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Le « comme » et le « comme si » dans les deux premières Méditations métaphysiques de Descartes : quelques réflexions.
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Cet article entend apporter une contribution à la longue liste des travaux consacrés à la positivité des fictions chez Descartes. Il entreprend une analyse des deux premières Méditations métaphysiques à la lueur de La philosophie du comme si de Hans Vaihinger. Dans la première, Descartes mobilise le « comme si » comme opération consistant à assimiler fictionnellement l’un à l’autre deux termes différents. Dans la seconde, recourant cette fois à une simple métaphore, il raisonne comme si la cire et ses différents aspects étaient une chose nue portant successivement différents vêtements. Deux modalités différentes du « comme si », répondant à deux enjeux théoriques différents, sont ainsi mises à contribution par Descartes pour avancer dans la réalisation de son projet métaphysique.
Abstract
This article adds to the long list of publications dedicated to the positive function of fiction in Descartes’ work. It proposes an analysis of the first two meditations in the Méditations métaphysiques in the light of the Hans Vaihinger’s Philosophy of as if (Die Philosophie des Als Ob). In the first meditation Descartes adopts the ‘as if’ approach in order to assimilate two different terms in a fictional account. In the second meditation he uses a simple metaphor to make an argument as if the wax in its different forms was just the same essential thing dressed up differently in each case. Thus, Descartes uses two different « as if » arguments to engage two very different theoretical issues in order to advance his metaphysical project.
Table des matières
Introduction
1Cet article1 s’inscrit dans la continuité des nombreuses études visant à manifester l’importance chez Descartes de l’imagination et de ses constructions fictionnelles dans les divers champs de l’activité théorique2. Il y a une quinzaine d’années, je m’étais attaché à manifester son rôle décisif dans la construction des objets de la science mathématique et physique3. À présent, je souhaite apporter une modeste contribution aux travaux visant à montrer son rôle en métaphysique également, thèse qui peut surprendre si l’on s’en tient aux formules où Descartes prétend exclure l’imagination des spéculations métaphysiques4.
2Dans le présent article, je m’attacherai à un usage bien spécial de l’imagination, thématisé par Descartes lui-même, consistant paradoxalement à utiliser des fictions « afin d’éclaircir davantage la vérité » (Ve Réponses, AT VII, p. 349-350). Comment le fictionnel, qui ne dénote rien de réel, peut-il bien nous faire connaître ce qui est ?
3Pour répondre à cette question, je m’intéresserai à l’emploi par Descartes, dans la première Méditation, de l’« approche par le comme si », qui consiste à assimiler fictionnellement l’une à l’autre deux idées distinctes, afin de tirer de cette assimilation un avantage théorique. « L’approche par le comme si » a été théorisée par le néokantien Hans Vaihinger dans son volumineux ouvrage La philosophie du comme si, dont la version longue est parue en 1911, la version abrégée en 19235. Cette approche, souligne Vaihinger, intervient quand les procédés ordinaires du raisonnement (analyse, induction, déduction, formation d’hypothèses à tester, etc.) échouent à résoudre le problème qui se présente. Le « faire comme si » s’apparente à un artifice logique (logisches Kunstwerk), à une construction opportune (zweckmässiges Gebilde), consistant à raisonner comme si A était B, tout en sachant que A n’est pas B en réalité. On parlera ici de « fiction », au sens où il est fictionnel d’assimiler A à B. On dira encore : c’est fictionnellement que A est assimilé à B.
4Ce procédé, comme l’avait montré Lazare Carnot dans ses Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal (1797), est courant et fécond en mathématiques : on traite par exemple telle courbe comme si elle était composée d’une infinité de segments de droite, afin de faciliter par ce moyen la résolution de certains problèmes géométriques. Ce procédé fictionnel, le « faire comme si », est largement utilisé en philosophie6, mais il est peu souvent identifié comme tel dans les commentaires qui sont donnés des grands auteurs de l’histoire de la philosophie.
5Le présent article se propose ainsi de manifester l’importance de « l’approche par le comme si », telle que l’a théorisée Vaihinger, dans la première des Méditations de Descartes. Il entend également montrer que Descartes, au moins dans la seconde Méditation, fait un usage décisif d’une autre figure rhétorique plus courante, « l’analogie », pour préparer sa démonstration concernant la nature du « moi », présenté dans les méditations suivantes comme une substance pensante.
6L’enjeu est ainsi de revenir, à la lueur des procédés mis en œuvre par une imagination productrice de fictions d’une part, d’analogies et/ou de métaphores d’autre part, sur quelques moments clés de l’interprétation du texte cartésien – Descartes parvient-il vraiment, comme il le prétend, à se passer de l’imagination en métaphysique ? L’enjeu est d’autre part de préciser en quel sens et dans quelles limites Descartes peut être qualifié de « fictionaliste » avant la lettre.
1. Analyse grammaticale du « comme si » : sa différence avec « l’analogie réelle » et avec l’analogie comme identité de rapports.
7On repère dans le texte des Méditations plusieurs tournures latines par lesquelles Descartes utilise la locution « comme si », notamment « quam si », et « tanquam ». Le plus souvent, Descartes utilise cette locution exactement au sens où l’emploie Vaihinger, c’est-à-dire pour introduire ce que les grammairiens nomment une « comparative conditionnelle ». Vaihinger cite comme exemple la phrase suivante : « considérons l’homme comme s’il était un être motivé uniquement par le profit ». Dans cette phrase, on ne prétend pas exprimer une équivalence ou même une analogie réelle entre deux choses, l’homme, d’une part, un être mu par le seul profit, d’autre part. Il s’agit seulement d’assimiler provisoirement l’un à l’autre ces deux termes, pour les besoins du raisonnement.
8La comparative conditionnelle se distingue de ce que Vaihinger nomme « l’analogie réelle », entendant ici par analogie non pas une identité de rapport mettant en jeu quatre termes, mais une similitude effective entre deux choses. Dans le cas d’une « analogie réelle » entre deux choses, observe Vaihinger, le « comme » introduit une similitude, sous un certain rapport, entre ces deux choses, par exemple dans les phrases suivantes :
9« L’organisme de l’homme est comme celui du gorille. »
10« Les langues germaniques sont organisées comme les langues romanes. »
11Dans cette forme de comparaison, le « comme » indique qu’il existe des points communs entre l’anatomie de l’homme et celle du gorille, ou encore, entre la structure de la langue germanique et celle de la langue romane. Concernant ces langues, Vaihinger rappelle qu’elles ont une origine commune, ainsi que des lois communes de formation qui expliquent leurs similitudes. Ici, c’est la similitude qui justifie la comparaison entre les termes.
12 Pour Vaihinger le terme d’analogie peut dénoter deux idées distinctes : soit une similitude entre deux choses qui présentent des points communs, comme dans les deux exemples précités (sous l’angle de leur organisme l’homme et le gorille sont « analogues »), soit une identité de rapports impliquant quatre termes : on dira en ce sens, par exemple, que Dieu est aux hommes ce qu’un père aimant est à ses enfants, autrement dit qu’il entretient avec eux le même rapport qu’un père avec ses enfants. Nous verrons que Descartes, dans la seconde Méditation, utilise l’analogie comme identité de rapports à un moment clé de son analyse du morceau de cire. Dans la première Méditation en revanche, il se présente comme un authentique « philosophie du comme si » avant la lettre. Quelle est la nature exacte de « l’approche par le comme si », telle que la définit Hans Vaihinger ?
13Celle-ci intervient, déclare le philosophe allemand, lorsqu’à la particule « comme » s’adjoint la particule « si », comme dans les phrases suivantes : « Considérons cette courbe comme si elle était composée de droites infinitésimales », ou encore : « Considérons l’homme comme s’il était motivé uniquement par le profit ». Ici, on ne prétend établir aucune similitude effective entre la courbe et la droite, entre l’homme en général et un être uniquement motivé par le profit, etc. Vaihinger écrit : « Dans la proposition conditionnelle introduite par le « si », on pose quelque chose d’irréel ou d’impossible dont on infère néanmoins telle ou telle conséquence » (Vaihinger 2013, trad. cit. p. 80). Ce qui est stricto sensu soit « irréel », soit « impossible », c’est l’assimilation de A à B. Si je dis : raisonnons comme si j’étais le président de la république, j’exprime « quelque chose d’irréel ». J’exprime « quelque chose d’impossible » si j’identifie l’une à l’autre deux notions qui se contredisent, comme lorsque je déclare, après avoir lu la première Méditation de Descartes : raisonnons comme si une opinion probable était fausse. En l’occurrence, ce sont deux notions antinomiques, le probable et le faux, que j’assimile abusivement l’une à l’autre.
14Qu’est-ce qui, de manière générale, justifie l’assimilation de A à B, alors même que A est différent de B ? C’est, dans certains contextes, la perspective d’un gain théorique. Prenons l’exemple de la fiction d’Adam Smith dans La Richesse des nations, qui consiste à considérer l’être humain, en tant qu’agent économique, comme s’il était mu uniquement par le profit. On pose alors « quelque chose d’irréel » : en réalité, aucun homme ne saurait agir uniquement et toujours par profit, à l’exclusion de toute autre motivation possible. Adam Smith, du reste, le sait très bien, puisque dans sa Théorie des sentiments moraux il recense bien d’autres motifs que la recherche du profit individuel. Cependant, selon Vaihinger, il nous demande d’admettre ce cas irréel d’hommes mus par le seul profit, au moins provisoirement, c’est-à-dire de raisonner comme si un état de choses irréel était réel. Il ne s’agit pas d’une erreur, car c’est en pleine connaissance de cause que s’opère l’assimilation de l’homme à un tel être. Contrairement à l’erreur, qui est involontaire, le fait d’assimiler une chose à une autre, pourtant différente, est une feintise consciente et délibérée. La fiction théorique, contrairement à l’erreur, est consciemment et volontairement formée en vue de progresser dans la résolution d’une question, en l’occurrence, la mise au jour des lois générales des échanges économiques.
15L’assimilation fictionnelle de A à B se justifie selon Vaihinger par sa fécondité : c’est en raisonnant comme si les hommes étaient mus par le seul profit (en faisant abstraction des autres motifs d’action), soutient-il, qu’Adam Smith parvient à déduire les lois générales du commerce7.
16Dans les limites de cet article, nous nous contenterons de montrer que Descartes utilise en des points stratégiques deux des trois formes de comparaison citées par Vaihinger : la « comparative conditionnelle » introduite par le « comme si » d’une part (Méditation 1), l’analogie comme identité de rapports (Méditation 2) d’autre part.
2. L’usage cartésien du « comme si » : l’assimilation fictionnelle du probable et du douteux au faux.
17Descartes, dans la première Méditation, cherche à atteindre quelque chose de ferme dans les sciences. Il met en œuvre un doute universel afin de savoir ce qui peut résister à ce doute et être retenu comme vérité indubitable. Cependant, après avoir passé en revue l’argument des sens trompeurs, celui du rêve, celui du dieu trompeur enfin, Descartes reconnaît que les raisons de douter qu’il vient d’exposer ne sont pas suffisantes, qu’elles échouent à lui faire abandonner ses anciennes opinions.
18Ces vieilles opinions, en effet, demeurent « fort probables », de sorte qu’« il est beaucoup plus conforme à la raison de les croire que de les nier8 ». En d’autres termes, les procédés sceptiques ordinaires (argument des sens, etc.) de mise en cause de ses croyances ont échoué. Descartes fait l’aveu de l’insuffisance des raisons de douter qu’il a précédemment évoquées. Pour maintenir le doute malgré tout, Descartes se voit contraint d’utiliser un artifice théorique. Cet artifice consiste à feindre que ses opinions anciennes, bien que raisonnablement fiables et probables, peuvent être tenues néanmoins pour « tout à fait fausses » :
19Je me trompe moi-même et je feins pour quelque temps que ces opinions sont tout à fait fausses et imaginaires, jusqu’à ce que, enfin, les poids des deux sortes de préjugés ayant été pour ainsi dire rendus égaux, aucune mauvaise habitude ne détourne plus mon jugement de la perception correcte des choses (AT VII p. 22, trad. cit. p. 45).
20Quel coup de force ! Un lecteur formé aux distinctions aristotéliciennes ne peut que s’insurger face à une telle assimilation du probable au faux ! Il convient toutefois de nuancer le propos et de souligner que Descartes utilise ici l’approche par le « comme si ». Il considère les opinions probables comme si elles étaient fausses. Autrement dit, il se contente de feindre qu’elles le sont. Faire comme si A (opinion probable) était B (opinion fausse) n’est pas ici un coup de force logique ou une erreur car l’erreur est un acte involontaire et inconscient. Bien au contraire, l’assimilation opérée par Descartes est un acte conscient et délibéré (« Je me trompe moi-même »), permettant de nous engager dans une expérience de pensée où le doute va non seulement pouvoir se maintenir, mais en outre atteindre son paroxysme, en tant que doute hyperbolique : dès lors qu’elle présente la moindre raison de douter, une opinion même fortement probable sera considérée comme fausse.
21 La feintise engagée par Descartes permet de lever une contradiction apparente, bien relevée par Denis Kambouchner. D’un côté, Descartes entend montrer dans cette première Méditation qu’on peut douter de tout, au point de supposer qu’« il n’y a rien de certain », comme le dira le début de la seconde. D’un autre côté, il avoue revenir à ses anciennes opinions qui s’imposent malgré tout à sa créance. Alors même que le régime du doute fonctionne à plein, Descartes déclare au sujet de ses anciennes et ordinaires opinions : « Je ne me désaccoutumerai jamais d’y consentir et de m’y fier » (trad. Beyssade, p. 43). Le paradoxe de la première Méditation, observe Denis Kambouchner, est donc « qu’il n’y a sans doute pas un moment où les opinions ou croyances les plus familières soient réellement abandonnées9. »
22 De fait, le doute est mis en échec. Il nous semble que contrairement à ce qu’avance Hélène Bouchilloux, les anciennes opinions selon lesquelles, par exemple, il existe des corps hors de nous, ne sont pas pour Descartes des « préjugés »10 qu’il conviendrait de déraciner comme tels. Descartes en effet précise qu’il ne se désaccoutumera pas de consentir à ces anciennes opinions, malgré les arguments qu’il a avancés précédemment (celui de la non fiabilité des sens, celui du rêve, celui enfin du Dieu trompeur). En dépit de ces arguments en effet, ces opinions demeurent « fort probables », de sorte qu’il est beaucoup plus conforme à la raison « de les croire que de les nier » (trad. p. 43). Le préjugé, en l’occurrence, consisterait bien plutôt à accréditer le scepticisme, en tant qu’il doute avec des raisons insuffisantes de douter ! Pour Descartes, si les raisons de douter de nos anciennes opinions sont faibles, alors il est raisonnable de conserver à ces opinions notre créance, et de ne pas maintenir le doute.
23 Il ne s’agit donc pas davantage, à ce moment du développement (AT VII p. 22), de se « désaccoutumer » de consentir à pareilles opinions probables, comme l’avance encore Hélène Bouchilloux. Comme l’observait justement Charles Sanders Peirce, si Descartes se désaccoutumait vraiment de consentir à ses opinions très probables, s’il réputait effectivement fausses toutes ses opinions anciennes, au motif qu’elles laissent la moindre place au doute, il cesserait aussitôt de penser et d’écrire : il douterait alors du sens des mots qu’il emploie, de l’existence de la plume avec laquelle il écrit, de celle de sa main, etc. Bref, son entreprise philosophique elle-même serait suspendue et rendue impossible.
24 Peirce a tout à fait raison de soutenir que le doute que Descartes maintient malgré tout, en s’aidant de la conjecture du malin génie, est un « doute de papier. » Un doute de papier, c’est un doute pour de faux, pourrait-on dire, ou encore un doute feint. Le tort de Peirce, peut-être, est de croire par là critiquer Descartes, qui ne dit pas le contraire, mais qui assume au contraire le caractère artificiel et fictionnel de son doute, en déclarant « feindre » pour quelque temps que ses opinions fort probables « sont tout à fait fausses et imaginaires » (trad. cit. p. 45). Le doute de Descartes, de l’aveu même de Descartes, n’est pas un doute réel, mais un doute volontaire, « pour la forme », c’est-à-dire pour les besoins du raisonnement. Peirce décrit donc bien la position de Descartes lorsqu’il avance :
25« Nous ne saurions commencer par le doute complet. Il nous faut commencer avec tous les préjugés qui sont effectivement les nôtres quand nous abordons l’étude de la philosophie. Ces préjugés ne sauraient être rejetés par une maxime, car ce sont des choses dont il ne nous viendrait pas à l’esprit qu’elles puissent être mises en question. Ce scepticisme initial ne sera donc que duperie sur soi : ce ne sera pas un doute réel ; et aucun de ceux qui suivent la méthode cartésienne ne sera jamais satisfait qu’il n’ait auparavant recouvré toutes ses croyances qu’il a abandonnées pour la forme11. »
26La méthode de Descartes consiste précisément à souligner que le scepticisme généré par l’argument des sens trompeurs et par l’argument du rêve ne permet pas de douter efficacement de ses opinions habituelles, et à recourir pour ce motif à une feintise, à un « faire comme si ». La maxime de Descartes n’est pas : doutons de toutes nos opinions (car Descartes reconnaît que c’est impossible), mais bien plutôt : à défaut de pouvoir douter de toutes, utilisons l’artifice théorique consistant à feindre qu’elles sont toutes fausses, même les plus probables d’entre elles. Bref, utilisons un doute feint, un doute non réel. À cette condition seulement, il est possible de maintenir l’expérience de pensée animée par doute, dans l’espoir de découvrir quelque chose d’indubitable.
27 Comme le souligne en d’autres termes Denis Kambouchner, Descartes est confronté à la difficulté suivante : comment maintenir ensemble l’exigence méthodologique de mettre un maximum d’opinions en doute, en vue de découvrir si l’une d’entre elles au moins résiste au doute, et la reconnaissance de la persistance des anciennes opinions et croyances (par exemple, qu’il y a des choses hors de moi, que j’ai un corps, etc.) ? Denis Kambouchner cite à la p. 235 de son commentaire le passage des Ve Réponses qui, théorisant avant la lettre « l’approche par le comme si », offre la clé de l’énigme :
28« Souvent on prend des choses fausses pour véritables, afin d’éclaircir (illustrare) davantage la vérité, comme lorsque les astronomes imaginent au ciel un équateur, un zodiaque et autres cercles, ou que les géomètres ajoutent de nouvelles lignes à des figures données, et souvent aussi les philosophes en beaucoup de rencontres. » (AT VII p. 349-350)
29Prendre A « pour » B afin d’en tirer un avantage théorique, c’est la même chose que raisonner comme si A était B. Descartes nous enjoint ici de tenir pour vrai ce qu’on sait pourtant ne pas exister, afin d’« éclaircir la vérité ». Il anticipe ainsi ce que le néokantien Hans Vaihinger, en citant à son tour des fictions empruntées au domaine de l’astronomique, nommera au XXe siècle « l’approche par le comme si » ou le « fictionalisme ». Les repères astronomiques conventionnels, à l’instar des repères géographiques tels que l’équateur et les méridiens, sont pour Vaihinger (comme pour Descartes) de simples constructions imaginatives servant à se repérer et à « éclaircir la vérité », en permettant en l’occurrence de déterminer la position des corps les uns par rapport aux autres12. Nous raisonnons comme si ces repères existaient, comme si ces non-êtres (A) étaient des êtres (B), afin d’en tirer un profit théorique.
30 Encore une fois, tel est précisément le procédé fictionnel mis en œuvre dans la première Méditation pour porter le doute au-delà de ses limites naturelles : ne parvenant pas à abandonner ses anciennes opinions, et ayant néanmoins besoin de les mettre en doute pour poursuivre sa quête de l’indubitable, Descartes feint pour quelque temps que ces opinions fort probables (A) sont tout à fait fausses (B). Et afin de faciliter cette feintise indispensable au maintien du doute, il imagine qu’un génie méchant met toute son adresse à le tromper et tend sans cesse des pièges à sa crédulité, de sorte que la seule manière de résister au faux, à la fin de la première Méditation, est la suspension du jugement, entendue comme ferme résolution de « ne pas consentir au faux » (trad. p. 47).
31 Cette solution permet d’éviter toute tension, toute contradiction théorique : il n’est pas contradictoire de poursuivre le doute, alors même que nos « opinions accoutumées » persistent (trad. p. 43), dès lors qu’il s’agit d’un doute feint, d’un « doute de papier » comme dirait Peirce, consistant à tenir provisoirement pour fausses toutes les opinions qui laissent place à la moindre raison de douter, y compris les opinions « fort probables ». Le rôle de la fiction du malin génie, précisément, est de nous permettre de mettre en doute même les opinions fort probables, ou du moins de nous aider à raisonner « comme si » elles étaient douteuses.
32Les passages précités de Descartes sur la feintise contiennent déjà l’ensemble des traits par lesquels Hans Vaihinger définira, deux siècles et demi plus tard, l’approche par le « comme si », ou encore le « fictionalisme13 » épistémique.
33Ces traits, recensés par Vaihinger, sont les suivants :
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Confronté à une difficulté théorique qu’on ne peut régler par les voies logiques ordinaires, on forme délibérément une fiction du type A=B (tout en sachant que A ≠ B) de manière à débloquer la situation.
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On garde à l’esprit que cette assimilation fictionnelle n’est rien d’autre qu’une fiction et qu’elle est provisoire seulement : elle sera soit corrigée au cours du raisonnement, soit abandonnée une fois qu’on a atteint le résultat recherché. Le « faire comme si », observe Vaihinger, est un échafaudage provisoire qu’on abandonne une fois la construction théorique achevée.
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Ce qui justifie cette assimilation fictionnelle, c’est qu’elle apparaît rétrospectivement comme un moyen efficace pour atteindre le but théorique recherché. Elle se justifie par son opportunité (Zweckmässigkeit) théorique. Alors que l’hypothèse trouve sa justification dans sa vérification empirique, la fiction trouve sa justification dans son efficacité, comme moyen utile de traiter telle ou telle question théorique.
-
Contrairement au pragmatisme de William James, le « fictionalisme » épistémique sépare nettement l’utile du vrai : le moyen qui permet d’atteindre le résultat correct n’est pas lui-même nécessairement vrai pour autant. Ainsi, le procédé consistant à assimiler le douteux au faux permet à Descartes de découvrir une vérité indubitable, mais il ne doit pas pour autant être considéré comme correct d’un point de vue théorique – de fait, le douteux n’est pas assimilable au faux.
34On trouve donc ces quatre traits caractéristiques du fictionalisme dès la première Méditation :
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Confronté à une difficulté théorique qu’il ne peut régler par les voies ordinaires (les arguments sceptiques habituels échouent à remettre en cause ses anciennes croyances), Descartes forme une fiction consistant à assimiler le probable au faux, de manière à débloquer la situation et à maintenir le doute.
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Cette assimilation est consciente d’elle-même (« je me trompe moi-même ») et elle est provisoire : elle vaut « pour quelque temps » dit Descartes, le temps nécessaire à la découverte d’une vérité certaine, indubitable.
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Elle se justifie uniquement comme moyen d’atteindre le but visé, à savoir la découverte d’une vérité indubitable, mais ne peut prétendre elle-même à la moindre vérité. C’est une fiction théorique, et non pas une hypothèse en attente de vérification.
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Les termes de feindre (fingam) et de supposition (Supponam) indiquent bien que Descartes est conscient d’utiliser une idée fictionnelle pour atteindre son but théorique, et qu’il ne prétend nullement à la vérité de sa fiction du malin génie. Le moyen qui permet d’accéder à la première vérité (la fiction d’un malin génie rendant douteuses même les opinions probables) n’est donc pas nécessairement vrai pour autant, contrairement à ce que soutiendra James qui nommera vraie l’idée utile.
35À la fin de la première Méditation, grâce à sa fiction méthodologique du malin génie, Descartes peut considérer comme faux tout ce qui donne lieu au moindre doute. La fiction du malin génie, suivant laquelle un démon méchant me ferait errer même dans les jugements qui me paraissent les plus sûrs, permet de pousser le doute à son paroxysme. Descartes peut ainsi maintenir le régime du doute, en vue de découvrir s’il existe une vérité au moins susceptible de résister au doute, aux tromperies supposées du malin génie.
36Toutefois Descartes reconnaît le caractère très laborieux de cette démarche : « ce projet est laborieux, et une certaine paresse me ramène aux habitudes de la vie ». Il avoue qu’il est difficile de maintenir une telle feintise, qui va à l’encontre de notre mode habituel de penser, et qu’il tend à retomber dans ses « vieilles opinions » (AT VII p. 23 ; trad. cit. p. 47).
37 C’est la raison pour laquelle Descartes, au début de la seconde Méditation, doit réaffirmer avec force l’approche par le « comme si » qu’il vient de mettre en place, en tant qu’elle est la condition de possibilité même de la poursuite de son enquête.
38Descartesrappelle ainsi qu’il écarte le douteux (« tout ce qui admet ne serait-ce que le plus douteux ») comme s’il en avait découvert l’entière fausseté : « …quam si omnino falsum esse comperissem » (AT VII p. 24). Comme on sait, c’est au gré d’une expérience de pensée où le malin génie est censé nous induire en erreur même dans les choses les plus probables, que Descartes parvient à atteindre une première vérité hors de doute : il est hors de doute que je suis, s’il y a un malin génie qui me trompe. Que ce soit moi-même qui me trompe (comme « auteur de mes pensées », p. 51), ou que ce soit le malin génie qui produise de fausses pensées en moi, suivant ces deux suppositions, observe Descartes, j’existe de toute façon (ou bien comme auteur de mes erreurs, ou bien comme victime du malin génie). Avec la conjecture d’un malin génie qui me fait errer même dans ce qui m’apparaît pourtant très probable, il y a une vérité dont il ne peut me faire douter : je suis, s’il me trompe (trad. cit. p. 53).
39Insistons-y : c’est grâce à la feintise qu’il a mise en place dès la première Méditationque Descartes atteint dans la seconde une première vérité, qui toutefois soulève une difficulté : quel est ce « moi » qui existe ? Descartes, comme on le lui a souvent reproché, ne doute pas que c’est le moi qui pense. Il n’envisage pas que ce pourrait être Dieu, ou la matière, ou l’inconscient, ou encore quelque entité différente de lui qui pense, quand il affirme et pense que c’est son moi qui existe. Dans la seconde Méditation, Descartes se demande seulement quelle est la nature de ce moi. Comme on sait, Descartes a en vue d’établir que le moi est une substance pensante, comme telle distincte de la substance étendue et pouvant exister sans elle. Seulement, comment va-t-il s’y prendre pour interpréter l’être de ce moi en termes de substance et de propriétés ?
3. Un autre usage du « comme » dans la seconde Méditation : nous préparer à la définition du moi comme « substance » pensante.
40Dans la seconde Méditation, Descartes utilise à nouveau l’approche par le « comme si », mais cette fois dans une autre perspective : il s’agit de préparer le lecteur à admettre la théorie de la substance, terme qui surviendra dans la troisième Méditation seulement (AT VII p. 40, 10). Cette thèse d’un moi substantiel, capable de subsister indépendamment du corps, est essentielle à son projet philosophique, tel que l’énonce l’épître à Messieurs les Doyens et Docteurs de la Sacrée Faculté de Théologie de Paris. Il s’agit en effet, notamment, de prouver par la raison naturelle « que l’âme humaine ne périt pas avec le corps » (AT VII p. 2 ; trad. cit. p. 265-266).
41Voici où nous en sommes. Descartes reconnaît que son moi existe, mais cette existence lui apparaît précaire :
42Je suis, j’existe, moi ; cela est certain. Mais combien de temps ? Bien sûr, autant de temps que je pense ; car peut-être même pourrait-il se faire, si je n’avais plus aucune pensée, que, sur-le-champ, tout entier je cesserais d’être (AT VII p. 27 ; trad. cit. p. 59).
43Il semble que l’ego fait ici l’épreuve de sa grande précarité : rien n’assure qu’il existe au-delà du moment où il pense. Ce type d’interprétation a cependant été remis en cause par Jean-Luc Marion dans son ouvrage Sur la pensée passive de Descartes. Selon Jean-Luc Marion14 en effet, Descartes acquiert la permanence de l’ego pensant dès le début de la seconde Méditation, sans sortir de son expérience interne, car comme l’écrit Descartes :
44« …hoc pronunciatum, Ego sum, ego existo, quoties a me profertur, vel mente concipitur, necessario esse verum. » (AT VII, p. 25, 11-13)
45Jean-Luc Marion commente ce passage comme suit : à chaque fois que je me pense, je suis, et ce aussi longtemps que je pense. Aussi l’ego fait-il l’épreuve de sa rémanence à travers les pensées successives qu’il a de lui-même :
46« Ego sum, ego existo ; certum est. Quandiu autem ? Nempe quandiu cogito » (p. 27, 9-10)
47On objectera toutefois que le seul passage dans lequel Descartes, dans ce contexte, parle de rémanence, ne concerne pas l’ego, contrairement à ce que suggère Jean-Luc Marion lorsqu’il cite le passage suivant :
48« …ut ita tamen remaneat illud tantum quod certum est et inconcussum » (AT VII, p. 25, 22-24),
49« …en sorte que, de cette manière, il reste enfin cela seulement qui est certain et inébranlé » (trad. Beyssade p. 54-55).
50Descartes cherche ici ce qu’est son moi, et il dit seulement qu’il veut en retrancher tout ce qui est sujet au doute, par exemple le fait d’avoir un corps, etc., en sorte que reste enfin seulement ce qui est certain et inébranlé. À l’évidence, « ce qui reste » signifie ici : ce qu’on garde, ce qu’on retient dans la définition de l’ego, une fois effectué le passage en revue de ses attributs supposés, et non pas ce qui demeure au sens de ce qui persiste dans le temps. La question n’est pas ici de savoir si l’ego lui-même est un quelque chose qui reste, qui subsiste dans le temps, autrement dit une substance.
51 En outre, le passage cité auparavant par Jean-Luc Marion en faveur de la permanence du moi ne suffit pas ici, me semble-t-il, à attester cette permanence : « je suis, j’existe, moi ; cela est certain. Mais combien de temps ? Bien sûr, autant de temps que je pense. » Il convient de citer la suite, décisive : « […] car peut-être même pourrait-il se faire, si je n’avais plus aucune pensée, que, sur le champ, tout entier je cesserais d’être » (trad. Beyssade p. 59). En d’autres termes, loin de faire l’épreuve de sa permanence, l’ego fait plutôt l’épreuve de son extrême précarité : je n’ai en effet conscience de ma durée dans le temps que pendant que je suis conscient de moi-même comme sentant, doutant, etc. Aussi se pourrait-il que dès que je cesse de (me) penser, je cesse d’exister.
52 Il me semble éclairant de projeter sur ce passage une lecture d’inspiration kantienne. Kant comme on sait déclare que l’ego ne peut attester sa durée dans le temps qu’à la faveur d’une expérience externe, c’est-à-dire en se rapportant à une chose extérieure qui permane et qu’il pense de manière continue15. Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs16, c’est exactement ce que fait Descartes à travers l’épreuve du morceau de cire : l’ego fait l’épreuve de sa persistance (relative) dans le temps en tant que sujet percevant continument la cire :
53« Si je juge que la cire existe, de ce que je la vois, il résulte en tout cas avec beaucoup plus d’évidence que j’existe aussi moi-même, du seul fait que je la vois […]. Il est absolument impossible, quand je vois, ou (ce que je ne distingue plus) quand je pense voir, que moi-même, qui pense, je ne sois pas quelque chose. » (trad. B p. 79)
54Bref, j’existe « quand » et seulement « quand » je perçois la cire, considérée par Descartes comme pôle de rémanence ou de permanence (« remanet cera », AT VII p. 30). L’analyse du morceau de cire, nous semble-t-il, permet à Descartes de faire l’épreuve d’une certaine persistance du moi dans le temps. Il s’agit pour lui d’établir que le moi qui identifie la cire dans le temps, par-delà les métamorphoses de cette cire, fait l’épreuve de sa propre permanence ou substantialité de sujet pensant. Seulement, cette manière d’interpréter l’expérience du morceau de cire en termes de chose qui subsiste en dépit de « ses » supposées manifestations changeantes ne va nullement de soi.
55D’après ce que les philosophes anglais contemporains, tels par exemple Georges Dicker, appellent la « bundle theory » (théorie du « paquet »), une « chose » n’est en réalité rien d’autre qu’une collection ou un « paquet » de qualités coexistantes17. D’après cette tradition empiriste, que reprend du reste à son compte Hans Vaihinger dans La philosophie du comme si, seules existent des collections plus ou moins stables de qualités. Ainsi tel morceau de sucre n’est-il qu’une collection provisoire des qualités : blanc, dur, rugueux, doux, etc., et c’est par simple commodité de langage que nous introduisons dans cette collection le couple substance/prédicats, couple qui est en réalité une fiction : il n’existe pas en réalité de substance « sucre » soutenant les « prédicats » blancs, doux, etc.18
56Contrairement à cette conception anti-substantialiste, les partisans de la théorie de la substance soutiennent que tout étant est effectivement composé de propriétés variées et d’une substance sous-jacente à laquelle ces propriétés appartiennent. Or, c’est précisément cette théorie de la substance que cherche subrepticement à faire admettre Descartes dans la seconde Méditation. Il le fait en usant d’une métaphore impliquant le « comme si ». Descartes écrit :
57[…] Cum ceram ab externis formis distinguo, et tanquam vestibus detractis nudam considero, sic illam revera, quamvis adhuc error in judicio meo esse possit, non possum tamen sine humana mente percipere (AT VII p. 32).
58Michelle Beyssade traduit comme suit :
59Quand je distingue la cire d’avec les formes extérieures et que, comme si ses vêtements avaient été enlevés, je la considère nue, effectivement, bien qu’il puisse encore y avoir une erreur dans mon jugement, je ne peux pourtant pas la percevoir ainsi sans un esprit humain (p. 77 ; je souligne).
60Descartes veut dire notamment, dans ce passage : il y a une cire « nue » à percevoir, par le seul entendement, indépendamment de ses propriétés ou « vêtements ». Descartes se sert ici de l’analogie entre la cire et ses avatars avec un corps et ses vêtements pour faire accepter quelque chose qui ne va nullement de soi : on peut selon lui considérer la cire comme si elle était nue, et interpréter les manifestations de cette cire à partir de la structure nudité/vêtements. Cette structure anticipe la structure substance/propriétés, qui n’interviendra que dans la troisième Méditation (AT VII p. 40-41). Examinons ce point en détail.
61Le morceau de cire, qui s’offre à nous comme une collection changeante de qualités sensibles (du moins selon la « bundle theory »), est présenté par Descartes comme une chose qu’on pourrait considérer « nue », identique à elle-même, subsistant indépendamment de ses revêtements sensibles changeants. Certes, cette conception substantialiste du morceau de cire a pour elle certains arguments. Un des arguments soi-disant les plus solides en sa faveur est qu’elle permet précisément de rendre compte du changement affectant une réalité. La substantialité permet seule de faire comprendre l’identité effective de telle ou telle réalité en dépit des changements qui l’affectent. On doit bien supposer des substances qui ne changent pas si l’on veut pouvoir rendre compte des changements qui affectent les choses.
62À quoi l’on peut répondre de la manière suivante : l’argument majeur en faveur de la théorie de la substance est faible, car il présuppose précisément ce qu’il faut prouver. Il s’agit, comme on vient de le rappeler, de l’argument dit « du changement ». On trouve bien, d’une certaine manière, cet argument dans le passage consacré au morceau de cire. En effet, que nous dit Descartes ? : prenons un morceau de cire juste sorti de la ruche ; une fois chauffé, ses propriétés changent : il passe de dur à mou, sa taille s’allonge, sa couleur devient translucide, si on le frappe il ne rend plus aucun son, etc. Cependant, affirme Descartes, c’est bien le même morceau de cire qui demeure (remanet) malgré tous ces changements (AT VII p. 30, 16 ; trad. p. 69). Descartes présuppose ici, sans en douter une seule seconde, qu’il a affaire à la même cire. Dans cette optique, il faut bien supposer en elle un élément substantiel, qui ne change pas, pour pouvoir rendre compte des changements qui l’affectent.
63Or, précisément, pourquoi admettre que c’est la même cire qui demeure, et non pas une nouvelle collection de qualités qui apparaît d’instant en instant ? Descartes me paraît admettre sans preuve la chose suivante : bien que de nouvelles qualités sensibles se présentent d’instant en instant, nous aurions affaire à un même morceau de cire soutenant des qualités changeantes. Bien qu’il n’utilise pas encore ici le mot substance, qui n’apparaîtra que dans la troisième Méditation (AT VII p. 40, 10), l’expression « cira remanet » (AT VII, p. 30) traduit bien l’idée qu’une seule et même chose est censée subsister en dépit des nouvelles qualités apparaissant à chaque nouvel instant. Du reste, s’il s’agit de penser et de décrire le phénomène en question en termes de changements, il est indispensable de supposer (sans jamais le mettre en doute) qu’une même chose demeure sous les changements. Sans cette supposition, nous ne pourrions pas observer un changement à proprement parler, mais nous serions confrontés à quelque chose d’entièrement nouveau d’instant en instant. Or après tout, dans une atmosphère de suspicion et de doute généralisé, soutenue par la fiction d’un malin génie, rien n’interdit d’adopter cette seconde interprétation.
64Prétendre que le même morceau de cire persiste, ou encore qu’il peut être considéré comme « nu », identique à lui-même, sous les changements qui l’affectent, est un parti pris philosophique. De cette manière, Descartes se donne purement et simplement ce qui reste précisément à prouver : à savoir, que nous avons toujours bien affaire à un même objet, en dépit des nouvelles qualités qui apparaissent. Il projette déjà sur le morceau de cire, me semble-t-il, la structure substance – accident qu’il introduira dans la troisième Méditation à propos de la classification des idées19. Cette structure se trouve déjà anticipée à travers le verbe « remanet20 », mais encore à travers la métaphore introduite par le « comme si », à savoir le couple « nudité » substantielle / « vêtements » modifiables.
65En interprétant la cire et le moi qui identifie la cire à travers la métaphore ou l’analogie du corps nu et de ses vêtements, métaphore qui anticipe le couple substance- prédicat, Descartes se donne le moyen d’atteindre l’un des deux buts essentiels des Méditations : établir que notre moi, comme substance qui identifie la cire dans la durée par son entendement pur, indépendamment du témoignage changeant des sens, peut exister sans le corps. La perspective de ce dualisme ontologique me semble être la raison pour laquelle le philosophe du doute, curieusement, ne doute ni de la permanence de la cire sous ses supposées transformations, ni du fait qu’il faille l’interpréter, elle et ses manifestations, en termes de chose nue et de vêtements changeants. Décrire la cire muable comme une chose nue persistant sous des revêtements sensibles différents d’instant en instant, c’est-à-dire comme une même chose conçue comme telle par le pur entendement (AT VII p. 32 ; trad. cit. p. 77), c’est faire un choix ontologique : c’est projeter sur l’expérience de la cire le couple substance/prédicats, au lieu d’envisager cette autre interprétation plus proche du témoignage des sens : d’instant en instant, c’est chaque fois une nouvelle collection de qualités qui se présente, sans qu’on puisse présupposer qu’il y ait là quoi que ce soit d’identique à soi qui demeure21. Certes, on a toujours affaire, avec le morceau de cire, à de l’étendue, à quelque chose qui s’étend sous tel ou tel aspect. Cependant, encore une fois, rien n’atteste qu’on ait affaire à une même chose qui s’étend, à une même cire (eadem cera), comme le prétend Descartes.
Conclusion
66Dans la première Méditation, Descartes utilise le « comme si » pour pouvoir maintenir le doute malgré les bonnes raisons de le suspendre. Dans la seconde, à travers la métaphore de la nudité et des vêtements, il prépare l’esprit du lecteur à admettre sa théorie de la substance (introduite dans la Méditation suivante en AT VII p. 40), car le couple substance/prédicats lui est indispensable pour atteindre son but : établir le dualisme de l’âme et du corps, et la possibilité pour l’âme de subsister, comme substance pensante, sans le corps (substance étendue).
67Il convient de préciser que bien qu’il recoure au « comme si » dans la première Méditation et au début de la seconde, Descartes comme métaphysicien ne saurait être qualifié de « fictionaliste ». Contrairement à Hans Vaihinger et aux tenants actuels du fictionalisme épistémique (par exemple Bas van Fraassen en philosophie des sciences, Don Cupitt en philosophie de la religion), il ne pense pas que les termes qu’on emploie pour décrire ou expliquer la réalité (par exemple, les termes de « substance » et de « prédicat ») sont de simples manières de parler, de simples fictions servant à ordonner nos sensations, bien au contraire ! Descartes, me semble-t-il, n’est pas davantage fictionaliste au plan ontologique. Il m’apparaît « réaliste » en métaphysique : contrairement à Kant et à Hans Vaihinger, il ne considère nullement que les propositions métaphysiques concernant l’âme, Dieu, le monde sont de simples « Idées » régulatrices, dont on ignore si elles ont ou non un objet réel. L’exemple de Descartes nous montre, me semble-t-il, qu’on peut bien être « réaliste » en métaphysique, et dans le même temps être fictionnaliste au plan méthodologique, c’est-à-dire reconnaître la pertinence du « comme si » comme procédé provisoire permettant d’avancer dans la résolution de certains problèmes théoriques.
68Soulignons à cet égard, pour finir, la différence majeure entre le « comme si » et l’analogie. Le « faire comme si » est provisoire seulement : une fois que Descartes, dans les Méditations, a acquis la certitude du cogito et celle du Dieu non trompeur, il renonce à raisonner comme si le probable était faux, ou comme si un malin génie le trompait même dans ses conceptions les plus évidentes. L’analogie entre le rapport corps/vêtements et le rapport substance/prédicats, en revanche, n’a pas de valeur provisoire seulement : Descartes ne cessera jamais de raisonner en termes de substance et d’attributs, car c’est là le support de sa métaphysique selon laquelle le terme de substance pensante dénote quelque chose de bien réel, et non une simple manière de parler ou d’organiser notre expérience. C’est du reste à ce prix que nous pouvons, en tant que substances pensantes capables d’exister sans le corps, concevoir notre immortalité.
Notes
1 Je tiens à remercier Aude Mertens pour sa relecture attentive de cet article.
2 Citons parmi tant d’autres travaux dans ce sens Jean-Pierre Cavaillé : Descartes. La fable du monde, Paris, Vrin 1990, notamment le chapitre VI : La liberté de feindre ; Fernand Hallyn : Descartes et la méthode de la fiction, dans Les structures rhétoriques de la science. De Kepler à Maxwell, Paris, Seuil, 2004, p. 123-169 ; Georges Leyenberger : « Métaphore, fiction et vérité », in revue Littérature, 1998, 109/1, p. 20-37 ; Denis Kambouchner : « Descartes : un monde sans fous ? Des Méditations métaphysiques au Traité de l’homme », in revue XVIIe siècle, 2012/2, n° 247, p. 213-222 ; Alexander M. Schlutz, Imagination and Subjectivity from Descartes to Romanticism, University of Washington Press, 2009, etc.
3 Voir notamment : « L’imagination productrice : Descartes entre Proclus et Kant », in L’imagination au XVIIe siècle, P. Ronzeaud (Éd.), Littératures classiques, n° 45, printemps 2002, p. 47-62.
4 Par exemple : « La partie de l’esprit qui aide le plus aux mathématiques, à savoir l’imagination, nuit plus qu’elle ne sert aux spéculations métaphysiques » (À Elisabeth, 28 juin 1643, AT III, p. 691). Sur l’imagination et l’imaginable comme frontière entre les sciences et la métaphysique chez Descartes et Kant, voir la remarquable analyse de Jean-Luc Marion : Constantes de la raison critique. Descartes et Kant, in Questions cartésiennes II. Sur l’ego et sur Dieu, Paris, PUF, 1996, notamment p. 305-312.
5 Hans Vaihinger, La philosophie du comme si. Système des fictions théoriques, pratiques et religieuses sur la base d’un positivisme idéaliste. Avec une annexe sur Kant et Nietzsche, édition populaire et abrégée de 1923, trad. Christophe Bouriau, Paris, Kimé, 2013.
6 Sur son usage systématique dans l’œuvre de Kant, voir Aude Mertens : Kant, une philosophie du renouveau métaphysique, Paris, Ellipses, 2017.
7 Voir sur ce point l’article de Christophe Bouriau : « Adam Smith, père du fictionnalisme ? », in revue Corpus, n° 69 : L'économie à l'épreuve de la fiction, Marion Chottin et Élise Sultan (Éds), 2015, p. 85-106, et sa discussion par Laurie Bréhan : « Vaihinger, lecteur fidèle d’Adam Smith ? », ibid., p. 107-124.
8 Nos références à Descartes renvoient à l’édition Adam/Tannery : tome et page, puis, concernant les Méditations, à la pagination de la traduction de Michelle Beyssade, en l’occurrence : AT VII p. 22, trad. p. 43.
9 Denis Kambouchner, Les Méditations métaphysiques de Descartes. Introduction générale. Première Méditation, Paris, PUF, 2005, p. 230.
10 Hélène Bouchilloux, L’ordre de la pensée. Lecture des Méditations métaphysiques de Descartes, Paris, Hermann, p. 28.
11 Charles Sanders Peirce : « Quelques inconséquences de quatre incapacités » (1868), traduit par Claudine Tiercelin et Pierre Thibaud, dans Pragmatisme et pragmaticisme, Œuvres I, Paris, Cerf, 2002, p. 37-38. C’est moi qui souligne.
12 Vaihinger écrit qu’avec des constructions conventionnelles telles que le méridien de Ferro, par exemple, « on fixe arbitrairement certains points de repère ; de là, on tire dans différentes directions des sortes de coordonnées afin de déterminer et d’ordonner les phénomènes » : La Philosophie du comme si, trad. C Bouriau, Paris, Kimé, 2013, p. 37. Il s’agit par ce moyen fictionnel de clarifier la position réelle des phénomènes les uns par rapport aux autres.
13 L’approche par le « comme si » fut nommée par Vaihinger « fictionalisme ». En créant ce terme aujourd’hui courant en philosophie, Vaihinger entendait se démarquer du pragmatisme de William James, en établissant une nette distinction entre une « idée utile » ou « opportune » (zweckmässig) et une « idée vraie ». Contrairement à James qui dans son ouvrage Le pragmatisme tend à identifier l’idée utile à l’idée vraie, Vaihinger écrit : « Le fictionalisme n’admet pas le principe courant du pragmatisme, selon lequel "une idée qui s’avère utile dans la pratique prouve par là même qu’elle est vraie en théorie, de sorte que la fécondité est toujours synonyme de vérité". Le principe du fictionalisme, en revanche, ou plutôt le résultat qu’il atteint, est le suivant : une idée dont on reconnaît la non vérité ou l’incorrection théorique, donc la fausseté, n’est pas pour ce motif sans valeur et sans utilité pratique ; en effet une telle idée, en dépit de sa nullité théorique, peut posséder une grande importance pratique » : The Philosophy of « As If », trad. Charles Kay Ogden, Londres, Routledge et Kegan Paul, 1924, p. VIII de la préface à la traduction d’Ogden, rédigée par Vaihinger.
14 Jean-Luc Marion, Sur la pensée passive de Descartes, Paris, Puf, 2013, p. 51-52.
15 Kant, Critique de la raison pure, B 275.
16 Christophe Bouriau, « Les deux premiers paralogismes : Kant cartésien ? », in Philosophie, n° 74/juin 2002, p. 75-87.
17 Georges Dicker, Descartes : An Analytical and Historical Introduction, Oxford University Press, 2013, p. 52-53.
18 Voir Vaihinger, La philosophie du comme si, trad. cit., p. 155 sq.
19 « Sans aucun doute [proculdubio] celles [parmi les idées] qui me donnent à voir des substances sont quelque chose de plus et contiennent en elles, pour ainsi dire, plus de réalité objective que celles qui représentent seulement des modes ou accidents » (trad. cit., p. 101).
20 Descartes écrit : « Tandis que je parle, voici qu’on l’[la cire] approche du feu : ce qui reste de saveur s’évanouit, l’odeur s’en va, la couleur change, la figure disparaît, la grandeur augmente, elle devient liquide, elle devient chaude, à peine peut-on la toucher, et si on la heurte, elle n’émettra plus de son. La même cire demeure-t-elle encore ? Il faut avouer qu’elle demeure ; personne ne le nie, personne ne croit autre chose » (AT VII, p. 30 ; trad. cit. p. 69). Le latin dit : « Remanetne adhuc eadem cera ? Remanere fatendum est, nemo negat, nemo aliter putat. » Dire que la même (eadem) cire demeure (remanet), cela revient quasiment à dire que la cire est une substance dont seules les propriétés changent. Le philosophe du doute est surprenant lorsqu’il poursuit : « …nemo aliter putat », qu’on pourrait traduire par : « personne ne suppose autre chose ». Précisément, un partisan de la « bundle theory » objecterait qu’il ne va nullement de soi que nous ayons affaire à la même chose, et qu’on peut au contraire supposer d’instant en instant que ce n’est plus la même « chose » (ou collection de qualités) qui se présente.
21 Jorge Luis Borges suggère que nous exprimions plus fidèlement notre expérience en renonçant à l’emploi des substantifs (qui nous font croire en l’existence de substances séparées les unes des autres, supportant des prédicats plus ou moins stables) au profit d’adjectifs décrivant telle ou telle « association » de qualités, ponctuellement donnée dans une région de l’espace : dans cette perspective, « on ne dit pas lune, mais aérien-clair-sur-rond-obscur ou orangé-ténu-du-ciel ou n’importe quelle autre association » : Tlön Uqbar Orbis Tertius, in Fictions, Paris, Gallimard, trad. P. Verdevoye et alia, 1983, p. 18.
Pour citer cet article
A propos de : Christophe Bouriau
Université de Lorraine