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Du Google Art au roman contemporain.Écriture, cartographie et géolocalisation
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Ouverts au grand public en 2006 et 2007, les logiciels Google Earth et Google Street View exercent, depuis, une influence notoire sur certaines formes de l’art contemporain et de la littérature, qu’il s’agisse du GPS Art, du travail des « Google artistes » ou des récits de voyage. Au-delà d’une nouvelle vision du monde qu’offre cette imagerie satellitaire inédite, les applications de géolocalisation, elles, modifient notre rapport au temps et au mouvement si bien qu’elles sont devenues aujourd’hui des outils de création à part entière. En prenant appui sur quelques exemples puisés dans le champ de la cartographie alternative et à partir de la lecture de deux romans parus en 2022, Antipolis de Nina Leger et GPS de Lucie Rico, cet article tente de mettre en lumière ce que la géolocalisation fait à certaines formes de création contemporaine.
Abstract
Opened to the general public in 2006 and 2007, Google Earth and Google Street View have since exerted a notorious influence on certain forms of contemporary art and literature, from GPS Art to the work of "Google artists" and travel writing. As well as offering a new vision of the world through unprecedented satellite imagery, geolocation applications are changing our relationship with time and movement to such an extent that they have become creative tools in their own right. Drawing on a few examples from the field of alternative cartography, and based on a reading of two novels published in 2022, Antipolis by Nina Leger and GPS by Lucie Rico, this article attempts to shed light on what geolocation does to certain forms of contemporary creation.
Inhoudstafel
1. Google Earth ou Atlas-devenu-nain
1Parmi les multiples manières d’entrer dans une carte ou, par la carte dans le monde, on peut retenir celle qui consiste à prêter attention au support matériel de la carte mais aussi à sa relation au texte, parfois conservé, parfois perdu, qui l’accompagne. Si l’on ne sait pas grand-chose des auteurs des saisissants pétroglyphes de Bedolina (3000 av. J.-C.) ou encore de la dalle gravée de Saint-Bélec (âge du bronze ancien, vers 2000 av. J.-C.), il est certain qu’ils furent, d’une manière ou d’une autre, les supports graphiques d’une histoire ancrée dans le réel pour simplement délimiter des zones ou encore rapporter des récits. Si l’on aime penser aux premiers cartographes comme à de grands voyageurs-géographes, c’est aussi et peut-être avant tout en tant qu’écrivains qu’il nous faut les appréhender, à l’image de Pomponius Mela, né vers 15 de notre ère, chez qui description du monde et création de la carte de l’Empire romain ne font qu’un.
2Exception faite des cartes gravées sur pierre, c’est essentiellement sur parchemin, toile ou papier que seront diffusées les cartes jusqu’à ce que l’ère numérique ne les déploie sur les cristaux liquides de nos écrans et range nos vieux atlas au rayon des antiquités. Rappelons ici que « Atlas » est le nom que choisit Mercator pour son recueil de cartes qu’il réalise à partir de 15851, dont le frontispice arbore une représentation du Titan portant à la main un globe céleste alors qu’à ses pieds se trouve un globe terrestre. Atlas est le porteur qui sépare le ciel (Ouranos) de la terre (Gaïa) à laquelle il veut s’unir. Entre les deux se trouve le territoire de l’homme, l’oikouménè. Selon Grégoire Tirot, Atlas est donc l’allégorie cosmologique de ce qui maintient séparé le haut et le bas, le ciel et la terre, participant ainsi à la mise en ordre du monde. À la Renaissance, le mythe d’Atlas est retrouvé en même temps qu’on relit les textes de l’Antiquité et que l’on fait de nouveaux voyages et découvertes.
Le mythe d’Atlas est alors réaffirmé dans ses deux dimensions, cosmologique et géographique […]. Il y a là également une forme de prise de pouvoir symbolique : l’Atlas cosmologique inaccessible à l’humanité, devenu atlas de géographie dessiné par les hommes, dit un changement de regard sur le monde. Le regard surplombant et omniscient du Titan a laissé place au regard totalisant de l’homme qui, grâce aux cartes, mime le regard céleste que pose le dieu sur le monde du haut de son royaume. L’oikouménè, c’est-à-dire l’espace de l’humanité, est ainsi devenu la propriété à part entière des hommes. Le cycle des métamorphoses du mythe d’Atlas, du cosmologique au géographique, s’achève ici2.
S’arroger le regard surplombant sur le monde, n’est-ce pas ce que fait Google avec son programme de vision satellitaire Google Earth ? En manipulant la terre « en un clic », en la désorientant et en zoomant sur elle à des vitesses record, n’est-ce pas la lourdeur des mondes séparés justifiant une force de titan qui vole désormais en éclats, rendant la terre aussi légère que le globe gonflé à l’hélium que Charlie Chaplin fait rebondir sur lui dans sa chorégraphie du film Le Dictateur ? L’apparition de Google Earth en 2006 puis, peu de temps après, de Google Street View, a réellement révolutionné notre manière de voir le monde et de nous représenter nos trajets, voire de les organiser, accélérant considérablement nos investigations du temps et de l’espace, rendant fulgurant le voyage qui conduit d’une vue d’ensemble au détail cartographique. Cette invention a été très vite explorée par les artistes qui, comme ils ont su s’emparer de la photographie, de l’informatique ou des drones, ont fait de la cartographie numérique un outil de création aux possibilités infinies. Cette façon nouvelle de voir le monde a ainsi inspiré d’autres formes de récit de voyage – on pensera au blog ou aux livres d’Olivier Hodasava, par exemple – mais aussi de nouveaux gestes de l’art contemporain, entre le GPS art de Jeremy Wood ou encore le travail à partir de Google Earth et de Google Street View de Jon Rafman ou de Julien Levesque3.
3Dans le champ des études visuelles s’intéressant aux usages artistiques de la vision satellitaire et de la géolocalisation, des nuances importantes sont marquées entre les cartes produites à partir de Google Earth, Google Maps ou Google Street View puisque les deux premiers logiciels renvoient respectivement à la vision satellitaire et au plan, la troisième à de l’image photographique générée automatiquement à partir d’un système de prise de vue tridimensionnelle avec un appareil sphérique doté de neuf objectifs. Or, même si la valeur indicielle d’une carte n’est pas la même que celle d’une photographie, même automatisée, ce qui lie intrinsèquement les images satellitaires vues d’en haut, les cartes et les images en vision subjective, c’est qu’elles sont généralement utilisées simultanément et que c’est précisément cette simultanéité-là qui crée l’illusion d’une continuité entre espaces physiques et espaces virtuels.
4Qu’elle soit gravée dans la pierre ou dans le sol, transposée sur parchemin, recopiée sur papier ou rétroéclairée sur nos téléphones portables, la carte continue d’exister selon ses deux principales modalités : en tant qu’objet ou en tant qu’outil. Qu’elle apparaisse dans le champ symbolique de la peinture ou dans la trame d’un roman, qu’elle soit imaginaire ou décorative, la carte en tant qu’objet reste cet index fascinant, une abstraction dans laquelle, pourtant, on pense reconnaître des formes que nous associons aux continents par pure croyance conventionnelle. En tant qu’outil permettant de localiser des lieux, de programmer des trajets ou d’élaborer des plans d’invasion (et d’évasion), la carte quitte le mur dans sa fonction ornementale et, une fois posée à plat sur la table, se fait stratégique. Comme la géographie, elle sert à faire la guerre en se mettant au service des discours dominants grâce à la sémiologie qui lui est propre, mais elle devient aussi, de ce même fait, l’outil de la contestation à travers ce que l’on nomme, de façon générique, la cartographie alternative, dont la cartographie sensible, la contre-cartographie ou encore la cartographie radicale sont quelques-unes des nombreuses catégories.
5La cartographie sensible ou subjective n’a pas attendu l’avènement des nouvelles technologies pour exister même si, depuis, elle les a en grande partie intégrées. Elle n’est pas par ailleurs le seul apanage de l’art même si on lui cherche souvent des origines du côté de la dérive situationniste et plus particulièrement de la psychogéographie définie par son inventeur, Guy Debord, comme « l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus4 ». La cartographie sensible, émotive ou subjective, vise à laisser une trace sous forme de carte de l’expérience vécue. Elle est particulièrement privilégiée par les artistes qui souhaitent rendre compte d’un trajet, qu’il s’agisse de leur propre marche enregistrée par un GPS5 ou, de manière plus intimiste, lorsque la carte devient à la fois recueil et support d’un récit. Tel est le cas du film Vidéographies : Aïda, Palestine de Till Roeskens (2009) dans lequel, pendant 46 minutes, un plan fixe sur des cartes en train de se dessiner accompagne le récit oral et retranscrit à l’écran des habitants du camp de Aïda, à Bethléem, invités à décrire, par ce moyen, leur histoire dans le lieu qui les entoure6 [Fig. 1].
Fig. 1. Till Roeskens, Vidéocartographies, 2009. DV, 46 min.
Film visible ici : https://vimeo.com/64089801?login=true
6Sous une tout autre forme (mais également collaborative, comme c’est souvent le cas des expériences de cartographie sensible), Élise Olmedo dessine en 2018 une Cartographie sensible des luttes avec Katia, Naer et Martin, une militante et deux militants de collectifs de défense du droit au logement des habitants de Marseille. À partir des parcours et des conditions de vie des uns et des autres, cette carte porte dans sa propre légende le récit de sa fabrique. De l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne le 5 novembre 2018 aux différentes conditions de ghettoïsation et d’insalubrité des quartiers Nord de Marseille, on suit le parcours de ces collectifs de militants qui, entre punaises de lits, arrêtés de péril, pollution sonore et insalubrité, dessinent une cartographie très paradoxalement exacte de la ville phocéenne7 [Fig. 2].
Fig. 2. Élise Olmedo, Cartographie sensible des luttes, dos de couverture de la revue Vacarme (2019/4, n° 89). Dessin au feutre et aquarelle, 27,9 cm x 38,1 cm.
7Dans le champ du GPS art, un artiste comme Jeremy Wood, par exemple, renoue avec certaines pratiques de la marche des artistes du Land Art mais pour un résultat évidemment très différent lorsque l’expérience, qui se déroule généralement sur plusieurs jours, se matérialise par un tracé GPS dont la spécificité numérique permet un nombre infini de déclinaisons : dessin appliqué sur photographie ou image satellitaire, dessin imprimé en très grand format ou encore multiples à petite échelle destinés au marché de l’art, comme c’est le cas du projet Traverse Me, une carte des 300 Ha du campus de Warwick dont des multiples sur papier destinés aux piétons ont été également tirés8. Pendant dix-sept jours, Jeremy Wood sillonne le campus de l’université de Warwick pour proposer un parcours hors des sentiers battus, traversant l’arrière des bâtiments, les parkings et les étendues naturelles dans lesquelles il dessine, ici un globe terrestre, là une rose des vents, plus loin, une échelle dans une sillon laissé par un tracteur [Fig. 3]. Le paysage technologique9 produit par ce dessin performatif relève de l’auto-observation propre aux pratiques de l’enregistrement et à la diffusion des tracés GPS qui, bien qu’ils soient issus d’une captation d’un satellite, autrement dit, vus d’en haut, n’en relèvent pas moins d’une esthétique horizontale du chemin de traverse et autres lignes d’erre ou de désir qui inspirent aussi bien les géographes que les psychiatres, les urbanistes que les artistes.
Fig. 3. Jeremy Wood, Traverse me. Warwick campus map, impression jet d’encre sur papier,
1 : 12000, 21 x 29,7 cm.
8Ces esthétiques d’une trace fragile, dessinée par un crayon tremblant, des empreintes de pas ou encore un bâton dans le sable, contrastent fortement avec d’autres pratiques de la cartographie alternative que sont la cartographie radicale ou encore la contre-cartographie, dans lesquelles les outils cartographiques officiels ou instaurés sont utilisés pour mieux être détournés lorsqu’ils ne sont pas carrément d’authentiques supports d’enquête permettant de révéler des vérités cachées10. Cartes pour aller d’un point à l’autre de Manhattan en échappant aux caméras de surveillance, cartes de frappes aériennes reconstituées à partir des nuages d’explosion pris en photo par les habitants des villes bombardées, cartes des trajets secrets effectués par la CIA pour transporter des prisonniers dans des pays dans lesquels la torture est légale, cartes du nombre de morts en Méditerranée, carte des échanges dans le Détroit de Gibraltar obtenue en inversant les pôles et les couleurs habituelles de la cartographie11, cartes des territoires en guerre publiés dans les quotidiens français mais dépourvues de leur légende, ouvrages théoriques, catalogues d’art et textes philosophiques, constituent cette nouvelle pensée cartographique que certains ont définie d’ailleurs en termes d’« anxiété cartographique12 ».
2. La carte comme dispositif
9Outils, objet, support de récit… ces différents usages de la carte forment ainsi une ample bibliographie constituée d’ouvrages scientifiques, littéraires et artistiques dont l’inventaire serait quasiment impossible à dresser. À ces différentes conceptions, il est cependant particulièrement fécond d’apporter celle de la carte en tant que dispositif car, alors, elle ne se déploie plus uniquement comme support visuel ou objet répertorié et normé, mais bien comme une image ou une structure de pensée. Dans ce sens, la carte considérée comme dispositif peut se dispenser, paradoxalement, de ressembler à une carte, autrement dit, d’en adopter les codes visuels, ce qui ne l’empêche pas de charrier avec elle ses différentes fonctions et représentations. C’est en ce sens qu’elle peut également être pensée comme un dispositif d’écriture littéraire.
10La revue antiAtlas Journal consacrait en 2020 son quatrième numéro aux cartographies alternatives et présentait, dans son introduction, la question de la cartographie envisagée comme un dispositif suivant cette définition :
Penser la carte comme un dispositif, c’est bien sûr la restituer dans le processus à la fois théorique, technologique et opératoire dont elle est une manifestation et un élément ; c’est la considérer non seulement comme la représentation seconde d’une réalité préalablement donnée, mais comme un agencement qui contribue à produire son objet, articule des intentions et des intérêts, génère et oriente des conduites13.
11On pourrait même pousser la comparaison jusqu’à replacer, dans la célèbre définition que Foucault donne du dispositif, le terme dispositif lui-même par celui de carte, pour nous apercevoir qu’une carte est également composée d’un ensemble
résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref, : du dit aussi bien que du non-dit […]14.
12Et si, chez Foucault, le dispositif lui-même est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments, il me semble que la carte peut également être entendue comme un réseau formant ce même lien. Cela signifie, comme dit plus haut, que la carte géographique n’a plus besoin d’être présente physiquement, visuellement, mais que c’est à la fois son pouvoir évocateur et sa capacité à faire le lien entre divers éléments disparates qui lui permettent, par exemple, de faire trame, de manière sous-jacente, dans un récit. Plus qu’une méthode, la cartographie serait donc ici une modalité du voir, de l’agir et du créer. Entendue comme dispositif, elle peut conditionner des formes d’écriture – on pense par exemple à la forme particulièrement « cartographique » de certains textes de Walter Benjamin qui a souvent recours à la constellation pour dresser le projet de ses textes. Avec l’association de l’image satellitaire, Street View et les outils de géolocalisation, la carte atteint aujourd’hui une forme particulièrement élaborée de dispositif et renouvelle les outils de construction du récit contemporain. Certes, les liens très anciens qu’entretiennent la littérature et la cartographie ne sont plus à démontrer et, à l’heure où j’évoque brièvement les pratiques de la cartographie sensible, je ne peux m’empêcher de penser aux cartes dessinées par Stéphane Hébert pour Les Autonautes de la cosmoroute : ou un voyage intemporel Paris-Marseille de Carole Dunlop et Julio Cortázar et qui ont tant inspiré les artistes contemporains de l’itinérance [Fig. 4]. En évoquant le dispositif cartographique dans le roman contemporain, je ne pense cependant pas aux cartes qui ont été reproduites ou crées spécifiquement pour des récits, mais davantage à l’écriture d’un Philippe Vasset15 lorsqu’il se livre à ses explorations urbaines, aux romans de Jean Echenoz16 ou encore à deux romans parus en 2022 sous la plume de Nina Leger et Lucie Rico.
Fig. 4. Photographie des pages 214 et 215 de l’édition française de Les Autonautes de la cosmoroute ou un voyage intemporel Paris-Marseille de Carol Dunlop et Julio Cortázar, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1983. (© photo : Anna Guilló)
3. Prendre de la hauteur puis tomber : Antipolis de Nina Leger
13Antipolis trace l’histoire de Pierre Laffitte, ingénieur géologue polytechnicien qui sera à l’origine de la fondation du technopôle de Sophia-Antipolis dans l’arrière-pays niçois à la fin des années 60. Du coup de foudre de son personnage pour Sofia Grigorevna Glikman-Toumarkine à l’histoire de l’intuition visionnaire d’une cité idéale qui réunirait le fleuron de la recherche, de la culture et de l’innovation, le roman de Nina Leger démarre sur les chapeaux de roue en suivant l’inépuisable énergie du bâtisseur et futur homme politique. Pourtant, dès le début, le texte formule une sorte de mise en garde que le lecteur ne comprendra qu’en abordant la deuxième partie du roman. Cette adresse se présente même si ce ne sont pas les mots de l’autrice, comme une première critique de la cartographie surplombante :
Il n’y avait rien, il y aurait tout : une histoire qui commence ainsi oublie davantage qu’elle ne se souvient, elle passe sous silence les voix distinctes, les visions distinctes, les innombrables versions de la réalité sans lesquelles un récit n’est que le fantasme d’un monde au garde-à-vous. Pour lui échapper, il faut approcher les faits comme les lieux, avec la conscience qu’aucun promontoire, si surplombant soit-il, ne livrera jamais le portrait véridique et complet d’un territoire17.
14Alors que Pierre Laffitte fustige les lenteurs de l’administration française, tout occupée à la gestion de la Guerre d’Algérie, face au traitement de son projet qu’il souhaite initialement proposer pour la région parisienne, il décide de réunir des fonds privés pour la réalisation de sa « Cité internationale de la Sagesse, des Sciences et des Techniques » sur le plateau de Valbonne, dans la région de son enfance, une vaste zone de pinède et de rocaille située entre mer et arrière-pays où personne (ou presque) ne vit. Toute la première partie du roman intitulée « Initier [une vie] » est donc consacrée à ce projet démesuré, aux illusions de son auteur, à ses doutes partagés avec sa femme, à ses déceptions lorsque le projet lui échappe et tombe aux mains de plus puissants, plus influents que lui, enfin, à la première route construite, aux premières pierres de l’édifice. Les aller-retours se multiplient entre Paris et Nice jusqu’à ce que Pierre et Sofia s’installent définitivement dans la maison familiale de Saint-Paul-de-Vence pour être au plus près du plateau de Valbonne et de la future Sophia-Antipolis pour laquelle Pierre veut, en priorité, construire une place en demi-cercle qui sera le cœur de la ville, avec un théâtre, un lieu d’exposition et des salles de conférences.
15Or c’est aussi dans toute cette première partie du roman que les descriptions sont vues d’en haut, non seulement à travers des plans d’architecture, mais aussi à l’aide de cartes géographiques lorsqu’il ne s’agit pas, pour Nina Leger, de décrire les trajets à la manière de l’outil de recherche des destinations de Google Earth. Ici la carte est déclinée suivant ses différentes fonctions que nous avons évoquées plus haut : objet, outil et, nous le verrons plus loin, dispositif. Ainsi, dès le début, Pierre propose de pointer « sur une carte de France la position des grands centres de recherches scientifiques et techniques18 » en rêvant d’un Tekhnè-sur-Loire. À ce premier rêve, le préfet des Alpes Maritimes fait une contre-proposition : un Tekhnè-sur-Méditerrannée et dit à Pierre : « Prenez une carte, cherchez le plateau de Valbonne, vous verrez19 ». Pierre ne sait que faire de cette proposition, lui, l’enfant du Sud qui était monté à Paris pour réussir, comment donc assumer ce retour sur ses pas ? À ce moment, les personnages du roman se mettent à parcourir une carte de leur index pour effectuer ce voyage. Mais le lecteur se représente facilement une image animée, telle qu’on peut la voir au cinéma lorsqu’on veut tracer le trajet d’un voyage à l’aide d’une ligne rouge mouvante, ou encore dans Google Earth lorsqu’on tape le nom d’une destination dans le moteur de recherche et que ce dernier anime la carte de son singulier travelling numérique :
Ils se penchent sur la carte de France, la main de Sophie sur l’épaule de Pierre, l’index de Pierre posé entre Seine et Loire à hauteur de Montargis, où se serait tenue une Sophia-en-Gâtinais. À partir de ce point, Pierre s’abandonne à une étrange gravité latérale qui l’emporte aux sources de la Loire, le fait bifurquer pour attraper le Rhône au niveau de Montélimar, plonger continûment jusqu’aux abord d’Arles, d’où il met cap à l’est en une ligne rigoureusement droite, passe au ras de Salon-de-Provence, croise Jouques, Aups, Montferrat, continue pendant que, au-dessous, la côte remonte, menace de tout faire tomber à l’eau jusqu’à ce qu’in extremis, en atteignant un triangle vide entre le littoral d’Antibes et les derniers contre-forts des Alpes, sa trajectoire se fige avec la soudaineté d’un aimant ayant trouvé son pôle. C’est dans cet espace non légendé que le préfet lui propose d’installer sa ville.
Pierre replie la carte de France, Sophie lui tend celle du département.
Le terrain se précise20.
16Avec le changement d’échelle de la carte du département, le récit resserre la focale sur la description du splendide paysage méditerranéen à tel point qu’on aurait presque l’espoir, même si on connaît le dénouement de l’histoire, que cette construction n’aura finalement jamais lieu, que le paysage sera préservé dans son état sauvage. Mais c’est sans compter la raisonnable Sophie qui, en un tournemain, convainc Pierre : « […] crois-moi, les lieux ne sont rien d’autre que ce qu’on en fait21 ».
17L’observation de la carte devient alors une sorte de leitmotiv de cette première partie du roman, à tel point que lorsque Pierre survole le plateau en hélicoptère, « il croit discerner de petites majuscules flottant sur les collines22 », comme si la carte avait imprimé son sillon par persistance rétinienne. À la douce description du paysage en légère plongée diagonale, répond la longue et bruyante description aérienne depuis l’hélicoptère du préfet en stricte plongée verticale à nouveau, ce qui permet aux deux hommes d’admirer le chef-d’œuvre d’ingénierie qu’est l’aéroport de Nice, gagné sur la mer, évidemment.
18Maintenant que le territoire est trouvé, il s’agit de l’arpenter, de l’analyser pour délimiter la faisabilité du projet de construction et donc, d’en connaître l’histoire. Mais c’est bien simple, d’histoire, ce lieu, ne semble pas en avoir depuis l’Antiquité après que les routes et aqueducs romains ont été détruits par les invasions barbares. En dehors des quelques villes construites comme Valbonne, par exemple, personne ne semble avoir voulu du plateau, « il est resté sauvage, une zone en négatif sur la carte […]23 ». Mais lorsque Pierre demande si le plateau est vraiment inhabité, le préfet marque une pause, se trouble, puis reprend de plus belle l’éloge de cette terre inoccupée qui n’attend que la création d’un technopôle. Le préfet décide, le conseil général octroie un terrain d’une quarantaine d’hectares presque au hasard, comme dans un geste dadaïste tombant au hasard sur un mot du dictionnaire, « […] une main plaquée sur des yeux, un doigt tournant dans les airs (celui du préfet ? du président du conseil ? du marie de Valbonne ou du plus jeune de ses enfants ?) à la une, à la deux à la trois, le doigt pique sur le plan, se plante au milieu du vide, ce sera là […]24 ». Comment ne pas voir, dans ce passage, la vue en plongée accélérée qu’effectue le logiciel Google Earth lorsque nous lui ordonnons de nous mener à un point précis ?
19Le dispositif d’autorité est en marche, tout peut commencer à la manière d’une expédition missionnaire. À l’équipement des uns et des autres, ne manquent pas les cartes et les boussoles qui n’empêchent pas les protagonistes de se perdre à de nombreuses reprises. « Jamais Pierre n’a exploré un territoire avec autant d’intensité. Doigt pointé vers le sol, doigt pointé vers un arbre, doigt pointé vers les Alpes, il réinvente les règles du pistage25 ». De projet en construction, Pierre sait qu’il n’y arrivera pas seul et convainc l’État de financer ce projet gigantesque. Les experts discutent, un comité tranche et décide d’investir massivement l’agent du contribuable dans ce qu’il décide de nommer « Parc international d’activités de Valbonne Sophia-Antipolis ». À mesure que s’érige cette ville conçue et construite pour une femme, cette même femme se meurt doucement et teinte le récit d’une mélancolie annoncée. Elle disparaît, donc, au moment où une nouvelle carte apparaît avec les nouveaux noms des bâtiments qui figureront bientôt au cadastre : Astéropolis, Les Algorithmes, Heraklion, Naxos…
20Seulement, à partir de la deuxième partie du roman intitulée « Précéder [un silence] », qui nous projette en 2017 avec l’achat, par la société de promotion immobilière Azurelect, du terrain sur lequel Pierre Laffite avait fait ses premières installations, le ton change. La fille du promoteur, Sonia, s’enorgueillit d’avoir gagné le concours en voulant donner un vrai visage à Sophia-Antipolis décrite comme une « vitrine sans image », qui « même vue d’en haut, sur les images satellite, […] est informe26 ». La municipalité, prudente, espère ainsi régler le problème de ce qui apparaît pour la première fois dans le roman comme « le camp de la Bouillide » sans qu’on sache encore de quoi il s’agit. Le père de Sonia s’inquiète des éventuels recours qui peuvent peser sur l’acquisition du terrain provenant des empêcheurs de tourner en rond que sont les archéologues ou encore les militants écologistes. Or différents recours ont effectivement été posés provenant de l’Association des harkis de Sophia-Antipolis qui demande l’arrêt des travaux pour motif mémoriel. Ainsi, le plateau de Valbonne, supposé sans histoire, avait bel et bien été habité et c’est avec la toute dernière occurrence du mot « carte » que le récit remonte dans le temps à un soir de l’année 1965 où des hommes, rassemblés autour d’une carte d’état-major, doivent régler un « problème ». La carte est à nouveau plateau de jeu et c’est presque un jeu de hasard qui se joue là avec la vie d’hommes et de femmes :
Tous se penchent sur la carte. Certains désignent des lieux, d’autres les retoquent,
Ici ?
Impossible !
Là ?
Jamais
[…] Mais un homme pose le doigt entre Antibes et Valbonne,
Et là ?
[…]
Parfait, dit le préfet
Puisqu’il n’y a rien sur la carte, il y aura, à six kilomètres de Valbonne et à huit d’Antibes, au lieu-dit Pré de Bâti, un hameau de forestage pour les Français musulmans rapatriés d’Algérie.
Problème réglé27.
21À partir de la page 94, donc, l’aplomb des hommes de pouvoir et le surplomb de la carte s’annulent au profit d’un basculement de plan à l’horizontale, où l’on découvre la sinistre histoire d’un camp de harkis, méconnu de tous, sauf de ceux qui avaient bien voulu qu’il devienne une zone d’oubli insalubre. Sonia mène l’enquête et découvre, à partir d’un album photo, de fouilles dans les archives et des rencontres avec d’anciens habitants du hameau, un pan de l’histoire qu’elle ignore et qui vient contrecarrer les projets d’Azurelect. Il est étonnant de noter que c’est à partir de la découverte du camp de la Bouillide que Nina Leger ne convoque plus du tout la carte, comme si, enfin, le territoire l’emportait, comme si le réel venait éclater au grand jour. L’autrice m’a confié ne pas avoir planifié la disparition du mot « carte » à partir de cette partie de son roman, fait d’autant plus surprenant que la carte et la vue aérienne sont prédominantes jusque-là. Autrement dit, tant que nous sommes en compagnie des hommes de pouvoir qui bâtissent, qui décident, qui font et défont, le regard est surplombant et la carte, un outil indispensable du récit. À partir de la découverte du camp de harkis, la parole, ténue, est aux subalternes, aux furtifs aux invisibles ou, devrait-on dire, aux invisibilisés. Accompagnée par Safia, présidente de l’association qui a déposé le recours, Sonia retrouve l’emplacement de ce que fut ce camp avant que ses habitants ne soient pratiquement tous relogés dans les HLM de Garbejaïre autour de 1986. « En déposant un recours, on ne se bat pas pour conserver les choses telles qu’elles sont, on se bat pour qu’elles changent, pour que l’histoire des harkis échappe à l’invisible28 ». Plus loin :
Alors si on lutte aujourd’hui, ce n’est pas pour conserver, c’est vous qui conservez en construisant, vous qui perpétuez. Nous, on déblaye les couches d’oubli et d’indifférence pour arriver jusqu’à la couche de honte pour enfin atteindre celle de terreur29.
22Certes, la carte comme outil ou objet a disparu, mais son dispositif reste présent dans la narration, y compris lorsqu’elle se donne par strates géologiques qui révèlent, comme dans cette citation, l’histoire. En ce sens, c’est l’ensemble du roman de Nina Leger qui peut être compris comme un dispositif cartographique – voire contre-cartographique – dont l’axe bascule du vertical à l’horizontal au milieu du roman, précisément là où la carte surplombante perd son pouvoir à la faveur d’une cartographie sensible, subjective, d’une inscription ténue d’un chemin de traverse dans un paysage caché dans la forêt. Ces passages rapides d’une vue à l’autre, ces effets de zoom et de cadrage, les trajets inscrits sur la carte nationale puis régionale sont peut-être la marque d’une fréquentation des images numériques mais ils sont avant tout révélateurs, me semble-t-il, d’une pensée cartographique de l’écrire. C’est pour cela que j’attache volontiers ce roman aux pratiques de la cartographie alternative telles qu’elles existent dans le champ des arts plastiques contemporains même si nous sommes ici devant des médiums différents.
4. Faire du rase-motte pour mieux rebondir : GPS de Lucie Rico
23Dans le roman GPS30 de Lucie Rico, c’est l’usage que nous avons de la carte numérique dans les applications de géolocalisation qui contamine la quasi-totalité du geste littéraire. Ici, le rapport aux différentes applications de Google, qu’il s’agisse de Google Maps, Google Earth, Google Street View ou encore le GPS est direct puisqu’ils sont les moteurs et la condition même du récit.
24L’héroïne de GPS est une jeune femme atteinte d’une forme de dépression et qui vit pratiquement toujours enfermée chez elle. Hormis son jovial compagnon, elle ne voit ni ne reçoit quasiment personne, cherchant mollement du travail et vivant de quelques piges effectuées en sa qualité de journaliste de faits divers qu’elle invente en partie. Un jour, sa meilleure amie, Sandrine, l’invite à sa fête de fiançailles et partage sa localisation avec elle via son téléphone portable. À partir de là, l’héroïne du roman suit le point rouge clignotant sur son téléphone pour se rendre à la fête de son amie. Obsédée par ce dispositif, elle ne peut quitter le point rouge des yeux jusqu’à ce qu’il la mène réellement auprès de Sandrine qui l’accueille les bras ouverts. Le roman étant écrit à la seconde personne du singulier, l’héroïne est aussi anonyme et sombre que Sandrine est identifiée et solaire. Mais pendant la soirée, Sandrine disparaît et ne revient plus jamais. Son fiancé, pensant à une rupture, met plusieurs jours à s’inquiéter réellement de cette disparition et l’héroïne du roman conclut à une fugue, son amie ayant toujours été d’humeur fantasque. Le soir même, elle se souvient cependant qu’elle n’a pas arrêté le partage de localisation et s’aperçoit que le point rouge signifiant « Sandrine » est en mouvement, ce qui confirme l’hypothèse de la fugue, à moins que son portable n’ait été volé par un éventuel malfaiteur, voire un meurtrier ? À partir de là, et pour se convaincre que son amie n’est pas morte, l’héroïne décide de « suivre » Sandrine et commence à communiquer avec elle par messages. Le récit est haletant et, petit à petit, le lecteur est entraîné dans une sorte de course-poursuite dont il devient à un moment donné impossible de savoir si elle est le fruit de l’imagination de l’héroïne ou un réel jeu de pistes sur les lieux de leur enfance auquel Sandrine convie son amie. En zoomant et dézoomant, en passant en mode Street View, l’héroïne comprend que Sandrine essaie de lui faire passer un message en rapport avec un drame du passé et peut-être du présent. Mais au-delà de l’histoire en mouvement perpétuel, l’héroïne finit par instaurer une relation réelle avec le point rouge, lui trouvant toutes sortes de qualités, le confondant absolument avec son amie.
25GPS se lit comme on « scroll » un téléphone portable : dans une frénésie presque maladive portée par un texte informé par le dispositif cartographique numérique et ses usages. La géolocalisation en temps réel amplifie la valeur indicielle de la carte et annule la distance entre les mots, les images et les choses dans l’esprit de la narratrice qui, par l’usage de la seconde personne du singulier, semble en permanence se parler à elle-même.
Le point rouge étant dans l’herbe, à cinquante minutes de toi, Zone Belle-Fenestre. Il s’est mis à gigoter, très délicatement. Tu as reconnu dans ce mouvement la démarche de Sandrine. C’est bien la pensée qui t’est venue : c’est mon amie, ce cercle rouge incrusté dans mon téléphone, je n’ai qu’à m’en approcher pour la trouver31.
26Très vite, la narration s’installe dans une forme d’aliénation au point rouge, aliénation doublée d’un sentiment de toute-puissance. Le personnage déprimé de la narratrice à qui tout échappe, trouve dans la géolocalisation un dispositif diégétique qui lui permet d’écrire sa vie en même temps que le fait divers qu’elle soupçonne avoir débusqué. Pour ce faire, elle n’a plus à s’ouvrir à la vraie vie ou au monde, car le monde est à sa portée, au bout de sa main. « Si tu fais le moindre faux pas, le GPS te le signale : le point s’éloigne, le temps de trajet augmente. C’est comme si tu jouais à cache-cache niveau facile. Tu tiens la carte entre tes mains. Tu peux orienter le monde selon ta volonté32 », dit-elle.
27La mélancolie a ainsi enfin trouvé sa carte : celle du GPS dans lequel « le soleil ne se couche jamais, il ne pleut pas et ne vente pas […] », dans lequel « tu apprécies ce monde, sans météo, sans contrainte, sans choix33 ». La narratrice, manifestement sous emprise, s’accroche à la carte comme à une bouée de secours, comme à un dernier recours avant de sombrer définitivement. On hésite alors entre la piste d’un basculement dans la folie ou celle d’une lueur d’espoir : et si elle n’était pas en train de tomber dans une névrose obsessionnelle mais bien en train de chercher, sur la carte, une voie vers la guérison ? « Tu t’accroches au point. Il te donne une destination. À la fin de son voyage, il viendra à toi, t’emmènera, et tu sauras comment réorienter ta vie34 ». On le comprend aisément à la seule lecture de ces quelques phrases, le roman de Lucie Rico révèle une écriture sous influence des gestes que nous produisons tous lorsque nous avons un téléphone portable à la main ouvert sur une application de géolocalisation. La confusion entre la carte et le territoire est entière, on ne sait plus qui croire et nous remettons souvent aux bons soins de l’autorité du GPS nos intuitions qui nous porteraient vers un autre itinéraire. Toute la prouesse de GPS réside dans la modalité performative de l’écriture qui se fait tantôt coulante lorsque le point rouge avance tranquillement sans heurts, tantôt saccadée lorsqu’il est sorti du champ, frénétique quand le dispositif se déconnecte du satellite et que tout semble perdu. « Tu attends que la voix du GPS te guide jusqu’au point : tournez à droite, tournez à gauche, continuez tout droit. La voix ne dit rien. Ça t’énerve. Jusque-là, le GPS te rassurait. Maintenant, tu vois sa possible perversité. Il te cache Sandrine, qui sait s’il ne l’a pas avalée35 ? ». Mais c’est aussi tout un nouveau rapport au paysage qui s’écrit sous nos yeux :
Mue par la peur, tu coupes le paysage, écartèles les prairies, scies les forêts, chevauches les collines, troues les montagnes. Tu transperces l’espace. Tranchante, tu avances jusqu’à :
33°30’12.2’’SN2°10’16’’E
Le point rouge est tapi entre des voitures. Diminué, plus petit, moins vif. C’est la première pensée qui te vient : Sandrine a rétréci.
33°30’12.2’’SN2°10’16’’E
Le lac du Der36
28GPS peut tout aussi bien se lire comme un roman policier que comme un roman d’aventures : « À défaut, tu navigues sur le paysage en street view, comme s’il y avait un indice à y découvrir ; que le GPS était une carte au trésor que Sandrine avait réalisée spécialement en vue de te conduire ici37 ». La narratrice entraîne le lecteur dans son voyage de passe-muraille qui est aussi le propre de la vision subjective du mode street view comme celui de certains jeux vidéo avec leur lot de décalages, d’aberrations de perspective et d’incohérences spatiales liées à la texture même de certaines images numériques. Mais, tout comme nous l’avons vu précédemment à partir de la lecture d’Antipolis de Nina Leger, le dispositif cartographique cherche ici à assouvir l’une de ses plus grandes ambitions, celle de cartographier l’invisible, celle de représenter les absents – et, en cela, la carte accomplit également la fonction de l’image à ceci près qu’elle ne représente rien d’autre qu’elle-même38. En effet, si Sandrine est bien présente pendant tout le roman à travers le point rouge en mouvement qui l’incarne, elle n’en est pas moins disparue depuis pratiquement le début. Sa géolocalisation, si elle comporte une dimension salvatrice pour la narratrice, n’empêche pas pour autant le lecteur de suivre une histoire qui, à mesure que le récit avance, commence à ressembler à une randonnée mortelle.
Le point rouge te prend à partie depuis l’écran. La mort s’ancre en toi plus profondément encore. Il faudrait appeler la police. Tu es pétrifiée […] Car rien ne te confirme que Sandrine puisse devenir morte, parce qu’elle est là, à danser sur ton GPS, son point en mouvement constant, son sourire encore imprimé dans ta tête. Le point-corps de Sandrine qui avance, rouge, entre les allées grises d’une rue où elle n’a rien à faire, son corps qui se débat dans le paysage, comme pour s’en échapper.
Sandrine est morte. Elle bouge encore39.
29À son compagnon à qui elle n’ose pas avouer que son téléphone est plein du cadavre de son amie qui ne cesse de remuer, la narratrice finit par tout avouer : sa folie en même temps que son espoir de retrouver Sandrine vivante, mais aussi de retrouver du travail ou encore de vivre dans un monde meilleur. Car, au-delà de l’histoire elle-même, GPS est un roman du désenchantement social, économique et écologique dans un monde coopté par les médias, eux-mêmes à la solde des puissants qui ne le regardent qu’en le surplombant :
Le mode satellite est plus adapté à la traque d’un meurtrier. Les courses-poursuites sont toujours montrées de la même manière aux journaux télévisés : du dessus, vue de rapace, ou d’hélicoptère, le paysage apparaît dans sa logique, un ensemble qui laisse voir ce qui vient avant et ce qui vient après, un passé et un futur40.
30Or l’espoir est là, à portée de main de la narratrice, non pas dans son téléphone portable mais au bout de ses doigts qui caressent Antoine, le fidèle compagnon bien dans ses bottes de pompier, tout habitué qu’il est à éteindre des feux et à se confronter au réel :
Il ignore que pour toi l’extérieur n’existe pas, que tu investis un nouveau territoire chaque jour depuis l’appartement. Antoine n’a jamais besoin de GPS. Il vit de plain-pied avec les paysages, les vrais, et il les aime tellement qu’il veut les sauver. Il sait reconnaître les constellations, les champignons, et mesurer la radioactivité de l’air. Toi tu signes parfois des pétitions en ligne pour sauver l’environnement. C’est tout41.
31Mais avant le dénouement final, un dernier rebondissement finit de nous entraîner dans la course folle de la dernière partie du roman et c’est encore une particularité technique de Google Earth qui aide la narratrice à démêler le vrai du faux grâce à la fonction timelapse qui permet de réviser l’historique des différentes images prises à travers le temps dans Google Street View. Elle retrouve ainsi une trace de sang ancienne sur un trottoir et une série d’indices qui permettent de revenir sur le drame du passé dont il est toujours question (sans jamais le comprendre vraiment) mais qui aidera à résoudre l’enquête du présent : « Sandrine n’a pas brûlé. Elle est devenue le feu, une boule rouge qui brule tout sur son passage et t’emporte à travers tous les paysages42 ».
5. Se fondre dans la carte et devenir le monde : une question de point de vue
Ce que l’invention de la photographie aérienne puis de l’imagerie satellitaire a fait à la cartographie, c’est introduire un point de vue techniquement généré par des instruments de captation optiques et non plus seulement graphiques. Or la double signification du terme « point de vue » – entendu comme, d’une part, lieu à partir duquel on voit au sens propre, ou lieu à partir duquel on émet une opinion, au sens figuré – ne doit pas faire oublier que la signification au sens propre, pour qu’elle désigne un point de vue tenu depuis le ciel, est extrêmement récente, de fait, contemporaine de la photographie couplée à l’aérostatisme et au photocervolisme. Que les êtres humains aient pu voir le monde, autrement dit, une partie du paysage, à partir d’un promontoire rocheux depuis la nuit des temps ne fait aucun doute – on pensera notamment aux vues cavalières de la peinture de champs de batailles –, qu’ils aient pu en fabriquer une imagerie surplombante au sens cartographique du terme est une affaire beaucoup plus récente.
32Mais les images ne sont pas le seul apanage des régimes de visualité et, en l’espèce, la littérature a inventé des cartes bien avant l’arrivée de la photographie, de l’avion ou du satellite. Dans ce sens, son histoire est fortement imprégnée des cartes célèbres, venant parfois même orner les nouvelles et romans de leurs belles sinuosités, ce depuis l’Antiquité. Pas un article sur la cartographie qui ne vienne citer la carte que Borges prête à un auteur fictif du XVIIe siècle dans De la rigueur de la science43, pas une référence au Land Art sans un clin d’œil à la singulière carte de la mer de la Chasse au Snark de Lewis Carroll. Pourtant, il est une carte à échelle 1:1 que l’on oublie souvent de citer alors même qu’elle est bien antérieure à celle de Borges, que l’on doit à Lewis Carroll : la carte de Sylvie and Bruno concluded datant de 1893 dont certains auteurs, parmi lesquels Umberto Eco ou Gilles Palsky, ont rappelé l’existence sans qu’elle devienne pour autant une carte de référence au même titre que celle de Borges44. Trouvant la carte de Sylvie and Bruno concluded beaucoup plus drôle et irrévérencieuse que celle de Borges, mais n’étant pas une spécialiste de la littérature, j’ai toujours été curieuse de savoir pourquoi, parmi les amateurs de cartographie, l’une n’avait pas eu la même postérité que l’autre. C’est en découvrant ce qu’en dit Camille de Toledo dans son récent ouvrage Une histoire du vertige, que j’ai compris, dans le fond, que ces deux cartes à échelle 1:1 en apparence similaires étaient, de fait, diamétralement opposées et j’ose avancer l’hypothèse que les deux romans parcourus dans cet article relèvent du champ de la cartographie alternative45 telle qu’initiée par Lewis Carroll, à l’opposé de celle de Jorge Luis Borges46 qui relèverait d’une cartographie plus officielle. En effet, chez Borges, la carte de l’Empire à échelle 1:1 est jugée inutile par les générations postérieures et abandonnée à un désert où seuls les animaux et les mendiants peuvent encore en habiter les ruines. Chez Carroll, la carte à échelle 1:1 comprise comme une géniale invention de l’esprit, n’est cependant jamais dépliée face à la protestation des paysans qui pensent qu’elle cacherait le soleil et anéantirait les cultures, ce qui leur fait dire qu’il vaut bien mieux utiliser le pays « comme sa propre carte », plutôt que la carte elle-même. D’un côté, une carte puissante, surplombante, déployée et finalement tombée en ruine, laissée en pâture aux subalternes, aux invisibles. De l’autre, une carte certes conceptualisée mais non utilisée car manifestement dangereuse. Deux cartes en apparence identiques visuellement, arborant donc le même point de vue géographique, mais, dans le fond opposées en termes de point de vue, j’oserais dire de positionnement politique.
Ici, tu comprends, je pense aux luttes des paysans indiens contre Bayer et l’emprise des brevets ; je pense aux codes modifiés des graines et aux projets furieux des pays du Golfe pour produire la neige dans des temples climatisés ; je pense à toutes les démesures du capitalisme, et à cet hybris inextinguible de la bio-ingénierie. Nous sommes, nous, dans cette ère anthropique, dans les ruines de cette emprise des cartes, et nous voyons, sur le tard, comme une réplique, des manifestations, des colères de la Terre. Les deux textes – Carroll et Borges – se tiennent sur une ligne de faille entre les cartes et le vivant. Cette ligne qui est, je te le dis en passant, également le lieu de la littérature, là où elle nous émeut : lieu de l’entaille, de la blessure, là où la langue cherche à retrouver le monde, à partir de cet outil – les mots – qui a contribué à nous en séparer, nous en éloigner. Dans la carte de Lewis Carroll persiste une vie irréductible, dressée contre ce qui la nie en la transportant, en l’encodant. Les fermiers, le pays, la lumière du soleil résistent et triomphent des capacités de l’écriture. Au contraire, dans le texte de Borges, l’histoire nous est racontée, non plus du point de vue de ceux qui résistent, mais du point de vue des Cartographes. Ici, il n’y a plus d’opposition au pouvoir de réplication, plus de conscience de la blessure. Nous sommes dans le code47.
33Lorsque Nina Leger exclut de manière probablement inconsciente le terme « carte » de son roman au moment où elle dévoile l’existence du camp de harkis, elle ne fait rien d’autre que déplier la carte au profit d’une expérience du réel. La carte est diffusée par osmose dans le terrain, elle l’habite sans le dominer. Chez Lucie Rico, le sursaut final est un instinct de survie, une explosion de vitalité, un retour au monde, ou, plutôt, un être-monde dont la littérature dresse ici une puissante géographie critique. En opposant les deux cartes pourtant semblables puisque toutes deux à échelle 1:1, Camille de Toledo dit que ces deux textes se tiennent sur une ligne de faille entre les cartes et le vivant, ligne sur laquelle, selon lui, se tient également la littérature. L’une (celle de Carroll) se tiendrait du côté de ceux qui résistent, l’autre (celle de Borges) du côté des Cartographes, avec un C majuscule. Doit-on entendre derrière cette lettre capitale le discours des dominants ? Celui de la visualité telle qu’elle a été énoncée et critiquée par le désormais célèbre texte de Nicholas Mirzoeff, The Right to Look : A Counterhistory of Visuality48? Il me semble par ailleurs que cette ligne se fait ligne de démarcation entre les deux parties du roman de Nina Leger, précisément au moment où le mot « carte » disparaît au profit de l’expérience vécue des familles des harkis, et qu’elle est aussi fortement présente chez Lucie Rico lorsque l’héroïne détruit le GPS en même temps qu’elle accepte la réalité, donc la mort, pour vivre enfin. Si la cartographie alternative a trouvé sa place dans le champ de l’art contemporain comme dans celui des sciences humaines et sociales, on pourrait ici formuler l’hypothèse qu’elle innerve probablement la littérature de ses lignes de désir comme une bienheureuse contre-visualité dont la théorie reste peut-être encore à écrire.
Voetnoten
1 La première édition complète fut publiée à Duisbourg en 1595.
2 Grégoire (T.), « Atlas, du mythe cosmologique au mythe géographique », in Atlas et les territoires du regard. La géographie de l’histoire de l’art (XIXe et XXe siècles), sous la direction de Marina Vanci-Perahim, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 17-18.
3 À ce sujet, voir Guilló (A.), « Les petites fictions de Google Streetview », in Espaces d’interférences narratives. Art et récit au XXIe siècle, sous la direction de Jean Arnaud, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2018. Au sujet de Jon Rafman, voir particulièrement le projet 9 eyes : https://9-eyes.com/. Pour Julien Levesque, voir le projet Street Views Patchworks : https://julienlevesque.net/street-views-patchwork.
4 Debord (G.), « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les Lèvres Nues, n°9, novembre 1956, in (N.) et Christoffel (D.), Le monde est rond bis, n°2008/2, n°36, Paris, Presse de Sciences Po, p. 125.
5 Voir l’ouvrage de référence de O’Rourke (K.), Walking and Mapping : Artists as Cartographers, Cambridge, MIT Press, 2013, et particulièrement le chapitre 6, « Lines Made by Walking », p. 123-152.
6 Ce film, visible en ligne sur le lien suivant : https://vimeo.com/64089801?login=true a reçu le Grand Prix de la Compétition française au Festival international du documentaire (FID) de Marseille. Voir la description qu’en fait Till Roeskens ici : https://documentsdartistes.org/artistes/roeskens/repro3-8.html.
7 Voir le détail et la légende de cette carte dans la revue Vacarme n°80, « Habiter Marseille », février 2020, https://vacarme.org/article3303.html.
8 La totalité des œuvres accompagnées de leur documentation et récit de fabrication est visible sur le site de l’artiste : http://www.gpsdrawing.com/.
9 J’emprunte ce terme au programme de recherche et à l’ouvrage du même nom Paysage technologique. Théories et pratiques autour du Global Positionning System mené par Andrea Urlberger, Liliane Terrier, Juliette Marais et Françoise Agez, AP-2004-URL, Ministère de la culture et de la communication / Bureau de la recherche architecturale, urbaine et paysagère (BRAUP) ; Institut national d’histoire de l’art (INHA) ; Université Paris 8 / Laboratoire Esthétique de l’interactivité. 2007, accessible ici : https://hal.science/hal-01794398/document.
10 À ce sujet, voir l’ouvrage de Zwer (N.) et Rekacewicz (P.), Cartographie radicale : explorations, Paris, Dominique Carré / La Découverte, 2021. Voir également de kollectiv orangotango+, This is Not an Atlas, Bielefeld, éd. transcript, 2018 et sa version française Ceci n’est pas un atlas, présentée, traduite et réduite à 19 contributions sur les 40 figurant dans l’ouvrage original par Nephtys Zwer et al., Rennes, éd. du Commun, 2023.
11 Je pense ici au travail du collectif Forensic Architecture mais encore aux œuvres et textes de Trevor Paglen autour de la géographie expérimentale et de la cartographie radicale. Voir, à ce sujet, Guilló (A.), « Border art et frontières de l’art. Une approche extradisciplinaire », antiAtlasJournal, n°1, « Explorations Arts/sciences à la frontière », en ligne, https://www.antiatlas-journal.net/01-border-art-et-frontieres-de-l-art/, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (UMR7310, Aix Marseille Université/CNRS), Institut méditerranéen de recherches avancées (Aix Marseille Université), Réseau Labex+, École supérieure d’art d’Aix-en-Provence & Ministère de la Culture et de la Communication, laboratoire PACTE (UMR 5194 CNRS / Université de Grenoble Alpes).
12 Le terme « anxiété cartographique » est emprunté à Derek Gregory par Sandro Mezzadra et Brett Neilson pour désigner le sentiment que les cartes sont des outils puissants pour, d’une part, produire de la connaissance sur les gens tout en les piégeant, d’autre part, leur donner la conscience que les cartes ne sont que de simples représentations dont la véritable capacité à rendre compte ou même à contrôler des processus historiques, politiques ou géographiques est plus qu’incertaine.
13 Cristofol (J.) et Anna Guilló (A.), « Cartographies alternatives », antiAtlas Journal, n°4, en ligne, http://www.antiatlas-journal.net, op.cit.
14 Foucault (M.), Dits et Ecrits, tome II, texte n°206 « Le jeu de Michel Foucault » (entretien avec D. Colas et al.), Ornicar, Bulletin Périodique du champ freudien, n°10, juillet 1977, p. 62-93, Paris, Gallimard, « Quarto », p. 299.
15 Voir à ce sujet, dans ce même numéro : Olivier (C.), « Rebattre les cartes, l’ekphrasis paradoxale de Philippe Vasset ».
16 Je renvoie ici à l’article de Bédard-Goulet (S.), « Itinéraires échenoziens : dispositif cartographique et roman contemporain », antiAtlas Journal, n°4, « Cartographies alternatives », op. cit., en ligne, https://www.antiatlas-journal.net/04-itineraires-echenoziens/.
17 Leger (N.), Antipolis, Paris, Gallimard, 2022, p. 13.
18 Ibid., p. 32.
19 Ibid., p. 39.
20 Ibid., p.40.
21 Ibid., p. 41.
22 Ibid., p. 42.
23 Ibid., p. 45.
24 Ibid., p. 49.
25 Ibid., p. 51.
26 Ibid., p. 87.
27 Ibid., p. 94.
28 Ibid., p. 149.
29 Ibid., p. 151.
30 Rico (L.), GPS, Paris, P.O.L., 2022.
31 Ibid. p. 17.
32 Ibid. p. 18.
33 Ibid. p. 48.
34 Ibid. p. 49.
35 Ibid. p. 53.
36 Ibid. p. 55.
37 Ibid. p. 60.
38 En effet, on peut espérer qu’un portrait, quel qu’il soit, puisse ressembler de près ou de loin à son reconnaissance avec un quelconque référent réel, mais bien par effet de reconnaissance d’une autre image cartographique. J’ai pu voir Louis XIV et le reconnaître dans son portrait peint ; en revanche je n’ai jamais vu la France dans toute son étendue, je ne peux donc la reconnaître que sur la seule base des cartes et images satellitaires dont on me dit qu’elles sont la France.
39 Rico (L.), op. cit., p. 69
40 Ibid. p. 89.
41 Ibid. p. 106.
42 Ibid. p. 139.
43 Borges (J.-L.), L´auteur et autres textes, Paris, Gallimard, 3e édition, 1982, p.199. Le texte est publié à l´origine à Buenos-Aires en 1946.
44 Au sujet des cartes à échelle 1, voir l’article de Joliveau (T.), « Échelle 1:1 et représentations grandeur nature », en ligne, https://mondegeonumerique.wordpress.com/2007/04/30/echelle-11-et-representation-grandeur-nature/.
45 Par cartographie alternative, entendre ici une vision horizontale et non pas verticale du dispositif cartographique mais aussi une façon de penser, vivre et représenter le monde à partir de ses expériences et usages, comme nous l’avons déjà évoqué au sujet de la cartographie sensible.
46 Que les lecteurs éclairés pardonnent cette trop longue note de bas de page, mais il m’apparaît nécessaire, par respect pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas ces deux textes, d’en fournir ici la citation afin de mieux asseoir la démonstration. Chez Borges, la carte à échelle 1 :1 est ainsi décrite : « En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l´Etude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elle l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abimées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n’y a plus d´autre trace des Disciplines Géographiques. (Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes, Livre IV, Chapitre XIV, Lérida, 1658.) », Borges (J.L.), L’auteur et autres textes, op. cit., p. 199. Chez Carroll, il en va ainsi : « C´est une autre chose que nous avons apprise de votre Nation », dit Mein Herr, « la cartographie. Mais nous l’avons menée beaucoup plus loin que vous. Selon vous, à quelle échelle une carte détaillée est-elle réellement utile ? » - « Environ six pouces pour un mile. » - « Six pouces seulement ! » s’exclama Mein Herr - « Nous sommes rapidement parvenus à six yards pour un mile. Et puis est venue l´idée la plus grandiose de toutes. En fait, nous avons réalisé une carte du pays, à l´échelle d´un mile pour un mile ! » - « L´avez-vous beaucoup utilisée ? » demandai-je - « Elle n´a jamais été dépliée jusqu´à présent », dit Mein Herr, « Les fermiers ont protesté : ils ont dit qu´elle allait couvrir tout le pays et cacher le soleil ! Aussi nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien. » (Lewis Carroll, Sylvie and Bruno, New-York, Dover Publications, 1988). J’emprunte à Gilles Palsky cette traduction française qu’il propose dans son article « Borges, Carroll et la carte au 1/1 », Cybergeo : European Journal of Geography, 1999, en ligne, https://journals.openedition.org/cybergeo/5233.
47 Toledo (C. de), Une histoire du vertige, Lagrasse, Verdier, 2023, p. 54.
48 Mirzoeff (N.), The Right to Look : A Counterhistory of Visuality, Durham, Duke University Press, 2011. Pour une approche de la notion de contre-visualité appliquée au champ de l’art contemporain, voir l’ouvrage de Alonso Gómez (S.) et Martin (J.), Contre-visualités : Écarts tactiques dans l’art contemporain, Toulouse, éd. Lorelei, coll. « Frictions », 2022.
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Over : Anna Guilló
Elle est artiste et professeure en arts plastiques et sciences de l’art à Aix-Marseille Université (LESA). Membre du collectif antiAtlas des frontières, elle s’intéresse notamment à la cartographie alternative et à ses enjeux politiques. Porteuse du projet de recherche antiAtlas des épistémicides, elle dirige par ailleurs la revue Tête-à-tête, revue d’art et d’esthétique composée d’entretiens. Elle a également contribué récemment aux expositions suivantes : Sur les bords du monde : Férales, fières & farouches, FRAC Alsace, Sélestat, 01/07 – 19/11/2023 (carte Plan B Animal réalisée avec Katrin Gattinger) ; Déplier le monde, Colysée, Maison-folie de Lambersart 08/04 – 27/08/2023. Parmi ses publications récentes, on trouve : « nasO lefro elavi », in Denis Briand. Travaux, Rennes, éd. Incertain Sens, 2022 (dir. Leszek Brogowski, Pascale Borrel, Marion Hohlfeldt) et « Images satellitaires et création artistique : le meilleur des mondes ? », in Images et mondes composites, revue Sens Public, 2022 (dir. Damien Beyrouthy). Site internet : www.annaguillo.org.