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Luca Di Gregorio

Buffalo Bill, une attraction transmédiale ? Brève phénoménologie populaire du circus man de l’Ouest

(Volume 1 - 2015)
Article
Open Access

Résumé

Cet article étudie l’importance de la figure de Buffalo Bill dans l’imaginaire « western » et le rôle qu’ont joué les dispositifs médiatiques mis en place par ce westerner devenu homme de cirque. En discutant quelques aspects de l’apparaître imaginaire de ce personnage et de son « Wild West Show », l’analyse propose d’abord une réflexion sur les rapports entre esthétique des « attractions » et transmédialité dans le contexte culturel de la première mondialisation ; elle aborde ensuite quelques réfractions fictionnelles des phénomènes interrogés dans le roman populaire et la bande dessinée en Europe et au XXe siècle.

Index de mots-clés : bande dessinée, Buffalo Bill, Littérature comparée, littérature populaire, transmédialité, western

Abstract

This article anayses the importance of Buffalo Bill’s charachter in the Western genre and the part that he played as a circus man in many media devices. By exploring this William Cody’s life and the famous ‘‘Wild West Show’’, the analysis starts with a few remarks on the relation between aesthetic of ‘‘attractions’’ and transmediality in the cultural context of the first globalization. Then it approaches some fictionnal consequences of this phenomen in novels and comics throughout Europe in the 20th century.

Index by keyword : Buffalo Bill, comics, comparative literature, popular literature, tansmediality, western

Zusammenfassung

Dieser Artikel analysiert die Bedeutung der Figur Buffalo Bill für die Welt des „Westerns“ und die Rolle, die die medialen Mittel spielen, die dieser „Westerner“ und späterer Zirkusmann, eingesetzt hat. Bei der Untersuchung dieser Figur und ihrer „Wild West Show“, beginnt die Analyse mit einer Reflexion über die Zusammenhänge zwischen Ästhetik der „Attraktionen“ und der transmedialität im kulturellen Kontext der ersten Globalisierung. Daraufhin werden einige Refraktionen dieses Phänomens im Roman und im Comic in Europa und im 20sten Jahrhundert untersucht.

Schlagwortindex : Buffalo Bill, populärer Literatur, Vergleichende Literaturwissenschaft, western

1Avec l’anniversaire des 125 ans de l’Exposition Universelle qui vit se produire son Wild West Show à Paris et la parution remarquée du roman – retenu plusieurs semaines pour le Goncourt – d’Éric Vuillard, Tristesse de la terre (Actes Sud), l’actualité nous rappelle timidement la figure et le périple de William Frederick Cody, dit Buffalo Bill. Ce relatif regain d’intérêt pour Cody ne peut toutefois se comprendre qu’en tant qu’il participe aussi d’un mouvement surplombant : celui qui voit une franche résurgence éditoriale du western et de la fiction des Grands Espaces américains (traductions, rééditions, réappropriations)1. Dans cet article, on se propose d’analyser le rôle cardinal qu’a exercé Buffalo Bill sur sa culture de diffusion – le western – ainsi que quelques formes de son apparaître dans l’imaginaire européen. On y développe essentiellement une réflexion sur les rapports entre esthétique attractionnelle et transmédialité dans le contexte d’explosion des spectacles qui a marqué la première mondialisation, et leur impact sur l’image de Buffalo Bill.  À ces fins, un aller-retour entre deux genres (bande dessinée et roman) et deux pays (France et Italie) est envisagé, qui intercepte trois œuvres d’audience importante (les romans La Sovrana del Campo d’Oro (1905) de Salgari et Catamount chez Buffalo Bill (1953) d’Albert Bonneau), ainsi que certains épisodes de la série italienne « Tex Willer » consacrés à Bill Cody.  

Buffalo Bill Cody, ou le mythe de la Conquête de l’Ouest cristallisé

2On ne survolera ici que dans ses grandes lignes, et à titre de rappel, l’existence pionnière puis la légende westernienne de William F. Cody, dit Buffalo Bill2. Le temps de l’« aventure territoriale » réelle de Cody, protagoniste de la vie des plaines centrales de l’Ouest entre 1855 et 1872, nous est relativement connu. Né en 1846 dans l’Iowa, son enfance se déroule toutefois au Kansas, où s’est déplacée sa famille. La mort de son père l’oblige dès onze ans à s’improviser convoyeur. Un an plus tard, suite au vol de ses bêtes, il tue un Indien pawnee – un jeu brutal de circonstances qui, dans le mythe ultérieur, deviendra prouesse liminaire. Entre 1860 et 1861, le fameux Pony Express l’affecte à la distribution du courrier avant qu’encore mineur, il ne participe aux derniers feux de la guerre de Sécession. L’apprentissage du jeune William s’était donc bien déroulé dans un terreau de petits métiers pionniers, mais sans plus. Tout juste peut-on imaginer que sa précocité l’aura distingué, lui ménageant une place spéciale parmi les habitants des Territoires : « S’il n’est pas rare que les enfants de l’Ouest travaillent très jeunes sur les terres familiales et participent, les armes à la main, à la défense du patrimoine, écrit Jacques Portes, Willy a délibérément choisi des emplois plus aventureux et en a accepté les risques, ce qui lui a valu l’estime de ses compagnons »3.

3Après la guerre, c’est la Conquête de l’Ouest à proprement parler qui appelle le jeune adulte. Si les missions qu’il effectua comme éclaireur lors des guerres indiennes restaient le lot ordinaire d’un homme de la Frontière, il fut remarqué en 1872 pour avoir servi de guide au grand-duc Alexis de Russie, lors d’une excursion cynégétique. S’essayant dans le même temps à la chasse aux bisons pour le personnel de la Kansas Pacific Railwail, Cody devait y gagner un surnom – Buffalo Bill – et déjà, parmi les ouvriers du rail, une réputation confinant à la légende : celle d’avoir abattu, en à peine dix-huit mois, plus de 4200 bêtes.

4Ces faits plus ou moins valorisants (et, eu égard au contexte, passablement banals) ne commandaient pas in se l’érection mythique du personnage. Ni militaire galonné, ni pionnier vraiment remarquable, « William Cody n’a accompli […] aucun exploit qui aurait marqué l’histoire de son pays », note Jacques Portes4, tandis qu’Henry Nash Smith ne le voit pas « plus habile [ni] plus brave que la plupart de ses camarades »5. Il fallut donc qu’intervînt comme supplément d’âme un hasard publicitaire, expédient déjà médiatique, pour permettre à Cody de se produire durant trois décennies, au titre de sa seule gloire, sur les podiums du monde entier. Ce hasard, écrit H. Nash Smith, « fut la première rencontre entre Cody et Edward Z. C. Judson, alias Ned Buntline, l’ancêtre des auteurs de feuilletons »6. Journaliste new-yorkais, écrivassier en quête de sensationnel, Buntline, après l’avoir découvert en 1869, s’empara de Cody et remplit cet office de tremplin imaginaire. Il élargit le prestige somme toute régional de son poulain à l’ensemble du pays, faisant de celui-ci le type vivant du westerner invincible. Aux nombreux articles de presse et aux romans fasciculaires (dime novels) succède bientôt la présentation sur les planches du nouveau héros : lors d’un séjour à New York en 1872, William Cody se laisse convaincre par Buntline d’incarner Buffalo Bill dans l’une de ses pièces. En remplaçant l’acteur Jason M. Ward qui campait sa persona, Buffalo Bill va s’oublier pour devenir lui-même, se réappropriant un rôle de papier qui l’avait déjà insensiblement métamorphosé. Ce tour de passe-passe biographico-mythique, capitonnage spectaculaire d’un homme à sa légende, durera sans trêve pendant quarante ans :

5Étonnante métaphorphose pour cet homme de l’Ouest dont la personnalité se transforme mais qui nourrit son jeu d’acteur de ses expériences personnelles. Buffalo Bill a décidé d’être comédien, puis patron de troupe, mais il est aussi le héros involontaire d’innombrables livres : au total, près de deux mille titres vont lui être consacrés durant un demi-siècle7.

6Déjà figure transmédiale, héros de roman et de théâtre, et bientôt émancipé de la tutelle de Ned Buntline, Buffalo Bill allait réorienter sa pratique dramatique vers ce qu’on appellera, d’après André Gaudreault, la scène attractionnelle : une réinvention de soi qui empruntera les voies d’une esthétique essentiellement (re)présentative, toujours tournée vers un public qu’il s’agira d’interpeller. Le cirque et l’arène, avec leur spatialité ostentatoire (sans rideau, sans mur, ni « cour » ni « jardin »), constitueront en cela l’auberge idéale, l’abri idoine pour l’exaltation de la Conquête de l’Ouest par les Américains, fondatrice de l’imaginaire de la Frontière8. Quel autre cadre artificiel aurait plus favorablement convenu à ce grand récit de la dynamique conquérante, à cette effraction tonitruante des terres vierges par des westerners dont chacun présentifie, par leur volontarisme, la gloire des Etats-Unis ? Afin que naisse le Wild West Show, le spectacle de troupe devait vraiment subsumer la pièce de théâtre.

7Encore balbutiant les premières années (dans sa mouture initiale, on l’appelle Wild West Rocky Mountain and Prairie Exhibition), le programme allait en quelques années découvrir et élaborer son format-type, à grands coups d’exhibitions de montures, de fétichisme armurier et de reconstitutions pseudo-historiques. La typologie générale que donne Paul Bleton de ce programme nous tiendra lieu de résumé acceptable :

8Le spectacle était censé mettre directement sous les yeux des spectateurs l’Ouest, le vrai, et sa clé, la vie d’aventure ; or, il le faisait à l’aide de trois types de numéros. Les numéros d’adresse démontraient les compétences nécessaires à la survie dans l’Ouest : tir (Annie Oakley, Buffalo Bill et le tir à cheval…), monte indienne (course d’obstacles, monte à cru des cavaliers indiens, chasse au bison par Buffalo Bill et les Indiens), monte et travail du cow-boy (exploits équestres de Johnny Baker, numéros de lassos mexicains, cowboy fun – rodéo, lasso, monte de taureau…) et transport du courrier avant le train et le télégraphe (les messagers du Pony). Des numéros instituaient la culture du cheval comme dénominateur commun de toutes les nations, comme communication interculturelle hors-mot, hors-récit (la revue avec une charge de plusieurs centaines de cavaliers indiens, cow-boys, Mexicains, gauchos, cosaques, Arabes, guides, soldats des cavaleries américaine, britannique, française, allemande, russe […]). Et des numéros modestement narratifs […] : l’attaque du convoi d’immigrants traversant les plaines par les Indiens (convoi sauvé par des guides, des cow-boys et Buffalo Bill…), les attaques indiennes de la diligence de Deadwood et de la cabane des colons, secourus par devinez qui ? Des guides, des cow-boys et Buffalo Bill…9

9Sous cette forme (souvent remaniée, réduite ou augmentée au gré des années, des étapes et des continents), la compagnie de Buffalo Bill traversa l’Amérique du Nord (Canada compris) d’Ouest en Sud, d’Est en Nord, et s’accorda deux sessions européennes : la première – la plus marquante –, organisée dans la foulée du jubilé de la reine Victoria, dura trois ans qui virent le Show se produire en France, en Espagne, en Italie et en Allemagne ; la seconde (1902-1906) fut présentée par les promoteurs comme une « gigantesque tournée d’adieux »10. Pas moins de seize pays furent cette fois visités, depuis la Belgique jusqu’à la Russie impériale. Partout où elle passait, la caravane charriait dans son sillage des traductions de récits d’aventures modiques, les dime novels : publiés par centaines d’épisodes, ces fascicules avaient mission de compléter d’une façon plus « narrative » la légende de Bill Cody en réactivant à moindres frais son biotope ouestien.Aux proportions gigantesques du périple s’ajoutent enfin celles du dispositif lui-même. La monumentalité de ce cirque westernien était aussi une condition d’expression de son esthétique, puisqu’elle devait durablement cheviller l’image mentale de la Conquête de l’Ouest à l’idée d’un spectacle sans précédent :

10Il avait fallu plusieurs bateaux pour traverser l’océan [Atlantique]. Les cales contenaient 1200 pieux, 4000 mâts, 30 000 mètres de cordage, 23000 mètres de toile, 8000 sièges, 10000 pièces de bois et de fer, et tout ça devait former une centaine de chapiteaux éclairés par trois dynamos et surplombés par tous les drapeaux du monde. La troupe comptait huit cents personnes, cinq cent chevaux de selle et des dizaines de bisons11.

11Enfin, le Show tirait une belle partie de son succès de la curiosité suscitée par sa galerie d’Amérindiens grimés, armés, et chevauchant à cru contre les pionniers et autres cow-boys. Systématiquement défaits lors des scènes pseudo-narratives comme l’attaque de la diligence ou la bataille de Little Big Horn (à l’issue de laquelle, comble de l’incantation spectaculaire, le général Custer triomphait !), leur statut d’opposants transitoires, et finalement d’éternels perdants, venait immanquablement conforter l’aura glorieuse des Blancs. L’historiographie concorde malgré tout à porter au crédit de Buffalo Bill la sincère fraternité, voire l’amitié véritable, avec laquelle il traitait « ses » Peaux-Rouges. Les Indiens membres de la tournée étaient en effet régulièrement payés, leur traitement contractuel leur assurant un statut de « vedettes » à part entière de la troupe. On relate que même Sitting Bull, le chaman rebelle des Sioux qui se produisit pendant quatre mois lors de la tournée étasunienne de 1885, se serait « [entendu] à merveille avec Buffalo Bill »12 : il fut d’ailleurs si bien considéré qu’on l’invita avec ce dernier à la Maison-Blanche, où il serra la main du président Cleveland13.

12Peut-être Buffalo Bill était-il un garçon avenant et moins alourdi que d’autres par les préjugés de son temps. Sans doute nourrissait-il une légitime aversion contre les corruptions qui étaient de coutume au bureau des Affaires Indiennes. Cependant, trop s’attarder sur les qualités individuelles de l’homme risquerait de faire buter l’analyse contre un trompe-l’œil non négligeable concernant son rapport aux Indiens. Le débat somme toute psychologique sur l’humanité de Cody a longtemps totalisé les gloses spécialisées, oblitérant un phénomène autrement plus central du Show. C’est sur cette spécificité profonde, interne à sa réorchestration syncrétique de la Conquête de l’Ouest, qu’il nous faut nous attarder. En tant que paradigme spectaculaire, le Wild West Show, même s’il abritait des protagonistes réels, déployait un apparaître spatial radicalement décroché du contexte des Grandes Plaines. La reconstitution mythique circonscrite dans et par le médium imposait à tous les sociétaires une sorte de pax spectaculi, ayant pour base fondamentale l’annulation des pesées axiologiques, ou en tout cas leur subordination à la démiurgie du scénique. Entrés dans l’orbe de cette grande synthèse représentante, et seulement grâce à elle, les ennemis d’hier peuvent fraterniser. Conscient de ce biais spécifique, Éric Vuillard, qui a lu Debord, ne se méprend pas sur la nature de l’« amitié » scellée dans la photographie publicitaire où posèrent ensemble, main dans la main et pour une sorte de rencontre au sommet, Buffalo Bill et Sitting Bull :

13Soudain, on ne bouge plus, ou à peine, et pendant quelques instants, pendant la miette de temps qu’il faut aux petites paillettes de lumière pour se rabâcher sur la grande plaque chimique, Sitting Bull et Buffalo Bill se serrent la main. Le photographe disparaît derrière son rideau de théâtre, et Sitting Bull sent une profonde solitude qui le repousse dans cette zone froide, abandonnée, où l’on se tient figé aussi longtemps que durent nos reliques. À cet instant, il oublie tout. Même ses frères morts, il les oublie. Les tipis, les champs, les campements, les longs voyages, il oublie tout. La rivière emporte ses souvenirs dans un grondement d’écume. Mais tandis que les rayons traversent la futaie, ce n’est pas seulement son buste raide, son profil durci et dénudé qui se pétrifie comme un grand vaisseau nostalgique. On dirait que là, dans cette photographie, quelque chose l’attendait. Il se tient à bout portant, dans la confusion de soi, devant le petit accordéon de cuir et le capuchon noir. Attention ! La poire est levée, la main presse. Par le petit trou, son âme le regarde. Poum. C’est fait. Les silhouettes du vieil Indien et Buffalo Bill flottent quelques instants dans la gélatine, parmi les atomes d’argent. Puis les voici fixées sur des cotillons de papier de dix-sept centimètres sur douze, pour l’éternité. Sur cette célèbre photographie, Sitting Bull et Buffalo Bill se tiennent la main pour toujours14.

14Vuillard dénonce la connivence du spectacle et de l’image capturée dans leur expurgation de toute substance chez les proies qu’ils saisissent, c’est-à-dire de toute ambigüité historique antérieure : la fraternité qu’ils instituent, qu’ils inscrivent de pellicule en scénario, de banderole et en fascicule, possède l’hypocrisie des images synthétiques de l’époque. Adversaires d’antan, Cody et Sitting Bull s’immobilisent pour mieux pouvoir se retrouver, enfin réconciliés, dans l’Olympe des figures westerniennes. La transmédialité constitutive, dès l’origine, de l’image de Buffalo Bill – au sens de l’hétérogénéité des médiums et des systèmes signifiants qui la soutiennent – et l’esthétique présentative et interpellative des attractions (on y reviendra) concourent solidairement à garantir ce passage, cette grande épochè quotidiennement renouvelée, entre Indiens et Blancs, au sein du Wild West Show. Le Far West ainsi conditionné, à tous les sens de ce terme, ramasse et ramène tout ce qu’il peut vers son irénisme de procédure. Après la mort de Sitting Bull, Cody s’empressera de récupérer le dernier cheval de l’Indien : la monture « sera régulièrement montré[e] dans le spectacle, sans cavalier »15. La cabane du vieux Lakota suivra le même chemin, « ajout[ant] encore à l’authenticité de la représentation »16. Et en 1906, c’est auprès de l’Apache Geronimo que l’on s’en ira chercher quelque « matériau nouveau »…

15Dans d’autres digressions de son roman qui n’en est qu’une longue, l’auteur de Tristesse de la terre propose une vision littéraire de la paix spectaculaire. À ces fins, il élargit son champ opératoire à d’autres paradigmes émergeant lors de cette de cette fin de XIXe siècle qu’on a pu définir, historiquement, comme « notre première mondialisation »17. Outre l’âge de la décomplexion scopique, c’est aussi celui de la Science décomplexée : Éric Vuillard évoque ainsi le destin d’un enfant indien desséché, tué par un brigand pour être présenté par son commanditaire à l’Exposition universelle de Chicago, et que récupérera en fin de boucle le Musée historique du Nebraska pour ses collections. « On voit par-là que le spectacle et les sciences de l’homme, commencèrent dans les mêmes vitrines, par des curiosités recueillies sur les morts »18, conclut cliniquement Vuillard. Il n’existe pas non plus de contradiction, mais bien toujours ce même passage, dans l’autre genre de « réconciliation » qui a vu le chasseur forcené Buffalo Bill contribuer plus tard au sauvetage continental des bisons, en réintégrant les individus mobilisés pour les tournées dans d’autres vitrines fameuses, les parcs nationaux américains (le Yellowstone est fondé en 1872). Lorsqu’ils triomphent au tournant du siècle, les grands spectacles synthétiques (scientifique, historique ou environnemental) se donnent à voir comme des espaces-seuils circonscrivant des champs de pratiques jusque-là inédites. À l’intérieur de ces zones d’exception les repères communs explosent, et leur universelle représentation/consignation redistribue toutes les cartes du continuum historique.

16  On pourrait enfin aussi apercevoir, dans cette fraternité signifiée par la photographie de Buffalo Bill et Sitting Bull, tournée vers le public acheteur-regardeur et conditionnée par lui, une forme primitive de cette mystique de la sollicitude que repérera Baudrillard dans la société marchande des Trente Glorieuses (cf. La Société de consommation, Denoël, 1970). Dans cette fin de siècle charrieuse de pavillons coloniaux et de foules curieuses, les grandes représentations-exhibitions balbutient déjà cette avenance placardée, cette affabilité purement sémiologique qu’afficheront les produits de consommation afin de se donner des airs de services spontanés19. Ou afin de farder, dans le cas des spectacles, le lissage préalable de toute qualité réelle, historique, négative, de tout ce qu’ils prétendront représenter. Sur un plan plus technique, nous montrerons maintenant que c’est par des moyens attractionnels que le Wild West Show a pu intégrer cette fonction de sollicitude dans sa peinture du Far West : depuis les regards et les jeux d’adresse de Buffalo Bill lui-même, jusqu’à la nécessité pour chaque numéro de soutenir, constamment, l’attention spectatorielle, tout le programme devait alimenter l’effet postural d’une Conquête de l’Ouest unanime, réconciliée, expressément livrée pour nous, littéralement venue à nous. Qu’ils soient Peaux-Rouges ou westerners, l’ensemble des personnages de la troupe abandonnaient leurs anciennes turpitudes à l’impérieuse exigence de se donner solidairement à voir. Au public client étaient donc prêtés tous les mérites, y compris celui d’avoir opéré, par son auguste regard, l’ossification du Show : ce public devenait ainsi le commanditaire de la fraternité scénique qui se nouait sous ses yeux. Il est fort à parier que le syntagme usuel « jouer aux cow-boys et aux Indiens » doive tout son sens à l’apport de Buffalo Bill, expression dont les deux termes aucunement antagonistes, mais chaleureusement appariés dans ce « jeu » qu’elle suppose, nous rappelle que le mythe de l’Ouest s’est d’abord vendu à grand renfort de sollicitude fabriquée.

Le Wild West Show : entre attraction et transmédialité

17Le dispositif novateur du Wild West Show s’est donc placé aux avant-postes d’un moment cardinal, aux origines tout à la fois de la culture de masse et de la société de consommation. Outre la présence des Indiens et le rôle de galeotto assigné à Buffalo Bill, c’est l’isotopie d’une cavalerie conquérante qui conférait au Show sa tonalité globale : en témoigne la mention « Rough Riders of the World », flanquée sur les pancartes publicitaires pour annoncer la célébration commune de toutes les cultures équestres du monde – universalisme (encore) biaisé, on le notera, puisqu’il se libellait d’après le nom des volontaires yankees de la guerre américano-cubaine. Reste que le cheval incarnait, dans une extrême économie narrative ou langagière, la rampe d’accès la plus immédiate qui soit vers un nouveau modèle d’être au Far West, mythification de l’âge conquérant des États-Unis20. Le Wild West Show, insoucieux de dire le soubassement historique de ce mythe, nourrissait en revanche l’éminente ambition de l’exhiber. Ne fût-ce qu’en le déployant en espace, en son et en couleurs, déjà ses protagonistes sortaient des foyers ordinaires d’émission fictionnelle (ce qui explique, au passage, la supériorité d’impact des tournées sur les premiers « westerns » du cinéma21). Mais c’est dans la facture formelle que cette vocation monstrative s’inscrivait de la façon la plus significative. Du calibrage de ses numéros aux mimiques des personnages, en passant par l’archaïsme des séquences narratives, l’ensemble puisait ses grands effets dans l’interpellatif davantage qu’il n’emmenait le public dans un récit continu. Là aussi résidait l’intérêt, pour Buffalo Bill, de refondre ses premières prestations théâtrales dans le dispositif décuplé d’un spectacle formellement inspiré du cirque ; c'est-à-dire, finalement, de glisser d’un médium qui restait somme toute racontant et diégétique (malgré ses aspects scéniques) vers un médium de présentation et d’appel scopique – support qui deviendra, dès lors, pleinement attractionnel.

18 Cherchant à définir la spécificité intrinsèque du premier cinéma (1895-1910), André Gaudreault a eu l’occasion de synthétiser les principes du paradigme des attractions. Il définit celui-ci par les contrastes qui le distinguent de toutes les esthétiques narratives. Héritière de l’univers des trucages, des arts forains d’antan et du folklore des « curiosités », l’attraction se donne comme une esthétique fragmentaire, recherchant avant tout l’immédiateté monstrative. Dans le proto-cinéma via lequel Gaudreault l’a mise en lumière, cette esthétique se marque essentiellement dans le recours à l’uniponctualité propre aux films à gags, à la succesion de tableaux comme ceux de Méliès (pas ou peu de montage), au jeu extrêmement typifié et sémaphorique des acteurs, ainsi qu’à leur souci d’interagir avec le public en le sollicitant face caméra. Contemporain de l’invention des frères Lumière, on verra que le Wild West Show se charpentait, à sa manière, autour de cette même vocation à montrer sans paroles, à raconter sans récit, et à entretenir l’attention spectatorielle par de multiples actes d’adresse :

19Mais qu’est-ce au juste que l’attraction ? Ce serait, comme l’écrit Giraud, l’« élément le plus captivant, sensationnel, d’un programme ». Ce serait encore, comme le dit Gunning, un moment de pure « manifestation visuelle », qui se caractériserait par une reconnaissance implicite de la présence du spectateur, auquel l’attraction se confronte directement et de manière, disons, exhibitionniste. L’attraction est là, devant lui, le spectateur, pour être vue. Elle n’existe, stricto sensu, que pour se donner à voir. En règle générale, l’attraction est momentanée, pour ne pas dire instantanée : « Elle peut être définie en terme de présence immédiate. » Autrement dit, c’est « un élément qui surgit, attire l’attention, puis disparaît sans développer de trajectoire narrative ni d’univers diégétique cohérent »22.

20Régulièrement mise en œuvre, depuis des siècles, par les arts scopiques traditionnels, l’esthétique attractionnelle, s’est développée au tournant du siècle dans des genres cosmopolites et modernes qui l’éloignèrent de son terreau populaire d’origine. Dans le cadre des synthèses universelles de la première mondialisation, elle rencontre avec avantage les exhibitions nationales et coloniales dont les Expositions sont le parangon, et leur fait bénéficier de ses procédés : d’où la très logique présence du Show à Paris en 1889, puis à Chicago en 1893. Il est déterminant de remarquer qu’en optant pour ce vecteur, la diffusion du mythe western s’est d’emblée alliée à des formes matricielles chevillées à la culture du spectacle (et qui lui resteront longtemps associées). Quant aux pellicules Edison qui ont conservé jusqu’à nous des vues de William Cody et d’autres numéros de son cirque ouestien (ex : un exercice de tir d’Annie Oakley), ces fragments filmiques redoublent le mécanisme en proposant des « objets attractionnels au carré » : ils saisissent une attraction sur un médium (le cinématographe) pas encore émancipé de cette même esthétique de monstration interpellative. Lorsqu’à la fin de The Big Train Robbery (1903), Edwin Porter insère comme plan final le tir revolver d’un bandit en direction du public, cet effet gratuit, complètement indépendant du récit venant d’être raconté, confirme que le premier cinéma – et a fortiori le western – n’en finit pas de boire à la source attractionnelle comme une série d’autres genres.

21Dans la mesure en effet où cette explosion des attractions, en tant que phénomène d’histoire culturelle, s’opère à la croisée des genres et des pratiques expressives, elle ne peut qu’appeler, que se réaliser dans un large bassin plurimédial. On constate ce sens qu’attraction et transmédialité se sollicitent l’une l’autre. L’inépuisable mémoire visuelle de Buffalo Bill offre un observatoire idéal de ce que l’irrigation des productions attractionnelles traverse tous les supports d’expression : prenons l’exemple d’un sème visuel courant – l’avenant salut du chapeau du vieux Cody, geste à ce point lié à son imagerie la plus courante qu’on ne le remarque plus. Il est pourtant omniprésent. Mentionné dans les recensions des journalistes, reproduit sur les affiches, dans l’appareil graphique de maints dime novels, et bien sûr exécuté chaque soir, au seuil et en clôture du Show, par l’intéressé lui-même, ce gimmick plus galant que pionnier définit immédiatement Buffalo Bill dans l’imaginaire. Au départ incompatible avec la gestuelle d’un westerner en lutte sur les frontières, ce fragment accrocheur est peu à peu devenu la signature spectaculaire et mondaine du héros, au risque d’éclipser parfois l’image du Rough Rider derrière celle du circus man. C’est fort vraisemblablement son caractère intrinsèque d’acte d’adresse pur et assumé, qui a fondé l’efficacité circulatoire et signifiante de cette signature. Délestée du narratif comme du langagier, le fragment monstratif s’impose d’emblée comme plus « mobile » que le récit continu, lequel exige, pour sa part, l’ascèse d’une temporalisation minimale. Voilà pourquoi l’on peut dire que l’attractionnel fait volontiers le lit du transmédial, au sens où ses principes esthétiques le rendent propre à traverser tous les genres expressifs dans leur maillage ou leur arborescence.

22Rappelons enfin qu’en dehors des quelques numéros gratifiés de son exceptionnelle contribution (tir au fusil, cavalcade), le Monsieur Loyal-Cody, s’il ne manquait jamais à ses devoirs d’organisateur accueillant, n’en restait pas moins très étonnamment passif, pour ne pas dire inactif, au sein du Wild West Show. Assurant des fonctions d’encadrement « paratextuel » (saluts de début et de fin) mais aussi de régie (transitions, succession des numéros), on peut rapprocher son rôle (muet) de celui des bonimenteurs (parlants) du cinéma forain. Comme ceux-ci, il surplombait de bout en bout un spectacle décousu, palliant l’atomisation narrative au moyen de liaisons souvent improvisées, garantissant en fait la cohérence générale par sa seule présence. Comment l’arpenteur invincible du Far West préserva-t-il son âme légendaire, accaparé qu’il était par ces contraintes organisationnelles et logistiques que lui imposait le Show ? Les fictions, on va le voir, laissent souvent transparaître des marques du souvenir circassien de Cody, parfois au détriment de son image d’homme bataillant dans les Grandes Plaines. Et même si, globalement, Buffalo Bill sut préserver son mythe de son vivant auprès masses, l’impact imaginaire de sa seconde carrière (à l’image du salut proverbial qui en a émané) dessine au minimum une indéniable zone d’ambigüité représentationnelle. On ne se dispensera pas, pour l’éclaircir, de s’armer de quelques balises succintes pour une phénoménologie populaire de Buffalo Bill.

Le Westerner et l’Homme-Spectacle : les deux corps de Buffalo Bill

23Bien davantage qu’une simple illustration, c’est l’assomption pleine et entière de la Frontière, de la culture américaine de la Conquête de l’Ouest, que réalisa Buffalo Bill dans l’itinérance mondiale des tournées du Wild West Show – aidé par tous ses à-côtés plurimédiaux : dime novels,affichage, pellicules de promotion, etc. Cependant le Show lui-même, en tant que dispositif, a secrété une perturbation inattendue qui devait conduire l’image de son galeotto à d’inattendues complexifications. On sait ce que doit le mythe western à sa réputation de courage et d’intrépidité, mais l’on sait moins les nombreuses traductions ou simples stigmates attractionnel(le)s qu’à laissé(e)s l’homme de scène Buffalo Bill. Chacun des numéros prestés étant indexé à la figure de ce Monsieur Loyal d’origine contrôlée. L’encadrement scénographique qu’il exerçait sur le déroulement du Show assurait en soi à l’ensemble une contrefaçon fonctionnelle d’unité. En se donnant chaque soir en spectacle, le mythe vivant préservait l’homogénéité phénoménologique de ce cirque pionnier qui fut aussi pionnier du cirque. Héros au passif mythifié en même temps que promoteur reconverti de ce passif, William Cody devait forcément connaître une réception sinueuse, bifurquant parfois vers les casquettes improbables qu’avait fini par assumer son personnage.

24Pour s’offrir une base phénoménologique capable de couvrir assez largement son apparaître fictionnel, on pourrait faire l’hypothèse de la diffraction de l’image de Buffalo Bill en une double corporéité. Il y a dans ce postulat inspiré du style de Kantorowicz une version mimétiquement dégradée de son célèbre modèle sur l’hérédité monarchique. Au risque d’escamoter à bon compte cette théorie, mais en nous gardant bien de prêter à notre tentative d’autres vertus qu’analogiques, voire métaphoriques, partons du principe de distinguer, dans l’immense corpus attaché au personnage, deux grands corps se partageant sa mise en scène. Le premier serait celui qui cristallise en soi le mythe westernien : ce corps se rapporte à l’âge proprement (et prétendument) aventureux de Buffalo Bill, période à la référentialité floue qu’ont abondamment consigné les textes qui le campent sur le terrain, secourant la veuve et l’orphelin du Texas au Montana, au service de l’armée comme des industriels du ferroviaire, et toujours ami des âmes indépendantes de l’Ouest. Cette persona légendaire, éternelle, diaphane, est fille du labeur acharné de la presse puis des dime novels. Elle résulte d’un tour de force éditorial à l’issue duquel l’archétype du westerner s’est cimenté à l’individu qu’était Bill Cody, originale rencontre médiatique entre une légende naissante et son récipiendaire.  

25L’origine du second corps serait presque accidentelle. Celui-ci semble en effet n’avoir émergé que progressivement, depuis un chemin dévié qu’a fini par creuser dans l’imaginaire la figure de Buffalo Bill. Pour avoir surdéterminé sa place dans la structure du Wild West Show, l’intéressé, en contrecoup, secrète insensiblement dans les esprits une nouvelle facette de sa personne, une corporéité émancipée de la précédente, qu’on pourrait qualifier de circassienne, ou d’attractionnelle. Incontrôlée mais pas forcément malveillante, cette facette dénonce le parasitage esthétique du Wild West Show : on y retrouve le corps-harangueur du spectacle, l’interlocuteur sémillant du public, éléments pris pour eux seuls, peu à peu indépendants de la légende qu’il s’agissait, à l’origine, de véhiculer. Insensiblement germe un personnage de contrebande : celui d’un Monsieur-Loyal-Buffalo Bill s’exhibant en grand ordonnancier, passeur de numéros, attraction lui-même, en toute extériorité scénographique. Statistiquement, les romans furent bien sûr plus nombreux (surtout si l’on inclut les dime novels) à représenter l’éclaireur dans l’Ouest et dans sa gloire plutôt que sous le chapiteau de son cirque. Pourtant, même dans les récits de son corps héroïque, on verra fréquemment reparaître, par touches locales, à de subtils symptômes, le corps spectaculaire de Cody.

26On s’intéressera, dans le parcours qui suit, à trois exemples, tantôt proéminents, tantôt plus discrets, de ces résurgences du souvenir circassien de Buffalo Bill. Par sa plurimédialité de fait (deux romans, une série de bande dessinée), ce petit corpus apporte confirmation à l’irrigation transversale des aventures du héros américain. Il suggère aussi que l’Europe fut plus encline que les États-Unis à considérer ce visiteur tel qu’en son Show. Cette Europe, qui devait principalement au truchement spectaculaire des deux tournées d’avoir reçu son image, aura peut-être tendance à considérer plus attentivement son ethos d’imprésario exubérant.

27Avant d’entamer ce parcours, évoquons simplement ce qu’on pourrait nommer le « dernier corps » de Buffalo Bill, représentant, tout à la fois, l’angle mort du corps légendaire et de celui du publiciste itinérant : qui était l’humain intime William Frederick Cody ? Cet aspect gommé de l’apparaître public du personnage, sans que nous le niions, restera forcément en sourdine dans ces pages imaginaires et transmédiales. Littérairement, son hypothèse  ressortirait plutôt aux formes du roman psychologique. C’est la perspective qu’esquisse par endroits le récit d’Éric Vuillard, lorsque le discours indirect libre investit la conscience d’un Cody accédant, au seuil de la mort, à une sourde lucidité de lui-même :

28Alors, il lui sembla que la vie avait été comme un horrible piège. Une heure passa. Le soleil entra dans la chambre. Il respirait un peu mieux. Et il crut soudain voir si clairement ses erreurs, qu’il les aima. […] [Il] ouvrit la bouche, mais il n’avait plus la force de parler. Il ne pouvait rien dire. Oh ! Il avait brusquement tant de choses à raconter… tant de détails, de confidences à faire… Il ferma les yeux. On ne saura jamais. On est né pour ne pas savoir. On aura eu quinze ans, trente ans, et on sera resté seul, toujours, en compagnie des autres et on les aura aimés très fort, à voix basse. Nul n’a jamais été enfant, personne. On n’a jamais été autrement qu’aveugle et sourd23.

La Sovrana del Campo d’Oro de Salgari : la légende et les attractions

29Longtemps l’Italie, qui ne disposait ni de l’autonomie de champ, ni des instruments linguistiques nécessaires à son indépendance paralittéraire, fut forcée de rabattre son légitime désir d’exotisme sur des œuvres romanesques importées. Il existait bien déjà quelques vedettes d’origine protégée du récit de masse (les plus fameuses : l’écolier Bottini, héros de Cuore de De Amicis, ou l’inévitable Pinocchio), mais ces figures restaient régionales ; et pour ce qui regarde la quantité, avant 1890-1895, le lectorat accédait souvent à sa ration d’Ailleurs en se passionnant, par procuration, pour des valeurs sûres du passé lointain ou récent, traductions d’œuvres françaises et anglo-saxonnes pour la plupart (les grands anciens Dickens et Dumas, ou les plus proches Verne, Aimard, Boussenard, etc.).

30À son entrée dans le paysage paralittéraire européen, Emilio Salgari (1862-1911), le père du roman d’aventures italien, aurait lui aussi à enraciner son imaginaire dans ces illustres influences extérieures. Journaliste à Vérone aux premiers temps de sa carrière, il eut l’opportunité d’assister en 1890 à la plus immense tournée jamais venue de l’étranger. Se produisant aux Arènes de la ville, le Wild West Show opérait en cet amphithéâtre impérial une curieuse rencontre des âges : la boucle était bouclée en quelque sorte, qui conduit de Rome, mère des civilisations spectaculaires, à sa réitération moderne et démocratique24. Non seulement Salgari assista au Show, mais il y participa : avec d’autres Véronais, il fut invité à prendre place, comme figurant, dans la diligence de Deadwood assaillie par les Indiens – l’une des attractions les plus courues du programme.

31Au retour de cette expérience, le jeune auteur remit au quotidien « l’Arena » son compte-rendu, vivement intitulé « Arriva Buffalo Bill »25. Si l’article faisait au Show quelques reproches26, ceux-ci restaient des coquetteries qui n’entamaient en rien l’élan promotionnel qu’entendait relayer le jeune chroniqueur : un William Cody déjà fantasmé y paraissait tel qu’en sa gloire, crédité de tout son mythe d’importation américaine. Sans avoir les mérites d’une fiction, cette recension simple mais efficace situe précisément les conditions de l’imprégnation westernienne dans l’habitus de l’écrivain. Ce qui intéresse notre perspective, c’est le caractère exclusivement attractionnel qu’a d’emblée pris chez Salgari la réception du personnage : les dime novels lui étant inaccessibles avant 190727, Salgari n’aura donc connu la « persona transmédiale » de Cody qu’à travers son médium circassien. Cet héritage pour le moins marqué, l’auteur le remobilisera, en 1905, dans La Sovrana del Campo d’Oro (publié à Gênes, chez Donath) : seule œuvre salgarienne, mais aussi première œuvre italienne, à exploiter de façon originale – c'est-à-dire non traduite – la légende de Buffalo Bill.

32Le roman raconte le périple qui conduit une vaillante jeune femme, Annie Clayfert, de San Francisco au Grand Canyon à la recherche de son père, chercheur d’or capturé par des bandits. L’héroïne court cette aventure avec deux compagnons, l’écrivain Harris et un certain Blunt. L’amour frustré entre Annie et ce dernier28 n’est d’ailleurs pas sans rappeler leurs paronymes Annie Oakley et son mari le cow-boy Butler, deux époux qui furent des protagonistes fameux du Wild West Show. Une autre gâchette-vedette de la troupe, Buck Taylor, fera aussi plusieurs incursions dans le périple. Enfin, les péripéties du  train et de la diligence, que le roman intègre et scande avec évidence, évoquent inévitablement la succession des numéros homologues du Show – d’ailleurs présentés à Vérone, devant Salgari. Attestant l’influence actancielle et scénographique du Show de 1890, ces prémisses ne donnent pourtant qu’un aperçu de l’irrigation spectaculaire du western salgarien.

33L’action de La Sovrana se déroulant en 1867 (soit, en toute logique, à l’époque où il chassait le bison autour du Kansas), Bill Cody s’y trouve représenté à son âge héroïque, alors qu’il est censé avoir vingt-et-un ans et vivre au présent sa vie de westerner. Même si l’itinéraire diégétique plutôt « Southern Pacific », serpentantde la Californie à l’Arizona, correspond mal à sa biographie, c’est au corps légendaire de Cody que s’accroche le roman dans cette aventure enracinée dans l’Ouest. Pourtant, ce cadre résolument immergé ne saurait dissimuler plusieurs zones d’effritement de l’illusion fictionnelle par une série d’héritages attractionnels. À cet égard, l’économie générale de l’histoire racontée offre de premiers éclaircissements. Salgari, en effet, se garde bien d’octroyer à Buffalo Bill les prérogatives d’un protagoniste principal. Le roman se focalise sur le secours qu’apportent Annie et ses deux compagnons au père Clayfert, prisonnier du « Re dei Granchi » (« Roi des Crabes », chef d’un groupe de bandits de San Francisco). Cody n’ouvre pas le récit, lequel ne le concerne jamais personnellement. Sa première apparition (pas avant le douzième chapitre) le voit débouler de nulle part et au galop avec une horde d’Apaches aux trousses. Son arrivée est reçue et renseignée au lecteur à travers l’œil des trois héros, posture appréhensive hautement spectacularisante. Depuis leurs trains, les observateurs le reconnaissent peu à peu, à l’instar de ces héros de comics américains survenant du lointain : « Il doit être un personnage bien important pour que les Indiens renoncent aux bisons pour sa chevelure »29, se hasarde Harris. Puis, cet homme blanc porteur du « caractéristique costume des chasseurs des prairies, avec un sombrero mexicain fiché sur la tête et aux longs cheveux »30 finit par être identifié, et chacun de se réjouir en s’écriant : « Buffalo Bill !… »31. La notoriété du nouveau-venu, dès 1867 et au fond de l’Arizona, paraît n’avoir rien d’étonnant ni de douteux, tant son passif glorieux semble le devancer lorsqu’il se glisse dans l’histoire.

34Mais Buffalo Bill arrive avec de tout autres priorités que d’agir. Très vite, il s’adonne au jeu sémaphorique d’un paradeur de cirque, d’un acteur-attraction. À peine émergé de l’horizon, il se découvre pour saluer Annie, comme de juste, mais aussi pour se livrer devant elle à un improbable numéro de cabotinage :

35Il cavaliere si levò il cappello salutando galantemente miss Annie, che si trovava sulla piattaforma, poi caracollò intorno alla macchina, passando fra questa e le ultime schiere dei bisonti32.

36Cette cavalcade en spirale autour de la locomotive, ce salut du chapeau sont des imports évidents de la sémiologie circassienne de Buffalo Bill : d’emblée ils connotent ce dernier comme une vedette en parade. Celui auquel le narrateur donne la trentaine, des cheveux bruns foncés et des traits helléniques ignore ses poursuivants, et préfère multiplier les bravades devant un public admiratif. Blunt et Harris se chargent d’informer le lecteur de sa réputation, tandis qu’Annie, qui l’a connu au Grand Canyon, affirme qu’on le trouve « partout où existent des périls à défier »33. Elle ne fera pourtant rien d’autre, cette icône, que d’accomplir un tour de piste avant de repartir, charriant derrière elle la « troupe » d’Indiens qu’elle avait apportée. Voilà donc Buffalo Bill introduit, par simple passation de discours, comme garantie suprême du récit. Avant de disparaître, l’homme-prodige « fait un geste d’adieu de la main aux spectateurs », lesquels le saluent en retour avec des « hourrah tonitruants ». Les Apaches eux-mêmes se seront contentés d’une démonstration d’adresse sans agressivité contre une horde de bisons. Tout le chapitre ne consiste qu’en une exhibition de prouesses scéniques à l’attention de voyageurs assis dans un train à l’arrêt, public-vicaire à peine voilé des masses spectatorielles. Cet épisode tellement gratuit, d’une telle décomplexion théâtrale, pousse le collage attractionnel jusqu’à l’audace. Dépouillé de toute action et de la moindre prouesse, l’espace romanesque s’y prend pour un cirque où l’Ouest aventureux se change, pour un temps, en auberge de ratification scénique des légendes.

37Quelques chapitres plus loin, dans leur diligence assaillie par les Indiens, les héros sont une nouvelle fois secourus par un Buffalo Bill flanqué cette fois d’anachroniques compagnons : les cow-boys de Buck Taylor, futur membre du Show. Ces « ombres galop[ant] sur la plaine »34 viennent faire office d’expresse providence. À la seule vision du commando, la cavalerie apache se disperse. Le devoir accompli, le colonel Cody accourt pour se faire le voiturier de la demoiselle délivrée ; et le champ sémantique circassien de reparaître de façon plus limpide encore : « Avant même que Harris et Blunt ne soient descendus, Buffalo Bill, d’une pirouette qui ferait jalouser un clown, sautait à terre et ouvrait la portière de droite, en disant à Annie qui l’observait avec une vraie curiosité : – Descendez, Miss : vous êtes sous la protection des coureurs de prairie »35. Une fois encore, et même dans cette scène de sauvetage, l’inaction relative du personnage légendaire est compensée par son jeu sémaphorique. Ainsi la narration de l’Ouest, tout en gardant son caractère aventureux, continue d’imprimer sur Buffalo Bill les marques de sa corporéité de circus man.

38À ce stade, la présence de Cody dans le roman ne sera plus qu’intermittente. D’abord il s’éclipse discrètement, puis revient s’associer au voyage pour quelques chapitres avant de se retirer une dernière fois, comme pour donner un meilleur élan à son retour attendu et triomphal de la fin du roman. Cette discontinuité même d’apparaître interroge. Débouchant sur un traitement actanciel qui tend à protéger Bill des aléas dégradants ou dérisoires du périple, elle contribue aussi à lui ménager un sens de l’à-propos, une capacité d’intervention d’où son lustre ne peut que sortir conforté. Dans La Sovrana, l’ethos circassien de Cody n’entrave nullement le maintien de son épaisseur mythique. Ce n’est pas parce qu’il laisse transparaître les manières grandiloquentes de l’homme de spectacle qu’il s’en trouve pour autant ridiculisé ou déconsidéré. Absent, les autres l’espèrent : « Buffalo Bill sait que nous sommes dans les mains des Indiens ; il ne nous abandonnera pas à notre destin »36 (Harry) ; « Si nous pouvions nous sauver et retrouver Buffalo Bill… »37 (Blunt). Présent, il éveille le désir mimétique : Blunt, westerner impétrant, « serait bien heureux de faire [ses] armes avec lui »38 – au bout du roman, il s’en ira d’ailleurs courir l’aventure avec son nouveau mentor. Quant à l’écrivain Harris, il décèle dans la légende du héros un « merveilleux » modèle romanesque, « suffisant pour écrire un livre des plus intéressants »39 – y verra-t-on une diégétisation de la position créative de l’auteur italien à l’endroit de William Cody ?

39Le corps légendaire de Buffalo Bill constitue une garantie nécessaire pour le western italien naissant sous la plume d’Emilio Salgari. Ce peuvent être les personnages novices ou sans notoriété, à l’instar de Blunt, qui attendent sous ce solide parapet l’adoubement mythique, mais aussi le projet romanesque lui-même qui, via l’import du vieux scout, cherche un passeport légitimant, un viatique d’accès à l’imaginaire nord-américain. D’un bout à l’autre sa figure reste d’exception comparée à celle des autres personnages, comme s’il provenait d’un tout autre ordre de textualité. La scène de bataille finale illustre d’ailleurs de façon presque facétieuse cette rupture de diégéticité qui fonde, dans le roman, la substance héroïque de Cody. Après que le bandit Will Roock, contre toute attente, parvient au cours de la fusillade à le toucher au bas ventre, l’insubmersible légende ne tarde pas à se relever :

40Prima ancora però che l’ufficiale e l’ingegnere gli fossero presso, il colonnello si era rialzato calmo e sorridente, puntando un dito sulla grossa fibbia di ottone che gli stringeva la cintura di pelle. – Ecco un caso veramente straordinario, signori – disse, colla sua solita voce calma. – Se la palla non trovava sul suo percorso questo ostacolo, quel birbante mi avrebbe ammazzato40.

41L’hyperbole de cette dernière situation vérifie les précédentes, s’il en était besoin. Le corps légendaire de Buffalo Bill ne peut qu’être invulnérable : même touchée, l’étoffe dont on fait les mythes ne peut être percée. Cette ponctuation conclusive confirme que même si le personnage est parvenu à Salgari via sa médiation attractionnelle (le Show), La Sovrana se garde bien d’abandonner son héros à une totale dérision clownesque. Le corps circassien domine la caractérisation mais finit toujours pas se retirer derrière une vocation autrement primordiale pour l’intrigue : translater l’icône dans son état glorieux et triomphant, tel qu’en son humus américain. En 1905, un roman original italien désireux d’embrasser le western devait encore prendre la peine de s’en autoriser l’accès. Même constellé de ces « cirqueries », l’apparaître de Buffalo Bill possède encore ici de quoi assurer un tel voyage.

Tex et Buffalo Bill, première rencontre : un adoubement conflictuel

42Quand paraît en 1966 le premier numéro scénarisant Buffalo Bill de la bande dessinée italienne « Tex », les rapports entre personnel mythique américain et production européenne relative à l’Ouest se sont vus, entretemps, sensiblement remaniés. Le contexte nouveau est en effet moins favorable à l’adoubement inconditionnel par la légende importée. L’Italie, surtout, peut désormais s’enorgueillir d’avoir fait émerger sur grand écran une baroquisation, si pas toujours virtuose, du moins singulière, du western – le créateur de Tex, Gian Luigi Bonelli, n’a du reste jamais caché l’influence qu’ont exercée sur lui ses compatriotes cinéastes. De plus, un mouvement de déconstruction autochtone des idoles collectives s’est manifesté aux États-Unis, et l’image de Cody n’en sortirait pas indemne : en 1976, le Buffalo Bill et les Indiens (1976) de Robert Altman dépeindra le vénérable héros national (campé par Paul Newman) en un directeur de troupe lâche, opportuniste et aviné.

43 On doit La sfida41, l’épisode qui nous intéresse, au « duo historique » Bonelli-Galleppini, fondateurs scénaristique et graphique de la série (1948). Tex Willer y croise la route de Buffalo Bill en plein Ouest aventureux, alors qu’il course deux chasseurs de bisons sur la Cimarron. Ces chasseurs sont les subalternes d’un William Cody encore occupé à assister les projets ferroviaires de la Kansas Pacific. Même si le récit ménage à ce dernier une évidente prestance, voire une majesté perceptible dans son rendu graphique, Tex, lui, ne le ménage pas, et commence par ne pas le reconnaître – sa légende cesse donc de précèder le célèbre westerner. Plus encore, Willer le provoque (qui protège son employé) et le désarme (« Accidenti, che sveltezza ! », s’étonne intérieurement Cody). Ce rude premier contact pose en outre de façon sévère – et sur un ton qui n’est pas sans rappeler la rhétorique contre-culturelle – la question de la précarisation de la vie des Indiens par l’anéantissement de leur principale ressource alimentaire :

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44Finalement les tensions s’apaisent et l’on assiste à une certaine fraternisation entre la légende et le héros régional ; mais l’adoubement attendu ne se fera pas sans heurts ni sans conditions. Buffalo Bill propose un duel au tir – épreuve westernienne s’il en est – à cet arrogant nouveau-venu qui s’adresse à lui avec la langue verte des chasseurs de prime de Sergio Leone. S’élançant le premier, le fameux éclaireur réalise une bonne performance en atteignant à trois reprises sur six la monnaie qui sert de cible aux deux adversaires :

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45Cependant, son tour venu, Tex fait mouche à chaque coup, et triomphe de Buffalo Bill avec l’arme qui a fait sa gloire, le fusil winchester. Fait non négligeable, il a obtenu sa victoire en exécutant diverses acrobaties sur son cheval, payant son tribut à la beauté du geste, comme s’il avait voulu prendre, au passage, l’homme-spectacle à son propre jeu :

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46On ne peut nier que le corps aventureux de Buffalo Bill continue d’importer à la création européenne, y compris pour le crédit d’une série comme Tex qui n’était pas encore une « institution » en 1966. Dans l’épreuve ludique du tir, le rapport de forces représenté tourne certes au profit du héros régional italien, mais la légende confirmée n’y perdra rien de sa superbe : beau joueur, Cody félicitera son adversaire et lui viendra même en aide à la fin du récit. Dans la préface d’un ouvrage collectif, le fils du créateur de Tex a eu l’occasion de revenir sur ce duel-hommage, qu’il qualifie d’« œcuménique match nul »42. Sergio Bonelli se souvient également que son père, grand admirateur de Buffalo Bill, avait voulu réserver à celui-ci une apparition flatteuse aux côtés de sa créature originale. Les topos médiatiques de la guest-star et de la rencontre au sommet continuent donc bien de présider au tête-à-tête inaugural entre Willer et Cody. Que le premier l’emporte ici ne traduit au fond qu’une complexification de l’accueil béat et iconique des productions antérieures, aucunement une volonté de désaveu ou de déconstruction. La qualité westernienne du récit passe toujours par son exposition au baromètre mythique qu’est Buffalo Bill. Par rapport à la situation de La Sovrana, le Cody de cette « sfida » n’a certes plus besoin d’adouber Tex, mais sa figure préserve toutes ses fonctions légitimantes pour la franchise dans son ensemble.

47Quant au corps-attraction, il rencontre ici aussi d’importants échos. L’érection du duel au rifle en intrigue centrale dénote bien sûr l’approche spectaculaire : tendant à substituer la performance détachée à l’aventure continue, elle s’apparente aux numéros de tir du Wild West Show. Avant le duel, le jeune scout avait aussi exécuté le salut du couvre-chef qui allait devenir son fétiche d’homme de scène. La vignette en plan large qui figure ce geste rappelle irrésistiblement l’entrée paradeuse de La Sovrana del Campo d’Oro. Buffalo Bill y délimite du chapeau un champ circulaire qui là encore s’improvisera circassien, au beau milieu de l’Ouest et devant le public acquis des ouvriers du rail :

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48En interceptant deux fictions populaires et plurimédiales, ce premier parcours critique résume le plus fréquent aboutissement de la phénoménologie duale de Buffalo Bill. C’est le cas qui remet en scène Cody à l’âge d’or de son aventure – jeune chasseur, chef de cow-boys, éclaireur pour l’armée, etc. Si l’on y trouve une densité variable de stigmates attractionnels, leur sémiologie reste allusive et n’entame pas les prérogatives du corps héroïque.

Tex Willer et Catamount chez Buffalo-Bill : deux récits du Wild West Show

49En marge de cette production qui campe Buffalo Bill à l’âge héroïque et ne laisse affleurer qu’en interstices son image-attraction, se sont régulièrement développées, surtout à partir des années 1940, des fictions proprement charpentées par le moment spectaculaire. On a alors pu voir apparaître, souvent sous forme d’épisodes embusqués dans les colonnes de franchises plus conventionnelles, ce qu’on peut appeler de véritables « récits du Wild West Show » : délaissant pour un temps l’aventure sur le terrain du Far West, leurs protagonistes principaux s’en vont fréquenter les trétaux qui en firent la légende – étranges mises en abyme où se télescopent le thème du cirque westernien et des personnages demeurés en-deçà du seuil spectaculaire, puisque encore concernés par le présent de la Conquête.

50Dans le programme d’édification (de communication ?) de sa propre légende, Buffalo Bill n’avait pas prévu cette déviation imaginaire par laquelle son corps scénique finirait par être pris comme tel et pour lui-même, les desseins originels du Show n’ayant envisagé l’outillage circassien qu’en tant qu’il demeurait voué à la remembrance (vivante) du corps héroïque et de son contexte d’action. Pour ses concepteurs, les gesticulations du chef d’orchestre n’étaient qu’un expédient transitionnel devant assurer l’accès transparent à la légende. L’émergence parallèle, via Buffalo Bill, d’un roman du théâtre du western en lieu et place d’un roman western, se présente inévitablement comme une sécrétion corollaire et intempestive, sinon subversive, puisque incontrôlée. Même quand ces romans restent bienveillants et ne vouent pas aux gémonies la reconversion entrepreneuriale de l’ancien scout, ils témoignent d’une mauvaise conscience inscrite au cœur même de la double corporéité de Buffalo Bill : c’est à ces occasions que le médium oppose plus ou moins violemment son artificialité de facture à la spontanéité affichée du grand récit westernien.

51Ces récits du Wild West Show tolèrent aussi bien la transmédialisation que les romans de Buffalo Bill plus classiquement westerniens. Pour les aborder, on reconduira donc le choix plurimédial du corpus précédent, à travers : (1) l’épisode des aventures de Catamount que le romancier Albert Bonneau a consacré à Cody, et (2) cette autre aventure de « Tex » marquant sa seconde rencontre avec le célèbre éclaireur devenu chef de troupe.

52Bien qu’ils soient aujourd’hui oubliés du lectorat contemporain, la cinquantaine de romans composant la série des « Aventures » et « Nouvelles Aventures de Catamount », parus chez Tallandier entre 1947 et 195943, ont pourtant équipé toute une génération de Français de l’immédiat après-guerre de son bagage westernien44. Fidèle à la manière des dimes novels, Albert Bonneau (1898-1967) y déclinait par épisodes isolés les prouesses américaines d’un héros itératif de son invention, Catamount : « l’orphelin aux yeux clairs », passé – comme Tex Willer – de la condition d’outlaw à celle de Texas Ranger. Le modèle bédéistique présidant à la création de Tex répondait au même principe sériel, si ce n’est que son personnage, né un an après celui de Bonneau, n’a plus cessé de perpétuer ses aventures en kiosques jusqu’à nos jours45. Catamount chez Buffalo-Bill (le tiret est dans le titre et partout dans le roman) date de 1953, tandis que Il prezzo della vittoria, Wild West Show et Ombre cinesi, les trois albums consacrés au retour de Buffalo Bill dans « Tex », ont paru de janvier à mars 199746 – mais Galeppini (décédé en 1994) et Bonneli ayant passé la main, c’est au duo Boselli-Letteri qu’est revenue la prise en charge de ce retour.

53Quittant les luttes de la Frontière, les deux récits se déportent vers la vie d’un spectacle de cirque et intègrent son cadre forcément urbain. Dans « Tex », l’intrigue entière s’enracine dans la ville de La Nouvelle-Orléans lorsque Buffalo Bill y fait étape ; une étape qu’on croirait géographiquement continuée, chez Bonneau, dans tout le reste du Sud-Midwest où l’on suit la tournée du Show (Little Rock (AR), Memphis, Nashville, Chattanooga, et finalement Atlanta) – cette narration de l’itinérance faisant de ce « Catamount » un étrange pendant circassien à la classique « épopée du convoi » des grands westerns. Le héros d’Albert Bonneau et son supérieur Morlay sont surpris à la vue d’une Little Rock ravie tout entière par la fête, avec ses « banderolles [sic] tendues à l’entrée de la rue principale »47, ses « drapeaux étoilés [claquant] au souffle d’une brise légère », les « mots [‘‘Wild West’’] imprimés en énormes caractères » sur des « affiches multicolores »48, et « partout, sur les murs, obsédant, […] le portrait du Colonel Cody avec sa légendaire barbiche, ses longs cheveux à la mousquetaire, et son impressionnant sombrero à larges bords »49.

54À défaut des scènes classiques des westerns, le lecteur doit ici s’adapter à d’autres scènes-phares comme celle, commune aux deux fictions, de la parade du « Colonel ». Chez Bonneau, elle surprend littéralement Catamount et son supérieur Morlay dès leur arrivée dans Main Street : « monté sur son cheval Charlier » et défilant en compagnie de ses cow-boys, Indiens, cavaliers arabes et cosaques russes, Buffalo Bill « accapar[e] tous les regards » ; mais si « l’illustre Cody » continue de séduire, ce n’est plus au « jeune cavalier qui, jadis avait accompli de retentissant [sic] exploits » qu’il fait penser, mais presque à « un chevalier de légende »50 (référence qui, après celle du mousquetaire, dénonce les nuances françaises de l’appareil métaphorique face au personnage). Après la fin de la représentation intervient une deuxième parade, plus suggestive dans ses élans monstratifs, plus prodigue d’éléments de prestation. On y voit communier toute la troupe, avec ses Rough Riders internationaux, dans cet appel démultiplié au public regardant. Plus que de quelconques aventures passées qu’on ne mentionne d’ailleurs plus, c’est leur valeur d’attraction qui solidarise la variété du tableau des protagonistes :

55Des acclamations nourries et une bordée de coups de sifflet accueillirent le Roi des Scouts et ses cavaliers. Chapeau en main, Buffalo Bill saluait et souriait, derrière lui les cowboys brandissaient leurs stetsons et les Indiens poussaient des cris farouches… Plus réservés, les cosaques saluaient la main levée. […] Plus insouciants, les Arabes formaient l’arrière-garde et déchargeaient leurs fusils en l’air, comme à la fantasia…

56Toute la troupe s’aligna sur la piste, les cavaliers d’un même geste saluèrent les spectateurs. Alors, droit sur ses étriers, Buffalo Bill remercia en quelques mots la nombreuse assistance de l’attention et de la sympathie qu’elle avait témoignée au « Wild West »… Little Rock constituait une étape que nul n’oublierait certainement !...51

57On trouve dans Wild West Show la même séquence obligée, à cette différence près que Buffalo Bill a invité Tex et son partenaire Kit Carson à défiler, en sa compagnie, dans les rues de La Nouvelle-Orléans – la couverture du n°436, illustrée par Claudio Villa, met bien en valeur ce trio de paradeurs (cf. annexe 2). Le récit italien, qui a ici les faveurs de l’image, ne cesse de faire fructifier cet avantage en distribuant d’abondants signes d’adresse spectatorielle. Accompagné de noms connus de son spectacle (comme le cow-boy Buck Taylor ou la tireuse d’élite Annie Oakley, qui sera kidnappée en cours de récit), Buffalo Bill domine l’espace graphique et concentre l’attention de la foule. Saluant du chapeau sur presque chaque vignette, il réalise lui-même, devant la foule, la promotion du Show :

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58Autonomisée, décomplexée par ces deux récits, la mise en scène du corps-attraction ne s’y arrête pas au boniment et à la parade, mais s’étend aussi aux dimensions de régie et d’organisation de la tournée et du Show, dans leur achalandage matériel comme narratif. Cody encadre fermement sa troupe : dans l’épisode de « Tex », il circule de roulotte en roulotte pour informer chaque protagoniste de ses attentes – notamment les Indiens, auxquels il donne de précises consignes de jeu. Dans Catamount,Bonneau insiste particulièrement sur l’emprise artistique, presque démiurgique, qu’exerce son Monsieur Loyal sur le reste de la troupe : « Immobile au bord de la piste, [il] assistait aux ébats de ses pensionnaires, approuvant, parfois avec de légers hochements de tête... »52 ; « Sanglé dans un ample manteau, [il] surveillait les préparatifs de la représentation, ayant l’œil à tout, majestueux et digne, conscient de son importance et de sa réputation »53. Et même pendant le spectacle, il reste grand ordonnancier, maître des transitions et pour ainsi dire narrateur : « Déjà, sur un signe de Buffalo Bill, les Indiens qui figuraient morts se relevaient les uns après les autres et s’empressaient de rejoindre les coulisses »54 ; « Après avoir salué de nouveau le public d’un geste large, le Directeur du ‘‘Wild West’’ venait annoncer lui-même l’attraction suivante »55.

59Ce Cody « Directeur », Bonneau semble le voir sous un jour plus sévère : à l’ethos de l’homme de scène, celui du circus man s’adressant au public, s’ajoute celui d’un homme d’affaires aussi avisé qu’intraitable. Il reçoit les Texas Rangers dans son « bureau directorial », gère d’une main de maître les « relations publiques » avec sa troupe ou les autorités et se révèle expert dans la distribution de mondanités étudiées aux uns et aux autres. Quand la machine s’enraye, on peut le voir marquer son impatience et même devenir paradoxalement indifférent du sort des autres – tellement éloigné, désormais, de cette abnégation, de ce sens de la justice qui avaient fait sa légende :

60Buffalo Bill s’énervait, le crime qui venait d’être commis au « Wild West », en pleine représentation, risquait de compromettre fâcheusement le programme de ses tournées… Toutefois, il comprenait lui aussi que cette fâcheuse affaire s’annonçait particulièrement complexe et que l’enquête engagée pour retrouver le meurtrier risquait de devenir longue et fastidieuse…56

61Tout se passe comme si Buffalo Bill avait renoncé à se comporter en westerner – ou pour être exact, comme s’il l’avait oublié. Aucun des incidents qui parsèment les deux récits ne rappelle jamais le justicier refoulé. L’adversité n’évoque chez lui aucun réflexe ancien, comme l’illustre la scène où il laisse un nain descendre à sa place au fond d’un précipice pour sauver Catamount, préférant pour sa part attendre sur la plateforme. Si la bande dessinée lui confère des égards plus tendres pour les malheureux et les blessés, il ne participe pas davantage à des aventures extérieures à son chapiteau, déléguant jusqu’au soin d’enquêter à Tex Willer et à la police. Mais cet « embourgeoisement » de Cody n’est, ici non plus, pas délibérément narrativisé à des fins critiques ou déconstructives. Si les véritables héros des deux récits restent lucides sur sa mue corporelle, son nouvel apparaître ne suscite ni réprobation franche, ni mauvaise conscience. Tex continue de le considérer comme un vénérable compagnon de route. Chaleureusement attablés dans un restaurant, les deux hommes ne manquent pas d’évoquer leur aventure de 1966 – intertexte interne qui renforce leur fraternité tout en consolidant la cohérence éditoriale de la série. Lui aussi expert du terrain, Catamount « ne pouvait s’empêcher d’admirer la virtuosité dont [il] avait fait preuve pour monter un tel spectacle ! »57. Et lorsque le Texas Ranger vient au secours d’un Indien coincé entre les rails du train, Cody lui rend son admiration – « Buffalo Bill brandit son feutre, et […] mêlant sa voix à celle de tous ses compagnons enthousiasmés, il acclama chaleureusement le héros de cet impressionnant et courageux exploit »58 ; admiration qui, plus que d’adoubement, prend ici valeur de passation de pouvoir. Loin de se poser en adversaire, Bill lève lui-même toute ambigüité sur son nouvel emploi lorsque Morlay lui propose de reprendre du service : « Il s’agit là d’une époque révolue, […] je ne suis plus éclaireur, mais imprésario »59. Et en bon imprésario, il proposera à ses nouveaux amis, chez Boselli/Letteri comme chez Bonneau, de les engager dans son cirque. Pour Catamout, le projet de Cody se fait très précis : « Avec vous, je ferais un numéro qui remplacerait avantageusement Sandra et ses cosaques !... Catamount le Roi des Rangers ! Vous seriez ici à votre place !... »60. Pour Tex, l’invitation, plus amicale, semble moins gouvernée par le sens des affaires. Mais les deux élus refuseront tour à tour, pour la même intuitive raison : l’heure n’est pas venue, pour ces franchises encore jeunes, de devenir des silhouettes pasticheuses de leur propre aventure.

62Sur le plan de la conduite narrative, il est intéressant de constater que l’irruption du danger qui enclenche véritablement l’intrigue se fonde, dans les deux récits, du même événement : le dérapage sanglant du numéro emblématique du Wild West Show, l’attaque de la diligence de Deadwood. Dans Catamount, ce sauvetage galant, très proche de celui de La Sovrana del Campo d’Oro de Salgari, est la seule séquence du roman où l’image William Cody, à travers l’écran spectaculaire, récupère quelque dignité aventureuse : le corps-attraction s’y re-capitonne, pour un temps, à l’illustration triomphale du corps héroïque. La scène est d’ailleurs racontée à la façon d’une véritable péripétie du Far West dont les marques textuelles s’attachent gommer le cadre factice de son déroulement – comme si cette épochè transitoire constituait la dernière solution d’émergence de Buffalo Bill à l’aventure :

63Revolver en main, monté sur Charlie, Buffalo Bill arrivait… C’était lui qui venait de tirer et de libérer Sandra de la menace de l’Indien, pendant que les autres cavaliers s’écartaient, l’intrépide éclaireur déchargeait son arme contre les démons rouges déconfits par une aussi foudroyante intervention…

64Sur les gradins, c’était du délire, Buffalo Bill remportait son habituel succès ; au moment même où la situation semblait désespérée, il apparaissait en redresseur de torts, en protecteur courageux des faibles et des opprimés !... Peu soucieux de se heurter à un aussi redoutable adversaire, et sans même chercher à s’assurer s’il était seul, les Indiens assaillants, épouvantés par la mort de leur chef, s’empressaient de déguerpir et de disparaître, abandonnant la moitié des leurs sur le terrain.

65Alors, superbe et chevaleresque à souhait, Buffalo Bill sauta à bas de son cheval, pendant quelques instants sa haute silhouette, triomphante, apparut à la lumière éblouissante des projecteurs, ouvrant la portière de la diligence, il se pencha et tendit la main à la voyageuse qui s’immobilisait comme pétrifiée par l’intervention de ce sauveur inattendu. D’un geste large, il l’invita à descendre, et comme elle s’exécutait, quelque peu hésitante, il lui montra les corps immobiles qui gisaient, éparpillés sur le sol…61

66Mais très vite le numéro dégénère. Catamount s’aperçoit que le conducteur de diligence, Tom Lartigo, gît assassiné sur le toit du véhicule, au grand dam d’un Buffalo Bill qui cherche à clore la représentation sans ébruiter l’incident. Cet événement brutal fait soudainement exploser la pax spectaculi, relançant d’autant l’intérêt du récit. Le « Tex » de Boselli présente le même cas, mais redoublé en intensité. À la suite d’un sabotage des carabines des acteurs, le numéro se transforme en fusillade mortelle sous l’œil horrifié de Kit Carson, qui a accepté de participer à l’attraction. L’ironie de ces balles à blanc redevenues sanguinaires provoque évidemment un effet saisissant de cruauté. Deux figurants mourront :

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67Pour ces fictions qui, du Wild West au Wild West Show, ont substitué au cadre de la Frontière sa synthèse figurante, la péripétie de la représentation tournant au meurtre devient un ressort événementiel évident. Un western mettant l’Ouest héroïque entre parenthèses n’en reste pas moins un récit d’aventures, qualité qui rend indispensable le surgissement d’une pointe haletante. Qu’on se garde bien d’y voir, cependant, un mouvement de retour vers l’épopée westernienne, où les vedettes de cirque se rappelleraient subitement leur ancienne qualité héroïque et se conduiraient à nouveau, dans une sorte de conversion à rebours, en prodiges du Far West. L’histoire de Cody et du Show au tournant du siècle a suffisamment démontré que l’assomption spectaculaire constituait un seuil sans retour. L’écrin attractionnel, on l’a vu, délimite une zone d’apparaître frontale abolissant les profondeurs et jusqu’aux réflexes pratiques du passé. Ainsi, une fois le western irrémédiablement déchu, une fois son théâtre profané, c’est dans l’intrigue criminelle, dans l’enquête urbaine qu’iront se réfugier les deux récits pour malgré tout raconter quelque chose à leur lectorat populaire.

68  Qu’à plus de quarante ans d’intervalle, et dans le chef de créateurs aussi éloignés l’un de l’autre (par la langue, les supports d’expression, etc.), le récit d’enquête soit apparu comme la voie de garage « naturelle », comme le palliatif spontané d’une narration où la Frontière s’est déplacée, s’est vue dévitalisée dans et par le spectacle, voilà qui dénonce assurément un mouvement lourd de sens (d’autant que les créateurs ne se posant aucunement en « déconstructeurs », on ne trouve dans leur geste aucune pensée délibérée, aucun procès militant à traduire). Sans multiplier les remarques sur les rapports entre western et roman policier (les travaux furent nombreux en ce domaine62), on se contentera ici d’observer que le crime urbain et son élucidation constituent une reconversion possible, et même fréquente, quand l’héroïsme de la Conquête de l’Ouest commence à se précariser. Chez Bonneau comme chez Boselli-Letteri, des gâchettes viriles vont devoir se faire détectives appliqués, afin d’identifier de lâches assassins aux traces de leurs forfaits. Or, la piste zigzagante et étriquée essaimée dans une ville par les indices d’un criminel ne ressemble pas à l’effraction spatiale de la piste pionnière. Le travail de détective serait davantage l’affaire d’un trappeur, obligé de sonder à l’indienne la sémiologie des lieux, parfois à même le sol, s’il veut recueillir le fruit de sa chasse. Seul Tex, parce qu’il a vécu parmi les Navajos, parvient à se tirer habilement d’affaire. Tel n’est pas le cas de Catamount : chargé de suivre le Show d’étape en étape pour enquêter sur le meurtre, ce westerner sans finesse indiciaire ne cesse d’affirmer son impropriété : « Vous êtes décidément bien gentil, lance-t-il par exemple à Cody, mais vous concevez vous-mêmes que je me trouve actuellement dans une situation un peu spéciale pour un Texas Ranger !... J’ai l’impression de jouer au détective !... »63. Son supérieur le colonel Morlay n’est pas moins conscient de ce décalage actanciel : « évidemment l’affaire est préoccupante, toutefois je n’ai pas l’habitude de jouer les détectives !... Le rôle de Texas Ranger consiste surtout à surveiller les régions-frontières et à les débarrasser des outlaws et des desperados qui les infestent »64. Intervient enfin le narrateur qui prend soin de justifier auprès de son lecteur, non sans lucidité générique et imaginaire, cette rupture d’horizon d’attente :

69A coup sûr l’affaire ne se présentait pas comme celles que le ranger avait coutume de mener à bien !... D’ordinaire il opérait à travers les vastes espaces du Texas, Colt en main, n’hésitant pas à affronter de nombreux adversaires !... Mais là, tout était clair, il savait qui il avait à combattre tandis que, cette fois, le drame se jouait dans l’ombre !...65

70Les deux récits ont donc dévié de leurs rails westerniens en raison du postulat de mise en abyme qui les a attachés au corps circassien de Buffalo Bill. Chacun de leurs héros obtiendra malgré tout la victoire dans son impropre emploi. Tex démasquera « Il Maestro », un spécialiste des explosifs qui dissimulait ses activités dans le sous-sol d’un théâtre d’ombres chinoises (jusqu’au bout, les attractions auront dominé l’univers diégétique), tandis qu’une ruse de dernière minute permettra à Catamount de surprendre les aveux de Sandra la cosaque, sur un fond d’axiologie russophobe qui n’est pas sans rappeler qu’en 1953, la Guerre Froide battait son plein. Ce que démontrent leurs deux exemples, c’est d’abord que passé l’enthousiasme de l’inédit (Salgari), la déterritorialisation scénique de la Conquête de l’Ouest  ne pouvait qu’aboutir à une dévitalisation imaginaire.

71Dans ces pages, il nous a paru moins intéressant d’investiguer la psychologie de William Cody et/ou d’analyser ses déconstructions délibérées (comme le Buffalo Bill d’Altman) que de rendre compte, depuis une littérature moins « voulue » (l’expression vient de Bachelard66), moins connue aussi, de phénomènes qui en deviennent plus spontanés, dérivés des choix structuraux que Cody avait lui-même greffés à sa figure publique. Si Buffalo Bill sut se placer aux avant-postes de la culture médiatique, voire s’imposer comme le type de l’Américain par excellence, ce fut à la faveur d’un double outillage : (1) la refonte attractionnelle de sa propre persona dans un corps circassien, à vocation essentiellement monstrative, censé illustrer rétrospectivement la vie du westerner ; (2) la reproduction de ce corps dans un large réseau transmédial, de sorte que l’esthétique « nucléaire » du Show se répétait, d’images en récits, dans maints médiums « orbitaux ». C’est au prix d’un tel dispositif qu’un protagoniste certes valeureux de la Conquête de l’Ouest, mais point davantage, parvint à propulser au-devant du monde, en les confondant, le mythe de cette Conquête en même temps que le sien propre.

72Mais ce faisant, William Cody instillait également dans son dispositif le ver spectaculaire qui devait plus tard en corrompre la dimension héroïque. Les auberges formelles du Show – les séries culturelles de la fin du XIXe siècle (culture de l’exposition, de l’attraction, ostensibles égards envers l’entité regardante) – abritaient déjà, bien qu’en germes, des dégénérescences imaginaires plus critiques qu’aucun discours militant. L’amoralité foncière du programme, son universel recyclage, et surtout ce tropisme d’attestation par soi de son Monsieur Loyal consentant, tout cela devait produire une funeste diffraction phénoménologique de l’image de Buffalo Bill. Pour avoir fait commerce de lui-même à grand renfort de courroies transmédiales et d’attractives sollicitudes, le westerner exhibé en scène a vu ces dimensions lui faire concurrence, et finalement dévitaliser l’héroïsme qu’ils ne devaient que transmettre. Du roman du Far West au roman du Wild West Show, cheminement schizoïde d’un corps à l’autre, le parcours esquissé semble indiquer une difficulté contemporaine à aborder au premier degré la figure du vieil éclaireur – en temoignent l’approche oblique d’un Éric Vuillard, et surtout l’extrême rareté des fictions actuelles à lui être consacrées. S’impose ici un constat culturel paradoxal, mais passionnant : progressivement englouti par les écrins de son propre mythe, voilà Buffalo Bill devenu un « héros » difficilement crédible ; sans doute, aujourd’hui, l’un des protagonistes les moins habitables de l’histoire de l’Ouest américain.

Annexes

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73Annexe 1 : Alberto Della Valle, illustration pour La Sovrana del Campo d’Oro (Donath, Gênes, 1905).

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74Annexe 2 : Claudio Villa, couverture du n°436 de la collection « Tutto Tex » (Milan, Bonelli editore, août 2007 [originale : février 1997]).

Notes

1  Parmi les contributeurs de cette récente résurgence qui a de furieux airs de béatification, on trouve : l’éditeur Gallmeister qui, depuis 2006, traduit de la littérature western ainsi que des récits des Grands Espaces apparentés à l’école du Nature Writing ; l’éditeur Actes Sud, qui a confié en 2013 à Bertrand Tavernier la direction de sa collection « L’Ouest, le vrai » ; ou encore les éditions Télémaque, qui ont entrepris en 2014, dans leur collection « Frontières », la rééditions de romans ayant inspiré les classiques du genre au cinéma (Les Cheyennes, La Prisonnière du désert, La Flèche brisée, etc.).

2  Pour des travaux biographiques concernant Buffalo Bill, on se reportera notamment à : Don Russel, The Lives and Legends of Buffalo Bill, Norman, University of Oklahoma Press,1960 ; Eric Sorg, Buffalo Bill. Myth and Reality, Santa Fe, Ancient City Press,1998 ; Jacques Portes, Buffalo Bill, Paris, Fayard,2002. À consulter également, avec toutes les défenses de lecture qu’on imagine, le célèbre récit autobiographique signé par l’éclaireur au seuil de son accès à la gloire : William F. Cody, Life of Hon. William F. Cody Known as Buffalo Bill the Famous Hunter, Scout and Guide : An Autobiography, Hartford (CT), Frank Bliss, 1879.

3  Jacques Portes, Buffalo Bill, Paris, Fayard, 2001, p. 79.

4  Jacques Portes, « Derrière le mythe de l’Ouest, Buffalo Bill », CAES magazine, n° 79, été 2006, p. 16.

5  Henry Nash Smith, Terres vierges, Paris, Seghers, « Vent d’Ouest », p. 199.

6  Ibid.,p. 199.

7  Jacques Portes, Buffalo Bill, Paris, Fayard, 2001, p. 109.

8  On n’indiquera ici que quelques références canoniques relatives à l’appropriation américaine de la Conquête de l’Ouest, véritable mythe d’une culture trop souvent réduit au genre « western » : F. J. Turner, La Frontière dans l’Histoire des Etats-Unis, Paris, PUF, 1963; R. Slotkin, Regeneration through Violence. The Mythology of the American Frontier, 1600-1860, Middletown, Connecticutt, Wesleyan University Press, 1973 ; H. Nash Smith, Terres vierges, Paris, Seghers, « Vent d’Ouest »,1967. Pour une synthèse du western comme imaginaire mythique de cette Frontière, voir : Luca Di Gregorio, Wilderness et Western. L’Ouest fictionnel chez Gustave Aimard et Emilio Salgari, Liège, PULg, série « Littératures », 2014 (chapitre I).

9  Paul Bleton, Western, France. La place de l’Ouest dans l’imaginaire français, Paris, Encrage, 2002, p. 95.

10  Jacques Portes, op. cit., p. 161.

11  Éric Vuillard, Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody, Arles, Actes Sud, 2014, pp. 43-44.

12  Farid Ameur, Sitting Bull. Héros de la résistance indienne, Paris, Tallandier, « Texto », 2014, p. 218.

13  Ibid.

14  Éric Vuillard, op. cit., pp. 28-29.

15  Jacques Portes, op. cit., p. 189.

16  Ibid.

17  cf. Suzanne Berger, Notre première mondialisation : leçons d’un échec oublié, Paris, Seuil, 2003.

18  Ibid., p. 14. Nous soulignons.

19  « Rien n’est aujourd’hui acheté, possédé, utilisé à telle fin. Les objets ne servent pas tellement à quelque chose, d’abord et surtout ils vous servent. Sans ce complément d’objet direct, le « vous » personnalisé, sans cette idéologie totale de prestation personnelle, la consommation ne serait que ce qu’elle est. C’est la chaleur de la gratification, de l’allégeance personnelle qui lui donne tout son sens, ce n’est pas la satisfaction pure et simple. C’est au soleil de la sollicitude que bronzent les consommateurs modernes » (Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, 2012, « Folio essais », pp. 252-253).

20  À la même époque, le travail acharné du peintre et sculpteur Frederic Remington (1861-1909) rendait compte d’un mouvement éthique, esthétique et culturel semblable : l’érection de la culture du cheval domestiqué, virilement dressé dans les Grands Espaces, comme symbole de la nouvelle civilisation américaine.

21  Le premier « western » du cinéma, The Great Train Robbery de Porter, est tourné en 1903, alors qu’il reste au Show près d’une dizaine d’années de succès devant lui.

22  André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS Éditions, 2008, pp. 92-93.

23  Éric Vuillard, op. cit., pp.135-136.

24  La référence romaine était une véritable constante du discours pionnier américain, aussi bien dans sa propagande journalistique que dans les discours philosophiques et savants. On se rappellera par exemple que le roman Ben Hur de Lew Wallace fut un grand succès en 1880, l’année de sa parution, alors même que le projet du Wild West Show arrivait à maturité. Buffalo Bill n’avait-il d’ailleurs pas tenté, dès 1866, d’édifier une ville au Kansas, laquelle, pour le peu d’années qu’elle dura, n’en avait pas moins pris le nom de Rome ?

25  Ce petit texte a été isolé et réédité, accompagné par un commentaire de Claudio Gallo : Emilio Salgari, Arriva Buffalo Bill, Zevio, Perosini 1993.

26  Ces reproches apparaissent davantage, à vrai dire, comme des « goûts de trop peu » davantage que comme des critiques : ainsi, Salgari regrette par exemple que le Wild West Show n’ait pas cru bon de proposer à Vérone son numéro de l’attaque du convoi ou sa reconstitution de la ville-frontière.

27  Ceux-ci ne parurent en effet qu’à cette date en Italie, traduits et distribués par la Casa Editrice Americana.

28  Amour contrarié par l’implacable froideur d’Annie et le renoncement de Blunt, qui se résoudra finalement à  partir apprendre l’aventure aux côtés de Buffalo Bill. Annie Clayfert finira de tergiverser en se fiançant avec Harris, l’écrivain peut-être sédentaire, mais non moins courageux et tout aussi voyageur, dans l’imaginaire. Salgari se rendait-il là un hommage crypté à lui-même ?

29  Emilio Salgari, La Sovrana del Campo d’Oro, Milan, Fabbri, 2002, p. 88.

30  Ibid.

31  Ibid., p. 89.

32  Ibid. : « Le cavalier ôta son chapeau pour saluer galamment Annie, qui se trouvait sur la plateforme ; puis, il caracola autour de la locomotive, passant entre celle-ci et les derniers rangs de bisons » (Cette traduction de l’italien, ainsi que celle de la note 39, sont de l’auteur de cet article).

33  Ibid., p. 91.

34  Ibid., p. 113. On remarquera le portrait à cheval inséré à cet endroit de l’édition originale, et qu’on doit à Alberto Della Valle (cf. annexe 1). Cody y figure abstrait de tout décor, simplement entouré d’une aura étoilée, et vêtu d’une improbable veste sur laquelle les franges du chasseur dissimulent mal l’habit de scène. Adressant son fameux salut du chapeau au lecteur, on pourrait le confondre avec D’Artagnan. Rares sont les pièces de l’imagerie romanesque de Buffalo Bill à l’avoir dépeint dans une posture aussi purement interpellative, dans l’assomption radicale et pour ainsi dire exclusive de son corps d’homme de spectacle.

35  Ibid., p. 114. Nous soulignons.

36  Ibid., p. 168.

37  Ibid., p. 187.

38  Ibid., p. 91.

39  Ibid.

40  Ibid., p. 245 : « Cependant, avant même que l’officier et l’ingénieur soient arrivés à son chevet, le colonel s’était relevé, calme et souriant, désignant d’un doigt la grosse boucle de cuivre qui serrait sa ceinture de peau. – Voilà un hasard vraiment extraordinaire, messieurs – dit-il d’une voix tout aussi calme. – Si la balle n’avait pas trouvé cet obstacle sur son passage, ce vaurien m’aurait tué. »

41  Pour l’édition originale : G. Bonelli, A. Galleppini, V. Muzzi (ill.), « Tex », Série Cobra, 1966 : n°16, I cacciatori di bufali ; n°17, Buffalo Bill ; n°18, La sfida ; n°19, La vendetta di Red Horn (format « striscia », en bandeau agrafé). Pour l’édition grand format ici utilisée : G. Bonelli, A. Galleppini, V. Muzzi (ill.), La sfida, « Tex nuova ristampa », n°82, Milan, Bonelli editore, novembre 2002, pp. 26-130 ; Il passato di Tex, « Tex nuova ristampa », n°83, Milan, Bonelli editore, décembre 2002, pp. 5-7.

42  Sergio Bonelli, « Io e Buffalo Bill », dans Claudio Gallo et Giuseppe Bonomi (dir.), Buffalo Bill e Tex Willer. Storie e miti dall’Ovest americano, Vérone, Colpo di fulmine, 1996, p. 11.

43  Mais le héros fait une fugace apparition dès 1941.

44  Paul Bleton, op. cit., p. 72.

45  Plus de 600 titres en 2014, et des tirages qui tournent chaque mois autour de 250 000 exemplaires.

46  Nous utilisons la réédition de la collection « Tutto Tex » : M. Boselli, G. Letteri (ill.), Il prezzo della vittoria, « Tutto Tex », n°435, Milan, Bonelli editore, juillet 2007, pp. 67-114 ; Wild West Show, « Tutto Tex », n°436, Milan, Bonelli editore, août 2007, pp. 5-7 ; Ombre cinesi, « Tutto Tex », n°437, Milan, Bonelli editore, septembre 2007.

47  Albert Bonneau, Catamount chez Buffalo-Bill, Paris, Tallandier, 1953, p. 8.

48  Ibid., p. 5.

49  Ibid., p. 8.

50  Ibid., p. 19.

51  Ibid., p. 44.

52  Ibid., p. 23.

53  Ibid., p. 21.

54  Ibid., p. 35.

55  Ibid., p. 29-30.

56  Ibid., p. 46.

57  Ibid., p. 35.

58  Ibid., p. 101.

59  Ibid., p. 47.

60  Ibid., p. 221.

61  Ibid., pp. 34-35.

62  Voir, par exemple : Cynthia S. Hamilton, Western and Hard-Boiled Detective Fiction in America : from High Noon to Midnight, Iowa City, University of Iowa Press, 1987 ; Megan E. Abbott, The Street Was Mine : White Masculinity in Hardboiled Fiction and Film Noir, New York, Palgrave Macmillan, 2002 ; Edward Gorman, Dave Zeltserman, Martin Harry Greenberg (dir.), On Dangerous Ground : Stories of Western Noir, 2011 (recueil de nouvelles représentatives).

63  Ibid., p. 137.

64  Ibid., p. 47.

65  Ibid., p. 60.

66  « [Il] y a peut-être une certaine imprudence à tirer des enseignements psychologiques d’une littérature voulue » (Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 2007, p. 200). À partir du domaine psycho-imaginaire de la remarque que fait Bachelard, nous sommes parti du principe qu’une « littérature voulue » se livrait également moins volontiers, sans doute, aux grandes constantes typologiques d’un phénomène romanesque, qu’une littérature de la quantité ou de la « grande narrativité », comme dirait Umberto Eco.

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Luca Di Gregorio, «Buffalo Bill, une attraction transmédiale ? Brève phénoménologie populaire du circus man de l’Ouest», Phantasia [En ligne], Volume 1 - 2015, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=366.

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