais les chants guerriers araweté viennent précisément saper ces disjonctions exclusives. Ils constituent une sorte d’agrammaticalité, de limite d’un certain nombre d’expressions grammaticalement correctes où les identités sont préservées81. Prenons par exemple le point 6 du premier chant analysé précédemment. Nous l’avons déjà souligné, le terme « towaho » est un terme utilisé par les Araweté pour désigner leurs ennemis. Le problème est qu’ici le towaho en est question est justement le meurtrier araweté. De sorte que, « grammaticalement », cette utilisation est erronée. On est ou Araweté ou ennemi, mais pas les deux en même temps. Soit c’est un Araweté qui parle d’un ennemi, soit un ennemi qui parle d’un Araweté, mais alors sans mobiliser le terme araweté de towaho. Or, ici, c’est un Araweté qui parle de soi en tant qu’ennemi. Coalescence de points de vue, ou limite de variables grammaticales ordinaires.
L’ennemi hante désormais le chant guerrier, n’existe plus en dehors de son expression. Inversement, ces chants ne renvoient plus à des figures distinctes de contenu, mais sont eux-mêmes intensifs, coulés dans ce même devenir. « Il n’y a même plus lieu de distinguer une forme d’expression et une forme de contenu, mais deux plans même inséparables en présupposition réciproque 82 ». L’ennemi, une fois dévoré, est comme défiguré, pure intensité, indiscernable de la fluidité du chant, passant d’un sujet d’énoncé à un autre dans un même continuum.
Alors que l’ennemi devient intensif, le chant du guerrier devient l’Ennemi. Non plus l’ennemi relatif effectivement tué, mais l’Ennemi absolu, le devenir-ennemi en tant que tel. Continuum de l’ennemi, synthèse virtuelle de toutes les alternatives, qui jamais ne peuvent s’actualiser en même temps, en une seule et même figure, en un seul et même énoncé grammaticalement correct.
En s’alliant à son ennemi, le meurtrier acquiert un statut ontologique similaire à celui des divinités. Il se pose lui-même comme ennemi, c’est-à-dire comme une coalescence de points de vue, leur synthèse disjonctive. À travers les chants guerriers, les Araweté forgent ainsi langue divine, traversée d’intensités et d’affects. Et si les Maï voient les Iraparadï comme des semblables, c’est avant tout parce qu’ils parlent la même langue.
Conclusions
À partir de l’analyse de certains chants guerriers araweté, nous avons montré que le perspectivisme amérindien pouvait nous aider à repenser – à travers la philosophie deleuzo-guattarienne – les multiples déterritorialisations qui parcouraient le langage. Contrairement à ce qu’affirme la linguistique structurale, la langue, loin de constituer un système en équilibre, une univocité première permettant l’instauration d’une situation de communication idéale, est en permanence menacée par la résurgence de l’ennemi. Toute unité linguistique ne constitue dès lors qu’une dépotentialisation partielle de cette équivocité primordiale, un résultat toujours instable extrait d’un continuum de variation. Et les chants araweté visent précisément à défaire ce processus de stabilisation, à regagner cette équivocité première, là où le meurtrier ne se distingue plus de sa victime, celui-là se voyant lui-même comme ennemi.
Il y a comme deux rapports à l’ennemi sous la langue. Le relatif et l’absolu. L’ennemi discernable de soi-même, bien qu’émergeant d’un même agencement. L’ennemi reterritorialisé dans une forme relativement constante83, toujours sujet aux transformations de l’agencement, aux ondulations du continuum. Cette figure de l’ennemi relatif implique que l’on se raccroche d’une manière ou d’une autre aux distinctions langagières, notamment afin que l’on puisse discerner qui parle (l’Araweté ou son ennemi). Car comme nous l’avons vu, les fonctions majeures du langage exigent que ce soit nécessairement l’un ou l’autre, bien que l’on puisse sauter de l’un à l’autre (reterritorialisation). Mais jamais l’un et l’autre, en même temps, au risque sinon d’effondrer le langage de l’intérieur, de l’invaginer. Et c’est précisément de cet effondrement que sourd l’Ennemi absolu, le devenir-ennemi. Il est cette unité sans ressemblance, soi-même en tant qu’ennemi. Il multiplie les disjonctions inclusives, pousse le langage à sa limite, là où ne subsistent que des intensités. Langue divine, celle des Maï et des Iraparadï.
Les ensembles pratico-discursifs amérindiens, traduits à travers une philosophie occidentale mineure telle que celle de Deleuze et Guattari, nous permettent de revoir à nouveaux frais nos concepts de « langue » et « langage », d’en transformer la signification, en y dégageant une dimension résolument agonistique. Si bien qu’au fond, ces ensembles constituent eux aussi des ennemis sous la langue, des victimes rapportant des chants venus d’ailleurs. Ils insistent au cœur de notre matrice conceptuelle afin de l’ouvrir à de nouvelles potentialités théoriques.
Certes, il est évident que les Araweté ne pensent pas comme « ça », au sens où cette théorie du langage existerait indépendamment de notre discours anthropo-philosophique84.Toute philosophie ou théorie amérindienne n’existe qu’à travers sa traduction, n’est au fond qu’une traduction parmi d’autres. Mais si celle-ci ne nous permet pas de penser comme les populations amérindiennes, au moins nous permet-elle, à travers elles, de penser autrement. Or, tel est précisément l’un des enjeux essentiels des chants guerriers araweté. Et du perspectivisme amérindien en général.
Notes
1 Viveiros de Castro (E.), Métaphysiques cannibales, Paris, PUF, 2009, p. 19.
2 La formule fut initialement proposée dans : Henare (A. J. M.), Holbraad (M.), Wastell (S.) (eds.), Thinking Through Things: Theorising Artefacts Ethnographically, London New York, Routledge/Taylor & Francis Group, 2007.
3 Deleuze (G.), Guattari (F.), Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, p. 8.
4 Holbraad (M.), Pedersen (M. A.), The Ontological Turn: An Anthropological Exposition, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 188-191.
5 Voy. notamment Viveiros de Castro (E.), The Relative Native. Essays on Indigenous Conceptual Worlds, Chicago, Hau Books, 2015, p. 5.
6 Sur le caractère potentiellement trop simplificateur d’une telle opposition frontale entre l’Occident et les Amérindien·nes, voy. Candea (M.), « De deux modalités de comparaison en anthropologie sociale », L’Homme, vol. 218, no2, (2016), p. 183-218.
7 Viveiros de Castro (E.), « Une figure humaine peut cacher une affection-jaguar », Multitudes, 24/1, (2006), p. 41-52, p. 47.
8 « Le point de vue est dans le corps, dit Leibniz » (Deleuze (G.), Le pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 16).
9 Viveiros de Castro (E.), Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 38.
10 Ibid., p. 35.
11 Taylor (A. C.), Viveiros de Castro (E.), « Un corps fait de regards », in Qu’est-ce qu’un corps ? (Afrique de l’Ouest/Europe occidentale/Nouvelle-Guinée/Amazonie), sous la direction de Breton (S.) et al., Paris, Musée du Quai-Branly, Flammarion, p. 148-199, p. 157.
12 Ibid., p. 34.
13 Viveiros de Castro (E.), Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 40.
14 Ibid., p. 41.
15 Zourabichvili (F.), « Qu’est-ce qu’un devenir pour Gilles Deleuze ? », Conférence prononcée à Horlieu (Lyon) le 27 mars 1997, en ligne, horlieu-editions.com/brochures/ zourabichvili-qu-est-ce-qu-un-devenir-pour-gilles-deleuze.pdf, p. 13, consulté le 22 janvier 2021.
16 Nous reprenons ici, à la suite de Zourabichvili, les termes proposés par Deleuze dans Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.
17 Viveiros de Castro (E.), Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 36.
18 Taylor (A. C.), Viveiros de Castro (E.), « Un corps fait de regards », in Qu’est-ce qu’un corps ? (Afrique de l’Ouest/Europe occidentale/Nouvelle-Guinée/Amazonie), sous la direction de Breton (S.) et al., Paris, Musée du Quai-Branly, Flammarion, p. 148-199, p. 157.
19 Viveiros de Castro (E.), Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 40.
20 Ibid., p. 24.
21 Comme le souligne E. Viveiros de Castro : « Si un homme se met à voir les vers qui infectent un cadavre comme du poisson grillé, comme le font les vautours, il doit en conclure que quelque chose lui arrive : son âme a été volée par les vautours, il est en train de se transformer en l’un d’entre eux, cessant d’être humain pour ses parents (et réciproquement) ; bref, il est gravement malade, voire mort » (Ibid., p. 37).
22 Ibid., p. 26.
23 Ibid., p. 37.
24 Ibid., p. 26.
25 Ibid., p. 38.
26 Ibid., p. 41.
27 Viveiros de Castro (E.), « Le meurtrier et son double chez les Araweté : Un exemple de fusion rituelle », Systèmes de pensée en Afrique noire, n°14, (1996), p. 98.
28 Viveiros de Castro (E.), A inconstância da alma selvagem, São Paulo, Ubu Editora, 2017, p. 195 (notre traduction).
29 Voy. le fameux schéma de de Saussure (F.), Cours de linguistique générale, édition critique préparée par Tullio de Mauro, Paris, Éditions Payot et Rivages, 1967 [1916], p. 27.
30 Viveiros de Castro (E.), Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 113.
31 Viveiros de Castro (E.), « Le meurtrier et son double chez les Araweté », op. cit., p. 93.
32 Ibid.
33 Ibid., p. 81.
34 Ibid., p. 88.
35 Ibid., p. 79.
36 Ibid., p. 81.
37 Id.
38 Ibid., p. 87.
39 Id.
40 Ibid., p. 82.
41 Ibid., p. 85.
42 Id.
43 Ibid., p. 86.
44 Id.
45 Ibid., p. 87.
46 Viveiros de Castro (E.), Araweté: os deuses canibais, Rio de Janeiro, Zahar, 1986, p. 589 (notre traduction).
47 Id. (notre traduction).
48 Viveiros de Castro (E.), Encontros (entrevistas), Rio de Janeiro Azougue, 2007, p. 112 (notre traduction).
49 Viveiros de Castro (E.), « Perspectival Anthropology and the Method of Controlled Equivocation », Tipití, n°2, (2004), p. 3-22, p. 5.
50 Viveiros de Castro (E.), Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 12.
51 Ibid., p. 60-61.
52 Parnet (C.), Deleuze (G.), Dialogues, Paris, Flammarion, 2008 [1977], p. 30.
53 Lecercle (J. J.), Deleuze and Language, Houndmills, Palgrave Macmillan, 2002, p. 86.
54 Deleuze (G.), Guattari (F.), Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 95.
55 Deleuze (G.), Guattari (F.), Kafka : pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 44.
56 Sibertin-Blanc (G.), « Politique du style et minoration chez Deleuze », in Les styles de Deleuze, sous la direction de Jey (A.), Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2011, p. 183-206, p. 191.
57 Darbelnet (J.), « Bilinguisme », in Français en France et hors de France. II. Les Français régionaux. Le Français en contact, Annales de la faculté des lettres et sciences humaines de Nice, n°12, (octobre 1970), p. 107-128, p. 111.
58 Ibid., p. 112.
59 Deleuze (G.), Guattari (F.), Kafka, op. cit., p. 33.
60 Lecercle (J. J.), op. cit., p. 88.
61 Ibid., p. 89 (notre traduction).
62 Deleuze et Guattari définissent le mot d’ordre comme : « le rapport que tout mot ou tout énoncé avec des présupposés implicites, c’est-à-dire avec des actes de parole qui s’accomplissent dans l’énoncé et ne peuvent s’accomplir qu’en lui » (Deleuze (G.), Guattari (F.), Mille plateaux, op. cit., p. 100).
63 Ibid., p. 101.
64 Deleuze (G.), Cinema 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 107.
65 Lecercle (J. J.), op.cit., p. 67.
66 Sibertin-Blanc (G.), op. cit., p. 190.
67 Ibid.
68 Banque de dépannage linguistique, s. v. « être familier avec », en ligne, http://www.bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?Th=2&t1=&id=4443, consulté le 11 mars 2020.
69 Deleuze (G.), Guattari (F.), Kafka, op. cit., p. 35.
70 Deleuze (G.), Guattari (F.), Mille plateaux, op. cit., p. 118.
71 Sibertin-Blanc (G.), op. cit., p. 190.
72 Deleuze (G.), « Bégaya-t-il… », in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 135-143, p. 138.
73 Lecercle (J. J.), op. cit., p. 67.
74 Pour Viveiros de Castro, la conception de la structure en tant que processus de transformation traverse également l’œuvre de Lévi-Strauss, bien que sur un mode mineur. Voy. en ce sens : Viveiros de Castro (E.), Métaphysiques cannibales, op. cit.
75 Ibid., p. 184.
76 Deleuze (G.), Guattari (F.), Mille plateaux, op. cit., p. 286.
77 Sephiha (H. V.), « Introduction à l’étude de l’intensif », Langages, n°18, (1970), p. 104-120, p. 113. Ainsi, le mot sehr provient du moyen-allemand sêr qui signifiait « douloureux ». Mais ce terme a subi un processus d’intensification au cours des XIe et XIIe siècles en se délaissant peu à peu de son acception douloureuse pour ne conserver finalement que sa « valeur limite, c’est-à-dire, intensive » (Ibid., p. 117). Et preuve de cette désémantisation, le mot sehr peut désormais faire vibrer en intensité des significations opposées à son acception originale négative, puisque l’on peut être tout autant sehr krank que sehr frödlich.
78 Ibid., p. 115.
79 Deleuze (G.), Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 93.
80 Deleuze (G.), Guattari (F.), Mille plateaux, op. cit., p. 138.
81 Deleuze (G.), « Bartleby, ou la formule », in Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 89-114, p. 90.
82 Deleuze (G.), Guattari (F.), Mille plateaux, op. cit., p. 138.
83 Sibertin-Blanc (G.), op. cit., p. 204.
84 Viveiros de Castro (E.), Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 47. Comme l’explique magnifiquement l’anthropologue brésilien dans un autre texte, il s’agit avant tout de « cherch[er] un soutien et un espoir chez ces peuples qui, formant depuis toujours une alternative à nous, peuvent nous stimuler à créer des alternatives pour nous. Des alternatives autres que les leurs, bien sûr ; mais autres, surtout, que notre impression déprimante de manquer d’alternatives. “Du possible sinon j'étouffe”. » (Viveiros de Castro (E.), Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État, Bellevaux, Dehors, 2019, p. 38).
Pour citer cet article
A propos de : Gauthier Dierickx
Gauthier Dierickx est depuis octobre 2022 Aspirant F.R.S.-FNRS (doctorant) à l’Université Saint-Louis - Bruxelles (Belgique). Membre du Centre Prospéro – Langage, Image, Connaissance, il réalise son doctorat sous la direction de Laurent Van Eynde et Martin Mees (Université de Lille). Il est également membre du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques (SIEJ). À la croisée de la philosophie de l’environnement, de la philosophie du droit et de la philosophie politique, son projet de recherche vise à interroger tant le caractère relationnel et démocratique des « droits de la nature » que leur potentielle instrumentalisation.