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Aurélien d’Avout, La France en éclats. Écrire la débâcle de 1940, d’Aragon à Claude Simon, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2023
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1De sa thèse soutenue en 2020, Aurélien d’Avout a tiré un livre dense et agréable à lire : La France en éclats. Il y est question de la littérature d’après-guerre, plus précisément celle d’après la débâcle de 1940, quand la France est sortie humiliée d’une guerre éclair. Cependant, la perspective d’Aurélien d’Avout est moins historique que géographique. Son étude porte sur les effets de décomposition et sur les efforts de recomposition d’un espace qu’on ose à peine qualifier de national ou de français, tant les repères géographiques s’effacent dans le désordre du conflit. En trois parties, Aurélien d’Avout présente ainsi les « perceptions spatiales » de la France défaite, dans une sorte d’état des lieux de l’imaginaire collectif associé à 1940, pour analyser ensuite les « figurations symboliques de l’espace national », ou plutôt l’altération du modèle que l’école de la Troisième République avait institué, et finalement offrir une étude du « territoire recomposé », soit par le refuge dans des espaces protégés (enfance, intériorité, allégorie collective), soit par le travail de sublimation de la mémoire spatiale.
De la géographie historique
2Autant confesser d’emblée mon ignorance pour mieux situer mon propos : je n’avais jamais lu auparavant d’ouvrage de géographie littéraire et c’est plutôt en historien que j’ai ouvert La France en éclats. Aussi ai-je avant tout été enthousiasmé par l’étendue du corpus qui rassemble des textes en prose de natures différentes (manuscrits et brouillons, romans et témoignages, mémoires et journaux) et d’auteurs à la plus ou moins grande renommée, des célèbres Aragon, Julien Gracq et Saint-Exupéry, aux moins connus (aujourd’hui) Robert Merle, Alain Vialatte et Léon Werth. C’est une vaste étude que livre Aurélien d’Avout, se concentrant sur vingt années d’histoire littéraire, de 1940 à 1960, tout en s’autorisant des prolongements jusqu’à la fin du XXe siècle puisque sont évoqués ponctuellement L’Acacia (1986) et Le Jardin des plantes (1997) de Claude Simon, auteur présenté comme la borne finale du corpus. Mais, contrecoup de mon enthousiasme, j’ai également pu, par moments, regretter que ce large corpus ne soit pas plus historicisé. De fait, Aurélien d’Avout montre plusieurs facettes du traumatisme, liées aux affrontements ou à l’exode par exemple, mais sans en interroger les moments successifs : quelle différence entre les textes écrits à chaud, comme Pilote de guerre que Saint-Exupéry publie en 1942, et ceux écrits à froid, comme La Route des Flandres de Claude Simon, paru une vingtaine d’années plus tard ?
3C’était toutefois là un jugement trop rapide car, précisément, l’ouvrage dévoile le traumatisme dans sa durée, toujours vivant malgré les années, et montre, derrière la diversité des textes, des moments ou des contextes de publication, la forte cohérence qui unit ces auteurs. Le quatrième chapitre (« La France personnifiée et cartographiée ») m’a, à ce titre, particulièrement marqué : Aurélien d’Avout y étudie l’évolution de l’enseignement géographique à l’école, qui gagne en importance après la défaite de 1871 contre la Prusse. Le gouvernement impute notamment cette déroute à la faible connaissance du territoire national par les soldats de l’Empire, et décide, pour y remédier, d’accorder une plus grande importance à la géographie dans les cursus primaire et secondaire. On découvre ainsi l’introduction progressive des cartes dans les classes : le projet politique qui se dissimule dans Le Tour de la France par deux enfants (1877), manuel d’Augustine Fouillée, « diffusé à plus de huit millions d’exemplaires » (p. 166) ; la volonté plus large de faire de la France un « être géographique », d’après l’expression de Paul Vidal de la Blache (p. 163). Camarades de l’école républicaine obligatoire depuis 1882, les écrivains partent en guerre avec des représentations symboliques du territoire français convergentes, font l’expérience commune d’un manque de « savoir-faire technique (lire une carte, suivre une piste, déterminer une trajectoire) » (p. 208) pour se repérer dans le chaos des affrontements et surtout pour contrebalancer la désorganisation militaire, et reviennent, finalement, avec l’envie de raconter leur défaite.
Le territoire : lieu réel, lieu de valeurs
4Malgré les a priori et l’ignorance, je me suis donc laissé convaincre par la clarté de l’argumentation et surtout par la pédagogie d’Aurélien d’Avout, qui éclaire sous un autre jour un conflit et une littérature qu’on pensait connaître.
5C’est ainsi qu’au début de la troisième partie, en lisant les très belles pages consacrées à Pilote de guerre, j’ai fini par remettre complètement en question mes certitudes historiennes. Essai d’un moraliste qui rêve d’une France réunifiée, d’hommes unis autour de valeurs refondées, ce livre de combat constitue un parangon d’œuvre d’actualité. Saint-Exupéry raconte l’exode qu’il observe depuis sa cabine d’aviateur sans aucune prétention réaliste : ses descriptions participent d’une méditation sur l’état du monde, entre nostalgie et espoir. Le temps d’un vol de reconnaissance, l’auteur concentre peinture de la France défaite et projet pour la France réunie. Cependant, ce que rappelle justement Aurélien d’Avout, c’est que cette parole d’actualité s’inscrit, géographiquement, à distance de l’événement. Saint-Exupéry écrit pour convaincre les États-Unis, pays dans lequel il est déjà très populaire et où il s’est exilé un temps après la défaite, avant de revenir en résistant. Pilote de guerre, œuvre de témoignage, de réflexion moraliste mais également de propagande : il s’agit de défendre le territoire français et de le promouvoir. On doit à ce regard d’aviateur exilé, à la fois surplombant et tourné vers l’outre-Atlantique, la continuité de la France malgré tout. Si, du territoire morcelé, Saint-Exupéry peut voler vers un territoire moral, c’est qu’il n’est jamais seulement question d’une réalité objective, délimitée arbitrairement par des traités ; les écrivains représentent aussi un ensemble de valeurs, ce qu’Aurélien d’Avout ne manque pas de rappeler tout au long de son étude, et notamment au terme de son analyse du motif de la cathédrale dans Pilote de guerre : « Il ne s’agit pas seulement de s’investir dans une guerre parmi d’autres, mais de défendre un patrimoine culturel et scientifique commun, dont la France constitue l’une des figures de proue » (p. 322).
Ce que la débâcle fait au roman
6Le territoire, également, apparaît comme un palimpseste sur lequel les événements imposent une marque que la nature recouvre. Les efforts de reconstruction cartographique qui animent les écrivains – Aragon retournant sur les lieux qu’il a traversés en tant que soldat – se voient mis en échec par le passage du temps : le paysage ne porte pas comme en 1918 les marques de la guerre récente, il n’y a ni les paysages dévastés comme à Verdun, ni les tranchées de pierres qui demeurent aujourd’hui encore intactes dans les montagnes vosgiennes. La nature a recouvert rapidement la trace des hommes, le lieu du traumatisme d’une guerre rapidement terminée.
7De la première à la troisième partie, il est ainsi question non seulement du paysage en tant que suite d’expériences – sentiment de répétition de la guerre, télescopage entre les générations (chapitre 3 : « L’espace-temps de la déroute ») –, mais encore de la force d’évocation du paysage, qui en lui-même semble tissé de références, à Rousseau, à Corot et à Balzac (chapitre 7, section B : « Paysages régénérateurs »). Étudier ainsi le territoire revient à interroger la relation affective des écrivains aux lieux, d’autant plus à une époque où les auteurs régionalistes bénéficiaient encore d’une grande renommée, que l’on pense à Jean Giono ou à Charles Ferdinand Ramuz. Toutefois le travail de fictionnalisation, qui touche également la représentation du territoire, conduit à réinventer un univers autre, notamment par les jeux toponymiques. Dans le chapitre 6, « Dérives de la référence spatiale », Aurélien d’Avout s’attarde notamment sur deux procédés : la saturation et l’estompage des noms de lieux. Dans Les Communistes, Aragon restitue une expérience militaire sans trier l’information, de telle sorte qu’il soumet son roman à ce qu’Aurélien d’Avout propose d’appeler un « régime d’hypertoponymie » (p. 261). Les noms de lieux s’accumulent au point de créer un sentiment de confusion chez quiconque ne connaitrait pas parfaitement la région décrite. À l’inverse, dans La Route des Flandres, Claude Simon choisit de dissimuler ses propres efforts de structuration de l’espace romanesque, en ne retenant de ses croquis cartographiques qu’une série de références minimales (voir p. 275-278) ou insituables (voir p. 278-285). Dans tous les cas, le lecteur se trouve donc projeté dans un univers familier et pourtant insaisissable, perdu au milieu d’un trop plein d’indications spatiales ou bien incapable de reconnaître son chemin tant celles-ci sont au contraire effacées.
8Un troisième procédé s’ajoute cependant : l’invention de noms de lieux, comme le font Julien Gracq dans Un balcon en forêt et Robert Merle dans Week-end à Zuydcoote. Le lecteur se trouve alors plongé dans un pays (partiellement) inventé, amalgame de lieux connus. Ce qu’on retient de ce dernier effort de recomposition, c’est l’épreuve géographique que la guerre impose au genre romanesque : « Au fond », explique Aurélien d’Avout, « tout se passe comme si le récit de la débâcle de 1940 conduisait à la propre débâcle du réalisme » (p. 263). Après Marcel Proust qui a « montr[é] la voie pour nous conquérir, pour reconstruire le monde, en nous affranchissant du temps1 », arrive une littérature qui rompt avec l’espace, qui met en doute l’idée que l’histoire se déroule dans un lieu donné. Un tel changement de paradigme s’impose d’autant plus qu’À la recherche du temps perdu mettait également à l’épreuve la personnalité humaine conçue comme une unité continue ; or Aurélien d’Avout montre bien que la désorganisation du territoire s’accompagne désormais d’une perte de repères identitaires. Il ne reste, après la débâcle, que la confusion : confusion d’une marche désorganisée, sans carte ou sans compétence cartographique ; confusion des individus, auteurs et personnages qui se perdent eux-mêmes. Au principe de discontinuité, succède un « principe d’indétermination » (p. 237).
9Moins qu’un résumé, ces quelques notes synthétisent les éléments qui m’ont particulièrement marqué au fil de la lecture. Mais, pour rendre tout à fait grâce à ce beau livre, j’aimerais finir sur une brève anecdote qui en résume peut-être la plus grande qualité. Alors que j’étais attablé à la terrasse d’un café, un ami m’a rejoint et, pourtant loin d’être un littéraire, celui-ci s’est saisi de La France en éclats, a commencé à le regarder, à le feuilleter puis à le lire, rendant compte au bout de quelques pages non seulement de l’intérêt qu’il y trouvait soudainement, mais également de l’émotion ressentie à la lecture des mots de Jean Giraudoux, la première longue citation du livre :
Toute la France, ce mois-là, décida de partir pour la France. Tout un peuple, connu et souvent raillé pour son attachement à la parcelle de terre, à la vie réglée, au bien-être, renonça à son sol, à sa demeure, à sa vie matérielle, pour rejoindre un lieu sacré, qui était n’importe quelle province, n’importe quel village au bord de n’importe quelle rivière, de n’importe quel bois, qui était la patrie libre2 (p. 9).
10Dense, précis et rigoureux, La France en éclats s’est révélé également accessible. Parvenir à intéresser ainsi des néophytes tout en conservant intacte l’émotion des textes littéraires, voilà l’œuvre d’un particulièrement bon critique et d’un livre assez remarquable.
Notes
1 Crémieux (B.), Du côté de Marcel Proust, Tusson, Du Lérot, 1929, p. 61.
2 Giraudoux (J.), Sans pouvoirs, Monaco, Éditions du Rocher, 1946, p. 25.