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- Volume 11 - 2021 : Varia
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Prospéro, figure obscure de la modernité
Quelques expressions du pouvoir dans La Tempête de William Shakespeare
Résumé
Cet article propose de relire La Tempête de William Shakespeare, en se focalisant sur la figure de Prospéro, pour esquisser quelques traits de la modernité occidentale. Celle-ci sera comprise via l’apport des théories décoloniales et postcoloniales, en prêtant attention aux dispositifs de pouvoir qui se mettent en œuvre lors de la confrontation avec un Autre construit comme tel. Prospéro nous permettra d’appréhender comment la colonialité se décline en fonction de la mémoire, du langage, du rapport à l’altérité et de la solitude ontologique ; différentes facettes qui seront explorées tour à tour. Il s’agira, pour finir, de prendre acte que c’est à partir d’une œuvre moderne que la critique décoloniale opère et qu’une certaine conscience réflexive est à l’œuvre dans la pièce de Shakespeare.
Abstract
This paper aims to reread William Shakespeare’s Tempest, focusing on the figure of Prospero, in order to sketch some features of Western modernity. It interprets modernity through the contributions of decolonial and postcolonial studies, paying attention to the mechanisms of power at work in the confrontation with a constructed Other. Prospero will lead us to understand how coloniality connects with memory, language, relationship to otherness, and ontological solitude; different facets which will be explored in turn. Finally, it will be a question of acknowledging that the decolonial critique operates in a modern work of literature and that there is a reflexive consciousness at work in Shakespeare’s play.
Table des matières
Introduction : penser avec Prospéro
Le lieu de l’action, une île inhabitée (an uninhabited island).
(Présentation des personnages)1
1Un mage blanc, nommé Prospéro, y est exilé loin de sa ville natale, Milan, où il régnait autrefois en duc. C’est son frère, en complotant avec le roi de Naples, qui l’a chassé de son trône et laissé, avec sa fille Miranda, sur une barque à la dérive. Le radeau qui devait mener le duc et sa fille à la mort échouera finalement sur les côtes de cette île, pays lointain et inconnu qui sera bientôt le leur. Mais s’il est d’abord question d’une « île déserte (uninhabited island) », on comprend vite que le souverain déchu n’y est pas seul. Il est non seulement accompagné de sa fille, mais aussi de deux êtres présents avant l’arrivée des Milanais : Caliban et Ariel. Tous deux sont réduits en esclavage par le mage blanc : le premier, décrit dans la présentation des personnages comme « esclave sauvage et difforme (savage and deformed slave) », par la force, et le second, « esprit de l’air (airy spirit) », par une dette. L’action commence plus précisément lorsque, grâce à sa magie, Prospéro déclenche une extraordinaire tempête. Sachant que les usurpateurs naviguaient non loin de l’île, il parvient ainsi à faire sombrer leur navire et à les faire s’échouer sur l’île – son île. Pris au piège du duc déchu, l’équipage milanais devra alors subir les sortilèges et la vengeance de Prospéro. Mais, la forme de la comédie étant ce qu’elle était, cette vengeance se muera finalement en un arrangement matrimonial, qui rétablira paisiblement l’ordre d’antan.
2Voici, résumée en quelques lignes, l’intrigue de La Tempête de Shakespeare. Après avoir raconté si peu, on peut déjà sentir les liens étroits que la pièce entretient avec les questions d’impérialisme et d’esclavage. Écrite au tournant du XVIIe siècle, elle est contemporaine de la création de la Compagnie britannique des Indes orientales et de l’expansion de l’empire colonial britannique. On pourrait dès lors être tenté d’envisager la pièce comme un témoignage, un écho fictionnel de la grande histoire coloniale : là-bas des îles sont conquises et leur habitants réduits en esclavage, ici on fait jouer un personnage ayant pris possession d’une île et de ses habitants. Pourtant il me semble qu’une telle approche réduirait la portée de la pièce, sa particularité et sa puissance en tant que fiction. Bien évidemment, s’éloigner d’un rapport testimonial et transparent à l’œuvre ne revient pas à lui prêter une sorte de « pureté » dépolitisante. Je ne tiens pas à considérer le domaine de l’art comme une bulle imperméable à l’histoire et aux rapports de force qui agissent la société. Autrement dit, il est très clair que La Tempête est agie par – et agit sur – les discours et les processus impérialistes. Mais ayant posé cela, je pense que l’on peut se rapporter à l’œuvre en prenant au sérieux son ambiguïté propre – telle que, notamment, Theodor Adorno la pense. Il s’agit, pour reprendre ses termes, de comprendre que « le double caractère de l’œuvre d’art comme autonomie et fait social se répercute constamment sur le champ de son autonomie2 ». Adorno nous permet d’envisager l’œuvre comme étant à la fois produit des forces sociales et irréductibles à celles-ci ; de la comprendre non pas comme un produit passif et transparent (qui deviendrait, avec le temps, une archive) mais comme une production détenant une opacité et un pouvoir propre. Aussi, je propose de lire La Tempête comme étant constitutivement marquée par le discours colonial certes, mais aussi comme étant une entité ambiguë, relativement autonome. Il me semble que l’on peut garder la puissance politique de la pièce en la faisant agir, non pas comme un témoin passif, mais plutôt comme un outil de réflexion, une force active qui nous enjoint à penser.
3De nombreux auteurs sont déjà entrés, dans ce sens, en dialogue avec Shakespeare, tissant des liens complexes avec La Tempête. C’est surtout à travers la figure de Caliban, « l’esclave difforme et sauvage (savage and deformed slave) », qu’ont opéré ces multiples conversations. Des Caraïbes à l’Europe, des écrivains et écrivaines du monde entier se sont maintes fois emparés de ce personnage pour lui donner à nouveau la vie, pour le faire exister autrement. Ils l’ont investi, selon Ania Loomba, comme « un puissant symbole culturel, définissable et utilisable selon leurs propres fins3 ». Caliban est alors repris positivement. Il est considéré, non plus comme un être monstrueux et corvéable à merci, mais comme un représentant des luttes contre l’oppression. Les différents jeux de reprises intertextuelles ouvrent une figure fictionnelle ayant sa propre histoire, une histoire qui se branche à celle, plus grande, des résistances à l’impérialisme. C’est en tous cas ce que nous dit l’écrivain cubain Roberto Fernandez Retamar : « De Tupac Amaru à Toussaint-Louverture, de Simon Bolivar à Jose Martí, de Fidel Castro et Che Guevara à Frantz Fanon, quelle est notre histoire, quelle est notre culture si ce n’est celle de Caliban ?4 » En se réappropriant le personnage, les auteurs l’ont fait entrer dans un large réseau qui est d’abord intertextuel et imaginaire mais qui dépasse et sort finalement du cadre littéraire pour s’ancrer dans les luttes politiques. Aussi, le texte et les personnages de La Tempête continuent d’interagir avec l’histoire, de l’accompagner et de s’y inscrire. Comme l’écrit Richard Marienstras, l’œuvre de Shakespeare « enjambe l’histoire et fait corps avec l’histoire, […] [elle] ne cesse pas d’être ‘‘de notre temps’’, c’est-à-dire qu’elle change avec le temps qui passe et s’incorpore à chaque nouvelle phase de la modernité5 ».
4C’est dans cette idée de faire vivre au présent les personnages de La Tempête que cet article se penche sur la figure de Prospéro. Il s’appuie sur le texte de Shakespeare, sur les paroles et les actes de son mage blanc, pour dégager quelques lignes de force, pour tirer avec lui quelques fils et, ainsi, ébaucher ce qui pourrait être une figure de l’homme moderne / colonial. Je reprends à dessein cette manière d’accoler les deux termes en référence au groupe de réflexion latino-américain Modernité / Colonialité, et pour marquer, comme les penseurs et penseuses de ce groupe nous le proposent, l’interdépendance des deux concepts. Si le concept de colonialité recouvre les dispositifs de pouvoir nés des entreprises coloniales (et leur survivance), on pourrait dire, avec Ramón Grosfuguel, que « [cette colonialité] ne précède pas la modernité ; elle n’est pas non plus un de ses effets. La colonialité et la modernité constituent les deux faces d’une même pièce6 ». Suivant cette idée je propose de penser, avec Prospéro, les rapports qu’entretient la modernité avec son envers obscur : les processus d’occultation, d’asservissement, d’exploitation et d’annihilation de l’Autre.
5Par ailleurs, le personnage de Prospéro permet aussi d’appréhender une certaine conscience réflexive qui est à l’œuvre dans la pièce – tant au niveau narratif que formel. La Tempête joue explicitement sur la forme théâtrale et sur différentes mises en abyme. Elle nous met face à l’acte de représenter et déconstruit ainsi ce qu’elle est simultanément en train de poser. Il s’agit d’un théâtre moderne qui nous donne les moyens d’interroger cette même modernité.
6Dès lors, je tâcherai ici de suivre au plus près les paroles et les actes de Prospéro et de saisir comment ceux-ci, dans leur mouvement réflexif, nous permettent d’esquisser quelques traits de la modernité coloniale, en articulant le pouvoir avec la mémoire, le langage, l’altérité et la solitude ontologique.
1. Pouvoir et mémoire
PROSPÉRO – Toi ma fille, mais qui ne sais encore qui tu es ni d’où je viens.
(I, ii, 17-18)
7Alors que la scène d’ouverture – le bateau des usurpateurs sombrant sous la tempête magique – vient juste de se clore, on retrouve le mage et sa fille discutant sur les rives de l’île. Le dialogue s’oriente rapidement vers le passé : Prospéro va raconter son histoire – sa vie à Milan, le complot de son frère Antonio, le rafiot sur l’océan et l’arrivée sur l’île. Alors que le mage ressasse ses souvenirs, on se rend compte que sa fille est complètement ignorante à la fois de « qui elle est » et « d’où vient » son père. « Quel vide, au moins peut-on croire, quel vide ou quelle censure, dans la mémoire de Miranda !7 » s’exclame même Yves Bonnefoy, le traducteur français, dans les tout premiers mots de sa préface. Et, en effet, il est frappant de remarquer que Miranda n’est pas seulement dépossédée de son rang mais aussi de tout rapport à son passé hors de l’île. Lorsque son père lui demande d’exhumer de sa mémoire les images de son enfance, il n’en ressort qu’une réponse floue :
MIRANDA – C’est si loin.
C’est comme dans un rêve, bien plutôt
Que des figures distinctes. N’avais-je pas
Quatre femmes, peut-être cinq, pour me servir ?
(I, ii, 44-47)
8Ni nom ni visage, rien que le souvenir d’avoir été servie, d’avoir appartenu, peut-être, à un autre monde duquel il ne reste que quelques ombres – et aucun récit qui puisse tenir, aucune figure autre que celle de Prospéro, le père. Yves Bonnefoy écrit : « Ainsi, dès cette scène d’exposition, où le retour de seulement quelques ombres ne fait que rendre plus noire l’absence, au centre, qu’elles enrobent, nous avons à apprendre que Miranda n’a aucun souvenir de sa mère et ne s’en étonne ni ne le regrette.8 » La mère de Miranda ne sera évoquée que pour affirmer sa « vertu (virtue) » (c’est-à-dire sa fidélité), et ainsi garantir les liens de sang entre le père et sa fille : « Ta mère était la vertu même (a piece of virtue), et elle m’assura que tu étais ma fille » (I, ii, 56-57). Miranda n’a pas de mère qui puisse tenir une présence mémorielle consistante. Elle est donc tout entière le fruit de Prospéro, elle en est tout entière dépendante.
9Et pour sa propre histoire aussi : son absence de mémoire, ce sombre manque de passé, va être comblé par la narration de son père, qui seul peut faire le lien entre ce qui fut et ce qui est. Cette position d’autorité – unique référence, unique survivance du passé – va même être marquée par Shakespeare dans la disposition des corps. Quand il donne à Miranda son histoire, il se met explicitement au-dessus d’elle : « Que je me mette debout, maintenant… Mais toi, reste assise, pour écouter comment […] » (I, ii, 169-170). C’est en assumant une position de surplomb, de pouvoir, que Prospéro va donc conter à sa fille son histoire, et de cette manière lui révéler « qui elle est ». La narration de Prospéro n’est pas une simple remémoration mais fait advenir Miranda dans sa profondeur en la faisant sortir du présent de l’île et en lui rendant sa place sociale. L’importance du moment est encore soulignée par un ensemble de répliques qui, sortant de la narration, rythment le récit : « M’écoutes-tu ? – Je suis tout oreille, messire », suivi de : « Tu ne m’écoutes pas ! – Oh si, mon cher seigneur », et plus loin : « M’entends-tu bien ? – Sire, votre récit guérirait les sourds » (I, ii 78-106). Prospéro force Miranda à rester au plus près de ses paroles, elle n’est jamais assez attentive, jamais assez prise par ce discours, dans ce discours qui institue son histoire et lui impose une identité.
10« Les problèmes de Prospéro concernant le maintien de son pouvoir sur l’île sont aussi des problèmes de représentation, de sa capacité à ‘‘forger’’ l’île à sa propre image. La production de récit, dans cette pièce, est toujours liée à une question de pouvoir9 » nous dit Paul Brown. Et, en effet, au-delà de son rapport à sa fille, il s’agit pour Prospéro de construire un discours à même de légitimer sa position d’autorité, d’opérer une naturalisation de sa possession de l’île en l’inscrivant dans sa propre narration. On retrouvera ce rapport à l’histoire tout au long de la pièce mais il s’exprime d’une manière explicite dans la relation entre Prospéro et Ariel, the airy spirit asservi. Dès son entrée dans l’action, on nous rappelle qu’Ariel est soumis au mage blanc, et que cette soumission est liée à la mémoire d’une libération passée : « Aurais-tu oublié de quel tourment je t’ai délivré ? » répond Prospéro lorsque Ariel le supplie de « raccourcir d’une année [son] servage » (I, ii, 248-251). Le mage blanc va ainsi tenir l’esprit de l’air sous son joug via la dette de sa libération ; libération paradoxale qui devient finalement le fondement de sa servitude. Et si cette servitude se fonde sur la dette, elle tient son efficacité de la répétition d’un récit, d’un certain rapport à la mémoire : « Une fois par mois je dois te rappeler (recount) ce que tu fus car tu l’oublies, » (I, ii, 262-264) répète Prospéro à Ariel.
11Shakespeare semble donc nous mettre face à une expression particulière de la domination, que l’on pourrait nommer, avec Paul Brown, une mnémonique du pouvoir10 : un effort d’assujettissement où les autres sont soumis à une volonté parce que sujets de ses souvenirs, de sa mémoire dominante. Un seul personnage semble tenter une résistance face à cette imposition de mémoire, à cette mnémonique du pouvoir de Prospéro, c’est « l’esclave sauvage », c’est Caliban. Alors que le personnage est crûment réduit en esclavage, insulté à chaque réplique et traité comme un sous-être, il parvient pourtant à affirmer sa propre vision de l’histoire :
CALIBAN – Cette île que tu m’as prise
Était à moi de par Sycorax, ma mère.
[…] Car me voici
À moi seul votre peuple, moi qui auparavant
Étais mon propre roi ; et de ce roc dur
Vous avec fait ma bauge, gardant pour vous
Tout le reste de l’île !
(I, ii, 332-345)
12Cette parole semble être un acte de résistance : elle déstabilise l’autorité de Prospéro, qui, énervé, doit répliquer : « Aussi menteur que fait pour être esclave ! (Thou most lying slave) » puis lui rappeler sa tentative de viol sur Miranda : « Mais vint le jour où tu voulus violer, déshonorer ma fille (violate the the honour of my child) » (I, ii, 345-349). Prospéro doit mobiliser le souvenir de l’acte le plus immoral pour réengager la bestialité de Caliban et, ainsi, le priver de sa capacité à construire sa propre histoire. Mais si Prospéro a dû réagir de la sorte, c’est bien qu’un danger le menaçait ; il ne pouvait permettre à l’esclave de lui opposer une autre version du passé. Pour que son emprise reste entière, le point de vue de Caliban devait absolument être délégitimé, il ne pouvait pas exister – or il s’apprêtait à l’être. Si les manières de dire le passé et de se souvenir sont des lieux de domination, ils semblent aussi être les lieux d’où une résistance peut surgir.
13C’est ce que semble aussi nous dire Aimé Césaire, dans sa réécriture de la pièce. Caliban y est devenu un esclave caribéen explicitement en lutte pour libérer l’île de la colonisation de Prospéro. L’auteur martiniquais reconnaît, lui aussi, ce pouvoir de la mémoire, qui est l’effet des narrations de Prospéro, et qui vont jusqu’à déposséder Caliban de son propre nom :
CALIBAN – Appelle moi X. Ça vaudra mieux. Comme qui dirait, l’homme sans nom. Plus exactement, l’homme dont on a volé le nom. […] Chaque fois que tu m’appelleras, ça me rappellera le fait fondamental, que tu m’as tout volé et jusqu’à mon identité ! Uhuru11 !
14Caliban n’a plus de mémoire, plus de souvenir de son nom, donc plus d’identité propre. Et il s’agira alors de faire table rase, de se détacher, d’abord de son nom (remplacé par une absence, X) puis du reste des carcans coloniaux, pour qu’autre chose puisse advenir :
CALIBAN – D’abord me débarrasser de toi… Te vomir. Toi, tes pompes, tes œuvres ! Ta blanche toxine12 !
2. Pouvoir et langage
MIRANDA – Tu ne savais,
Sauvage que tu étais, pas même
Ce que tu voulais dire, tu balbutiais
Comme une sorte de bête, et tes besoins,
Je te donnais des mots pour les faire entendre.
(MIRANDA – When thou didst not, savage,
Know thine own meaning, but wouldst gabble like
A thing most brutish, I endow’d thy purposes
With words that made them known.)
(I, ii, 356-359)
15C’est ainsi que Miranda rappelle à Caliban qu’elle et son père lui ont « donné (endowed) » le langage. Si, au cours de la pièce, la mnémonique est la première expression du pouvoir que l’on rencontre, la dimension du langage est peut-être antérieure encore. Pour pouvoir imposer une mémoire, Prospéro devait d’abord imposer la manière dont elle serait dite. Caliban parlera donc la langue de Prospéro et, surtout, pourra faire partie de ses constructions narratives. Bien sûr, il est aussi question de commandement brut, d’une manière de se faire obéir, de pouvoir transmettre des ordres. C’est ce que souligne le Caliban de Césaire :
Tu ne m’a rien appris du tout. Sauf, bien sûr à baragouiner ton langage pour comprendre tes ordres : couper du bois, laver la vaisselle, pêcher le poisson, planter les légumes parce que tu es bien trop fainéant pour le faire13.
16Et chez Shakespeare aussi, Prospéro ne cesse de donner des ordres à Caliban, lui imposant un dur travail forcé : « Va nous chercher du bois, et assez vite pour être prêt pour une autre tâche… » (I, ii, 367-368) Mais avec cette possibilité d’entendre les ordres, c’est aussi une position de sujet linguistique qui est imposée à Caliban : il peut être dit par Prospéro. Il devient, bien que restant « sauvage », traduisible, connu. Cela rejoint certains mécanismes du discours colonial, tels que décrits par Homi Bhabha : « le discours colonial produit le colonisé comme une réalité sociale qui est à la fois ‘‘autre’’ tout en restant totalement connaissable et visible14 ». La différence (la hiérarchie) est maintenue mais intégrée au sein du système ; l’Autre reste autre tout en étant compris dans les deux sens du terme : à la fois connu et intégré. Prospéro peut, par le langage, dominer et connaître son esclave, tandis que « tout ce que peut faire Caliban de ce don [du langage] dévoile qu’il en est capturé15 », nous dit Paul Brown.
17Comme sujet linguistique, Caliban accède au monde de Prospéro mais, de ce fait, il ne peut qu’adhérer aux relations de pouvoir que ce langage charrie, et qui le placent, lui Caliban, tout en bas de la hiérarchie des êtres. L’esclave rejoint le monde de son maître tout en restant en dehors. Il ne parvient pas à une égalité ontologique avec lui : Caliban est toujours rejeté hors de l’humain, réduit au labeur et à la bestialité, à la nature, à la boue. Trinculo, l’un des rescapés, l’apercevant pour la première fois, s’étonne et reprend à son compte la question posée à Valladolid une cinquantaine d’années avant l’écriture de la pièce : « Tiens, qu’avons nous là ? Est-ce un poisson, est-ce un homme, est-ce du vivant ou du mort ? (What have we here? a man or a fish? dead or alive?) » (II, ii, 24). Caliban est constamment relégué à une non-humanité, à cette infériorité ontologique dont parlait Frantz Fanon : « il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique surgissement peut prendre naissance16 ». L’esclave difforme est coincé en cet endroit ontologique, radicalement inférieur, lieu désert de l’inhumain et du non-être. Alors que, selon Bonnefoy, « les mots de Prospéro perçoivent la réalité, par simplement les aspects généraux des choses, leur virtualité conceptuelle17 », ceux de Caliban ne lui donnent pas accès à cette élévation spirituelle, à cette magie blanche – la servitude l’en exclut. S’il a accès au langage, cela ne lui offre pas pour autant une condition différente ; il ne rejoint pas même l’humanité. Il semble d’abord que les mots ne lui permettent que des insultes inefficaces :
CALIBAN – Vous m’avez appris le langage ; et tout le profit Que j’en ai eu, c’est de savoir maudire (how to curse).
La peste rouge vous emporte pour m’avoir enseigné vos mots !
(I, ii, 364-366)
18Caliban est lucide mais cette colère ne le mènera pas plus loin. Il reste encore sous le contrôle de son maître. Et cela parce que, comme le suggère Silvia Federici, « Caliban ne pouvait combattre ses maîtres qu’en les maudissant dans le langage qu’il avait appris d’eux. Sa rébellion restait dépendante des ‘‘outils du maître’’18 ». La hiérarchie imposée par le langage, le coinçant dans une sous-humanité, ne lui permet pas de sortir de la « zone de non-être ».
19Mais Fanon ne nous donne pas seulement les mots de la dévalorisation ontologique ; il nous annonce aussi les résistances qui émergent. Cette zone n’est pas qu’une « rampe essentiellement dépouillée », c’est aussi de là qu’un « authentique surgissement peut prendre naissance. » Et c’est peut-être de cela qu’il s’agit lorsque Caliban s’arrête pour rêver et se lance dans un monologue :
CALIBAN – Sois sans crainte ! L’île est pleine de bruits,
De sons et d’airs mélodieux, qui enchantent
Et ne font pas de mal. C’est quelquefois
Comme mille instruments qui retentissent
Ou simplement bourdonnent à mes oreilles,
Et d’autres fois ce sont des voix qui, fussé-je alors
À m’éveiller après un long sommeil,
M’endorment à nouveau ; – et dans mon rêve
Je crois que le ciel s’ouvre ; que les richesses
Vont se répandre sur moi… À mon réveil,
J’ai bien souvent pleuré, voulant rêver encore.
(CALIBAN – Be not afeard. The isle is full of noises,
Sounds and sweet airs that give delight and hurt not.
Sometimes a thousand twangling instruments,
Will hum about mine ears; and sometime voices
That, if I then had wak’d after long sleep,
Will make me sleep again; and then, in dreaming,
The clouds methought would open and show riches
Ready to drop upon me, that, when I wak’d,
I cried to dream again.)
(III, ii, 131-139)
20Cette tirade, qui, pour une fois, ne fait pas mention de Prospéro, montre un rapport différent à l’île. Cette fois l’homme n’est plus possesseur, mais presque possédé par l’île. La musique et les charmes de la terre semblent y jouer un rôle actif (ils « enchantent (give delight) » par eux-mêmes) et gratuit (ils « ne font pas de mal (hurt not) »). La nature semble, l’espace d’un instant, exister pleinement et pour elle-même. On ne peut qu’être frappé par la manière dont cela rompt avec les charmes instrumentaux de Prospéro, qui, eux, sont toujours utilisés (comme punition ou manipulation) selon une fin définie, liée au pouvoir et à la domination. Ici ce n’est plus la narration de Prospéro qui englobe et contraint tout : un rapport différent se crée, échappant aux pouvoirs du mage blanc. Certes Brown ne voit, dans la rêverie de Caliban, qu’un « moment utopique où l’absence de pouvoir se mue en désir d’absence de pouvoir19 », où la réalité est mise de côté dans une attitude passive de refus. Mais il ne comprend alors l’utopie qu’au sens réducteur d’une fuite dans l’imaginaire, un repli spirituel inoffensif. La pensée de Miguel Abensour permet de renverser cette approche et d’envisager l’élaboration utopique comme un moment fort de critique et d’élan vers l’émancipation. L’imaginaire ouvre alors un espace de remise en question de l’existant, où l’ordre établi est ébranlé et où d’autres possibles peuvent advenir. Selon Abensour, « le rapport à l’utopie est un excellent indicateur de la conscience historique, la conscience qu’il y a de l’histoire et qu’il est possible d’y intervenir pour la transformer20 ». Le rêve n’est plus une manière de renoncer mais de s’inscrire dans l’histoire, de s’y rapporter en disant : cela aurait pu être autrement, et cela pourrait le devenir.
21Si donc on prend au sérieux les relations qui s’instituent dans le monologue de Caliban, on peut y lire l’intuition d’une liberté, la conscience profonde de riches, de richesses autres à venir – depuis « le ciel ouvert ». La nature n’est plus un objet à soumettre et à exploiter mais devient un sujet agissant, « enchantant ». Dans un même geste utopique, c’est à la fois Caliban et l’île toute entière qui s’émancipent – geste qui n’est autre que la négation du pouvoir blanc de Prospéro. Le rêve de l’esclave n’est pas une échappatoire ou un déni de liberté, mais plutôt une possibilité d’envisager le réel autrement, de le sortir des carcans dans lesquels la parole du pouvoir l’enferme – bien que cela ne puisse advenir dans le présent, et qu’il faille se réveiller en « pleurant, voulant rêver encore (I cried to dream again) ».
3. Pouvoir et altérité
PROSPÉRO – Eh quoi ?
Le pied qui se rebelle contre la tête ?
(PROSPERO – What, I say,
My foot my tutor?)
(I, ii, 470-471)
22Prospéro s’indigne devant Miranda qui, timidement, tente de s’opposer à lui. Shakespeare est explicite : Miranda n’est pas seulement la fille unique et protégée du mage blanc, elle lui est soumise et dépendante comme l’est le pied par rapport à la tête. Comme je l’ai dit plus haut, Miranda ne se souvient pas, elle ne garde en mémoire que le temps passé sur l’île. Le reste ne compte pas, si ce n’est au travers du récit de son père. Elle n’existe donc que par deux chemins : celui de l’éducation de son père sur l’île et celui, plus ténu, d’un passé caché et toujours dicté par Prospéro. En réalité Miranda ne semble pas avoir de consistance propre : elle ne parle jamais en son nom, ne décide pas de ses actes, ne prend aucune initiative. Ses seuls rôles la réduisent à son corps : d’abord par son rapport avec Caliban et la tentative de viol : elle est alors la jeune fille pure, à protéger ; ensuite (et c’est ce qui l’occupera pendant la majeure partie de la pièce) par son rapport avec Ferdinand, le fils naufragé du Roi de Naples, ancien ennemi de Prospéro. Miranda tombe amoureuse de Ferdinand dès sa rencontre, comme par magie, et elle finira promise à lui, en arrangeant ainsi les conflits passés. Par magie, en effet, puisqu’il semble que le mage ne soit pas étranger à l’histoire des jeunes premiers. Dès la première rencontre déjà et alors que Miranda s’extasie devant la beauté de son futur amant, Prospéro murmure en aparté : « Je le vois, tout se passe comme en mon âme je le désire… » (I, ii, 421-422). Si Prospéro semble d’abord hostile à cette union et maltraite Ferdinand, on se rend vite compte que ce n’est que pour mieux les lier. D’emblée, la pièce nous montre que cet amour est dicté par Prospéro, qu’il fait partie de son plan, comme le reste. Cela apparaît clairement lorsque, après avoir forcé Ferdinand au travail, il assiste, invisible, à une scène de déclaration d’amour entre les jeunes amants. Leurs paroles sont alors rythmées par des apartés de Prospéro, qui se félicite de son entreprise : « Te voici bien mordue mon pauvre petit ! », puis : « Heureux comme ils le sont, tout à la surprise d’eux-mêmes, de la vie, je ne puis l’être. Rien toutefois pour davantage me réjouir… Soit ! Je retourne à mon livre ! Avant souper il me reste beaucoup à mener à bien (for yet ere supper time must I perform much business appertaining) » (III, i, 32-96). En réalité, l’idylle que semble vivre Miranda est entièrement dictée par son père ; elle fait partie de son buisiness, c’est une des choses qu’il a « à mener à bien ». Miranda semble donc n’avoir que peu de volonté propre, peu de capacité d’action. Elle n’est là que pour servir d’échange, pour que Prospéro retrouve le pouvoir civil. C’est un corps possédé, sous l’emprise du mage, d’abord à protéger, puis à donner. Miranda est une altérité niée dans sa profondeur, réduite à une partie de son père, le sujet souverain.
23Et ce personnage, objet plus que sujet, est la seule femme de la pièce. Prospéro évolue dans un monde masculin, presque exclusivement : « C’est comme si, dans ce monde comme il doit être pour que Prospéro soit à son affaire – qui sait même ? puisse exercer ses pouvoirs – il fallait qu’aucune femme ne soit, sauf l’héritière de sa pensée21 » note Yves Bonnefoy. Il n’est jamais question d’autres femmes, ni même de celles qui pourraient être proches des hommes présents. Le seul personnage évoqué (mais pas représenté) et ayant des attributs féminins, tient une place particulière : il s’agit de Sycorax, sorcière algérienne et mère de Caliban. Puissance obscure, ombre planant sur la pièce, on ne la cite qu’en rappelant ses « méfaits sans nombre, ses sortilèges à vous glacer le sang » (I, ii, 265-266). Elle est invoquée par Caliban lorsqu’il affirme son histoire propre et sa légitimité dans l’île, jouant alors comme force opposée à celle du mage blanc. Et elle est reconnue comme puissance même par Prospéro :
PROSPÉRO – Ce coquin difforme,
Sa mère fut sorcière ; une si puissante
Qu’elle commandait à la lune, décidant
Des marées, trafiquant de son influence
Bien au de-là de sa sphère.
(PROSPERO – This misshapen knave,
His mother was a witch, and one so strong
That could control the moon, make flows and ebbs,
And deal in her command without her power.)
(V, i, 271-274)
24Du point de vue du mage blanc, elle représente l’Autre absolu : elle est femme, algérienne, magicienne (« witch ») par nature et non par science. La magie noire de Sycorax, naturelle (« control the moon, make flows and ebbs ») et obscure, s’oppose à la magie blanche de Prospéro, rationnellement apprise, transparente et vertueuse, que Frances Yates qualifie de « pouvoir magico-scientifique22 » : « Prospéro est aux antipodes de la sorcière Sycorax et de son méchant fils23 » écrit la commentatrice. Et on peut en effet considérer la sorcière comme un reflet inversé du sorcier. Elle détient une fonction spéculaire, telle un miroir qui permet de mieux se définir.
25On pourrait puiser dans la conception de l’orientalisme qu’Edward Saïd a développée, pour penser ce rapport de Prospéro au tout Autre. L’obscur, le maléfique, joue pour le mage blanc comme figure construite de l’Orient. Celle-ci doit se comprendre, selon Saïd, comme « une des images de l’Autre qui s’imprime le plus profondément en lui [et] permet de définir l’Européen (ou l’Occidental) par contraste : son idée, son image, sa personnalité, son expérience24 ». La Tempête, en mettant en scène une figure de l’homme moderne européen, nous permet de penser cette fonction spéculaire de l’Autre au sein même du texte. La représentation de l’oriental, ici de Sycorax, « a moins rapport avec l’Orient qu’avec ‘‘notre monde’’25 ». Et c’est à l’intérieur même de l’œuvre, via le personnage de Prospéro que l’on voit « l’Occidental se définir par contraste ». Caliban héritera de cette fonction spéculaire de sa mère, s’inscrivant ainsi dans une histoire profonde de la différence. L’esclave représente, aussi par sa mère, l’irrationnel, le dangereux, un rapport immédiat à la nature, le travail manuel, c’est-à-dire le non-blanc. Il est l’Autre, l’humain non-humain ; parlant le même langage mais n’appartenant pas au même être ; ayant un corps « difforme » mais juste assez ressemblant pour être utilisé.
26Et c’est aussi celui qui va sans cesse être ramené à la difformité : deux des rescapés, le découvrant par hasard, s’en inquiètent, s’en amusent, et lui parlent, finissant chacune de leurs tirades par le vocable monstre : « Toi, le monstre de service », « un fameux monstre », « Monsieur Monstre », « Monstre, tu seras donc mon lieutenant-monstre ou mon porte-étendard (Thou shalt be my lieutenant, monster, or my standard) » (III, ii, 3-16). L’effet de répétition est impressionnant. On sent une sorte de burlesque, voire de folie, qui s’installe dans les échanges. La rencontre de cet être « difforme » déstabilise les nouveaux arrivants et les force à le fixer dans un discours qui se rapproche du non-sens. Homi Bhabha évoque une anxiété du discours colonial : « le stéréotype, qui est [la] stratégie discursive majeure [du discours colonial], est une forme de savoir et d’identification qui oscille entre ce qui est toujours ‘‘en place’’, déjà connu, et quelque chose qui doit être anxieusement répété26 ».
27Par ailleurs, au-delà de cette répétition, la scène nous montre un Caliban à qui on ne peut s’adresser que sous le signe du monstre : à la fois l’être essentiellement différent, le tout Autre, mais aussi celui que l’on montre, que l’on pointe du doigt (« monstre » traduit monster, qui se rapporte moins directement à la désignation mais qui découle bien de la même racine latine, monstrum, qui donne aussi monstration en anglais). Outre le mot monstre répété encore et encore, le statut de l’être à montrer de Caliban est souligné par un des rescapés, Trinculo, qui projette de l’emmener en Europe pour l’exhiber :
TRINCULO – Serais-je en Angleterre, comme cela m’est arrivé une fois, et que je fasse seulement mettre ce poisson en peinture à l’huile, il n’y aurait pas un brave idiot à se promener le dimanche (a holiday fool) qui ne m’allongerait sa pièce d’argent. Là-bas ce monstre (this monster) vous ferait vivre son homme ; et c’est que la bête la plus bizarre (any strange beast) peut y passer pour un homme.
(II, ii, 27-30)
28Caliban est non seulement réduit au statut d’objet marchandisable mais aussi considéré comme immédiatement montrable. Sa différence est de celle qui doit être offerte au public, qui doit entrer dans le champ du visible. Et cela ne peut que nous rappeler les zoos humains qui ont historiquement accompagné les périodes d’impérialisme, et qui, selon Gilles Boëtsch et Pascal Blanchard, détenaient la fonction particulière de constitution d’un monde autre : « Les exhibitions d’un ‘‘Cannibale océanien’’ à Londres ou de la ‘‘Femme-singe’’ au Luna Park parisien donnèrent autant, si ce n’est plus, de frissons que ‘‘l’Homme-tronc’’, le ‘‘Lilliputien’’ ou la ‘‘Femme-cochon’’, car elles laissaient entendre que tout un peuple de ‘‘même couleur’’ était proche de ces déviances corporelles, culturelles et mentales. Ce n’était plus l’exception, l’erreur, mais bien le monde ‘‘majoritaire’’ qui ‘‘nous’’ entourait que donnaient à voir ces ethnics shows27 ». En montrant ces personnes dans de violents dispositifs de monstration (cages, mises en scène, …), l’Occident a construit une image de l’absolue différence portée à la généralité d’une race : une différence qui rappelle ce qu’est le Blanc par la négative – qui rappelle ce que le Blanc n’est pas. L’altérité de Caliban est aussi celle de ces personnes déportées et exhibées, une différence qui permet la constitution d’une mêmeté, d’un ‘‘nous’’ qui s’oppose à cet ‘‘eux’’ monstrueux, cannibales – le nom de l’esclave, Caliban, n’est-il pas l’anagramme de cannibal ?
29On remarquera par ailleurs que le rescapé Trinculo localise précisément l’endroit où il s’imagine ramener le « monstre » : ce n’est pas à Milan ni à Naples que l’on payera pour le voir, mais bien en Angleterre. Ce détail dénote par rapport à la cohérence du récit – il n’est question de l’Angleterre nulle part ailleurs – et nous ramène aussitôt à la position de Shakespeare, dramaturge londonien. On sort un instant de l’espace de la narration et on entend un peu plus distinctement la voix de l’écrivain. Et on pourrait y déceler une portée critique de la pièce, qui nous dit une nation malade où des hommes ordinaires – de « braves idiots (a holiday fool) » – se divertissent de l’asservissement d’autres hommes. Le dramaturge semble par là rejoindre le geste de Michel de Montaigne (dont on ne peut être sûr qu’il ait lu Les Essais, mais qui aurait exercé sur lui une « influence incontestable » selon les mots de Robert Ellrodt dans son essai de mise en relation des deux écrivains28). Montaigne, quelques années avant Shakespeare, passait lui-aussi par l’Autre colonisé – le « cannibale » – pour dire la violence de sa société : « Nous pouvons bien les appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toutes sortes de barbaries29 ». Les mots des Essais entrent en écho avec ceux du rescapé de l’île de La Tempête. Dans le monologue de Trinculo, court moment de suspension de l’intrigue théâtrale où les personnages sont en quelque sorte mis de côté, on peut sentir une certaine proximité entre les deux écrivains renaissants. La différence raciale est, chez l’un comme chez l’autre, reprise de manière critique, comme moyen pour déstabiliser sa propre modernité. On passe par le lointain, comme par un détour, pour rejoindre le plus proche et dénoncer sa violence.
30Mais retournons à l’intérieur de la pièce. Ici le (supposé) cannibale Caliban ne cesse d’être construit, dans un mouvement dialectique, comme différence intégrée. Frank Kermode voit en ce personnage un élément de jugement par la négative : « un tel être, homme sans grâce ni civilité, constitue une intéressante mesure pour l’art et la civilisation, et c’est la mesure que Miranda utilise30 ». En effet, n’ayant vécu qu’avec son père et Caliban, elle ne peut se référer qu’à ces deux entités pour juger, et notamment de Ferdinand, son futur époux : « Tu penses qu’il est seul de ce bel aspect parce que tu n’as vu que lui et Caliban » (I, ii, 480-482) lui dit son père. Encore une fois, c’est l’Autre qui permet de définir le Même ; la différence qui permet de juger, de voir le Blanc. Mais, si Miranda se sert de Caliban pour apprécier Ferdinand, si le Même n’a de rapport avec l’Autre que pour sa propre définition, la différence n’a finalement pas de densité propre. Elle est toujours déjà intégrée, comprise au sein de la mêmeté. On a donc affaire a un mouvement dialectique où la différence est sans cesse reconduite au Même pour mieux être construite comme différence. Richard Marienstras pense ce processus via le couple conceptuel du proche et du lointain. Le lointain, l’Autre découvert lors des voyages de conquête, est capté et inséré dans la familiarité, le régime du proche, tout en étant maintenu dans sa différence : « ce qui a été ainsi rapproché grâce à la conquête de l’espace et à la manipulation du temps [liée au primitivisme], s’éloigne à nouveau mais cette fois dans la familiarité. Les groupes humains récemment découverts viennent sagement se ranger dans le système culturel des explorateurs, tout en bas de la hiérarchie, dans un lointain compatible avec l’univers symbolique du narrateur31 ».
31En faisant un pas en plus, on peut même affirmer que le lointain vient finalement se fondre dans le proche, que la différence est absolument phagocytée par la mêmeté, pour ne plus devenir qu’un moment du Même. C’est en tout cas ce que propose Yves Bonnefoy : « On sent que [Prospéro] voudrait en finir avec Caliban, lui dénier une fois pour toutes son droit à l’humanité, mais tant de hargne et si insistante révèle d’autant mieux que cet autre pourtant si autre l’obsède. […] Caliban, comme le mage si méprisant a décidé qu’il était, c’est, peut-on craindre, une part encore de Prospéro : une part nocturne que celui-ci n’a pas su éduquer32 ». La distinction entre le proche et le lointain en vient presque à se dissoudre. Si Caliban n’est pas un sujet véritable, c’est peut-être parce qu’il n’est qu’une partie du sujet souverain :
PROSPÉRO – Mais cette flaque de nuit, il me faut bien
La reconnaître mienne.
(PROSPERO – This thing of darkness I
Acknowledge mine.)
(V, i, 278-279)
32Les mots de Prospéro sont ambigus : « mienne (mine) » pourrait aussi bien signifier la propriété distante que l’inclusion, la reconnaissance de l’Autre comme partie du Soi. Si Bonnefoy joue de cette ambiguïté via sa traduction en français, le mine anglais interpelle de la même manière, notamment selon Paul Brown : « même si cela désigne puissamment le monstre comme étant sa propriété, un objet pour sa propre utilité, une obscurité de laquelle il peut sauver la connaissance de soi, il y a sûrement ici une identification ironique avec l’autre, car les deux deviennent interstitiels33 ». Il se pourrait bien que Caliban, le difforme, le sauvage, ne soit pas tant la négation du mage blanc que son envers sombre, « sa part nocturne » dont parle Bonnefoy. Si Prospéro a besoin d’un tel miroir, d’une telle image de la bestialité, c’est peut-être parce que demeure en lui un envers inacceptable, incompatible avec une raison glorifiée, avec l’élévation de la magie blanche. L’analyse de Yves Bonnefoy, que j’ai beaucoup suivie jusqu’à présent, repose sur cette idée : Shakespeare met en scène deux parties du sujet moderne : « Prospéro n’est peut-être qu’une dualité de l’esprit et du corps pour l’instant encore non résolue34 ». Mais j’aimerais m’écarter ici du point de vue de Bonnefoy, qui ne se situe qu’à l’intérieur même du sujet blanc, pour porter l’argument à un degré différent. Il me semble important de comprendre que ce processus opère aussi vers l’extérieur : il y a rapport à l’Autre. Même s’il est toujours reconduit au système de Prospéro, Caliban incarne une figure de l’altérité, et non un simple moment de la psyché du mage blanc. Là où Bonnefoy ne se préoccupe que d’une individualité dépolitisée, le passage par Frantz Fanon permet de penser le lien entre intériorité et extériorité, subjectivité et pouvoir. Le penseur martiniquais écrit : « il s’est élaboré au plus profond de l’inconscient européen un croissant excessivement noir, où sommeillent les pulsions les plus immorales, les désirs les moins avouables. Et comme tout homme monte vers la blancheur et la lumière, l’Européen a voulu rejeter ce non-civilisé qui tentait de se défendre. Quand la civilisation européenne se trouva en contact avec le monde noir, avec ces peuples de sauvages, tout le monde fut d’accord : ces nègres étaient le principe du mal35 ». Il s’agit de prendre en considération la captation de l’altérité au sein même de la constitution de la mêmeté – processus qui opère par racialisation. Le « croissant excessivement noir » de Fanon, cette brutalité tapie dans l’homme blanc, est rejetée ici sur la « part nocturne » de Prospéro : Caliban. La bestialité indépassable du mage blanc est extériorisée sur un être sans cesse ramené à la boue et la difformité, le savage and deformed slave. Shakespeare ne nous donne pas tant l’image d’un sujet individuel clivé entre bassesse et élévation qu’un processus de projection du « principe du mal » sur un Autre constitué comme tel, racialisé.
4. Pouvoir et solitude
PROSPÉRO – Mon entreprise en est à son point critique,
Car mes charmes ne flanchent pas ; et les esprits
M’obéissent, et le temps porte son fardeau
Sans broncher… Où en est-il le temps ?
(V, i, 1-3)
33Prospéro mène l’action sur l’île en maître absolu : les éléments, les esprits, le temps, sont à son service. La première scène qu’on nous offre à voir, une tempête terrifiante, vécue comme intensément réelle par les personnages sur lesquels elle s’abat, n’est-elle pas un pur produit de ses pouvoirs ? Le mage est un souverain qui soumet entièrement la nature et l’Autre à sa volonté. On a pu voir que Prospéro établissait deux rapports à l’altérité, différenciés en fonction du genre et de la race : sa fille est cultivée, soumise, dépendante… elle doit être protégée, pour ensuite être échangée comme bien symbolique ; Caliban, quant à lui, est dangereux, difforme, imprévisible… il doit être maîtrisé. La différence genrée renvoie à un pouvoir euphémisé d’utilisation tandis que la différence raciale mène à un pouvoir brutal de contrôle. Mais on a aussi pu voir que ces deux figures de l’altérité ne pouvaient prétendre au rang de sujet intègre ; ils existent à peine. Miranda et Caliban ne représentent, en fait, que des presque-autres. Ils sont finalement reconduits à la personne de Prospéro, compris au sein même de son hégémonie. Et, en réalité, tous les autres personnages de la pièce – Ariel et d’autres esprits, tout comme l’ensemble des rescapés – le sont aussi bien. Le mage blanc les guide, depuis la tempête et leur arrivée sur l’île, comme s’il manipulait des marionnettes. Par l’intermédiaire de ses esprits, il les envoûte, les manipule, les séduit puis les effraye, et ainsi, les amène à agir comme il l’avait prévu, jusqu’à la résolution – l’aveu honteux des usurpateurs et le mariage de Miranda et Ferdinand. Prospéro a tout planifié et ne laisse aucun élément lui échapper : « le duc de Milan, le mage, est de bout en bout le principal personnage ; et même le seul sur scène, à pouvoir décider librement de ses jugements et de ses actions36 » remarque Bonnefoy. Prospéro est seul maître de l’île, refusant toute altérité un tant soit peu profonde ; l’Autre n’étant plus qu’une réduction au Même.
34On peut voir dans ce refus de l’altérité un des principes de la constitution d’une certaine subjectivité moderne, basée sur la conquête : « la conquête est un processus militaire, pratique, violent, qui inclut dialectiquement l’Autre, en tant que ‘‘le Même’’. L’Autre, dans sa spécificité, est nié comme Autre et il est aliéné, obligé, contraint à s’incorporer à la totalité dominatrice comme une chose, comme un instrument, comme un opprimé…37 » nous dit Enrique Dussel. Si Prospéro n’est pas un conquistador au sens strict et si sa conquête ne nous est pas présentée comme telle, on peut tout de même voir en lui des traits saillants de cette « totalité dominatrice » qui dénie tout altérité indépendante. Et si l’on suit des auteurs comme Dussel ou les membres du groupe Modernité / Colonialité, cette subjectivité totalisante et violente doit être pensée comme étant au principe même de l’élaboration de la figure de l’homme moderne européen. Alors que la modernité est souvent pensée via le moment cartésien d’auto-fondation de la raison, Nelson Maldonado-Torres nous dit que « le rôle du cogito cartésien, en tant que formateur de l’identité moderne, doit être compris dans son rapport avec avec un idéal de subjectivité, qui, lui, reste impensé : celui qui s’exprime dans la notion ‘‘d’ego conquiro’’. […] C’est sur la base concrète de l’ego conquiro que put se construire l’ego cogito38 ».
35La modernité est traditionnellement comprise comme une émancipation, l’affirmation d’une centralité anthropologique, un refus des autorités d’antan (théologiques et antiques), une confiance dans le pouvoir de la connaissance humaine. Elle trouverait son affirmation la plus forte dans le moment cartésien, où est posée une subjectivité autonome – l’ego cogito – une chose pensante qui, affranchie des limites des sens et du corps, peut appréhender, mesurer, connaître le monde. Mais cette perception pleine et positive de la modernité est mise en crise par l’ego conquiro, ou, ici, la figure de Prospéro. Celle-ci nous révèle la violence constitutive de cette « émancipation » européenne, son lien intrinsèque avec la prise de possession, la mise à mort, l’occultation de l’Autre. Si Prospéro est un mage blanc, s’il commande aux éléments et au temps, c’est aussi et surtout, via la réduction de Caliban, Miranda et les autres, à sa propre totalité. L’affirmation concrète – par les travaux forcés et par le sang – de la supériorité, voire de l’exclusivité anthropologique de l’homme européen, est la condition matérielle pour que l’ego cogito soit posé. Il fallait la négation d’une certaine partie de l’humanité pour qu’une si grande positivité soit affirmée. Aussi, selon Maldonado-Torres, « si l’ego cogito a pu être formulé puis développé sur la base de l’ego conquiro, le ‘‘je pense, donc je suis’’ prend deux nouveaux sens, inattendus : sous le ‘‘je pense’’, nous pouvons lire ‘‘d’autres ne pensent pas’’ ; quant au ‘‘je suis’’, nous y trouvons une justification philosophique de l’idée selon laquelle ‘‘d’autres ne sont pas’’ ou ‘‘sont dépourvus d’être’’39 ». Prospéro ne peut être le mage blanc qu’il est que par la négation et l’assujettissement de son esclave, Caliban. Lui ne parle ni ne pense (« tu balbutiais comme une sorte de bête »), il est condamné au non-être (« est-ce du vivant ou du mort ? »).
36Mais si le rejet de l’Autre racialisé est à la base l’ego conquiro, celui de l’Autre genré l’est aussi. Dussel écrit : « La totalité du monde est constituée à partir d’un ego phallique et la femme est définie comme un objet passif limité en tant que non-moi : privée de phallus, châtrée. Il ne reste à la femme que la position de dominée ou de réduite au non-être face à la Totalité-masculine40 ». L’ego conquiro est constitutivement phallique ; comme je l’ai dit, le monde de Prospéro est presque exclusivement masculin. Le mage blanc a besoin de soumettre Miranda comme Caliban pour se constituer en maître de l’île et du temps, en producteur exclusif de l’action et du sens.
37Ainsi Prospéro est seul à exister pleinement sur l’île. Le refus de la consistance des autres et le pouvoir qu’il exerce sur son monde l’amènent à ce qu’on pourrait nommer une solitude ontologique. Cette condition est revendiquée par le mage blanc comme étant nécessaire à son élévation spirituelle, donc à son pouvoir très concret (sa magie) : Prospéro était « tout à cette retraite dont j’attendais le perfectionnement de mon esprit (all dedicated to closeness, and the bettering of my mind) » (I, ii, 89-90). Il ne cesse de parler de ses livres, de sa science, de son savoir : il est homme de connaissance autant que de pouvoir. Mais cette connaissance – pratique de la magie, donc du pouvoir, autant que compréhension du monde perceptible et des essences – est intimement liée à la solitude, au cloisonnement essentiel de sa subjectivité : « Ce n’est pas un hasard si le mot ‘‘closeness’’, réclusion, se présente à son esprit côte à côte avec l’idée même du ‘‘bettering’’. Sa vocation est de se délivrer du rapport aux autres41 », remarque Bonnefoy. L’entreprise de Prospéro, l’élévation solipsiste de son âme, entre en écho avec la pensée d’un philosophe de la Renaissance, précédant Descartes : Pic de la Mirandole, théoricien de la dignité blanche et de la kabbale chrétienne. C’est en tout cas le rapprochement que suggère Bonnefoy dans sa préface : « Prospéro est le mage et le mage de magie blanche, en ceci encore et surtout qu’il ne s’est donné d’autre but dans l’exercice de ses pouvoirs que ce qu’il appelle ‘‘bettering of my mind’’, le perfectionnement de l’esprit, la remontée spirituelle, le désenchaînement de l’âme, que les maîtres de la philosophie naturelle depuis Ficin et Pic s’étaient donnés chacun pour tâche majeure42 ». Ici encore, on ne peut être certain des lectures de Shakespeare : il est difficile de déterminer avec exactitude s’il connaissait ou non les textes de Pic. Mais toujours est-il qu’il y a une certaine force dans la mise en relation, que propose Bonnefoy, entre le personnage du mage blanc et le philosophe de la magie blanche. En effet, au-delà de leur proximité kabbalistique, penser l’un avec l’autre permet d’approfondir cette dimension du pouvoir moderne / colonial que représente la solitude ontologique.
38La philosophie de Pic est fondatrice du moment moderne en ce qu’elle initie un mouvement de sacralisation de l’homme (blanc et masculin). Un tournant s’opère : l’homme n’est plus une créature soumise à une divinité incommensurable mais il s’élève à la hauteur de ce Dieu et devient son égal. « Mis hors de nous-mêmes tels d’ardents Séraphins, remplis de divinité, nous ne serons plus nous-mêmes mais celui qui nous a créés43 » écrit l’humaniste dans De la dignité de l’homme. Il s’agit d’une réelle rupture anthropologique, de laquelle dépendra le reste de la constitution de l’identité moderne. Si une science positive, si une pensée de l’autonomie peut s’élaborer, c’est d’abord parce que l’homme n’est plus ultimement dépendant d’un être supérieur. Pour pouvoir poser la conscience comme totalité qui connaît le monde, il fallait d’abord se hisser aux côtés de Dieu. Or ce processus d’élévation, de soustraction de l’homme à sa propre condition, est, justement, condition d’une soustraction ; sa charge positive dépend d’une négation. Comme l’écrit Norman Ajari à propos de Pic, « une telle rhétorique de la montée en divinité implique de gravir l’échelle qui conduit à la surpuissance en abandonnant derrière soi les êtres et les caractéristiques que l’on estime indignes de leur ascension44 ». Cette anthropologie dite humaniste trace une ligne de partage, une distinction fondamentale entre deux types d’être : le supérieur et l’inférieur, le bestial et le divin, le digne et l’indigne – laissant au bas de cette échelle ontologique les humains racialisés et les femmes. Et c’est aussi ce que nous dit Shakespeare de son Prospéro : sa position de maître total et démiurgique, fondamentalement esseulé, n’est possible que par le déni d’humanité de l’Autre racialisé, la maîtrise de l’Autre genré, la réduction de toute différence au Même.
Conclusion : penser avec Shakespeare
PROSPÉRO – Et comme cette vision, qui est sans substance,
Nos tours aussi, couronnées de nuées,
Nos palais somptueux, nos temples augustes,
Et même ce vaste globe et ceux qui y vivent,
Tout se dissipera sans laisser au ciel une ride,
Oui, comme a disparu cette ombre de spectacle.
Nous sommes de l’étoffe,
Dont les songes sont faits. Notre petite vie,
Est au creux d’un sommeil…
(PROSPERO – And, like the baseless fabric of this vision,
The cloud-capp’d towers, the gorgeous palaces,
The solemn temples, the great globe itself,
Yea, all which it inherit, shall dissolve,
And, like this insubstantial pageant faded,
Leave not a rack behind. We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded with a sleep.)
(IV, i, 151-157)
39Prospéro, assumant son rôle de mage, fait apparaître des esprits, leur fait jouer une « ombre de spectacle (this insubstantial pageant) » devant ses proches et prisonniers, puis, soudain, les fait disparaître. Il se lance alors dans ce monologue étrange, un « égarement (a weakness) » venu d’un « cerveau vieilli (my old brain) », selon ses propres répliques. Ce sont non seulement les pouvoirs militaires (« nos tours couronnées de nuées (the cloud-capp’d towers) »), politiques (« nos palais somptueux (the gorgeous palaces) ») et religieux (« nos temples augustes (the solemn temples) ») qui y sont remis en question, mais aussi la Terre dans son entièreté, ce « vaste globe (the great globe itself) » – et les hommes qui l’habitent. C’est le monde dans sa totalité qui est rapporté à la consistance d’un simple songe. « Notre petite vie est au creux d’un sommeil… (our little life is rounded with a sleep) », nous pourrions nous réveiller d’un instant à l’autre et en sortir comme on sort d’un cauchemar. Mais n’oublions pas que c’est un personnage de théâtre, une pure fiction, qui parle. Ces vies rêvées, sont-elles les nôtres, spectateurs et lecteurs du monde ; ou bien s’agit-il des vies de ceux qui partagent la condition de Prospéro : des êtres de scène et de papier ? On ne peut savoir en dernière instance à quel niveau le discours opère. Toujours est-il qu’une certaine conscience réflexive est à l’œuvre : le personnage sait qu’il n’est que fiction et nous le dit – et par là-même il nous demande si nous qui l’écoutons sommes beaucoup plus. Le théâtre est un monde et, simultanément, le monde est un théâtre – theatrum mundi. C’est peut-être ce qu’on peut comprendre de ces quelques vers.
40Mais c’est en réalité la pièce entière qui nous dit le theatrum mundi. Et tout d’abord par sa forme : La Tempête est la seule pièce de Shakespeare qui se déroule dans un seul lieu et selon une seule temporalité. La continuité spatio-temporelle exagère le sentiment de contrôle absolu et nous fait pressentir la mise à nu de la situation théâtrale : « pour la première et unique fois, les unités de temps et de lieu qui deviendront la norme dans le théâtre classique seront respectées par Shakespeare – comme pour ne pas faire oublier que cette île est aussi une scène de théâtre45 », écrit Margaret Jones-Davies. Le temps, plus particulièrement, tient un rôle important. On le sent d’abord intuitivement, par les nombreuses répliques de Prospéro qui s’inquiète de l’heure qu’il est ; qui se presse, comme dans une course contre la montre ; ou qui se félicite d’être bien dans les temps. Tout se passe comme s’il fallait que Prospéro ait accompli ses desseins à une heure précise – alors que rien dans l’intrigue ne le demande. Et en y regardant de plus près, on remarque que le récit, non seulement finit à un moment précis, mais commence aussi à une heure donnée. Prospéro nous le dit très clairement alors qu’il observe sa tempête magique s’évanouissant :
PROSPÉRO – Ariel, ta mission,
Tu l’as parfaitement remplie. Mais il nous reste
Encore du travail. Quelle heure est-il ?
ARIEL – Midi passé.
PROSPÉRO – Oui, de deux heures au moins. Et d’ici à six heures
Ni toi ni moi n’avons un instant à perdre.
(I, ii, 237-241)
41Ces détails temporels sont trop saillants et trop souvent répétés (juste avant le dénouement, Ariel insiste : nous sommes « à la sixième heure du jour » (V, i, 4)) pour n’être pas pris au sérieux. C’est en tout cas ce que nous dit Jan Kott : « l’horloge de Shakespeare, l’horloge dramatique capable de sauter des années en l’espace d’une minute, bat cette fois-ci comme toutes les horloges. Du temps de Shakespeare, les spectacles commençaient en général à trois heures pour s’achever à six. Les charmes de Prospéro ont commencé entre deux et trois heures et ils ont pris fin à six. Impossible que cela n’ait pas été consciemment voulu46 ». Le temps du récit recouvre le temps des spectateurs, comme pour nous montrer que c’est bien de la représentation en tant que telle qu’il s’agit. Et un lecteur de notre temps n’a pas besoin de connaître les horaires du théâtre élisabéthain pour être frappé par le jeu de mise en abyme, la forme même de la pièce ne cesse de nous le dire : ici la fiction se dénonce comme fiction. Jan Kott encore : « tout ce qui se passera sur l’île sera du théâtre dans le théâtre, un spectacle mis en scène par Prospéro47 ». Pour être plus précis, on pourrait plutôt affirmer que tout ce qui se passera sur l’île sera du théâtre sur le théâtre puisque, selon Goerges Forestier, « il y a théâtre dans le théâtre à partir du moment où un au moins des acteurs de la pièce-cadre se transforme en spectateur48 », ce qui n’est évidemment pas le cas de l’ensemble de la pièce. Mais n’oublions pas que l’étrange tirade de Prospéro sur la vie rêvée vient justement clore un véritable moment de théâtre dans le théâtre : l’insubstantial pageant des esprits. Toute La Tempête n’est pas théâtre dans le théâtre mais ce passage l’est bien. Et ce spectacle enchâssé dans la pièce, où Prospéro dirige les esprits comme des acteurs, vient encore appuyer la mise à nu de la théâtralité. En devenant metteur en scène face aux personnages-spectateurs subjugués, le mage blanc expose la représentation au sein même de son île, lui qui l’a déjà trahie comme n’étant qu’une scène.
42Et cette réflexivité se trouve accrue encore par les derniers mots de la pièce. Prospéro est maintenant seul sur scène et s’adresse directement au public dans un monologue final. L’action est terminée (le monologue est titré « épilogue ») et l’harmonie d’antan est retrouvée. Il ne reste plus au mage blanc qu’à faire ses adieux. Dès lors, le personnage-metteur en scène se trahit comme tel : il fait un pas de côté, sort explicitement de la narration, et nous met face à un jeu ambigu sur la représentation. Littéralement, Prospéro veut fermer l’espace théâtral, il demande au public de bien vouloir le libérer de la fiction, de ce sort, « by your spell », lancé par les spectateurs :
PROSPÉRO – Mon duché m’étant restitué,
Le traître étant pardonné,
Que je quitte ce banc de sable
Et que vos mains secourables
Désenchevêtrent mes liens.
(PROSPERO – Let me not,
Since I have my dukedom got
And pardon’d the deceiver, dwell
In this bare island by your spell ;
But release me from my bands
With the help of you good hands.)
(Épilogue, 6-10)
43Il me semble que l’on peut lire cet épilogue comme une manière de penser la forme théâtrale au sein même de la pièce ; comme un moment réflexif. Shakespeare, à travers son personnage, nous met face aux liens entre son exercice de dramaturge et le regard du public, entre le monde fictionnel et le monde des spectateurs. En sachant que La Tempête est vraisemblablement la dernière pièce écrite par l’auteur seul49, voir un personnage faire ses adieux et demander qu’on le délivre de la scène est particulièrement troublant. « Or dans La Tempête, [Shakespeare] est caché si près de la surface du texte qu’on peut au moins discerner son reflet50 », écrit Stephen Greenblatt. Pourtant il ne faudrait pas trop rapidement en conclure à une identité totale entre le personnage et l’auteur. Prospéro reste une fiction, l’épilogue n’est pas dit au nom de Shakespeare. On discerne peut-être son reflet mais le dramaturge reste caché ; une différence subsiste. Et c’est justement dans cette différence qu’émerge la possibilité d’une charge critique.
44Cette distanciation réflexive est peut-être un dernier trait de la modernité que Prospéro et Shakespeare nous donnent à voir : une manière de déconstruire par la forme théâtrale et par le discours ce qu’on est justement un train de construire. La forme, tout en s’élaborant, ne cesse de se trahir comme simple représentation. Le discours, tout en assurant sa vraisemblance, nous demande précisément de ne pas y croire. Le dramaturge nous dit le potentiel critique de la modernité théâtrale : la capacité à revenir sur soi – un soi qui a ici une portée civilisationnelle.
45Ainsi, au fil de La Tempête, Prospéro m’a permis de tracer quelques lignes de ce que pourrait représenter un pouvoir moderne / colonial. Celui-ci s’exprime par la mémoire, imposée à l’Autre comme récit unique et comme seule source d’identité ; par le langage qui assujettit l’Autre en le comprenant dans son système ; par le déni, en fonction du genre et de la race, d’une altérité consistante ; et par une solitude ontologique qui rejette l’Autre dans le non-être. Cette subjectivité que peut incarner Prospéro peut être mise en relation avec l’ego conquiro, principe concret de l’ego cogito et de l’identité moderne, et il nous donne à penser une anthropologie moderne de la divinisation, inséparable de la violence coloniale et patriarcale. Mais si Prospéro nous permet de penser ces différentes formes du pouvoir, c’est bien parce que Shakespeare a écrit La Tempête. C’est au sein même d’une œuvre moderne que la critique a opéré. La pièce détient en elle les armes qui permettent d’atteindre la violence de son monde – de notre monde. Et elle nous le dit, par sa forme et par son texte : elle est une manière de revenir sur soi, de se penser, et de penser aussi ses envers les plus obscurs. Les tout derniers mots du mage blanc ne résonnent-ils pas comme une accusation ?
PROSPÉRO – Vous voulez, vous, cette indulgence Pour vos propres fautes ? Soit ! Mais d’abord délivrez-moi.
(PROSPERO – As you from crimes would pardon’d be, Let your indulgence set me free)
(Épilogue, 19-20)
Notes
1 Shakespeare (W.), La Tempête, trad. Y. Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1997 [1610]. Toutes les citations empruntées à La Tempête feront référence à cette édition.
2 Adorno (T. W.), Théorie esthétique, trad. M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Klincksiek, 2011 [1970], p. 21.
3 Loomba (A.), Shakespeare, Race, and Colonialism, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 164. N.B. la traduction dans le texte est personnelle.
4 Fernandez Retamar (R.), Caliban and Other Essays, cité dans Federici (S.), Caliban et la Sorcière (2004), trad. Collectif Senonevero, Genève / Paris / Marseille, Entremonde / Senonevero, 2014, p. 336.
5 Marienstras (R.), Shakespeare et le désordre du monde, Paris, Gallimard, 2012, p. 28.
6 Grosfoguel (R.), « La décolonisation de l’économie politique et les études postcoloniales » in Penser l’envers obscur de la modernité, sous la direction de Bourguignon Rougier (C.), Colin (P.), Grosfoguel (R.), Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2014, p. 113.
7 Bonnefoy (Y.), « Une journée dans la vie de Prospéro », préface à W. Shakespeare, La Tempête, op. cit., p. 7.
8 Ibid., p. 7-8.
9 Paul Brown, « ‘‘This Thing of Darkness I Acknowledge Mine’’ : The Tempest and the Discourse of Colonialism », in Shakespeare, The Tempest, ed. Gerarld Graff and James Phelan, Boston / New York, Belford/St. Martin’s, 2000 [1985], p. 218. N.B. la traduction dans le texte est personnelle.
10 Idem.
11 Césaire (A.), Une tempête, Paris, Seuil, 1969, p. 28.
12 Ibid., p. 87.
13 Ibid., p. 25.
14 Bhabha (H. K.), Les lieux de la culture, trad. F. Bouillot, Paris, Payot & Rivages, 2019 [1994], p. 145.
15 Brown (P.), « ‘‘This Thing of Darkness’’ … », art. cit., p. 221. N.B. la traduction dans le texte est personnelle.
16 Fanon (F.), Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 8.
17 Bonnefoy (Y.), « Une journée dans la vie de Prospéro », art. cit., p. 65.
18 Federici (S.), Caliban et la Sorcière, op. cit., p. 359. L’expression « les outils du maître » est reprise à Audre Lorde.
19 Brown (P.), « ‘‘This Thing of Darkness’’ … », art. cit., p. 226. N.B. la traduction dans le texte est personnelle.
20 Abensour (M.), Utopiques I, Le procès des maîtres rêveurs, Paris, Sens & Tonka, 2013 [2000], p. 59.
21 Bonnefoy (Y.), « Une journée dans la vie de Prospéro », art. cit., p. 10.
22 Yates (F.), Les dernières pièces de Shakespeare (1975), trad. J.-Y. Pouilloux, Paris, Belin, 1993, p. 92.
23 Idem.
24 Saïd (E. W.), L’orientalisme (1978), trad. C. Malamoud, Paris, Seuil, 2005, p. 30.
25 Ibid., p. 46.
26 Bhabha (H. K.), Les lieux de la culture, op. cit., p. 137-138.
27 Blanchard (P.), Boëtsch (G.), « La construction du ‘‘Blanc’’ dans l’iconographie coloniale », in De quelle couleur sont les blancs ?, sous la direction de Laurent (S.), Paris, La Découverte, 2013, p 138.
28 Ellrodt (R.), Montaigne et Shakespeare, l’émergence de la conscience moderne, Paris, José Corti, 2011, p. 135.
29 de Montaigne (M.), Les Essais, livre I, chap. XXXI, trad. C. Pinganaud, Paris, Arléa, 1992 [1580], p. 160-161.
30 Kermode (F.), Shakespeare, The Final Plays, London, Longmans, Green & Co., 1963. N.B. la traduction dans le texte est personnelle.
31 Marienstras (R.), Le proche et le lointain, Paris, Minuit, 1981, p. 244.
32 Bonnefoy (Y.), « Une journée dans la vie de Prospéro », art. cit., p. 29-30.
33 Brown (P.), « ‘‘This Thing of Darkness’’ … », art. cit. N.B. la traduction dans le texte est personnelle.
34 Bonnefoy (Y.), « Une journée dans la vie de Prospéro », art. cit., p. 30.
35 Fanon (F.), Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 153.
36 Bonnefoy (Y.), « Une journée dans la vie de Prospéro », art. cit., p. 11.
37 Dussel (E.), 1492, L’occultation de l’autre, trad. C. Rudel, Paris, Éditions ouvrières, 1992, p. 41.
38 Maldonado-Torres (N.), « À propos de la colonialité de l’être », in Penser l’envers obscur de la modernité, op. cit., p 143.
39 Ibid., p. 153.
40 Dussel (E.), Philosophie éthique latino-américaine, cité dans Dussel (E.), 1492, L’occultation de l’autre, op. cit., p. 50.
41 Bonnefoy (Y.), « Une journée dans la vie de Prospéro », art. cit., p. 20.
42 Ibid., p. 17.
43 de la Mirandole (P.), De la dignité de l’homme cité dans Ajari (N.), La dignité ou la mort, Paris, La Découverte, 2019, p. 44.
44 Ajari (N.), La dignité ou la mort, op. cit., p. 44.
45 Jones-Davies (M.), « Notice à La Tempête » in Shakespeare (W.), Œuvres complètes VII, éd. J.-M. Desprat et G. Venet, Paris, 2016, p. 1671.
46 Kott (J.), Shakespeare notre contemporain, trad. A. Posner, Paris, Payot, 2006 [1962], p. 318-319.
47 Ibid., p. 324.
48 Forestier (G.), Le théâtre dans le théâtre (1981), Genève, Droz, 1996, p. 11, je souligne.
49 Il semblerait que les trois dernières pièces qui succèdent La Tempête (Henry VIII, Les deux nobles cousins et Cardenio), aient été écrites avec John Fletcher. Voir Greenblatt (S.), Will le magnifique (2005), trad. M.-A. De Béru, Paris, Flammarion, 2014.
50 Greenblatt (S.), Will le magnifique, op. cit.
Pour citer cet article
A propos de : Louis Perilleux
Louis Perilleux a obtenu son Master de philosophie à l’Université Paris VIII. Il y a réalisé un mémoire proposant une relecture du texte shakespearien au prisme des philosophies contemporaines de la modernité. Ses recherches portent actuellement sur l’œuvre de Jean Genet et sur les liens entre littérature minoritaire, philosophie et violence sociale.