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- Volume 5 - 2017 : Architecture, espace, aisthesis
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L’événement rythmique : apport de la philosophie de Maldiney pour la pensée de l’aisthesis en architecture
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Henri Maldiney a mis en évidence l’importance, pour la pensée de l’expérience sensible de l’architecture, de la notion de rythme. C’est en faisant advenir, entre sujet et objet, un événement rythmique, que l’œuvre d’art architecturale manifeste la portée existentielle et éthique de l’aisthesis qu’elle suscite. L’article développe l’exemple de l’église de la Croix d’Alvar Aalto (Lahti, Finlande) : l’épreuve rythmique du jeu des tensions donne ici accès à l’articulation de différentes spatialités (urbaine, culturelle-religieuse, personnelle).
Abstract
A part of Henri Maldiney’s contribution to reflections on the sensible experience of architecture was to underscore the importance of the notion of rhythm. The architectural artwork makes a rythmical event happen between subject and object: to this extent, it manifests what is at stake in the architectural aisthesis – an existential and ethical meaning. By describing the encounter with the Church of the Cross by Alvar Aalto in Lahti (Finland), the article shows how the rythmical experience of an interplay between tensions yields access to the articulation of different (i.e. urban, cultural and religious, but also personal) spatialities.
Zusammenfassung
Henri Maldiney hat darauf hingewiesen, warum und in welcher Hinsicht der Begriff des Rhythmus wichtig ist, wenn man die sinnliche Erfahrung von Architektur denken will. Indem das architektonische Kunstwerk ein rhythmisches Geschehen zwischen Subjekt und Objekt ermöglicht, manifestiert sich die existentielle sowie ethische Bedeutung der Aisthesis, die in dieser Erfahrung zu Tage tritt. Im Beitrag wird das Beispiel der Kreuzkirche von Alvar Aalto in Lahti (Finnland) analysiert: In diesem Fall erlaubt das rhythmische Erlebnis des Spiels der Spannungen einen Zugang zur Artikulation von verschiedenen – städtischen, kulturell-religiösen, persönlichen – räumlichen Sphären.
Table des matières
1Dans son incessante méditation sur l’existence humaine comme ouverture à l’être, Henri Maldiney a introduit au cœur de la phénoménologie le rythme et le sentir. Cet apport est d’autant plus déterminant qu’il avait été méconnu par les pionniers mêmes de ce courant philosophique1, que ce soit Hegel ayant minoré la certitude sensible dans la Phénoménologie de l’esprit ou, différemment, Husserl ayant privilégié la perception en tant que « mode primitif de la donation des choses elles-mêmes »2. Schématiquement, la perception tendait à appréhender ce qu’il nommait « monde de la vie ». Mais la perception est déjà intentionnalité3, objectivation et distanciation, alors que le sentir est un contact premier, d’emblée communicatif, ainsi que l’a développé Erwin Straus4 (dont Henri Maldiney était un grand lecteur et commentateur) ou encore Merleau-Ponty qui l’a également traité, notamment dans la Phénoménologie de la perception5. Si le monde n’est pas seulement constitué à titre de représentation, il ne nous est pas non plus donné sous la forme d’une intuition pure, mais dans l’unité indissociable du sentir, du se mouvoir et du signifier. Maldiney fait du sentir un événement de la rencontre : « dans le sentir, un événement se fait jour à notre propre jour qui se lève avec lui : nous co-naissons avec le monde. C’est le moment premier de l’existence en éveil que les Grecs nomment sensation – d’où procède esthétique. »6
2L’existence est radicalement pensée par Henri Maldiney comme traversée par un fond qui la dépasse, mais qu’elle se doit d’ouvrir : « La notion de vide et de rien réapparaît toujours au cœur de l’existence et de la création artistique comme ce à partir de quoi elle a à être » : Ouvrir le rien. L’art nu7 est le titre de son dernier ouvrage développant cette argumentation. Y est développée une pensée de l’aisthesis architecturale en termes de vide et de plein, de rythme et d’ouverture, d’événement et d’avènement, qui est la condition d’un surgissement existentiel. « Une forme ne procède de rien qui la précède et ne vise à rien qui l’attende au futur antérieur. De même l’existence. Elle n’émane d’aucun étant préalable… D’où la responsabilité infinie d’exister. »8
1. L’esthétique des rythmes
3Dans sa constante méditation sur l’existence humaine et le sentir comme ouverture, Henri Maldiney considère que « l’art est la vérité du sentir parce que le rythme est la vérité de l’aisthesis »9. Il précise que « le mot esthétique a deux sens : l’un se rapporte à l’art, l’autre à la réceptivité sensible. L’esthétique artistique est la vérité de l’esthétique sensible dont l’être a sa révélation dans l’être-œuvre. »10 Ce qui renvoie à la question du rythme comme existential, rencontre première qui articule et implique : « Un rythme n’est pas objectivable. Nul ne peut l’avoir devant soi. Nous ne pouvons qu’être impliqués en lui et par lui dans l’ouverture. Ce par quoi il ouvre est un ouvert qui lui non plus n’a pas de complémentaire. Sauf le rien auquel il lui faut justement faire retour pour être. Il est, comme l’événement, un existential qui n’est pas de l’ordre du projet mais de la réceptivité et de l’attente. »11 Dès que la présence est dans le rythme de l’œuvre, elle n’est plus dans le « sans limite » (apeiron), dont le vide béant est une menace. Alors que Levinas, dans Totalité et infini, engage à penser la subjectivité et la finitude comme ce qui peut porter plus qu’il n’est possible, Maldiney fait remarquer qu’il dirait pour sa part « totalité et ouverture ». L’ouvert n’est pas l’infini. La béance infinie est vertige, alors que le rythme est articulation, ouverture existentielle. Pour s’accomplir, le rythme, « transformation de l’espace-temps lui-même », « automouvement de l’espace-temps », exprime des mutations : « Au fond, un rythme n’est fait que de mutations. Ces mutations sont des substitutions réciproques et totales d’opposés complémentaires (comme pour les Chinois tout ce qui peut être Yin peut être Yang), et qui n’existent que par ces contrastes surmontés à chaque fois. »12
4Dans la philosophie maldinéenne, qui est en résonance avec la pensée chinoise taoïste du yin-yang13, selon laquelle tout est dans une dynamique de change total et réciproque des opposés complémentaires, l’épreuve du rythme, surgi de rien14, est donc au plus proche de l’expérience, sur le chemin de l’éprouver et non de l’explication. Si Heidegger envisage la manifestation de l’œuvre comme un point nodal de l’accès à l’art, il n’accorde que peu d’attention à la singularité des œuvres et à leur rythme. Au contraire, Maldiney se confronte sans relâche et confronte ses lecteurs ou auditeurs à l’œuvre d’art, pensée en tant qu’ « éclair de l’être » à partir du « comment » de l’apparaître des formes : « L’apparaître d’une œuvre d’art ne confirme ni les anticipations d’un projet, ni l’espoir d’une attente. Il est un évènement. Un évènement transformateur. Un évènement ne se produit pas dans le monde ; il ouvre un monde et une forme de présence inédite. Nous ne sommes présents à une œuvre d’art qu’à nous transformer selon elle. »15 En deçà ou au-delà de la conscience objectivante ou de la volonté d’emprise et de projet, ce qui est engagé est la prise au sérieux à la fois du fond et du soubassement passible de toute existence comme de ses capacités d’ouverture. Les concepts déterminants du transpossible et du transpassible élaborés par Maldiney, qui désignent respectivement « notre pouvoir-être le plus libre et notre réceptivité la plus ouverte », sont au cœur de l’approfondissement de cette philosophie de l’Ouvert16 et de la rencontre qui requiert de pouvoir à la fois passibiliser et possibiliser.
2. Articulation de l’aisthétique et de l’éthique
5L’esthétique artistique, qui ne peut être ramenée à une théorie du beau ou à un sentiment subjectif, est liée à l’éthique comme manière d’être au monde. Indissoluble du sens et du sentir, elle manifeste rythmiquement la vérité de l’existence spatiotemporelle dans cette saisie primordiale de « l’Ouvert » à laquelle les œuvres d’art nous donnent accès : « En présence d’une œuvre d’art, nous nous éprouvons être parce que nous éprouvons indissolublement son existence et la nôtre, dans la même surprise. Il est rare que nous existions, habituellement nous sommes, en effet, par habitude. »17 Maldiney nous signifie en quoi l’articulation éthique et esthétique, sans que l’une cède la place à l’autre ou en soit le fondement, ménage là un séjour dans son surgissement, un lieu d’être. Toute architecture et toute ville, dans la mesure où elles impliquent intrinsèquement le champ existentiel, sont envisagées comme mettant en œuvre des formes en voie d’elles-mêmes et en tensions : édifices, milieux urbains ou paysages sont des événements/avènements rythmiques éprouvés à chaque fois par ceux qui les habitent et les parcourent. Ces rythmiques architecturales et urbaines engagent les corporéités. Maldiney aime à se référer au mot grec aisthesis (d’où vient le mot esthétique) comme faculté de sentir, ressentir, éprouver. Il insiste sur le fait que cette expérience liée au sentir a été méconnue aussi par Heidegger, soulignant qu’« il n’y a pas chez Heidegger d’analyse du sentir. Dans Sein und Zeit, il parle une fois pourtant de l’aisthesis : "Est vraie au sens grec du mot l’aisthesis, la pure appréhension de quelque chose ; elle l’est plus originellement que le logos" »18.
6Cette réorientation déterminante vers une expérience aisthétique rythmique conduit donc à dépasser la conception classique suivant laquelle le rythme en architecture naîtrait de l’art de la proportion dans l’ordre des grandeurs et des dimensions (hauteur, longueur, largeur). Le rythme architectural recèle une fulgurante puissance d’ouverture. Il s’agit en fait de se confronter à une portée existentielle incommensurable au chiffrage de la géométrie mathématique. Si le rythme architectural est en grande partie produit par les proportions, celles-ci sont d’abord éprouvées comme verticalité, horizontalité, profondeur, frontalité, dans des rapports de contrastes en mutations. Il apparaît difficile d’établir une liste des contrastes possibles dans l’architecture : plein/vide, dedans/dehors, proche/lointain, ouvert/fermé, ombre/lumière, recueil/ déploiement… Toutefois, il est à souligner que le rythme architectural « aisthétique » intègre les rythmes de l’univers. Dans cette articulation, sont transmuées les pulsations et alternances propres aux différents phénomènes, corporels, anthropologiques ou cosmiques. Sont ainsi établis des rapports (logos) entre des réalités différentes : cycles de la nature soumis à l’irrégularité des variations, qu’il s’agisse des alternances et dynamiques cosmiques, telluriques, biologiques, ou de celles des saisons, des jours et des nuits, du lever et du coucher du soleil, du cœur, du souffle, de la veille et du sommeil, mais aussi des rituels répétés de la vie sociale. L’articulation « aisthétique » rythmique, qui sépare et joint en même temps, en ouvrant l’existence à « la surprise d’être » donne à habiter.
7Maldiney a mis en lumière les rythmiques d’œuvres architecturales particulièrement signifiantes, notamment les pyramides de Gizeh, Sainte Sophie de Constantinople, Falling Water par F. L. Wright, l’église Saint François d’Assise à Ouro Preto (Brésil) par l’Aleijadinho. Dans la description de la rythmique de la basilique Sainte Sophie de Constantinople, Maldiney analyse le comment de son surgissement : le regard s’élève du sol avec les puissantes surfaces des murs, passe avec elles dans les pendentifs, et de là dans la coupole lumineuse où il reste en suspens vertigineusement, avant de redescendre avec les pendentifs qui s’éprouvent alors non plus comme supports mais comme suspendus, et paraissent se prolonger dans un mouvement descendant jusqu’au sol. Les murs sont le lieu du chiasme entre forces ascendantes et descendantes. Un rythme se constitue à partir des contrastes en tensions et mutations de ces opposés complémentaires. Et le vide créé permet l’ouverture. Cette importance du vide et de l’Ouvert, au sens donné par les peintres chinois, à savoir comme « entre-espace qui circule dans tout l’espace », a été fortement rappelée par Maldiney à propos des établissements humains, en particulier à l’occasion des entretiens menés sur l’architecture et la ville qu’il a peu abordée en tant que telle mais davantage comme contexte du lieu et de l’architecture19. Ce vide, celui d’une place, d’une rue, n’est pas un intervalle délimité par du plein mais un lieu plein-vide qui permet la rencontre.
8Quatre dimensions existentielles : horizontalité, verticalité, frontalité, profondeur dans l’église de la Croix d’Alvar Aalto
9C’est à l’épreuve de la pensée de Maldiney que, depuis une trentaine d’années, nous nous confrontons à l’espace architectural et urbain. Nous avons mené ainsi, à partir d’une reprise de cette philosophie de l’art, mené différentes analyses à propos d’œuvres majeures de l’architecture du XXe siècle : Le Corbusier (La Tourette, Chandigarh), Mies (Pavillon Barcelone), Wright, Alvar Aalto, en nous centrant sur les rythmes20.
10Ainsi Aalto, en Finlande, a atteint cette qualité paysagère, urbaine et architecturale dans le centre de Lahti par la seule implantation de l’église de la Croix, chef-d’œuvre architectural qui donne à la fois son ouverture, son rythme et son sens à la place centrale et à l’espace urbain. Déjà Aalto témoignait de son esthétique rythmique dans la réalisation du centre institutionnel de Seinäjoki, ou plus encore dans celle du centre administratif culturel et cultuel de Jyväskylä, qui aurait pu constituer son œuvre maîtresse. Il articule dans cette église de la Croix l’espace du monde, l’espace culturel, l’espace de la personne dans un rythme esthétique qui les relie en les transmuant. Alvar Aalto a dessiné son église par rapport à l’hôtel de ville projeté au début du XXe siècle par Eero Saarinen. Il en a repris la brique et les motifs traditionnels, et a instauré le dialogue des institutions religieuse et politique. L’axe qui règle la mise en résonance de la façade de la croix avec le beffroi de l’hôtel de ville, centré sur la place du marché, s’interrompt sur l’abrupt de la façade en haut de l’emmarchement d’accès à l’église. Ce que l’église donne à voir est un mur de brique presque frontal deux fois plus large que haut. L’effet de fermeture est accentué par le fait que la porte en bronze, déportée à gauche de la façade, est au nu de la brique : donnée à voir mais pas imposée, elle n’accueille pas non plus. Elle a pour fonction de garder l’espace sacré intérieur.
11Vu depuis la montée vers l’église, le clocher apparaît comme éloigné alors que sa clarté le projette au premier plan. Le clocher est ici en tant que signal de l’église, forme en résonance avec le beffroi de l’hôtel de ville : tous deux pôles et signes dans le ciel de la ville.
12Fig. 1 : Coupe de la ville de Lahti : dialogue des institutions religieuse et politique (dessin : ©Michel Mangematin)
13Par ailleurs, il intervient comme nécessaire verticale dans l’équilibre de la masse de l’église : comme la croix elle-même, le clocher est chargé du sens transcendant propre à la verticalité. Témoignant de son appartenance à la terre, la superstructure du chevet à l’arrière de l’église prolonge la pente de la colline pour prendre son élan comme un tremplin entre la terre et le ciel en se projetant vers le clocher, faisceau de verticales tendues vers le haut, qui s’entremêlent au ciel et le relient à la terre. Par rapport à la façade, il est impossible de situer le clocher blanc dans son inapprochable proximité. Le blanc situé en arrière s’avance, l’ocre sombre du premier plan s’enfonce.
14Fig. 2 : L’église de la Croix à Lahti, par Alvar Aalto : façade et clocher (photographie : ©Michel Mangematin)
15Le clocher se compose selon une dominante verticale, la façade est à dominante horizontale. Il est subdivisé en minces surfaces et se découpe par des échancrures pour que le ciel le pénètre, la façade se présente comme massive. Il est ouvert, elle est fermée. La texture-matière du mur de briques s’affirme par sa lourde matérialité-frontalité, le lisse léger du clocher se perd dans le ciel : sans frontalité, et comme sans texture, ni matérialité. De béton clair, il s’élance avec légèreté dans le ciel alors que la façade de brique par sa matière et son horizontalité dominante, nous parle de la terre. Tous deux s’intègrent dans la tension d’une forme-rythme qui rassemble sans transition le terrestre et le céleste, le profane et le sacré. Dans un seul regard, la perception de la forme-rythme entre dans un jeu libre irréductible et immaîtrisable de tensions et de contrastes.
3. Instauration d’un lieu d’être
16Toute architecture et toute ville engagent intrinsèquement le champ existentiel, par des espacements et des formes qui sont autant d’événements rythmiques incarnés à chaque fois par ceux qui les habitent et les parcourent, comme par ceux qui les projettent et les bâtissent. Bien plus qu’une orientation dans l’espace géographique, le rythme est un repérage existentiel. Il suffit que dans l’espace de « l’être perdu », dans un espace géographique « sans prise, un rythme se produise, aussitôt il s’ordonne en lui-même : ce rythme, que nous ne percevons pas en face de nous, mais dans lequel nous sommes engagés, est principe et mouvement d’une reconnaissance qui met fin à l’être perdu »21. Le défi architectural est de parvenir à ménager de tels processus spatio-esthétiques qui donnent à habiter en configurant un monde. « Je me demande », s’interroge Henri Maldiney, « si la question de l’architecture n’est pas perpétuellement celle de l’ouverture, pas simplement de faire pénétrer le dehors dedans… mais ouverture en elle-même, par son rythme, un rythme ouvert »22. Maldiney avait clarifié ce point dans Ouvrir le rien. L’art nu : « De tous les arts, l’architecture est le plus directement concerné par la question de l’Ouvert puisqu’elle organise les échanges entre le dedans et le dehors. Mais dehors et dedans se définissent à partir de la notion d’abri, alors que l’architecture ne commence qu’avec l’instauration d’un lieu. L’Ouvert ne désigne pas l’espace libre en opposition à un espace clos. Il est le où d’une présence qui est à elle-même hors de soi, en suspens dans l’ouverture qu’elle existe en l’endurant. »23
17C’est en faisant advenir, entre sujet et objet, un événement rythmique, que l’œuvre d’art architecturale manifeste la portée existentielle et éthique de l’aisthesis qu’elle suscite. À la différence des autres arts, l’architecture à la fois stimule et répond à des fonctions, mais elle les charge d’une dimension qui amène l’œuvre au premier plan comme rencontre et éveil, mais aussi partage du sens24, mettant chacun en résonance avec le rythme propre à cette œuvre. Appréhender cette sphère d’expérience de l’œuvre ne peut se réduire à des questions d’usages qui feraient normes, ni à une culture savante, ni encore à de seules considérations esthétisantes qui négligeraient les situations habitantes. Ce qui est en jeu, c’est une explicitation de l’existence à l’épreuve d’un événement/avènement architectural qui résiste à toute signification close. En ce sens, l’architecture d’un édifice, de la ville ou d’autres formes d’établissements humains engage l’existence en termes de mesures « anexactes » (selon l’expression de Michaux), limites, espacements, consonances ou dissonances. Ainsi le philosophe Maldiney invite radicalement à une réorientation paradigmatique qui conduit à penser l’art architectural en tant que rythme existentiel, comme nous l’avons exploré dans l’analyse de l’église de la Croix d’Alvar Aaalto (Lahti, Finlande).
Notes
1 Voir à ce sujet Maldiney (H.), Regard Parole Espace, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973.
2 Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, traduction française par Suzanne Bachelard, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 215.
3 « Toute visée intentionnelle se dirige sur une objectité. Elle s’objecte le monde ou l’œuvre et par là refoule ou retranche le moment de la rencontre, qui est le moment de réalité. » (Maldiney (H.), Art et existence, Paris, Klincksieck, 1986, p. 30).
4 E. Straus (E.), Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie [1935], traduction française par G. Thines et J.-P. Legrand, Grenoble, J. Millon, 1989.
5 Merleau-Ponty (M.), Phénoménologie de la perception [1945], Paris, Gallimard, 2005.
6 Maldiney (H.), « Esquisse d’une phénoménologie de l’art », in L’art au regard de la phénoménologie, sous la direction de Escoubas (E.), Giner (B.), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1994, p. 220.
7 H. Maldiney, Ouvrir le rien. L’Art nu, La Versanne, Encre Marine, 2000.
8 Maldiney (H.), « La rencontre et le lieu », conférence du 26 mai 2001 à la Tourette, in Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, sous la direction de Younès (C.), Paris, Le Cerf, 2007, p. 179-180.
9 Maldiney (H.), Regard Parole Espace [voir note 1], p. 153.
10 Maldiney (H.), Art et existence [voir note 3], p. 27.
11 Maldiney (H.), L’art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’Act, 1993, p. 330.
12 Maldiney (H.), Regard Parole Espace [voir note 1], p. 153.
13 « Chaque apparence intériorise en soi l’une des deux modalités yin ou yang du procès cosmique qui se déploie à travers tout. Les aspects yin ou yang ne sont pas isolables en soi, ils n’existent qu’à se parfaire l’un l’autre. » (Maldiney (H.), Ouvrir le rien. L’art nu [voir note 7], p. 67).
14 « Le propre de l’art c’est d’ouvrir l’ouvert. Il est à sa pointe dans le "vide éclaté". Éclaircir cette éclaircie est aussi difficile que d’ "obscurcir cette obscurité" dont parle Lao Tseu. Mais ce n’est pas l’éclaircir que de dire comme lui : "Avec une motte de glaise on façonne un vase. Mais c’est le vide du vase qui en permet l’usage." Les plus hautes créations de la céramique chinoise montrent tout autre chose. Le vide qui est en elles ne fait pas l’usage : il les fait être. » (Maldiney (H.), L’art, l’éclair de l’être [voir note 11], p. 22). « Rien n’est plus fragile ni plus inchangeable que cette révélation dont l’instant ne saurait être préparé. La réceptivité est tout à coup requise et comblée par le renversement de notre rapport au fondement. Ce vide qui jusqu’ici paraissait un moment intervallaire, une faille dans la continuité de l’instant, s’inverse et s’ouvre à l’infini dans le vide éclaté. La déchirure du rien : unique éclair de l’être. » (Maldiney (H.), L’art, l’éclair de l’être, p. 23).
15 Maldiney (H.), « Esquisse d’une phénoménologie de l’art » [voir note 6], p. 202.
16 Maldiney reprend cette thématique développée par Heidegger notamment en rapport avec la « clairière » : « L’intuition originaire et son évidence demeurent confiées au règne d’abord de l’Ouvert et de sa clairière » (Heidegger (M.), Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 296).
17 Maldiney (H.), in H. Maldiney. Philosophie, art et existence [voir note 8], sous la direction de Younès (C.), p. 28.
18 Maldiney (H.), L’art, l’éclair de l’être [voir note 11], p. 316. Voir également la conférence de Maldiney, intitulée « Topos Logos Aisthesis », publiée in Le sens du lieu, sous la direction de Mangematin (M.), Nys (P.), Younès (C.), Bruxelles, Ousia, 1996, p. 13-34.
19 On se reportera aux entretiens menés dans le cadre des publications du Réseau PhilAU (Philosophie Architecture Urbain) : « En visite chez Henri Maldiney », in Chaos – Harmonie – Existence, sous la direction de Younès (C.), Mangematin (M.), Clermont-Ferrand, EACF, 1994 ; « Topos, logos, aisthèsis » [voir note 18] ; « À l’écoute de Henri Maldiney, à propos de corps et d’architecture », in L’architecture au corps, sous la direction de Mangematin (M.), Nys (P.), Younès (C.), Bruxelles, Ousia, 1997, p. 9-23 ; « Rencontre avec Henri Maldiney », in Maison, mégapole, sous la direction de Younès (C.), Paris, Éditions de la Passion, 1998, p.11-19 ; « Rencontre avec Henri Maldiney : Nature et Cité », in Ville contre-nature, sous la direction de Younès (C.), Paris, La Découverte, 1999, p. 11-28 ; « Rencontre avec Henri Maldiney : Éthique de l’architecture », in Éthique, architecture, urbain, sous la direction de Younès (C.), Paquot (T.), Paris, La Découverte, 2000, p. 13-23 ; « Rencontre avec Henri Maldiney : L’eau, la terre, l’air, le feu », in Philosophie, ville et architecture. La renaissance des quatre éléments, sous la direction de Younès (C.), Paquot (T.), Paris, La Découverte, 2002, p. 13-24 ; « Rencontre avec Henri Maldiney : Art, architecture, urbain », in Art et philosophie, ville et architecture, sous la direction de Younès (C.), Paris, La Découverte, 2003, p. 11-25.
20 Voir notamment Younès (C.), Mangematin (M.) : « Corps, mode d’habiter, rythme architectural », in L’architecture au corps [voir note 19], sous la direction de Mangematin (M.), Nys (P.), Younès (C.), p. 201-228.
21 Maldiney (H.), L’art, l’éclair de l’être [voir note 11], 181.
22 Sous la direction de Younès (C.), Henri Maldiney. Philosophie, art et existence [voir note 8], p. 192.
23 Maldiney (H.), Ouvrir le rien. L’art nu [voir note 7], p. 375.
24 Daniel Payot insiste dans « L’espace, partage du sens » sur « l’expérience, c'est-à-dire, bien sûr, l’ensemble des relations sociales que n’embrasse aucune figure unique, mais aussi ce qu’on pourrait appeler l’accueil, le partage et la distribution de sens que là aussi, aucune signification particulière, si forte soit-elle, n’épuise ni n’arrête » (in Le sens du lieu [voir note 18], sous la direction de Mangematin (M.), Nys (P.), Younès (C.), p. 78).
Pour citer cet article
A propos de : Chris Younès
École Spéciale d'Architecture