Phantasia

0774-7136

 

depuis le 02 février 2015 :
Visualisation(s): 175 (2 ULiège)
Téléchargement(s): 50 (0 ULiège)
print        
Juliette Morel

Ceci n’est pas un atlas, Nepthys Zwer éditeur, Éditions du commun, 2023

(Volume 13 - 2023 : Décrire la carte, écrire le monde)
Compte-rendu
Open Access

Document(s) associé(s)

Version PDF originale

1L’ouvrage Ceci n’est pas un atlas, publié en 2023 aux Éditions du commun, est la « petite sœur1 » de This is not an Altlas, ouvrage paru en 2018 chez l’éditeur allemand Transcript en langue anglaise. This is not an Altlas est une somme de quarante contributions réunies par le Kollektiv Orangotango+. Formé en 2008, Orangotango est « un réseau de géographes critiques, d’amis et d’activistes qui traitent des questions relatives à l’espace, au pouvoir et à la résistance », notamment via des méthodes de critical mapping et d’éducation populaire. Leur objectif est « d’apprendre collectivement comment lire l’espace et initier des processus émancipateurs depuis la base/par en bas2 ». La version française de l’ouvrage, Ceci n’est pas un atlas, qui nous occupe ici, présente une sélection et une traduction de dix-neuf des contributions de la version anglophone, avec un ajout de deux contributions originales écrites respectivement par Matthieu Noucher et Aude Vidal. Chacune des vingt-et-une contributions comprend entre 6 et 10 pages composées de textes, cartes, schémas, photographies. Cette adaptation française a été initiée et dirigée par Nepthys Zwer, historienne spécialiste de l’Isotype d’Otto Neurath et Marie Reidemeister, et de la cartographie radicale ou contre-cartographie3.

2Après avoir décrit précisément la structure de l’ouvrage et ce qui en fait l’originalité, nous listerons les axes communs liant les différentes contributions et marquant ainsi les tendances actuelles de la contre-cartographie.

1. Structure de l’ouvrage

3L’ensemble de ces contributions est complété dans la version française par trois textes introductifs qui ont pour rôle de contextualiser théoriquement des contributions parfois très empiriques et spécifiques. Deux de ces textes sont propres à la version française. Le premier est écrit par Benjamin Roux, éditeur aux Éditions du commun, et insiste sur l’idée que la carte est un récit qui peut participer, comme tout récit, soit à l’oppression et au renforcement des systèmes de domination, soit inversement à la lutte contre ces systèmes et à la construction du commun. Tout dépend de l’intention qu’on y met. L’idée n’est pas propre à la cartographie mais plutôt à l’esprit des mouvements contre-culturels ou postcoloniaux dans le sillage desquels s’inscrit la contre-cartographie : l’arme de domination peut être retournée, emparons-nous-en !

4La deuxième introduction est signée par Nepthys Zwer, directrice éditoriale de Ceci n’est pas un atlas. Son texte vise notamment à contextualiser l’ouvrage dans son histoire éditoriale, mais aussi dans l’histoire de la cartographie radicale qui remonte aux expérimentations de W.E.B. Du Bois (1900) et de Neurath et Reidemeister (1936), ainsi que dans celle de la géographie critique et radicale, marquée par des figures comme David Harvey, William Bunge et Elisabeth Waren, ou encore dans la cartographie critique inaugurée dans les années 1980 par Brian Harley.

5La troisième introduction, « La politique, l’art et l’insurrection des cartes », est quant à elle reprise de l’édition originale allemande et signée par André Mesquina, auteur d’ouvrages et commissaire d’expositions sur la contre-cartographie, le pouvoir des cartes et la relation entre art et cartographie. Son texte place nettement la contre-cartographie, notamment lorsqu’elle est faite par des artistes, dans une perspective anticapitaliste.

6L’ouvrage s’achève sur un texte intitulé « Ceci n’est pas une conclusion » ou par ce qui constitue, pourrait-on dire, une « contre-conclusion », signifiant que rien n’est ainsi clos. Enfin, un « Petit manuel de cartographie collective et critique », de trente pages, détachable, est joint au livre. Tous ces différents fragments proposent un cadre pour comprendre ce qu’est la contre-cartographie à travers ses multiples facettes et applications, sans jamais toutefois en figer définitivement la définition.

7Au centre de l’ouvrage, on trouve dans la version française vingt-et-une contributions présentant chacune une expérimentation contre-cartographique. Bien que la litanie des dispositifs méthodologiques et des cadres théoriques souvent similaires puisse devenir rébarbative lors d’une lecture linéaire (ce qui n’est certainement pas ce que choisiront de faire la plupart des lecteurs), c’est dans le nombre et la variété des contributions que résident sans conteste l’originalité et la grande richesse de l’ouvrage. Pour le dire autrement, l’ouvrage constitue un précieux réservoir d’exemples concrets de projets de cartographie radicale, alternative, collective, critique, contre-hégémonique, postcoloniale, décoloniale, féministe, … en fonction des ancrages revendiqués, qui varient selon les contributions et parfois se cumulent. En cela, il constitue également – et c’est l’objectif affiché, comme en atteste le « Petit manuel de cartographie collective et critique » – une inspiration certaine pour les futures initiatives de ce type. Le répertoire de contributions s’organise dans la version française en trois grandes parties : 1. « les contre-cartographies comme révélateur », 2. « les contre-cartographies comme miroir », 3. « les contre-cartographie comme outils ». Il faut dire néanmoins que la répartition des différentes expérimentations dans l’une ou l’autre de ces catégories n’est pas très convaincante, tant celles-ci apparaissent vagues et se recouvrent. Les contributions sont annoncées sous la forme d’un très beau sommaire-carte, repris de la version anglophone originale, qui montre que celles-ci proviennent du monde entier, comme entend le souligner le sous-titre de la version originale A global collection of counter-cartographies. On notera tout de même une surreprésentation des contributions venues d’Amérique du Sud (un quart des contributions dans la version originale, 19% dans la version française) et d’Europe (un tiers des contributions dans les deux versions).

2. Axes de définition de la contre-cartographie

8Tentons d’énoncer les caractéristiques du paysage de la contre-cartographie esquissé au fil de ces contributions.

9Le point commun le plus évident de ces différentes contributions est qu’elles rendent compte de cartographies d’espaces, de spatialités ou de phénomènes absents des cartes officielles ou déjà existantes. Le premier type de comblement réalisé par les projets de contre-cartographie est celui apporté par des groupes de population habituellement en marge de la production cartographique classique : des groupes autochtones au Brésil (p. 65 et p. 175), en Malaisie (p. 155), aux Philippines (p. 189) – contextes dans lesquels il s’agit également de cartographier en langues autochtones –, ou des personnes sans-abris au Royaume-Uni (p. 91). Nous pouvons également distinguer les projets qui visent à cartographier des phénomènes difficilement ou rarement visibles sur les cartes officielles, comme le harcèlement en Égypte (p. 183), l’insécurité et le péril des migrations en Méditerranée (p. 207), l’expérience vécue de la migration (p. 123), les expulsions locatives dans la baie de San Francisco (p. 39), les squats à Berlin (p. 147), les spatialités quotidiennes de femmes marocaines (p. 99), la représentation du genre dans l’espace public viennois (p. 75), ou encore les profondeurs de l’histoire populaire de la ville de Port-Saïd (p. 115). D’autres contributions concernent des territoires ou certains de leurs aspects qui n’auraient tout simplement pas encore été cartographiés, comme des quartiers informels populaires au Bangladesh (p. 107) et au Kenya (p. 139), les services urbains à Hyderabad (p. 57), les espaces publics à l’abandon à New-York (p. 199) ou encore l’intérieur de la zone d’attente d’un aéroport (p. 83). Enfin, certaines contributions plus théoriques offrent des représentations cartographiques de phénomènes parfois bien connus, mais en adoptant un point de vue alternatif, militant, contestataire, comme dans le cas des luttes contre les logiques extractionnistes en Argentine (p. 49) ou en Guyane (p. 165) ou dans le cas de la mise en carte de l’inégale répartition des ressources numériques dans le monde (p. 129).

10Le deuxième point commun entre toutes les contributions réside dans la revendication d’une inversion des perspectives, voire d’un changement de paradigme, pour la cartographie. Contre les producteurs de cartes habituellement dominants et centralisés, les initiatives documentées dans le livre revendiquent des producteurs et productrices ou des collaborateurs et collaboratrices marginaux et marginales (des personnes sans-abris), populaires (des habitants et habitantes de quartiers informels) ou dominées (des femmes analphabètes ou victimes de violences sexistes et sexuelles, des migrants et migrantes, des communautés autochtones). Seules quelques contributions sortent de ce schéma parce qu’elles sont l’œuvre d’universitaires, artistes, intellectuels ou cartographes confirmés (la contribution des Iconoclasistas, p. 49 ; celle de Philippe Rekacewicz, p. 83 ; celle de Mark Graham et al., p. 129 ; ou du Pappstat-Kollectiv, p. 147) – même s’il faut sans doute souligner ici que la quasi-totalité des expérimentations sont tout de même initiées, coordonnées et/ou rédigées par des universitaires, artistes, intellectuels ou cartographes confirmés… En outre, contre les logiques dominatrices, colonisatrices, extractivistes, productivistes ou capitalistes à l’œuvre d’habitude, ces initiatives cartographiques s’inscrivent dans des perspectives de « transformation sociale et [d’]agentivation politique de la société civile » (Zwer, p. 21), d’autodétermination, de justice sociale, etc. Enfin, alors que la cartographie jouit d’ordinaire d’une réputation d’objectivité et rend visibles des données statistiques, elle revendique ici le fait de rendre compte d’expériences particulières, vécues, sensibles.

11Un autre point largement partagé entre les différentes contributions du livre est le fait qu’il s’agisse majoritairement de cartes dont le processus de production est au moins aussi important que le résultat. Il en est ainsi des expérimentations en contexte autochtone, populaire ou généralement marginal, qui ont notamment pour objectif d’accompagner les groupes concernés dans leur maîtrise des outils cartographiques (GPS notamment, par exemple dans des contextes autochtones p. 66 ; 140 ; 158, 192 ; 210), ou au moins dans leur prise de parole géographique, habituellement tue (par exemple dans le cas des femmes marocaines, p. 99, ou des personnes sans-abris, p. 91). Le processus de cartographie s’accompagne alors d’un processus d’émancipation, d’empowerment, que ce soit parce que les participantes accèdent ainsi à leurs droits, par exemple à leur droit aux communs et aux espaces verts à New-York (p. 199), ou parce qu’ils et elles formulent, extériorisent – et donc combattent – ainsi des systèmes qui les oppressent voire les traumatisent, comme le harcèlement sexiste ou sexuel (p. 183), le colonialisme (p. 155), l’exil (p. 123). L’action de cartographier, enfin, se fait, dans beaucoup de cas collectivement dans le cadre d’ateliers, et favorise ainsi l’engagement et l’échange de pratiques, d’expériences, de savoirs, etc.

12Cela étant, les cartes résultant de ces processus contre-cartographiques ont aussi souvent une utilité très concrète et pragmatique : elles servent à réinvestir des espaces communs et créer des espaces verts à New-York (p. 199) ; elles servent à autogérer le territoire des communautés autochtones à Acre au Brésil et à apporter aux autorités la preuve de l’invasion de leurs terres par des bucherons péruviens (p. 175) ; elles servent à ouvrir un débat sur le harcèlement dans la sphère politique en Égypte (p. 183) ; elles servent à sauver des vies en Méditerranée (p. 207). Plus généralement, les contre-cartes servent à documenter, à montrer, à faire connaître certains phénomènes et à y sensibiliser, comme les expulsions locatives et la gentrification (p. 39), l’informalité de certains quartiers et le manque conséquent d’infrastructures (p. 107 ou 139), l’immense prédominance des odonymes masculins dans l’espace public urbain (p. 75). En cela, la plupart des démarches sont bien résumées par l’expression « mapping with cause » forgée par des étudiants philippins (p. 192).

13Un dernier point récurrent des contributions de cet ouvrage tient à ce qu’elles proposent une réflexion sur la matérialité, sur les matériaux de la cartographie. Celle-ci peut prendre deux chemins qu’on pourrait dire opposés. D’un côté, certaines contributions valorisent l’apport du numérique dans ce type d’initiatives, comme dans le cas de la libération de la parole permise par le numérique pour la dénonciation du harcèlement de rue, ou l’efficacité des outils SIG, notamment par la superposition des couches de données, dans le cas des interventions en temps réel de sauvetage en mer de navires de migrantes. D’un autre côté, et cela est davantage à contre-courant de la cartographie conventionnelle actuelle, certaines contributions réaffirment la matérialité physique et sensorielle des cartes : à travers le dessin aux crayons de couleur pour Philippe Rekacewicz qui entend ainsi réaffirmer le geste cartographique manuel (p. 83) ; à travers les cartes textiles d’Elise Olmédo, qui prend ainsi soin de choisir des matériaux proches des femmes marocaines dont elle cartographie la spatialité (p. 99) ; à travers la multiplication des médiums graphiques, feutres, gommettes, terre cuite, pour ne rien fermer, ni laisser personne de côté, dans le cas de la contre-cartographie de l’exil encadrée par les universitaires Sarah Mekdjian et Anne-Laure Amilhat Szary (p. 123) ; ou encore en saturant la carte de texte pour rendre compte des échanges verbaux qui se sont tenus à l’origine, dans le cas des cartes des sans-abris au Royaume-Uni (p. 91).

14Pour résumer, cet ouvrage offre une riche et nécessaire source d’exemples et d’inspirations vivaces pour les tendances contre-hégémoniques, radicales, alternatives, collectives et/ou participatives en cartographie. On ne peut qu’espérer qu’une telle somme et ses adaptations en plusieurs langues participent à la dissémination et à la (re)connaissance de telles pratiques, et qu’elles les préservent de l’inhibition parfois observable dans les démarches critiques.

Notes

1 Nepthys Zwer présente ainsi Ceci n’est pas un atlas dans une conférence à l’Université de Rennes 2, https://youtu.be/84X_nbMJdR0.

2 Voir leur site web : https://orangotango.info/.

3 Voir les sites web Visioncarto.net auquel Nepthys Zwer a contribué, et imagomundi.fr qu’elle a fondé en 2023. Elle a également co-écrit avec Philippe Rekacewicz Cartographie Radicale. Explorations (Paris, éditions La Découverte, 2021).

Pour citer cet article

Juliette Morel, «Ceci n’est pas un atlas, Nepthys Zwer éditeur, Éditions du commun, 2023», Phantasia [En ligne], Volume 13 - 2023 : Décrire la carte, écrire le monde, p. 150-155. URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1609.