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Jean-Pierre Cléro

Dialectique kantienne et théorie benthamienne des fictions

(Volume 4 - 2017 : Usages de la fiction en philosophie)
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Résumé

La théorie benthamienne des fictions voit le jour à peu près à la même époque que la critique kantienne d’où sont partis la Critique de la raison pure et, avec elle, tout l’édifice critique. Curieusement, ces deux conceptions se sont ignorées l’une l’autre, alors qu’elles occupaient sensiblement le même terrain : la dialectique a affaire à la fiction, tandis que la théorie des fictions ne cesse, pour sa part, de dénoncer la fausseté dialectique des discours qui prétendent dépasser les conditions de l’expérience ou qui ne savent pas les discerner des connaissances d’objets à proprement parler. La dialectique et la théorie des fictions usent, en outre, sensiblement des mêmes méthodes.

Toutefois, en dépit de ces larges accords, il nous est apparu que l’un des avantages de la théorie des fictions consistait à se situer à la pliure ou à la crête de deux versants de notions opposées (comme l’individu et la société, par exemple) ou de valeurs différentes (économiques et religieuses, par exemple), sans que l’on soit forcément obligé de dire, parmi ces deux notions ou parmi ces deux valeurs, laquelle a plus de réalité que l’autre. Entités réelles et entités fictives sont des fonctions relatives des fictions et cette double face permet un jeu important dans un certain nombre de sciences, pourvu que la théorie des fictions ne s’en tienne pas à une simple restriction critique qui se contente de discréditer et d’interdire un certain nombre de discours.

Index de mots-clés : Bentham – Kant – Fiction – Dialectique

Abstract

Bentham’s theory of fictions arose at the same time as the Kantian’s critique from which are issued the Critique of Pure Reason and the whole critical structure. Strangely, these two conceptions have ignored each other, though they were situated on the same domain: on the one hand, dialectics deals with fiction, while, on the other hand, the theory of fictions carries on denouncing the dialectical fallacy of discourses that pretend to overcome the conditions of experience or that confuse them with the knowledge of objects, properly speaking. Moreover, dialectics and theory of fictions are using the same methods. However, in spite of this large agreement, it seems that the superiority of the theory of fictions lies in the fold of opposite notions (as individual vs society, for example) or of different values (economical vs religious, for instance), without man be obliged to tell, amidst those notions or values, which is the most real one. Real entities and fictitious entities are relative functions of fictions and the double-edged aspect of the fictions makes possible their play in a great number of sciences, provided that the theory of fictions is not restricted to a simple critical negation dealing only with discredit and ban on a great lot of discourses.


« Il est aisé de faire des fictions, mais il est difficile de les rendre raisonnables, c’est-à-dire de montrer qu’il y en a, ou du moins qu’il y en peut avoir une raison »1.

Leibniz à Hartsocker, lettre du 30 octobre 1710

1À peu près à la même époque, quoiqu’ils s’ignorent ou totalement ou presque totalement l’un l’autre, Kant rédige une dialectique qui explique comment la raison se trompe elle-même en prenant pour la connaissance d’un objet ce qui est la simple prise de conscience de conditions ou d’horizon de connaissance, et comment elle tombe dans de fausses contradictions à propos de certaines propriétés du monde, tandis que Bentham entreprend une théorie des fictions. Dans un cas comme dans l’autre, cette rédaction et cette entreprise se trouvent au cœur de leur œuvre. Kant confie être parti de la Dialectique transcendantale pour rédiger sa philosophie critique, quand bien même elle serait présentée seulement comme une seconde grande division de la Logique transcendantale ; et Bentham se servira de la théorie des fictions – même s’il ne l’appelle pas lui-même ainsi2 – de façon plus ou moins visible dans ses œuvres, de la première à la dernière, et de manière évolutive au fur et à mesure qu’il l’applique à des terrains nouveaux, puisque, parti du droit et de la politique, il lui fera gagner toutes les terres de connaissance positive dans Chrestomathia, avant d’investir le domaine de la critique religieuse. On ne connaît guère de propos de Kant sur Bentham, même si Kant fait grand cas de l’utilité – pas toujours pour la contester d’ailleurs3, mais plutôt pour en évaluer le bien-fondé – ; en revanche, il existe un commentaire de Bentham qui transforme la doctrine de Kant en une sorte d’idéalisme berkeleyen, prouvant ainsi que, quand bien même il aurait lu quelques pages de Kant, il ne les a guère comprises, puisqu’il laisse s’évanouir le caractère « transcendantal » qui fait l’essentiel de la philosophie kantienne.

2Comment, alors, oser entreprendre ce que nous nous proposons de faire dans le présent texte si nous devons avouer que nous partons dans des conditions aussi défavorables ? Comment se risquer à traiter la partie dialectique de la philosophie transcendantale comme un aspect de la théorie des fictions ? Ou comment envisager la théorie des fictions, dans certaines de ses activités au moins, comme une entreprise rationnelle assez voisine de la dialectique comprise à la façon de Kant ? Ce qui, d’entrée de jeu, l’autorise, c’est que, outre le nom de Hirngespinst, quand bien même ce serait assez rarement et de façon peu thématisée, Kant utilise les mots de Fiktion ou d’Erdichtung dans le sens d’« être de raison », c’est-à-dire d’être de langage, qui feint une certaine transcendance, une certaine consistance ontologique, comme s’il se rapportait à un objet, alors qu’il enferme trop de contradictions pour le faire et qu’il n’a aucune caution à présenter du côté d’une expérience possible. En d’autres termes, l’utilisation kantienne est très proche de celle que fait Bentham qui, lui, prend soin de définir ce qu’il entend par entité fictive, comme une entité de discours – un être logique, donc – qui, pour les besoins de ce même discours, s’autorise à poser comme substantif (avec un statut d’objet) ce qui, à d’autres égards, ne peut nullement se poser ainsi4. Simplement, en définissant la notion, Bentham dépasse Kant et il pousse plus loin la théorisation de la notion en parlant de degrés de fiction, de « removes », qui permettent de repérer à quelle distance réglée on se trouve de l’entité réelle censée lui correspondre.

3Une seconde chose autorise le rapprochement de Kant et de Bentham sur la question des fictions. Si le Kant-Lexikon d’Eisler5 fait quelque place aux fictions dans l’œuvre de Kant, les index des diverses éditions de la Critique de la raison pure n’en soulignent guère l’usage, comme s’il ne valait pas la peine d’en relever les occurrences, alors que les équivalents de ce lexique et surtout de ces index pour les œuvres de Leibniz6 ou de Fichte7, et pour nous en tenir à ces deux auteurs de l’Idéalisme allemand8, relèvent les utilisations de fiction, de Fiktion et d’Erdichtung. Or non seulement Kant use du mot à bon escient – je veux dire : en s’accommodant de la négativité qu’il contient et en accordant au terme une certaine positivité rationnelle9 –, mais il l’emploie à tous les points cruciaux de la partie analytique de la Critique de la raison pure, comme de la partie dialectique, qui nous retiendra principalement ici. Peut-être Kant insiste-t-il plus souvent que Bentham sur la négativité de la fiction que sur sa positivité10 ; Bentham distingue plus nettement que lui les fictions acceptables ou recevables et les fictions irrecevables que sont les fallacies – les fallaces de l’ancien français que notre langue a, aujourd’hui, bien à tort, abandonnées. Mais Kant fait usage en divers sens de la fiction, quand bien même il ne thématiserait guère leurs distinctions. Bentham les thématise davantage au point de définir la fiction et de revenir souvent sur cette définition ; il ne prend toutefois pas plus que Kant le soin de les classer. On ne peut manquer de s’apercevoir qu’il ne prend pas le mot toujours dans le même sens et que des sens divers circulent sous le nom de fiction, sans que ni l’un ni l’autre de ces auteurs ne songent à les distinguer. Ou, quand ils le font, c’est, l’un comme l’autre, à partir d’un contenu qui n’apparaît pas décisif pour les distinguer parce qu’il n’atteint pas, de la fiction, la partie formelle, laquelle va principalement nous intéresser ici – au moins pendant un certain temps.

4Nous ne nous laisserons pas distraire par l’objection qu’il y a peu d’occurrences du terme de fiction dans la Critique de la raison pure ; sans doute, Bentham théorise-t-il davantage cette notion au point qu’un lexique ne saurait l’omettre, mais il ne faudrait pas croire pour autant que le terme soit, chez lui, omniprésent : le terme peut parfois manquer à l’endroit où on s’attendrait le plus à ce qu’il en rappelle la théorie et ne laisser que quelques traces de substitution, comme on le verra dans un texte dont nous ferons grand usage. Ce que nous cherchons à faire ici, c’est à montrer que la philosophie transcendantale, au moins dans sa partie dialectique, relève d’une théorie des fictions et serait mieux traitée dans son cadre si l’on s’intéressait davantage aux articulations que pourraient avoir entre elles des propositions en rapport de contradiction.

Commençons par découvrir un large accord de la philosophie de Kant avec quelques aspects privilégiés de la théorie benthamienne des fictions.

5Même si Kant dit qu’il est parti des antinomies11, force est de constater que la préséance donnée à l’Analytique transcendantale, qu’elle soit celle des concepts ou des jugements, dans la Critique de la raison pure, contraint l’auteur à un certain type de classement que nous suivrons d’assez loin, car il ne nous semble pas décisif pour ordonner les fictions.

I. 1.

6Les paralogismes montrent que le Je, quand il se retourne sur lui-même pour se traiter en objet de connaissance, alors qu’il est condition de connaissance, et qu’il s’applique à lui-même les catégories selon lesquelles il ordonne les phénomènes à partir desquels il constitue les objets sensibles, s’accorde à lui-même la simplicité, l’identité, la substantialité, la différence réelle d’avec le corps, lequel peut bien se décomposer sans que l’âme ne le suive. Hume avait déjà détecté combien ces arguments étaient fallacieux et il les avait traités comme des fictions : fiction de l’unité, fiction de l’identité, fiction de la substantialité et fiction du dualisme. Kant est exactement sur la même ligne qui n’accepte pas que le Je puisse se retourner sur lui-même pour se traiter comme une sorte d’objet, alors qu’il lui est impossible de se connaître autrement qu’en mettant en jeu des conditions formelles qui ne sauraient être des objets12. On s’est aperçu bien avant Kant de la faiblesse des arguments cartésiens13 ; Bentham, son contemporain, a pu s’en rendre compte en lisant attentivement Hume.

I. 2.

7Nous intéresse bien davantage, pour notre propos, la cosmologie transcendantale parce que, pour s’y livrer, le penseur n’a pas besoin de se tourner dans une autre direction que celle dans laquelle se constituent les sciences qui fonctionnent et qui, du moins, paraissent apporter un savoir. Chacun a en mémoire les antinomies, cette fois, plutôt que les syllogismes fallacieux de la psychologie transcendantale : Le monde peut-il se totaliser ou lui est-il impossible de le faire ? Y a-t-il eu un commencement du monde ou le monde existe-t-il de toute éternité ? Le monde est-il divisé en atomes ou est-il continu ? Y a-t-il une place à faire au sujet libre dans le jeu des causes qu’il recherche pourtant lui-même pour travailler sous le nom de sciences, qu’il s’agisse de la physique, de la chimie ou de la biologie ? Y a-t-il un point de vue qui permette de dépasser la contingence du travail d’épeler les causes et qui puisse s’élever à une nécessité de l’ensemble ?

8Il faut simplement que nous disions pourquoi ces questions nous intéressent. Ce n’est pas en raison du fait qu’elles se portent vers le monde, mais plutôt en raison de leur structure formelle et de la « solution » que Kant leur découvre.

9À travers les deux premières antinomies qui font écho aux métaphysiques et aux philosophies naturelles de prédécesseurs de Kant, ce sont les questions qui touchent à l’addition, à la sommation, et à la soustraction, ou, si l’on préfère – ce qui revient au même –, à la multiplication et à la division14, qui peuvent être source d’un intérêt plus général que celles concernant le monde et sa texture. Ces questions sont peut-être plus intéressantes, tournées vers d’autres objets que les matières ou les contenus spécifiques vers lesquels les oriente Kant pour « résoudre » les contradictions, fussent-elles apparentes. Chez Kant, en effet, la question de l’illimitation de la division du côté de l’atome et au-delà ou de celle de la sommation du côté de l’immensité du monde et de l’univers, est essentiellement tournée vers la question de savoir si ces opérations qui peuvent avoir pleine légitimité méthodique quand il s’agit des phénomènes en ont encore une lorsqu’on veut les appliquer aux prétendues choses en soi qui paraissent sous-tendre les phénomènes. Les antinomies passent pour être résolubles15 en ce que les propositions qui paraissent contradictoires ne parlent pas de la même chose selon qu’elles visent les phénomènes ou selon qu’elles prétendent viser les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes.

10Mais les choses en soi sont supposées bien gratuitement, car aucun concept sérieux, aucune connaissance, ne peut leur correspondre. Il y a pire que cela, mais Kant ne paraît pas se tenir à cette façon de penser : la position de choses en soi est absurde. Vouloir les rendre « posables » reviendrait à chercher l’identité du « cercle » derrière les positions de tous les mathématiciens qui en ont parlé, alors qu’il n’y a pas d’autre rapport entre le cercle engendré par Euclide, celui qui est mesuré par Archimède, le cercle cartésien qui reçoit une équation dans la Géométrie et la circulaire de Leibniz que le nom qu’ils portent en commun. En vain voudrait-on voir, dans tous ces essais autant d’approfondissements de quelque connaissance générale du cercle : le cercle n’existe pas comme une sorte de réalité en soi. Le fantasme de la chose en soi est tout à fait indigne des connaissances qu’elle prétendrait fonder. C’est un point que Bentham a bien vu mais que Kant ne peut pas concéder entièrement en raison du traitement qu’il réserve à la troisième antinomie.

11Regardons encore une chose avant de considérer cette fameuse antinomie : l’opposition fruste du phénomène et de la chose en soi, comme si celle-ci pouvait être autre chose qu’un fantasme grossièrement fondé, ne saurait être présentée comme une « solution » aux « contradictions » apparentes des propositions qui sont en relation d’antinomie. C’est là où, comme nous allons le voir, une théorie des fictions peut être supérieure à la perspective critique de type kantien. Car on peut se demander, en changeant de contenu, sinon de forme, quand on veut partir de l’individu, pris comme élémentaire, pour composer la société, ou quand on veut partir de la société considérée comme plus réelle pour la fragmenter en individus16, quelle est l’entité que l’on peut tenir pour plus réelle que l’autre. La distinction kantienne de la chose en soi et du phénomène n’apporte alors aucune solution : il vaut mieux se demander, si l’on veut faire quelque travail efficace, s’il faut compter sur l’addition (la sommation) des individus pour constituer une totalité ou s’il faut fragmenter la totalité sociale en individus. Les deux propositions s’opposent comme la multiplication (ou l’addition) à la division (ou à la soustraction) ; mais laquelle doit l’emporter sur l’autre dans cette inversion ? Des deux entités, de la société et de l’individu, laquelle doit être considérée comme la plus « réelle » et laquelle doit être considérée comme la fiction de l’autre ? Ce qui fait problème – et la distinction des phénomènes et des choses en soi ne met sur la voie d’aucune solution – c’est l’articulation des deux formules en position de contradiction : on ne fait pas les mêmes « restes » si on comprend l’individu comme un produit de la division de la société ou si on veut composer le social à partir des individus compris comme ayant quelque consistance17.

12La philosophie critique de Kant et la théorie benthamienne des fictions sont sur le même terrain – à condition de faire ressortir le caractère formel des oppositions que Kant a recueillies essentiellement dans le domaine cosmologique et, en outre, à condition de s’autoriser à en déplacer le contenu du monde à d’autres secteurs. Mais la philosophie critique, dans son acception kantienne, s’arrête trop tôt en besogne : on attend de situations antinomiques – surtout si on les déclare solubles – que la solution consiste à désigner la meilleure « position », ou qu’on nous explique, du moins, le chemin à suivre pour connaître la meilleure.

I.3.

13Dans la même veine qui rapproche ce qui se joue dans une philosophie critique de style kantien et dans une théorie des fictions de style benthamien – tout en commençant à voir se dessiner les oppositions de l’une à l’autre –, il faut s’arrêter sur la troisième antinomie dont la solution ne pouvait manquer d’apparaître comme trop métaphysique aux contemporains de Kant, surtout chez les plus savants en mathématiques des probabilités.

14 Après avoir fustigé la notion de chose en soi entendue comme sous-tendant le jeu très diversifié des phénomènes, lesquels relèvent en réalité de plusieurs régulations, Kant paraît la réhabiliter pour qu’elle soit investie de l’extérieur des séries causales par lesquelles le travail scientifique construit ses objets à partir des phénomènes. Plutôt que de penser le monde uniquement sous la forme de séries causales – ce qui serait problématique : y a-t-il un sens à dire que nous les avons toutes répertoriées, même sur le mode du possible ? Que signifierait leur totalité, même simplement possible ? –, il convient de ne pas oublier que ces séries causales sont construites du point de vue d’un sujet – un sujet transcendantal et intersubjectif plutôt que privé et empirique. Ainsi ce sujet doit se penser comme intervenant dans ces séries causales pour les construire, les modifier, en transformer le cours. La nécessité des séries causales doit pouvoir se combiner avec l’intervention du sujet comme auteur de ces séries et comme acteur au sein de celles-ci, car il n’y a pas lieu qu’il en reste spectateur18. Ce recours à la causalité intelligible nous vaut l’un des plus beaux usages du terme de fiction dans la Critique de la raison pure, puisque « ce n’est pas faire le moindre tort (au principe de la causalité naturelle) que d’admettre, fût-ce, du reste, par simple fiction <bloß erdichtet>, que, parmi les causes naturelles, il y en a qui n’ont qu’un pouvoir intelligible »19.

15Mais la conciliation est alors fondamentalement comprise en termes moraux : il faut pouvoir dire que celui qui se conduit mal aux yeux de la raison (en faisant un usage contradictoire de sa personne ou un usage non universalisable de la maxime de son action) est néanmoins inexcusable par quelque série causale que ce soit qui représenterait son action comme nécessaire. La nécessité est ainsi rappelée à son rôle de catégorie et non pas de composante des choses telles qu’elles paraissent exister en elles-mêmes.

16Si on laisse de côté cette ineptie des « choses » que l’on pourrait « penser » – sinon connaître – au-delà des limites de l’expérience, laquelle, seule, leur donne sens, il reste que Kant a mis l’accent sur notre activité dans le monde, en accordant toujours le primat au pratique sur le théorique et sur tous les autres soucis de l’homme20. Mais n’est-ce pas au prix d’une contradiction sur la « chose en soi »21 et d’un certain appauvrissement de la pratique réduite – au niveau de la discussion de la troisième antinomie – à sa seule fonction morale ? Or les sciences elles-mêmes et un certain nombre d’activités qui leur sont directement liées ne sont-elles pas22 des fonctions pratiques qui ne se confondent pas avec la morale ou qui, du moins, ne s’y réduisent pas ? Quand Bentham corrige la Table encyclopédique de D’Alembert, il destitue, dans ce Système figuré des connaissances humaines, l’ontologie de sa première place pour lui substituer l’eudémonique, qui est « un nom englobant qui s’applique à l’art et à la science en général, et par suite à chacune des branches d’art et de science considérées comme conduisant au bien-être, dont l’être fait évidemment partie »23. Le primat de la pratique est un point de convergence important des deux philosophes pour lesquels la contemplation du monde est secondarisée par rapport à l’engagement pratique qui doit primer et être au principe de tout le reste. Le tort kantien est toutefois de penser cet engagement pratique non seulement comme trop étroitement moral, mais aussi comme laissant la raison dans son usage pratique au-delà de la temporalité qui enveloppe le phénomène, comme si la temporalité ne pouvait pas la concerner24. Or, il y a une temporalité morale qu’ont bien su inspecter les utilitaristes après Bentham ; et les sciences elles-mêmes, qui usent de temporalité, ont un sens pratique. Ce dernier point est important car, en faisant une scission entre ce qui est pratique et ce qui est théorique comme se distribuant de part et d’autre de ce que Kant appelle les « côtes continues de l’expérience »25, on risque de ne pas voir que ces prétendues côtes ne constituent pas une ligne du tout mais qu’elles forment une plage extrêmement variable où viennent se mêler nos actions avec ce que l’on croit être la passivité des sensations ou des phénomènes26 ; on laisse aussi échapper qu’aucune science ne se fait sans une intervention active du prétendu contemplateur des choses telles qu’elles sont27.

17C’est bien le paradoxe de la science bayésienne qui a radicalement échappé à Kant, alors qu’elle est le fil rouge de la science utilitariste. Les bayésiens présentent la science comme étant l’appréciation d’une décision prise par le sujet touchant la probabilité d’une situation passée ou à venir. Mais il est clair que, dans la mesure d’un intervalle creusé entre deux degrés de probabilité par une décision, il n’y a pas de place pour des lois parfaites de style newtonien, si ce n’est des lois probabilistes, qui ne permettent jamais d’accéder à la nécessité – ce qui, aux yeux de Kant, est un contresens sur l’idée même de loi, qui ne relève que de l’opinion tant qu’elle ne devient pas nécessaire. Une proposition que l’on pourrait, dans certains cas, tenir pour nécessaire, ne jouit que d’un degré de probabilité très élevé, qui ne s’élève jamais à la certitude suprême parce qu’on ne saura jamais ce que la suite des événements que l’on n’a pas encore expérimentés réserve ni ce qu’a été cette suite avant que nous ne commencions à nous y intéresser et à l’enregistrer.

18En pensant l’intervention scientifique sur le modèle bayésien – lequel correspond particulièrement bien à la science médicale, mais aussi à des secteurs de la physique où la pensée newtonienne est tenue en échec –, Kant aurait obtenu une meilleure articulation, pensée en termes moins moraux, de son agent actif avec des séries de phénomènes qui n’ont de sens que pénétrées de toutes parts par cette intervention du savant et qui, donc, ne sont ni sommables ni divisibles sans elle. Mais le newtonianisme de Kant rend impossible l’articulation de l’activité scientifique avec la suite des phénomènes comme faisant partie d’un même monde : la science probabiliste, telle qu’elle s’est développée depuis le XVIIème siècle, échappe à l’auteur de la Critique. À l’opposé, le théoricien des fictions ne peut pas se figurer, autrement que par métaphores, que les choses obéissent aux lois du physicien, ou que ce qu’il écrit sous la forme de loi puisse concerner les choses elles-mêmes. Il suffit qu’elles soient les règles des appréhensions des choses telles qu’on peut les apprécier et intervenir sur elles. Les lois mathématiques nous donnent un pouvoir ou une autorité sur les choses mais elles ne sauraient nous les dévoiler ni nous les découvrir. Les sciences relèvent moins d’une ontologie que d’un savoir technique sur elles et d’une sorte de déontologie qui les concerne28.

19Il est étrange – il faut en convenir – qu’une science qui paraît aussi « réflexive », aussi peu « déterminante » (pour reprendre les vocables kantiens) que peut l’être la théorie des probabilités, soit en réalité si active, tellement en prise sur la réalité qu’elle intègre à cette réalité sa volonté même de réussir dans ses interventions pratiques. Il est tout aussi paradoxal qu’une science, qui, telle qu’elle est conçue par Kant, est strictement une science de phénomènes, ait voulu posséder des lois d’une rigueur absolue, comme si elles étaient faites – et pas seulement écrites – par un puissant mathématicien, lequel ne connaîtrait, en dépit de son intemporalité, que les types de mathématiques qui étaient familières aux savants de la seconde moitié du XVIIIème siècle.

I.4.

20Il reste un point qui achève ce système kantien de fictions et qui permet de comprendre – même avec les réserves précédentes – la philosophie critique transcendantale comme une version de la théorie des fictions sur le point essentiel où la fiction n’est pas seulement une fausseté mais qu’elle a aussi une valeur positive qui fait qu’elles ne sont pas toutes fallacieuses ; pas plus en tout cas que les fictions dont Bentham fait la théorie.

21Nous venons de voir, quand bien même – à nos yeux – une théorie des fictions permet d’aller plus loin et d’être plus fine qu’en faisant agir le préjugé moral, comment le sujet intervient dans la connaissance, se posant à l’un des foyers du système qu’il constitue avec l’autre foyer qui aspire à lui plutôt ce qui concerne l’objet ; ce système à double foyer est ainsi plutôt képlérien que copernicien. Mais il faut, pour qu’il soit saisi complètement, mettre en œuvre un point de vue dont nous ne jouissons pas réellement, qu’il faut bâtir idéalement ; alors la conque ou l’ellipsoïde que nous formons avec ce qui nous apparaît être comme les « objets » ou les « choses » sur la scène dont nous semblons être les spectateurs prend quelque réalité en se totalisant. Dans cet usage, nous trouvons ce que nous pourrions appeler une bonne illusion, une de ces « fictions heuristiques » <heuristische Fiktionen> qui ne sont pensées que « problématiquement » afin de fonder « des principes régulateurs de l’usage systématique de l’entendement dans le champ de l’expérience », en dehors duquel cet usage ne saurait se détacher sans valoir comme celui d’un simple « être de raison », non pas comme nous donnant accès à des « objets fictifs » qui « seraient toujours regardés comme possibles »29. Il n’est certes pas absurde de se représenter le système de l’univers comme un tout absolu, mais il faut se garder de croire qu’il nous est ainsi donné – sans autre effort de détermination – : il n’est, sans cet effort, qu’un « être de raison ».

II. Il existe toutefois des différences essentielles entre une théorie des fictions de style benthamien et une dialectique transcendantale quand elle est de style kantien.

II.1.

22Nous nous sommes déjà quelque peu intéressés à la question de la division et de la multiplication, en invoquant les « restes » que faisait la division30. Les questions que pose Bentham quand il a affaire à des fictions sont celles, d’une part, de savoir quelle est la proposition qui doit diviser l’autre, d’autre part, laquelle doit servir de dividende, laquelle de diviseur, de comprendre ce qui se passe quand on inverse les rôles : quel quotient ou quel résultat obtient-on dans un cas puis dans l’autre, et avec quel reste dans les deux cas31 ? Car, sur les pas de Hobbes, Bentham assimile volontiers l’analyse à une division et la synthèse à une multiplication32, en soulignant, peut-être mieux que Hobbes, que, d’une part, les deux opérations sont loin d’être symétriques33, et que, d’autre part, d’un calculateur à un autre, les relations de la multiplication à la division peuvent s’inverser, l’un appelant analyse ce que l’autre appelle synthèse34. Nous allons revenir sur ce point que nous avons laissé au seuil d’une réponse, en indiquant déjà combien la distinction kantienne de la « chose en soi » et des « phénomènes » répondait mal à la question et à quel point cette distinction était évasive.

II.2.

23Mais nous n’avons pas encore dit grand chose des additions, des multiplications et des ajouts que Kant, en favorisant la figure du monde comme une sorte de totalisation d’objets, traite comme les opérations solidaires d’une Idée à laquelle ne correspond aucun objet dans l’expérience – quoique nous ayons la forte illusion que cette totalisation du côté de l’objet se laisse très bien achever, même sans savoir comment réaliser cet achèvement. Nous sommes bien, là encore, dans une logique de fiction en laquelle il s’agit de savoir si l’on peut totaliser les objets en dépit de leur hétérogénéité. Toutefois, on peut s’interroger sur la question de savoir si Kant se donne tous les moyens nécessaires à la résolution du problème. De la même façon qu’il ne conçoit la logique que sous la forme du syllogisme aristotélicien – et qu’il n’envisage à son sujet que des progrès dans sa présentation, qui ne dépassent pas la simple rhétorique35 –, il envisage la sommation des objets non pas comme une articulation de systèmes, mais comme un ajout dont l’opération relève d’une arithmétique très sommaire.

24Or, pour comprendre la sommation dont est susceptible le monde, ne faut-il pas plutôt articuler des systèmes qui ne fonctionnent pas de la même façon les uns et les autres ? On peut, par analogie, regarder comment, dans un tableau, les objets qui y figurent s’articulent selon plusieurs logiques au croisement desquelles ils se trouvent. Afin qu’ils paraissent chacun à leur place ou sur leur trajectoire (s’ils sont en déplacement), il faut que l’on fasse jouer plusieurs logiques ; plusieurs géométries par exemple. Ainsi, il faut que je sois capable de rapporter la géométrisation requise par la perception, qui n’a de sens que par un observateur à partir duquel les parallèles deviennent des faisceaux de droites, les degrés égaux d’éloignement des objets par rapport à cet observateur comme des proportions réglées sur la ligne qui joint la ligne de terre au centre de la perspective (qui est le point de fuite sur l’horizon), à une géométrie de la res extensa dans laquelle des égalités sont des égalités, des inégalités des inégalités, l’éloignement plus grand un éloignement plus grand, alors que ces équivalences n’ont rien de nécessaire et sont plutôt l’exception dans le premier système. Il semble bien que, pour ordonner des systèmes totaux ou globaux, il faille articuler plusieurs systèmes – et nous n’avons fait ici que simplifier les choses à l’extrême en ne nous focalisant que sur deux systèmes, lesquels peuvent s’articuler selon des projections choisies.

25On voit ici que, loin de se concentrer seulement au pôle objet de la structure générale sujet – objet, le jeu de la division et de la multiplication concerne l’ensemble de cette structure : si le sujet ne faisait jouer des systèmes différents en les rapportant les uns aux autres et en se situant à leur pliure – ici : des géométries différentes -, rien ne parviendrait à se totaliser du côté de l’objet (ou du côté du monde).

II.3.

26Pour approfondir ce jeu des additions ou des multiplications et des soustractions ou des divisions, et montrer comment une théorie des fictions permet de conduire des structures antinomiques beaucoup plus loin que la juxtaposition de dépôts morts de propositions contradictoires, comme Hegel l’a dénoncée chez Kant, nous allons prendre successivement deux thèmes afin de comprendre comment fonctionne le traitement antinomique par une théorie des fictions en le comparant à celui que l’on trouve dans la dialectique kantienne. Nous traiterons d’abord l’exemple de l’opposition que l’on fait souvent de l’individuel et du social (du collectif) qui court tout le long de l’œuvre de Bentham ; nous traiterons ensuite celui de l’opposition ordinaire que l’on fait souvent des valeurs économiques et des valeurs religieuses en nous appuyant sur une œuvre singulière publiée par Bentham en 1823, Not Paul, but Jesus.

II.3.1.

27Le jeu de l’individuel et du collectif peut donner lieu d’abord à une antinomie de cet ordre-ci. La thèse pourrait se formuler ainsi : L’individu est la seule entité réelle ; la collectivité est toujours une construction plus ou moins fictive à partir des rapports que tissent entre eux les individus.

28À cette thèse s’oppose une antithèse : la société est la seule entité réelle ; on se la représente faussement quand on prétend mettre à son principe des individus conscients et voulants. Ceux-ci, au contraire, sont des productions fantasmatiques de celle-là. C’est ainsi que le contrat – qu’il soit hobbesien, lockéen, puffendorfien, ou rousseauiste – est une fausse représentation de la société.

29Quand on dit que l’individu est la seule entité réelle, on veut dire par là que c’est sur l’individu qu’il faut s’appuyer pour produire un effet social, lequel est plutôt une illusion groupale ; et quand on dit que c’est la société qui est réelle, les individus n’en étant que des productions fictives, on tient évidemment là le principe d’une tout autre politique qui pourrait, par exemple, s’aviser de calculer le plus grand bonheur collectif et de le partager de telle sorte que le grand nombre en profite, quand bien même les individus ne voudraient pas d’une telle politique. Dans le second cas, on se donne le droit de passer outre, sous prétexte que les individus s’apercevront plus tard que les choix touchant le collectif qui sont faits sans qu’ils ne le veuillent ni ne le comprennent sont censés se révéler plus tard être les meilleurs – ce qu’ils n’apparaissent pas être présentement. Ainsi on peut s’imaginer faire le bonheur des individus malgré eux, d’autant que, pour y parvenir, il suffit de changer les individus : la société se choisit ses individus s’ils ne sont jamais que des produits sociaux ; tel se croit un individu substantiel, dans une société, dans une situation et à un moment donnés, qui sera un tout autre individu, relativement à une autre situation et à un autre moment. Ce qu’on appelle individu est à proportion, à géométrie et à énergie variables. La société peut produire des lois, des institutions, des mœurs, inacceptables pour l’individu présent, mais qui seront parfaitement acceptables pour l’individu futur, dans une politique du now for then, laquelle se révélera supérieure à la courte vue du now for now36. Un grand nombre de réformateurs sociaux pensent ainsi ; ils se figurent faire franchir un seuil aux institutions, croient savoir qu’ils travaillent pour le futur et, n’attendant aucune reconnaissance du présent, ils pensent qu’on la leur accordera post mortem quand chacun jouira de ce qu’ils ont mis en place.

30Mais on peut aussi jouer la carte de la thèse individualiste. Bien sûr, elle donne lieu à une tout autre politique qui, comme celle que préconise Stuart Mill37, s’interdit le passage en force auprès des individus, en comptant sur leur modification par la société pour qu’ils deviennent adéquats à ce qu’on a décidé pour eux sans leur consentement. Dans cette option, c’est le moi, c’est l’individu, ce sont les individus qui sont les réalités dont il faut partir – quand bien même on pourrait y voir une source de retards nocifs et de procrastinations fort dangereuses. Mais on ferait plus de dégâts sociaux en négligeant les individus tels qu’ils sont au présent, en rêvant et fantasmant à leur place actuelle – au prix d’erreurs qui peuvent être considérables et irrattrapables – ce qu’ils seront quand la société les aura rendus différents et présumés meilleurs. On peut bien dénoncer l’individu comme suppôt de la tradition et comme alibi de la réaction : on n’échappe pas alors à la répartie que la société dont le souci est censé rendre meilleur et qui est supposée changer les individus n’est qu’un fantasme, une illusion groupale de chaque individu et de tous les individus38. Nous sommes dans la situation où ce qui est analyse pour l’un est synthèse pour l’autre39.

31Cette antinomie pourrait se moduler encore de multiples façons : on pourrait soutenir, par exemple, que la politique doit se faire avec des individus délibérant en conscience et évitant radicalement le passage par des partis jugés nocifs et fauteurs de brigues pour se rapporter au groupe souverain ; ou, au contraire, arguer que les partis, susceptibles de moins de dérives que les individus eux-mêmes, présentent l’avantage de canaliser un certain nombre de thèses, de mesures, de gestes, de compétences que les individus isolés ne pourraient produire par eux-mêmes – du moins pas au même degré.

32Et de cette autre façon, inspirée du paradoxe de Condorcet : si je n’ai aucun souci des individus tels qu’ils sont, à un moment donné, je ne me soucierai guère de la majorité de refus qu’un candidat apparemment gagnant peut cumuler sur son nom par rapport au second, qui suscite moins de crainte et d’adversité, quoiqu’il soit arithmétiquement plus malchanceux que son adversaire, du seul point de vue de la focalisation de votes positifs. En ne tenant compte que des votes positifs, je force le vote et le mutile en l’interprétant comme entièrement favorable à celui qui a simplement réuni sur son nom le plus de votes favorables.40

33Mais comment résoudre dans le principe cette antinomie, qui n’est pas seulement théorique quoiqu’elle donne lieu à un rapport très variable entre la psychologie, la sociologie, l’ethnologie et l’histoire, mais qui est aussi pratique, comme on vient de l’indiquer ? Qui a raison et qui a tort ? Nous avons vu Kant, dans une structure antinomique de même type, dire que l’une et l’autre thèses pouvaient être vraies à la fois, pourvu qu’elles s’en tiennent à ordonner des phénomènes et qu’elles ne s’aventurent pas à parler des choses en soi. Le processus de résolution de l’utilitarisme et de la théorie des fictions qui l’accompagne est différent et il fait bien comprendre que ce qu’on appelle « chose en soi » chez Kant est, en réalité, lié à un jeu de systèmes qui organisent les éléments différemment et de telle façon que l’un ou quelques-uns de ces systèmes soi(en)t considéré(s) comme un socle pour un autre ou pour d’autres. L’individu n’est pas moins susceptible d’être traité en entité fictive dans le processus qui lui donne sens que la société ; et la prétention à valoir comme entité réelle n’est pas plus frauduleuse d’un côté que de l’autre. Mais, encore une fois, on aurait tort de ne faire de ce jeu d’oppositions qu’une lecture théorique : le théorique est une détermination de la pratique, laquelle est plus profonde et fait les processus quand bien même elle ne saurait pas qu’elle les fait. En toute situation, on peut aussi bien faire valoir les unités, à la fois consistantes et fragiles, que sont les « individus » et ce qu’ils fantasment, chacun de leur côté, en imaginant pouvoir se sommer pour constituer ce que chacun croit être une société.

34D’une certaine façon, Kant a raison et il ne faut rejeter, dans les situations antinomiques, ni la thèse ni l’antithèse qui peuvent être vraies en même temps41 ou au moins tour à tour, parce que ces moments sont pris dans un mouvement hélicoïdal dont ils ne sont que des phases – qu’on les prenne théoriquement ou pratiquement. Il n’est d’ailleurs pas sûr que ce soit en invoquant la valeur de vérité qu’il faille régler cette antinomie ; il y a plus de certitude que le jeu des points de vue mis en présence par les diverses situations fasse apparaître une sélection de ces points de vue et de leurs stratégies favorites. Nous reverrons ce point pour terminer.

II.3.2.

35Nous voudrions mettre en scène, dans le second exemple (annoncé au début de II.3) une antinomie qui court au moins depuis le début du XVIIIème siècle avec Mandeville et qui donne, à une thèse et à une antithèse, leur chance énoncée en des termes généraux, que nous allons affiner par la suite en nous appuyant plus sur Bentham que sur Mandeville.

36L’auteur de La fable des abeilles avait montré que les dénommées vertus ou valeurs sont loin d’être pures et qu’elles sont les produits tout à fait impurs d’un jeu de passions qui n’ont par elles-mêmes rien à voir avec les vertus (ou leurs semblants) qu’elles constituent pourtant. Une valeur, qui paraît spécifique, autonome et consistante par elle-même, ne doit cette apparence qu’à un jeu sélectif de passions dans un univers ouvert (comme l’est une société) dans lequel elles se livrent à une lutte, chacune selon ses propres moyens ; si bien que, paradoxalement, les vertus sont étayées par des moyens qu’elles devraient être les premières à réprouver.

37Mais cette thèse de la genèse ou de la généalogie des vertus à partir des passions laisse une place à une antinomie qui conserve la distinction des vices et des vertus, et qui maintient une espèce d’autorité à la vertu érigée en juge des passions. Ce qui s’enregistre directement chez Mandeville qui soustrait la religion et ses valeurs à la genèse que connaissent les autres valeurs sociales et qui peut ainsi les ériger en juges de ces valeurs.

38Sans doute, le point de vue de l’auteur de La fable des abeilles ne va pas assez loin ; on ne s’explique pas la relative mise entre parenthèses, dans sa thèse génétique, des valeurs religieuses42 ; et Voltaire, dans son Histoire de l’établissement du christianisme (parue en 1777), avant Bentham dans Not Paul but Jesus (paru presqu’un demi-siècle après cette œuvre), et comme lui, a eu raison de se diriger vers une antinomie plus forte que la précédente, laquelle prend à peu près cette allure :

39(1) Thèse : La religion n’a pas d’autonomie par rapport aux autres valeurs et sa valeur est liée à des valeurs qui n’ont rien à voir avec la religion, comme les valeurs économiques, par exemple.

40(2) Antithèse : Il n’est pas de raison fondamentale pour que les valeurs économiques et autres valeurs sociales soient prises pour le seul socle réel des autres valeurs ; rien n’empêche de tenir les valeurs religieuses au principe des valeurs économiques.

41 La thèse (1) explique parfaitement comment un saint Paul, avec son amour du pouvoir, de l’argent, sa rancune à l’égard des apôtres qui paraissent jouir de l’avantage d’avoir connu directement le Christ, a pu contribuer authentiquement à constituer un christianisme qui eût été dépourvu de doctrine sans l’entreprise d’un individu de ce genre. Sans le cynisme de Paul qui renverse son statut de persécuteur de chrétiens à celui de chrétien, d’un chrétien très vite dissident d’un christianisme vieillissant que des apôtres, répétant leurs vieilles antiennes et seulement forts du souvenir d’avoir connu directement Jésus, conduisaient à sa perte, cette religion risquait de disparaître avec le décès du dernier apôtre. Le christianisme avait besoin d’un caractère impétueux et, par quelque côté, faux et traître pour se conserver et dépasser la génération des témoins oculaires, tactiles, « charnels » de la vie de Jésus Christ. Il fallait que l’apostolat se transmît à une sorte d’usurpateur qui transformerait en avantage, en excédent spirituel, l’évident déficit sensible dont il souffrait par rapport à Pierre, Jacques et les autres, pour pouvoir se poser au moins en leur équivalent et, plus certainement, en leur supérieur, par une sorte de sublimation de son handicap. Il fallait quelqu’un qui n’hésitât point à parler audacieusement au nom du Christ plutôt que des gens qui devaient consulter une mémoire de plus en plus sporadique et défaillante. Sans doute fallait-il aussi une certaine façon de s’organiser économiquement pour que le christianisme devînt possible ; Bentham va jusqu’à suggérer, à propos de saint Paul, qu’un certain type d’échange peut se fantasmer en une certaine façon de dire la religion ou de la croire.

42 Mais – et c’est ce que soutient l’antithèse (2) – il n’y a non plus aucune raison de tenir les valeurs religieuses dans la dépendance des valeurs économiques, comme si elles n’étaient que les fictions d’un socle économique tenu seul pour réel. Elles peuvent, elles aussi, être des entités réelles dont les valeurs économiques sont des fictions. La mise en commun – quelque peu forcée – des biens, selon un système que l’on peut qualifier de « communiste », de « communautaire » au moins, placé sous la garde des sept curateurs ou des sept diacres est une façon chrétienne d’envisager l’économie. La religion peut ainsi intimer voire exiger un certain type d’échanges.

43 Certes, il y a, entre la thèse et l’antithèse, l’apparence d’une contradiction, comme aurait dit Kant pour définir la structure antinomique ; mais les éléments qui composent la thèse et l’antithèse sont communs, et par là ils permettent des renversements qui, tour à tour, peuvent « naturaliser » le surnaturel en le niant, en l’athéisant, ou « sur-naturaliser » le naturel en montrant que sa matérialité ne peut manquer de s’articuler et de se nouer autrement en une symbolique religieuse. L’organisation économique et les valeurs religieuses sont deux façons équivalentes de lire les mêmes phénomènes. De même qu’on peut déchiffrer comme étant équivalentes les pulsions qui pressent l’individu Saul, Saül ou Paul à trahir ceux qui sont dans son entourage et l’exigence de renouveau du christianisme qui impose un caractère tumultueux et sans scrupule à l’égard des valeurs ordinaires pour orchestrer les revirements nécessaires. L’économie peut être, comme le caractère, une des faces du religieux. Les systèmes se lisent les uns par les autres comme la perspective articule plusieurs codes dans la même image pour lui donner son « réalisme » ou comme, en sens inverse, l’anamorphose permet de passer de la confusion apparente, saisie à la base du prisme ou du miroir cylindrique, à la sublimation d’une image fabriquée par le prisme ou par le miroir cylindrique. Nous nous promenons en apparence ici sur une tête d’épingle ; mais il faut prendre garde au fait que, pour la pensée, l’aller n’est pas le retour ; que, si l’aller peut être le dessin en perspective, le retour peut s’en distinguer comme son anamorphose. L’économie et le religieux ne sont pas deux mondes séparés ; la caractérologie n’est pas non plus un deuxième monde juxtaposé au religieux et jugé par le religieux qui lui serait comme un autre monde, bord à bord avec lui. En posant ces deux mondes séparément, on s’engagerait à ne comprendre ni l’un ni l’autre : sans son caractère exécrable, saint Paul n’aurait pu instaurer la spécificité d’un nouveau christianisme paradoxalement plus « spirituel » ; mais aussi la forme qui, sous l’ancien christianisme, paraît vouloir voir le jour crée littéralement des types d’individus parmi lesquels se sélectionne un saint Paul. Si je pars d’un côté de l’antinomie, je fais nécessairement des « restes » ; exactement comme, dans un tableau en perspective, il semble que seule une partie de la toile – fût-elle la plus grande partie – soit régie par des techniques cohérentes, alors que, dès qu’on entre dans d’autres parties, la technique principale ne fonctionne plus et qu’une autre juridiction prend la relève43. C’est dans la jonction des systèmes et dans la récupération réciproque des « restes » que chacun fait à tour de rôle que le jeu du réel et des fictions vient à bout des antinomies. On pourrait dire en termes kantiens que chaque système peut servir de chose en soi à l’autre. Bien entendu, si la formulation est kantienne, le contenu de cette expression est aussi peu kantien que possible car on ne voit pas comment, chez Kant, des phénomènes méthodiquement organisés pourraient servir de choses en soi à d’autres phénomènes autrement organisés. Kant oppose les phénomènes aux choses en soi et non pas des phénomènes liés d’une certaine façon à d’autres phénomènes liés d’une autre façon de telle sorte qu’on inverse le rapport de leurs liaisons. Ce qui met la théorie des fictions dans une position beaucoup plus forte que le kantisme en ce qu’elle tient des inversions en même temps. En ce sens, la théorie des fictions des utilitaristes – pour laquelle tenir pour « en soi » est une fonction équivalente à tenir pour « réel » – est peut-être plus proche de la dialectique hégélienne que de la dialectique kantienne, à une différence près toutefois – tout à fait essentielle – qui tient au statut du calcul que l’utilitariste préconise et que les hégéliens récusent.

44 On aura noté que les antinomies dont il s’agit, dans le sillage de la théorie des fictions, sont aussi inévitables que les antinomies kantiennes. En effet, si j’écris que « l’individu est le seul réel et (que) c’est à partir de lui qu’il faut composer les groupes (ou les sociétés) », j’attire ainsi aussitôt la possibilité d’écrire que « la société est seule réelle et (que) ce que nous appelons individus n’est que la production ou la projection du social ». Il m’apparaît alors que je doive choisir entre l’une et l’autre options, sans pouvoir maintenir les deux, ce qui ne va pas sans arbitraire ; et que, si je veux garder l’une et l’autre, en rejetant cet arbitraire, ce soit à la condition d’en passer par une sorte de « switch », d’alternative, de conversion44, par laquelle je sauterai de l’une à l’autre. Mais il semble que, ni l’expérience ni le pur raisonnement ne nous permettent de passer de l’une à l’autre par un choix qui devienne une élection intelligente ou bien fondée ; dès lors, qu’est-ce qui permet de trancher entre l’une et l’autre, ou à quelles conditions est-il possible de les conserver l’une et l’autre ?

45 Il nous reste donc un point à regarder de près ; car, si Kant pointe, d’une part, la « fallace » des paralogismes, d’autre part, la possibilité pour des antinomies d’être vraies en même temps, la force de la théorie des fictions consiste, quant à elle, à ne plus privilégier la valeur de vérité et à la remplacer par ce qu’on pourrait appeler une théorie de l’autorité ; ce qui, tout en paraissant résoudre des difficultés, ne va pas sans en créer d’autres.

III. La théorie des fictions est, par essence, une théorie de l’autorité

46Dans la mesure où il n’y a pas de vérité de la fiction – pas, du moins, dans le sens où la vérité serait une correspondance avec un quelconque objet – et dans la mesure où il est néanmoins des fictions mieux fondées que d’autres, il faut distinguer celles qui ont une autorité et celles qui n’en ont pas et que les Anglo-saxons appellent fallacies, d’un nom qui s’est perdu chez les francophones, qui ne parlent plus de « fallaces ». Comment les fictions acquièrent-elles leur autorité ? Et, en cas d’antinomie, comment l’une acquiert-elle une prédominance sur l’autre – cette prédominance à laquelle les anglophones45 donnent le nom d’overridingness et les germanophones46 celui de Primat ?

47 Le problème ne saurait se résoudre en termes de vérité et de fausseté. Il n’est ni plus vrai ni plus faux qu’il faille construire les sociétés, quelles qu’elles soient, à partir des individus, plutôt que les individus à partir des sociétés ; et il n’est ni plus vrai ni plus faux que les valeurs religieuses aient une indépendance à l’égard des valeurs économiques et autres valeurs sociales, plutôt qu’une dépendance. Si, par exemple, en partant du social, comme le fait Durkheim, on aboutissait sans faire de reste à des individus, tandis que, en partant des individus on ne parviendrait pas à construire le social comme on peut en avoir le concept dans toute son étendue, alors il faudrait dire que l’une des thèses (celle que nous avons appelée ici l’antithèse) est plus vraie que l’autre. Ou si, en partant du religieux, on pouvait en impliquer sans reste une certaine façon d’échanger, tandis qu’on ne pourrait soutenir la réciproque, alors il faudrait dire que c’est la thèse qui est vraie plutôt que l’antithèse. Mais, dans les deux cas que nous avons inspectés, la division d’une des thèses par l’autre ou l’inspection de l’une au nom de l’autre ne permettrait jamais de ne pas faire de reste (dans le sens où une division fait un reste) ; et ce reste ne saurait être le même si je fais l’opération en un sens ou dans l’autre47. En aucun des deux cas, l’une des thèses n’est plus vraie que l’autre.

48 Toutefois, quand une parole ou un texte font autorité, ils ne le doivent pas à la seule vérité qu’ils enferment ou au savoir qu’ils contiennent. Le vrai ne peut pas s’accorder un primat sur les autres valeurs sous prétexte qu’il est vrai par un meilleur fondement que chacune des autres valeur cherche pour son compte le primat. Le primat est le résultat d’une sélection et on ne peut pas savoir à l’avance quelle valeur l’emportera dans telle ou telle circonstance ; d’une certaine façon, il faut que le conflit ait lieu pour qu’on sache quelle est la valeur qui l’emportera sur les autres par son autorité48. Ainsi une parole ou un texte font moins souvent autorité par leur vérité que par une intrication de valeurs pratiques de toutes sortes dont Hobbes fait un inventaire qui ne saurait prétendre être complet49 au chapitre X du Léviathan. Nous ne chercherons pas ici si c’est l’utilité, l’intérêt, la beauté, la quantité de plaisir à laquelle une proposition est liée, la possibilité de dominer les autres par son moyen plutôt que quelque autre valeur qui permet de décider de l’autorité d’une proposition sur l’autre ; mais il est sûr que ce n’est pas par sa seule vérité qu’une proposition acquiert une autorité sur une autre. Certes, on peut prouver une utilité et, dès lors la soumettre à quelque norme du vrai en parlant de la vérité de cette utilité ; mais on peut à nouveau parler de l’utilité de cette vérité, sans que le processus ne trouve un terme et que l’on puisse être assuré que la vérité sera en dernier ressort la valeur ultime. L’intérêt, qui est fondamentalement pratique50, peut pousser à vouloir que la proposition à laquelle il se lie soit vraie ; mais ce n’est pas parce que je veux le vrai dans ce que je dis qu’il y en a et, quand bien même je lierai le vrai au vouloir du vrai, je ne suis pas seul à vouloir le vrai et il est probable que c’est par une composition ou par un partage que le choix se ferait.

49 Ce qui se passe alors quand on a plutôt affaire à l’autorité de propositions qu’à leur vérité, c’est que les significations en présence se confrontent et se soumettent – en fonction de ce qu’elles sont elles-mêmes – à un jeu sélectif, ou à un struggle for life, qui est peut-être plutôt une lutte pour la domination51, qui n’est pas exactement un jeu de forces ou, du moins, dont il n’y a aucune raison de supposer le jeu de forces d’emblée homogène et prêt à la collaboration ou à l’entre-destruction. L’hétérogénéité des forces est un avantage pour les valeurs et les significations qui s’affrontent ; chacune peut se tirer d’affaire sans forcément être détruite par d’autres. C’est l’autorité que chaque valeur exerce à l’égard des autres valeurs qui la qualifie dans la lutte52 qu’elle est contrainte de mener avec toutes les autres53. Ainsi le jeu de forces dont il s’agit, quand il est question d’autorité, est plutôt celui de forces symboliques rapportées les unes aux autres.

50 Pour calculer les forces toutefois une commensurabilité est nécessaire ; il faut une prise de conscience telle que la diversité hétérogène des forces soit ramenée à l’homogénéité qui permet l’addition et la soustraction, ou la multiplication et la division. Ou, si ce n’est une prise de conscience, il faut un recul et une prise par les mots. Sans doute la conception ou la prise par les mots n’est-elle pas seule à constituer le calcul ; mais il faut qu’elle soit là pour que, de cette lutte des valeurs et des significations, et sur la circulation de l’autorité, le repérage des points d’appui, la saisie des affrontements par lesquels les forces se rapportent les unes aux autres comme sur une sorte de balance, on puisse prélever les éléments d’un calcul et multiplier et diviser des mots les uns par les autres54. Quand bien même le calcul que l’on produit ainsi rentrerait à nouveau dans le struggle des forces, qu’il ne saurait transcender ni théoriquement ni pratiquement. Car la prétention à vouloir donner un poids aux autres valeurs a aussi un poids que les autres poids mesurent ; la mesure ne permet pas à celui qui s’y livre d’échapper au système total et ouvert des pesées et des contrepesées.

51 En tout cas, il ne suffit pas de mettre en présence les trois composantes de la chose en soi, des phénomènes et des méthodes qui ordonnent ces derniers en séries, comme le fait Kant qui comprend bien que ces débats théoriques ont une racine et un résultat pratiques55, mais qui s’arrête trop tôt en chemin, sous prétexte de « solution critique »56, puisqu’il le fait juste au seuil où il faut précisément démêler les méthodes, s’engager dans leur affrontement, les poursuivre jusqu’au point où elles se divisent les unes par les autres en donnant un sens à l’affrontement qui ne prend pas son origine dans le théorique. La théorie des fictions est très exactement cette propédeutique au calcul, à un calcul que l’utilitarisme – surtout classique – a rêvé mathématique, quand bien même l’utilitariste ne penserait pas que le réel le soit. Plutôt que de laisser la raison « se déchirer elle-même » ou « se diviser elle-même », il s’agit de reprendre le contrôle de ces divisions d’une proposition par une autre, en ne se contentant pas de conduire au point « critique » où l’on constaterait que ces déchirures et ces divisions n’auraient pas dû avoir lieu57.

52 Toutefois l’utilitarisme – qui paraît avoir dépassé sur ce point le kantisme – a-t-il jamais fait mieux que Hegel qui, sous le nom de dialectique, s’éloigne délibérément des mathématiques et constitue une problématisation et une « solution » purement verbales où le nécessaire se fait contingent (et l’inverse), le psychologique historique (et l’inverse), le singulier universel (et l’inverse) ? Hegel est réfractaire au calcul qu’il juge radicalement inapte à la véritable rationalité et seulement digne d’une approche pauvre et unilatérale par l’entendement de ce que la raison permet seule de penser. Il faut convenir que ce mot de calcul que Bentham oppose aux intuitionnistes et aux sentimentalistes n’est pas l’un des mieux déterminés dans son œuvre ni d’ailleurs dans les œuvres des utilitaristes modernes et contemporains, à l’exception peut-être d’un Harsanyi et de quelques autres adeptes de la théorie des jeux58.

IV. Conclusions

IV.1.

53En confrontant la théorie des fictions à la partie dialectique de la philosophie transcendantale dans sa fonction critique, nous avons fait apparaître des affinités et des différences.

54 Parmi les différences essentielles, on trouve le caractère indéfini du nombre des fictions dont on voit mal comment on pourrait dresser une liste exhaustive, fût-elle prise dans ses racines ou ses points de départ, comme Kant entend le faire en suivant la table des catégories. Certes, Bentham est aussi un auteur de tables, soucieux d’obtenir la complétude partout où c’est possible : on le voit dans les Springs of Action quand il fait l’inventaire des motivations de l’action. Il semble qu’on ne puisse étendre cette méthode des tables et des tableaux à toutes les fictions. Mais cela n’empêche pas que, lorsqu’on établit une proposition qui contient une entité réelle et une entité fictive, l’idée de renverser en fictif ce qui était tenu pour réel et en réel ce qui était tenu pour fictif répond non seulement à un désir mais à une sorte d’impératif sémantique et syntaxique. Il suffit de consulter la définition classique de la fiction59 pour saisir aussitôt la nécessité du procédé, qui est en quelque sorte inscrite dans la grammaire même, comme l’appelle Bentham. Mais alors on se trouve devant la nécessité soit de trancher (arbitrairement), soit d’élire (en donnant ses raisons), soit, enfin, de souffrir les deux relations à la fois, en précisant les conditions dans lesquelles on peut avoir prise sur une situation pour y introduire des calculs – fussent-ils très rares chez les utilitaristes et restassent-ils à l’état embryonnaire.

IV. 2.

55Il est parfaitement clair que, outre nos deux exemples, nous aurions pu prendre beaucoup d’autres illustrations de la théorie des fictions qui opposeraient, par exemple, les fondements symboliques aux fondements affectifs – sans pouvoir déterminer aisément, si ce n’est par une décision, auxquels il faudrait s’arrêter. Ou, pour prendre un autre exemple, souvent pris et développé par Bentham, par exemple dans Chrestomathia : on ne saurait conceptualiser sans les mots ; mais l’imaginaire des mots ne se confond pas avec l’imaginaire requis par les concepts et les disjonctions que l’on obtient ainsi ne sont pas les mêmes d’une langue à l’autre, si tant est que l’on puisse repérer une certaine identité du concept, qu’il soit traité dans une langue ou dans une autre (ce qui n’est pas tout à fait sûr).

IV. 3.

56Il n’est pas impossible de dire que la théorie des fictions commence là où s’achève la dialectique transcendantale dans sa version kantienne, laquelle croit que son rôle est achevé dès lors qu’elle a désamorcé le conflit des propositions en disant qu’elles ne s’appliquent pas aux choses en soi ou que l’une d’elles au moins ne s’y applique pas. Or le travail, le véritable, est d’articuler plusieurs points de vue et de se donner les moyens de le faire en allant jusqu’à inventer l’algorithme qui les intègre.

IV.4.

57On peut concevoir qu’il y ait, entre la théorie des fictions et le dialogue, une affinité bien soulignée par Bentham, par l’insistance même qu’il apporte au langage dans sa conception des fictions, et dans le langage aux propositions plutôt qu’aux mots pris isolément. On conçoit que le dialogue est un outil particulièrement adapté à la situation d’avoir à passer d’une position à la position apparemment contraire ou contradictoire, d’une prise sur le discours de l’autre en inversant ce qu’il tient pour réel en fiction, et ce qu’il tient pour fictif en réel. Hegel l’a bien saisi dans ses Écrits de l’époque berlinoise : « Wir haben in modernen Sprachen Meisterwerke des dialogischen Vortrags (man braucht nur auf Gagliani, Diderot, Cousin und Rameau zu verweisen) <Nous avons, parmi les discours modernes, des œuvres maîtresses dans l’exposition par dialogue (contentons-nous de renvoyer à Galiani60, à Diderot, à Cousin61 et à Rameau62)63. Ce n’est pas un hasard s’il cite, parmi les maîtres du dialogue, l’auteur de La religieuse et du Neveu de Rameau, puisqu’il est sans doute l’un des plus puissants metteurs en scène des fictions64 ; sans doute, Hegel estime-t-il que la philosophie n’est pas, sous la forme du dialogue, dans sa meilleure expression spéculative, mais il ne renvoie pas pour autant l’auteur à Platon afin d’en signifier le caractère démodé ; il en respecte la modernité et, par là, il rend un certain hommage à la théorie des fictions – si l’on met toutefois à part son caractère de préambule à un traitement mathématique, lequel pourrait parfaitement prendre en compte pourtant la différence (qui ne paraîtrait pas méprisable à une dialectique de type hégélien) entre un problème direct et un problème inverse65.

IV. 5.

58Il reste une interrogation sur laquelle nous voudrions finir : les questions qui se laissent traiter sous la forme d’opposition des entités réelles et des entités fictives ont-elles suffisamment d’homogénéité pour qu’on puisse rêver que, un jour, on en constitue une sorte de système qui ne se contente pas de prendre pour fil conducteur ce que nous venons de dire des problèmes inverses en mathématiques ? Cette interrogation est d’autant plus irritante que l’on peut se demander si un auteur comme Kant, qui a voulu organiser la dialectique66, est parvenu à y mettre l’ordre qu’il souhaitait. Quel rapport y a-t-il entre la question de savoir si le monde est composé d’atomes ou s’il est continu et la question de savoir si, dans le tissu des relations de causalité il faut encore introduire la liberté ? Il se pourrait que les questions posées et traitées par Bentham, dont nous avons souligné le peu d’affinité de contenu au moins, sinon tout à fait de forme, qu’elles avaient avec les questions de la dialectique kantienne, s’appliquassent particulièrement à la façon dont les discours idéologiques se rapportent à un prétendu socle réel. Sans doute ce mot d’idéologie est-il un peu déplacé ici et n’atteint-il pas chez Bentham la technicité qu’il aura chez Marx, par exemple, et sans doute ne pouvons-nous pas ignorer que le mot a été forgé en France, mais nous trouvons déjà quelques belles occurrences d’ideology en anglais, comme E. Halévy y a insisté en citant la lettre de Mackintosh à Stewart67.

Épilogue

59Le lecteur a pu s’étonner que nous ne fassions pas – directement, du moins – grand cas du célèbre livre de H. Vaihinger, La philosophie du comme si. Bien entendu, cette philosophie se tient partout à l’orée de notre propos et nous admettons très volontiers les thèses principales du livre : la différence entre fiction et hypothèse ; la différence entre semi-fictions et fictions entières ou vraies (entières plutôt que vraies, d’ailleurs), les premières entrant en contradiction avec la « réalité », les secondes n’étant pas seulement en contradiction avec la réalité, mais étant auto-contradictoires. Toutefois, dès lors que l’accent est mis, comme il doit l’être sur la contradiction et sa gestion dans la philosophie des fictions, on ne comprend pas comment l’accent – même quand il s’agit explicitement de Kant, et chacun sait à quel point Vaihinger connaît, en spécialiste, cet auteur68 – n’ait pas été mis sur les antinomies et qu’il soit resté sur les Idées en tant qu’elles fantasment indûment des transcendances et qu’elles les traitent comme des objets phénoménaux alors qu’elles sont des « choses en soi ». Le cœur de la question d’une philosophie des fictions, s’il faut la référer au kantisme, n’est pas seulement de savoir si telle ou telle notion, celle de catégorie, celle de chose en soi, celle de noumène, et quelques autres, peuvent figurer parmi les fictions, mais comment cette pensée par contradictions qu’est la philosophie des fictions peut démêler et exprimer un réel inaccessible par d’autres méthodes, qu’elle soit celle de la dialectique dans son acception kantienne ou la dialectique dans son acception hégélienne. Notre propos était de montrer comment le traitement benthamien des fictions était peut-être plus proche du contemporain de Bentham qu’était Hegel que de Kant69, même si la différence essentielle de Bentham à Hegel tient dans l’ouverture au calcul, refusée par le second et voulue, comme un prérequis par le premier et, de façon plus générale, par les utilitaristes. Avec un curieux chiasme : Bentham cite au moins une fois Kant qui ne le cite jamais et qu’il ne comprend pas ; Hegel, qui se vante d’avoir tout lu, connaît Bentham, alors que la réciproque – sous réserve d’inventaire plus exhaustif – n’est pas vraie : il ne semble pas y avoir d’allusion de Bentham à Hegel dans son immense œuvre, en dépit des thèmes qu’ils ont en commun et qu’ils traitent – comme nous avons essayé de le montrer – de façon assez voisine.

60 Outre cette carence d’intérêt pour la dialectique, qui est un reproche que nous pouvons adresser à Vaihinger dans son interprétation de Kant du point de vue d’une théorie des fictions, nous voudrions dénoncer ce que nous tenons pour une erreur : Vaihinger voit la logique du système kantien dans une sorte de sensualisme70 qui, au bout du compte, est le sien même71. Dès lors que l’on supprime la chose en soi et que les méthodes ne font que s’opposer les unes aux autres dans leur organisation des phénomènes, le réel pourrait ne plus consister qu’en sensations. Or, si nous voulons bien convenir que le kantisme ne s’est pas sorti correctement des antinomies, il aurait pu comprendre la chose en soi comme une fonction : deux systèmes peuvent s’opposer de telle sorte que l’un serve de « chose en soi » à l’autre ; en ajoutant que l’on peut renverser cette relation, ce qui donne un résultat fort différent. Qu’est-ce qui sert de réel à la conception à laquelle nous le soumettons ? Telle nous est apparue être la bonne question qui orientait les antinomies autrement que comme tributaires d’un socle qui aurait été celui des sensations. On ne voit pas pourquoi la sensation échapperait au statut d’être une fiction, comme l’avait déjà traitée Hume avec raison. N’est-ce pas l’un des lieux où l’on pourrait admettre avec Vaihinger que « l’étude de Hume aurait permis de rectifier les erreurs de Kant »72 ?

Notes

1  G.W. Leibniz, Die philosophischen Schriften, éd. par C. I.. Gerhardt, Berlin, Weidmann, 1887, vol. 3, p. 506.

2  C’est Ogden qui la baptisera ainsi, plus d’un siècle plus tard. Il le fera en s’intéressant de près à Hans Vaihinger.

3  Et, quand il le fait, il se réfère plutôt à Helvétius.

4  « Une entité fictive est une entité à laquelle on n’entend pas attribuer en vérité et en réalité l’existence, quoique, par la forme du discours que l’on emploie lorsqu’on parle d’elle, on la lui attribue » (De l’ontologie, Paris, Éd. du Seuil, 1997, p. 165).

5  Il existe une traduction française de ce lexique d’Eisler sous le titre de : Kant-Lexikon, trad. A-D. Balmès et P. Osmo, Paris, NRF – Gallimard, 1994 ; l’entrée fiction s’y trouve p. 401.

6  Dans le Leibniz-Lexicon. A Dual Concordance to Leibniz’s Philosophische Schriften (Hildesheim, Zürich, New York, Olms – Weidmann, 1988), il est évidemment une entrée à fictio (fiction), p. 111-2.

7  Fichte est évidemment un auteur essentiel de la fiction, puisque, comme Rousseau, il en connaît un usage positif, comme on le voit par exemple dans Les fondements du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science (1796-7), chap. I, § 9 : « un droit originaire est une simple fiction, mais elle doit, en vue de la science, nécessairement être forgée ».

8  Le Hegel-Lexikon (Stuttgart, Fromann, 1957) ne fait pas état du terme de Fiktion, qui est pourtant présent dans l’œuvre de Hegel à des points tout à fait stratégiques.

9  « Bien que nous devions dire des concepts rationnels transcendantaux qu’ils ne sont que des idées, nous n’irons pourtant nullement jusqu’à les considérer comme superflus et vains » (Critique de la raison pure, Paris, Quadrige / PUF, 1997, p. 271). Nous désignerons désormais, la plupart du temps, cet ouvrage par les trois lettres CRP, associées au numéro de la page.

10  Il dit, par exemple, des raisonnements dialectiques qui ne contiennent pas de prémisses empiriques et au moyen desquels, de quelque chose que nous connaissons, nous concluons à quelque chose d’autre dont nous n’avons aucun concept et à quoi, cependant, par une véritable illusion, nous attribuons une réalité objective, que ce sont des raisonnements ratiocinants plutôt que des raisonnements syllogistiques, « car ils ne sont pas nés d’une manière fictive ou accidentelle <nicht erdichtet oder zufällig>, mais ils résultent de la nature de la raison » (CRP, p. 277).

11  Lettre à Garve du 21 septembre 1798 (AK, vol. XII, p. 258-9).

12  « La proposition <Je pense> n’est sans doute pas une expérience, mais la forme de l’aperception qui est inhérente à toute expérience et qui la précède » (CRP, p. 287). Et, un peu plus loin, dans les pages de conclusion des paralogismes : « On peut dire que toute l’apparence consiste à prendre la condition subjective de la pensée pour la connaissance de l’objet » (CRP, p. 320).

13  Comment ne pas penser à la critique que Hobbes avait faite du cogito lorsque Kant dit de « cette preuve psychologique si célèbre », qu’elle « est uniquement fondée sur l’unité indivisible d’une représentation qui ne fait que diriger le verbe du côté d’une seule personne » (CRP, p. 288) ?

14  Car, comme l’a bien repéré Hobbes au chap. 5 de son Léviathan, « bien qu’en certains domaines (comme dans les nombres), à côté de l’addition et de la soustraction, il y ait d’autres opérations comme la multiplication et la division, celles-ci sont cependant les mêmes. En effet, la multiplication ne consiste qu’à additionner ensemble des choses égales, et la division qu’à soustraire une chose autant de fois que possible ».

15  « Il faut que cette question – la question cosmologique – puisse être résolue par l’idée seule, car cette idée n’est qu’une simple création de la raison qui, par conséquent, ne peut pas se refuser à répondre, en donnant pour prétexte, un objet inconnu » (CRP, p. 367).

16  C’était, par exemple, le point de départ des Règles de la méthode sociologique qui se donnent comme première exigence de « considérer les phénomènes sociaux en eux-mêmes, détachés des sujets conscients qui se les représentent ; il faut les étudier du dehors comme des choses extérieures ; car c’est en cette qualité qu’ils se présentent à nous. Si cette extériorité n’est qu’apparente, l’illusion se dissipera à mesure que la science avancera et l’on verra, pour ainsi dire, le dehors rentrer dans le dedans » (Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009, p. 89).

17  Nous entendrons par « reste » ce que Hobbes entend par là lorsque, dans le chapitre 5 de son Léviathan, Hobbes explique, dès la première phrase que, « quand on raisonne, on ne fait rien d’autre que concevoir une somme totale à partir de l’addition de sommes partielles, ou concevoir un reste <a remainder> à partir de la soustraction d’une somme d’une autre somme ».

18  En une formule saisissante, Kant dit qu’« il est possible d’envisager la nécessité (naturelle) comme étant un effet de la liberté » (CRP, p. 400). Et, un peu plus loin : « N’est-il pas possible que, quoique tout effet dans le phénomène exige absolument une liaison avec sa cause, suivant les lois de la causalité empirique, cette causalité empirique elle-même, sans interrompre le moins du monde son enchaînement avec les causes naturelles, puisse être cependant un effet d’une causalité non empirique, mais intelligible ? » (ibid.). Singulier trajet effectué par la chose en soi dans la Critique de la raison pure ! Après avoir été traitée comme un fantasme intellectuel d’assez piètre valeur, la voici promue en cause intelligible.

19 CRP, p. 401. Kritik der reinen Vernunft, Hambourg, Meiner, 2003, p. 630.

20  Comme l’esthétique, par exemple. La suprématie de la raison pure pratique dans sa liaison avec la raison pure spéculative est affirmée dans la Critique de la raison pratique, Première Partie, Livre IIème, § III.

21  Comment peut-on dire, p. 401, que « l’homme, qui ne connaît la nature que par les sens, se connaît lui-même en outre par aperception » après avoir soutenu que cette aperception feignait la connaissance sans en être une ? « Il est évident, disait Kant, p. 288 de la même CRP, que le sujet de l’inhérence n’est désigné, par le moi attaché à la pensée, que d’une manière transcendantale, sans qu’on en remarque la moindre propriété ou, en général, sans qu’on en connaisse ou qu’on en sache quelque chose ».

22  Comme le soulignera Nietzsche, un peu plus tard, en dénonçant, chez Kant, cette « dangereuse distinction entre le théorique et le pratique », « comme si c’était l’intellectualité toute pure qui posait les problèmes de la connaissance et de la métaphysique » et « comme si la pratique se jugeait indépendamment des solutions théoriques, selon sa norme propre » (Nietzsche F., La volonté de puissance, Paris, Gallimard, 1995, en 2 tomes, T. I, § 56, p. 21).

23  Quand l’eudémonique revêt les traits d’une science, on peut l’appeler ontologie. Voir la Table encyclopédique ou Table de l’art ou de la science, qui accompagne Chrestomathia. On souligne l’étrange formule par laquelle les utilitaristes renversent les ontologies ordinaires. On notera au passage que, en dépit de l’attaque nietzschéenne contre Kant et contre les Anciens, Kant affirme un primat de la raison dans son usage pratique sur son usage spéculatif et théorique ; et Platon fait un choix très proche de celui qui est recommandé par les utilitaristes. Lorsque Ménon se fait le défenseur de la connaissance contre cette opinion pratique, Socrate défend l’opinion vraie dont la rationalité n’est pas inférieure à celle de la connaissance dans les questions pratiques : « L’opinion droite n’est en rien moins utile que la science » ; et, un peu plus loin, sans contester la différence qui existe entre la connaissance et le savoir pratique qui est une opinion vraie, il ajoute : « N’ai-je pas raison de dire ceci : ‘lorsque l’opinion vraie est un guide pour produire l’ouvrage propre à chaque forme d’action, cet ouvrage n’est en rien plus mauvais que celui que la connaissance produit’ ? ». Et, marquant plus encore le type de rationalité dont l’action a besoin : « Par rapport aux actions, l’opinion correcte ne sera en rien plus mauvaise que la connaissance ni moins utile qu’elle ; et l’homme pourvu d’une opinion correcte ne sera pas non plus inférieur à l’homme qui a une connaissance » (97a – 98 c).

24  CRP, p. 406-7 : « La raison, présente et identique dans toutes les actions qu’accomplit l’homme dans toutes les circonstances de temps, mais elle n’est pas elle-même dans le temps et elle ne tombe pas, pour ainsi dire, dans un nouvel état dans lequel elle n’était pas auparavant ; […] quand nous disons que, malgré toute sa conduite antérieure, l’agent aurait pu, cependant, s’abstenir de mensonge, cela signifie seulement qu’il est immédiatement sous la puissance de la raison, que la raison, dans sa conduite, n’est soumise à aucune condition du phénomène et du cours du temps, que la différence du temps peut, il est vrai, constituer une différence capitale entre les phénomènes respectifs, mais que, puisque ces phénomènes ne sont pas des choses, et par suite ici des causes en soi, elle ne peut constituer aucune différence entre les actions par rapport à la raison ».

25  « Ces côtes qu’il nous est impossible d’abandonner sans nous risquer sur un océan sans rivages qui, nous offrant un horizon toujours trompeur, finirait par nous décourager et par nous faire renoncer à tout effort pénible et difficile » (CRP, p. 319).

26  Ou, si c’est une ligne, il faut l’envisager comme une ligne fractale, au sens où Mandelbrodt prend précisément l’exemple de la côte de la Bretagne pour illustrer ses objets fractals.

27  C’est ce que soulignera particulièrement Stuart Mill avec une particulière acuité dans son Système de logique, L. II, ch. 6.

28  En ce sens, la prise que les mathématiques peuvent avoir sur la représentation des choses, qui est rigoureuse sans rien avoir d’essentiel, telle qu’on la trouve décrite chez Hume, convient au savoir des probabilités et à la conception utilitariste de la science.

29  Critique de la raison pure, p. 525.

30  Lord Kames, dans ses Esquisses [Sketches of the History of Man (Édimbourg, Creech, 1774)], avait attiré l’attention sur l’importance des restes d’une division et sur l’attitude scandaleuse qui consiste à ne pas les prendre en compte : « A division is a repository which the philosopher frames for holding his ware in convenient order. The philosopher maintains, that such or such a thing is not good ware, because there is no place in his wareroom that fits it. We are apt to yield to this argument in philosophy, but it would appear ridiculous in any other traffic » (II, p. 182). Non sans humour, Kames termine sa section sur la division en ces termes : « When you meet with a division of any subject imperfectly comprehended, add to the last member an et cetera. That this et cetera makes the division complete, is undeniable; and therefore it ought to hold its place as a member, and to be always understood, whether expressed or not, until clear and positive proof be brought, that the division is complete without it. And this same et cetera shall be the repository of all members that shall in any future time shew a good and valid right to a property in the subject » (II, p. 183).

31  Car comme le soulignait Hobbes en son Léviathan, au chapitre 5 intitulé « De la raison et de la science », les opérations que sont l’addition et la soustraction, ou si l’on veut, la multiplication et la division, « ne concernent pas uniquement les nombres, mais toutes sortes de choses qui peuvent être additionnées les unes aux autres ou retirées les unes des autres. Car, de même que les arithméticiens enseignent l’addition et la soustraction des nombres, de même les géomètres enseignent la même chose avec lignes, figures (solides ou planes), angles, proportions, temps, degrés de vitesse, force, puissance, et ainsi de suite. Les logiciens enseignent la même chose avec des suites de mots, additionnant ensemble deux noms pour faire une affirmation, et deux affirmations pour faire un syllogisme, et plusieurs syllogismes pour faire une démonstration ; et, de la somme ou conclusion d’un syllogisme, ils soustraient une proposition pour trouver l’autre. […] En résumé, en quelque domaine que ce soit, là où il y a de quoi additionner et soustraire, il y a aussi une place pour la raison, et, là où ces opérations n’ont pas leur place, la raison n’a rien à faire du tout ». Il n’est donc pas absurde de dire qu’une proposition en divise une autre. Certes, on peut l’entendre dans le sens où Hobbes le dit d’une proposition qui réduit la portée d’une autre proposition dans le cadre d’un syllogisme. Mais on peut aussi penser à ce que Hare appelle une qualification dans Moral Thinking, 3.3. (les cinq ou six alinéas de ce §) entendant par là que l’on peut réduire un principe de portée trop générale en lui adjoignant un complément qui resserre son extension ; ou si l’on préfère nuancer sa signification par une autre.

32  « Analyse, c’est-à-dire division, (littéralement : la résolution) ; je parle de l’analyse logique ou noologique. C’est l’opposée de la généralisation ; et elle suppose que cette opération ait déjà été effectuée. En généralisant, on combine les idées d’une multitude d’individus ou de sortes d’individus, en vertu de quelque propriété qu’on suppose leur appartenir en commun ; et l’on en forme un composé <aggregate>, ou réunion idéale à laquelle la propriété commune sert de lien, cet ensemble étant enregistré et fixé par un nom commun. En analysant (c’est-à-dire par la division et la décomposition résolutives du composé qui aura été précédemment formé), on divise et subdivise ce composé qui se trouve être ainsi en trouvant ou en donnant des noms simples ou composés correspondant aux diverses parties qui correspondent aux divers actes de division et de subdivision » (Chrestomathia, p. 185).

33  « La synthèse ne s’oppose pas exactement à l’analyse et ne lui correspond en lui étant parfaitement coextensive que lorsque les idées qu’elle rassemble ont une conformité telle que cette opération puisse aussi recevoir le nom de généralisation » (Chrestomathia, p. 186).

34  « La même opération que l’un appelle synthèse, l’autre l’appellera analyse » (Chrestomathia, p. 186).

35  « Je suppose que l’on ne voudra pas compter pour des améliorations (de la logique) la mise au rancart de quelques subtilités superflues ou une détermination plus claire de son exposé, choses qui touchent plutôt à l’élégance qu’à la certitude de la science. Ce qu’il faut admirer en elle, c’est que, jusqu’à présent, elle n’a pu faire […] aucun pas en avant et que, par conséquent, selon toute apparence, elle semble close et achevée » (CRP, p. 15).

36  Nous empruntons ces catégories à R. M. Hare qui les met en œuvre en morale dans Moral Thinking.

37  Qui se démarque, sur ce point, de Bentham, par exemple.

38  Sur ce point, W. R. Bion a écrit des pages lumineuses dans ses Recherches sur les petits groupes en montrant les types de sociétés que les individus produisaient par leurs propres actions, quoique sans le savoir : « Dans n’importe quel groupe, les participants sont à la fois stimulés et frustrés, car l’individu est toujours à la fois poussé à satisfaire ses propres besoins et empêché de le faire par les craintes primitives que soulève la présence du groupe » (Paris, PUF, 1987, p. 130).

39  Bentham J., Chrestomathia, Paris, L’Unebévue, 2004, p. 185-6.

40  Nous faisons ici allusion aux très brillants calculs de Condorcet.

41  « Tandis que les arguments dialectiques, qui cherchaient, d’une manière ou de l’autre, la totalité inconditionnée dans les simples phénomènes, tombent tous les deux – il s’agit des deux premières antinomies -, les propositions rationnelles, après qu’on a rectifié leur signification, peuvent être vraies toutes les deux » (CRP, p. 394). Et, un peu plus loin, parlant de la quatrième antinomie : « dans l’antinomie qui nous occupe, […] les deux thèses contradictoires peuvent être vraies en même temps à des points de vue différents » (CRP, p. 409).

42  Dans sa thèse, La philosophie des passions chez Bernard Mandeville (Lille, Atelier national des reproductions de thèses, 1983), P. Carrive a, comme elle le dit, « à cœur de montrer que si Mandeville termine son ouvrage – La Fable des abeilles – en évoquant la pureté de la doctrine du Christ telle qu’on la trouve dans le Nouveau Testament, ce n’est pas par une clause de style ou pour se racheter aux yeux de ses censeurs » (vol. I, p. 63). Il ne lui est pas très difficile d’établir que, chez Mandeville, la religion permet de condamner un certain nombre de fausses valeurs, comme par exemple, l’honneur (vol. I, p. 295), et d’apprécier les « vraies valeurs ». L’idée est que, si la vie civile impose la transformation des passions en semblants de vertus, le point de vue religieux se doit, lui, d’être intransigeant à l’égard d’une dialectique perverse, valable pour une humanité déchue. La thèse de P. Carrive se termine sur cette sorte d’aporie.

43  Sur tous ces points, voir notre article « Les aspects nouveaux de la critique religieuse dans Not Paul, but Jesus de Bentham » (in : Peut-on tout codifier ?, Actes du colloque tenu à Sciences Po-Paris sous le même titre en 2015, Institut universitaire Varenne, diffusé par la LGDJ, 2016) et la Préface de notre traduction de ce livre de Bentham, paru en septembre 2016 grâce aux éditrices de L’Unebévue (Paris).

44  Si l’on entend par conversion d’une proposition l’inférence d’une autre proposition dont le sujet est le prédicat de la première et dont le prédicat est le sujet de la première.

45  Comme R. M. Hare qui, dans Moral Thinking, parle de l’overridingness des jugements moraux sur toutes les autres catégories de jugements.

46  Comme Kant qui accorde à la raison dans sa fonction pratique une suprématie sur toutes les autres fonctions, qu’il essaie de prouver par des arguments dont la valeur reste sanctionnée par le vrai.

47  Si je compte les divisions que produisent les projections d’arcs égaux d’un demi cercle sur le diamètre qui lui sert de base, je n’obtiendrai pas les mêmes divisions ou des divisions commensurables en repérant des projections de divisions égales du diamètre sur le demi-cercle. Une division n’en empêche pas une autre et comme le dit Lord Kames, dans ses Sketches of the History of Man (Édimbourg, Creech, 1774), plus précisément dans l’Appendice du L. III sur la logique d’Aristote, vol. II, p. 181 : « Ce n’est pas parce qu’une division est bonne qu’elle rend les autres nulles ».

48  Cette façon d’envisager l’autorité corrobore une théorie de la guerre qui peut étonner de la part d’utilitaristes, dont on pourrait attendre un rejet total d’une violence qui est la cause de maux et de souffrances en plus grande quantité que de bonheur pour le plus grand nombre. Or la guerre est admise comme un processus qui, comme aurait dit Clausewitz continue la politique par d’autres moyens. Le jeu des forces et des autorités est loin d’être disqualifié ; il est pensé comme une sorte de principe de réalité.

49  D’autant que nous nous intéressons ici aux composantes de l’autorité plutôt qu’à celles de la puissance (potentia) qui ne les recouvrent pas entièrement.

50  L’établissement du primat de la raison pure pratique dans sa liaison avec la raison pure spéculative, qui constitue la sec. III du IIème Chapitre du Livre II de la Critique de la raison pratique repose sur le même argument que, « en définitive tout intérêt est pratique et que l’intérêt même de la raison spéculative n’est que conditionné et qu’il est seulement complet dans l’usage pratique » (Kant E., Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 1993, p. 131).

51  Nietzsche fait cette nuance ; alors qu’on le croit sur le terrain évolutionniste de Darwin, il tâche de s’en distinguer fortement.

52  Lutte est aussi le mot qu’utilise Kant pour parler de l’antithétique de la raison pure dans la mesure où « la raison transcendantale ne nous fournit aucune autre pierre de touche que celle qui consiste à essayer d’unir ces assertions (les quatre antinomies) entre elles et, par suite, à mettre en présence les combattants dans une lutte libre et sans obstacle » (CRP, p. 337).

53  Chez Kant aussi, la raison a une force propre parmi d’autres forces : « la raison se distingue proprement et d’une manière particulière de toutes les autres forces empiriquement conditionnées, puisqu’elle n’examine ses objets que d’après les idées » (CRP, p. 402).

54  « Quand on raisonne, […], si cela se fait avec des mots, on conçoit la suite allant des noms de toutes les parties au nom du tout, ou des noms du tout et d’une partie au nom de l’autre partie. […] La raison, en ce sens, n’est rien que le calcul (autrement dit l’addition et la soustraction) des conséquences des noms généraux acceptés pour consigner et signifier nos pensées » (Hobbes Th., Léviathan, chap. 5, « De la raison et de la science »).

55  C’est ainsi que Kant évalue l’intérêt pratique des thèses dans le conflit des idées cosmologiques de la raison et dévalue, au contraire, l’intérêt pratique des antithèses qui défendent l’empirisme, lequel a un avantage d’attrait spéculatif sur le dogmatisme. « Que le monde ait un commencement, que mon moi pensant soit d’une nature simple et par suite incorruptible, qu’il soit en même temps libre dans ses actions volontaires et élevé au-dessus de la contrainte de la nature, qu’enfin l’ordre entier des choses qui constitue le monde dérive d’un être premier à qui tout emprunte son unité et son enchaînement en vue des fins, ce sont là autant de pierres angulaires de la morale et de la religion » (p. 360). En revanche, « s’il n’y a pas un être premier distinct du monde, si le monde est sans commencement, par suite aussi sans créateur, si notre volonté n’est pas libre et si l’âme est aussi divisible et aussi corruptible que la matière, alors les idées morales et leurs principes perdent toute valeur et s’écroulent avec les idées transcendantales qui constituent leurs appuis théoriques » (CRP, p. 361).

56  « La solution dogmatique est impossible. La solution critique, qui peut être parfaitement certaine, ne considère pas la question objectivement, mais au point de vue du fondement de la connaissance sur lequel elle repose » (CRP, p. 369).

57  Car, en soi, il n’y a pas de conflit et il ne faut pas trop faire confiance en ce que le langage peut exposer sous la forme d’éternels litiges : « Il ne nous reste pas d’autre moyen de terminer définitivement la lutte, à la satisfaction des deux parties que de les convaincre, qu’étant capables de se réfuter si bien réciproquement, elles se disputent pour rien et qu’un certain mirage transcendantal leur a fait voir une réalité là où il ne s’en trouve pas » (CRP, p. 378).

58  Nous avons consacré trois articles au résultat convergent sur ce thème : dans Utilitas (« On the Ambiguous Status of Pleasure in Bentham’s Theory of Fictions », Utilitas, 26, déc. 2014, pp. 346-366, doi : 10, 1017 / S0953820814000156.), dans les Mélanges imprimés par les Presses Universitaires de Rennes et offerts à Baldine Saint Girons par ses collègues et étudiants et dans un texte publié par les soins de Jean-Charles Darmon et Gianenrico Paganini ; ces deux derniers articles seront publiés en 2017. À chaque fois, nous notons une grande incertitude sur les méthodes mathématiques à utiliser, sur les points d’appui que ces méthodes requièrent, et surtout une incapacité à dépasser une critique des réquisits du calcul, alors même que l’on accable l’adversaire de l’utilitarisme du reproche de rester dans l’antichambre des calculs en se coupant de toute possibilité de les faire. Les utilitaristes les font-ils davantage ?

59  « Une entité est réelle lorsque, à l’occasion d’un discours, on entend réellement lui attribuer l’existence » (De l’ontologie, p. 27). « Une entité fictive est une entité à laquelle on n’entend pas attribuer en vérité et en réalité l’existence, quoique, par la forme grammaticale du discours que l’on emploie lorsqu’on parle d’elle, on la lui attribue » (De l’ontologie, p. 207). Il n’est que trop facile, si les entités réelles ne sont pas des entités substantielles mais si elles restent des relations, de retourner les entités fictives en entités réelles (et inversement). À supposer que ce retournement se donne pour une division, elle ne donnerait pas lieu au même « reste ».

60  Que l’on connaît, en France, plutôt sous le nom de Galiani. Il s’agit de l’auteur des Dialogues sur le commerce des blés (1795).

61  Il n’est pas impossible que Hegel pense aux traductions que son ami V. Cousin a entreprises des dialogues de Platon. Mais il peut penser aussi aux cours de Cousin qui font tellement appel au public et sont tellement en prise sur lui qu’ils semblent être en rapport de dialogue avec lui. L’éditeur des Cours de l’histoire de la philosophie, Hauman (Œuvres de Victor Cousin, Bruxelles, 1840), va même jusqu’à noter les applaudissements du public.

62  L’allusion à Rameau semble concerner la réponse que Jean-Philippe, le grand musicien, a faite à Rousseau, sous le titre Observations sur notre instinct pour la musique et sur son principe ; où les moyens de reconnaître l’un par l’autre conduisent à pouvoir se rendre raison avec certitude des différents effets de cet art (Paris, Prault, Lambert, Duchesne, 1754). Le texte n’est pas à proprement parler un dialogue, mais il serre de si près les critiques citées de Rousseau qu’il paraît y répondre immédiatement, comme on le ferait dans une discussion vive.

63  Hegel, G. W. F., Vermischte Schriften aus der Berliner Zeit, éd. Par H. Glockner, Stuttgart, Frommann, 1968, p. 198.

64  Nous avons essayé de le montrer ailleurs ; dans :« Le savoir des fictions selon Diderot. La prosopopée de la fiction », Revue d’études benthamiennes, n°3, mars 2007 et dans les Diderot Studies, n° XXX, Droz, 2007, p. 295-326.

65  Hegel paraît ne voir en philosophie que des applications sommaires des mathématiques. Dans Foi et savoir, il est très critique avec ce qu’il imagine être l’usage des mathématiques dans la Critique de la raison pure : un contenu empirique + une forme subjective (qui viendrait s’y ajouter). Il est clair qu’il s’agit là d’une caricature du kantisme ; mais il est non moins clair que Hegel n’envisage pas de meilleur usage des mathématiques que cette très médiocre expression qu’il croit distinguer chez Kant.

66  Il parle volontiers du « système des idées transcendantales » dans la CRP. C’est le titre de la Troisième section du L. I de la Dialectique transcendantale.

67  « L’Allemagne est folle de métaphysique ; la France s’est livrée à quelques piètres efforts qui ne se sont guère soldés autrement que par la substitution du terme idéologie <the word Ideology> à celui de métaphysique ; en Angleterre, cela fait longtemps que de telles spéculations sont passées de mode et l’Écosse n’a personne sur qui compter si ce n’est vous pour maintenir son caractère (de métaphysicienne) » (Lettre de Mackintosh à Dugald Stewart du 14 décembre 1802, citée par Halévy É., La Formation du Radicalisme Philosophique, Paris, PUF, 1995, vol. III, p. 320).

68  Il consacre dès 1913 un ouvrage d’une centaine de pages à la déduction des catégories. Le lecteur ne trouve toutefois pas directement trace de la notion de fiction dans cet ouvrage ; ce qui est assez curieux puisque la première édition de Die Philosophie des Als Ob est plus ancienne et remonte à 1911.

69  Chacun connaît la critique de Hegel à l’égard de la prétendue « solution » des antinomies – en particulier des antinomies dynamiques – qui consiste à présenter les oppositions (entre liberté et nécessité, entre monde intelligible et monde sensible) « comme absolument hétérogènes, dégagées de toute communauté ». Ces moments s’emboîtent plus qu’ils ne se contredisent. On peut lire cette critique dans Hegel, G.W.F., Foi et savoir, Paris, Vrin, 1988, p. 118.

70  Vaihinger H., La philosophie du comme si, trad. C. Bouriau, Paris, éd. Kimé, 2008, p. 143 : « Pourtant Kant avait vraiment pour but initial de limiter la pensée à l’expérience, d’établir le statut seulement subjectif des formes de la représentation et de la pensée, et de n’attribuer de réalité qu’à l’expérience immédiate ! ».

71  Vaihinger H., La philosophie du comme si, p. 148 : « La psyché, à l’aide des formes logiques, élabore le matériau sensoriel qui se présente à elle, c’est-à-dire la seule et unique base qui lui soit donnée ». Comment un philosophe des fictions n’envisagerait-il pas – ne serait-ce qu’un instant – que le prétendu « matériau sensoriel », censé être « donné », ne puisse être aussi une fiction ? C’est bien là, en effet, où l’étude de Hume pourrait se montrer décisive.

72  Vaihinger H., La philosophie du comme si, p. 144.

To cite this article

Jean-Pierre Cléro, «Dialectique kantienne et théorie benthamienne des fictions», Phantasia [En ligne], Volume 4 - 2017 : Usages de la fiction en philosophie, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=541.

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