C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société -  Vol. 45 - 2022 

« L’objectivité en sciences humaines » ce vers quoi il faut tendre ? L’objectivité selon une historienne située, entretien avec Geneviève Warland

Camille Banse

 Après avoir obtenu un diplôme en histoire à l'UCLouvain (2019), Camille Banse poursuit sa formation avec un master de spécialisation en études de genre (2020). Tout en étant assistante à Université Saint-Louis – Bruxelles, elle entame un doctorat sous la copromotion de Jean-Pascal Gay (UCLouvain) et de Kaat Wils (KU Leuven). La recherche examine le cas d’organisations de jeunesse d’Action Catholique en tant que régulateurs et promoteurs d'une sexualité spécifiquement catholique. La thèse retrace les évolutions concrètes des sexualités dans un contexte ecclésial (1930-2000). La méthodologie intègre les dynamiques religieuses et les discours théologiques dans les évolutions de l'intimité et plaide pour une histoire religieuse des sexualités. Camille Banse est également chercheuse associée au CRHiDI et présidente de l'Association Belge d'Histoire Contemporaine, qui promeut la circulation des connaissances historiques en Belgique.

Emilie Colpaint

Diplômée (master) de l'Université libre de Bruxelles en langues et littérature anciennes orientation classiques (2014), Emilie Colpaint poursuit sa formation à l'UNamur avec un bachelier en droit (2021). Elle termine cette année un master en droit à l'UCLouvain. En parallèle, elle occupe un mandat d'assistante à l'Université Saint-Louis - Bruxelles pour le cours de Fondements romains et éléments d'histoire du droit privé. Dans ce cadre, elle travaille principalement sur la coutume en droit romain à la fin de la République, suivant une approche philologique au service de la science juridique. Emilie Colpaint est également membre du CRHiDI, du SIEJ et du CePri.

Camille Rutsaert

Diplômée d'un master en Histoire à l'UCLouvain (2019), Camille Rutsaert prépare un sujet de thèse, sous la co-tutelle de Gilles Lecuppre (UCLouvain) et d'Eric Bousmar (Université Saint-Louis - Bruxelles). Ses intérêts portent sur l'histoire politique et sociale, l'histoire du genre et des femmes, et l'histoire des principautés des Pays-Bas, à la fin du Moyen Âge. Elle oriente ainsi ses recherches sur la vie de femmes proches du pouvoir, dans les principautés des Pays-Bas aux alentours de la période des ducs de Bourgogne, telles Jeanne de Brabant, Marguerite de Mâle, Marguerite de Bourgogne, ou encore Jacqueline de Bavière. Afin de diversifier ses acquis et méthodes, elle a eu la chance de pratiquer l'histoire à Leuven (Belgique) et à Münster (Allemagne) dans le cadre de programmes erasmus. Elle est en outre assistante et chargée d'enseignement pour les facultés de Philosophie, lettres et sciences humaines et de Droit à l'Université Saint-Louis - Bruxelles.

Résumé

Docteure en histoire, licenciée en philosophie (maîtrise) et détentrice d’un master en Français Langue Etrangère, Geneviève Warland est professeure en historiographie et histoire publique à l’UCLouvain. Ses recherches en historiographie s’inscrivent dans la perspective transnationale des transferts culturels sur la période allant de 1870 jusqu’à l’entre-deux-guerres. Elles concernent, pour l’essentiel, les historiographies allemande, belge, française et néerlandaise. Les thématiques abordées portent essentiellement sur le rôle public de l’historien : l’historien comme intellectuel, l’impact des guerres sur son activité et sa compréhension de l’histoire, les représentations de la nation et de l’Europe, l’historien comme membre de réseaux et acteur de la collaboration scientifique. Ses recherches en histoire publique visent, quant à elles, à promouvoir la médiation des savoirs historiques en lien avec les nouveaux médias et supports virtuels. Le nouvel axe majeur dans ce cadre concerne l’élaboration d’une nouvelle histoire de Belgique en vue de son bicentenaire.

CB : Comment définiriez-vous le concept d’objectivité historienne ? Selon vous, celle-ci diffère-t-elle de l’objectivité en sciences humaines ?

1GW : Pour moi, l’objectivité en histoire et l’objectivité en sciences humaines ne diffèrent pas fondamentalement, puisqu’il s’agit toujours d’essayer d’atteindre une forme de vérité argumentative, sur la base de documents comme preuves. Je crois que ce qui est fondamental c’est la charge de la preuve, un concept qui émane des sciences juridiques. L’historien – comme le sociologue, l’anthropologue, le psychologue – a ce devoir de fournir des preuves de ce qu’il affirme. Il y a donc ici une similarité entre l’histoire et les autres sciences humaines. Mais il y a quand même une différence au niveau de l’approche parce qu’en histoire, on est davantage dans une perspective inductive. Cette démarche inductive se fait à partir des documents afin de mettre en évidence les éléments essentiels d’information, alors que dans d’autres sciences humaines – je pense notamment à la sociologie et à la psychologie –, les chercheurs partent d’hypothèses et vérifient leur conformité ou non-conformité par rapport à des échantillons de personnes via des enquêtes. On a là une procédure de vérification établissant la réfutabilité ou non des thèses émises qui vient des sciences naturelles et qui n’est pas du tout la démarche que l’on retrouve dans les sciences historiques. Et cela même si, aujourd’hui, on insiste en histoire sur l’importance de la problématique. Mais la problématique consiste à poser des questions et non pas à énoncer des thèses. Ce n’est pas la même chose. Dans la démarche par thèses/hypothèses, on est dans un registre d’affirmation, alors qu’au niveau de la problématique, on est dans un registre d’interrogation. C’est assez différent.

EC : Vous dites qu’il n’y a pas de différence fondamentale avec la charge de la preuve au niveau juridique, car cela consiste à atteindre une forme de vérité. En quoi parle-t-on d’objectivité historique ici en acceptant que cela ne soit pas une vérité juridique ?

2GW : Une vérité juridique, c’est par rapport à un texte de loi et par rapport à un ensemble de normes qui ont été édictées à un moment donné. La vérité historique est aussi une vérité relative puisqu’elle dépend de l’état des sources et de la lecture que l’historien fait de ces sources, mais elle ne se mesure pas par rapport à une norme. On reste toujours dans des vérités relatives, que ce soit en droit ou en histoire. Ce qui est important, c’est de fournir les preuves, en l’occurrence les documents (ou d’autres matériaux) que l’on a à sa disposition. On ne peut pas affirmer quelque chose en histoire sans avoir de traces. En leur absence, on peut éventuellement faire des propositions par analogie avec des cas similaires, proposer une thèse, formuler une hypothèse, mais bien entendu aussi indiquer que cela reste une supposition non basée sur des documents directs et que le raisonnement consiste en un raisonnement par analogie fondé sur des cas similaires dans d’autres temps ou espaces.

CB : En ce qui concerne cette vérité argumentative, qu’elle soit du registre de l’inductif ou de l’hypothèse vérifiée, est-elle validée par l’objectivité ? En d’autres mots, l’objectivité constitue-t-elle une condition de validité du savoir ?

3GW : Je pense que oui, parce que c’est toujours dans la méthodologie que l’on retrouve ce qui peut assurer la validité de certains savoirs. Cette méthodologie est basée sur la recherche de documents, de preuves. Elle se traduit aussi par une forme de distanciation et une recherche d’impartialité de l’historien dans la façon d’analyser ses sources. L’historien se met à distance. Il essaye de ne pas avoir un regard trop subjectif ou trop émotionnel quand il mobilise ses sources.

CB : Ces deux types d’objectivité constituent-elles un mécanisme réellement applicable dans la recherche scientifique, ou est-ce un idéal vers lequel le chercheur et la chercheuse doivent tendre ? Dans les faits, est-ce vraiment faisable ?

4GW : Alors, non. On ne peut pas être objectif à 100 % parce que l’historien est une personne située qui a des intérêts personnels de recherche et peut être influencé par un contexte. Mais c’est une position qu’il peut, dans sa recherche, également expliciter et mettre en avant. Il peut dire d’où il parle. Cela fait partie de l’ethos du travail scientifique que d’indiquer éventuellement ses propres limites, son cadre d’interprétation et de bien montrer les objectifs que l’on poursuit dans la recherche que l’on a entamée. Il y a ici, me semble-t-il, une forme d’objectivité relative, mais, malgré tout, l’objectivité reste un idéal vers lequel on tend en appliquant cette méthode rigoureuse qui passe par l’heuristique, la critique et l’interprétation des documents et autres traces du passé.

CB : Le statut d’historien impose-t-il de prendre position sur des sujets sociétaux, de grandes questions sociétales du passé et éventuellement du présent ?

5GW : Le positionnement de l’historien, à la fois par rapport aux questions sociétales du passé, comme à celles du futur, est une question axiologique, celle de l’attitude que l’historien peut avoir vis-à-vis des valeurs véhiculées à la fois dans les sociétés passées comme dans les sociétés présentes. Il me semble que par rapport au passé, le devoir de l’historien est de ne pas juger, parce que si on est dans une posture axiologique, on aura tendance à dire : « ça, c’est plutôt bien et ça, c’est plutôt mal ». Le premier devoir de l’historien est, au contraire, de faire ressurgir le passé et de décrire la société aussi dans ce qu’elle peut avoir de plus éloigné (par rapport à aujourd’hui), voire de plus cruel, mais de le faire d’abord sans juger. Et puis, le second devoir de l’historien, s’il veut se positionner par rapport aux sociétés passées, comme à celles du présent, c’est de montrer les écarts qui peuvent exister entre le passé et l’actuel. Par exemple, si je pense à la question de la situation sociale de la femme et de ses droits, on peut estimer que, dans les sociétés démocratiques libérales occidentales, la position de la femme est nettement plus égalitaire et favorable aujourd’hui qu’elle ne l’était dans ces mêmes sociétés dans les années soixante où le chef de famille était l’homme, ou dans les sociétés d’époques antérieures. Maintenant, on peut estimer que la femme a acquis des droits et que, sur le plan axiologique, nos sociétés démocratiques libérales occidentales octroient – je ne peux pas dire sont meilleures ou moins bonnes –, mais octroient des droits aux femmes que d’autres sociétés n’accordaient pas dans le passé et que des sociétés encore aujourd’hui n’accordent pas aux femmes. Donc, on peut estimer qu’au niveau du respect des droits des femmes – je pourrais faire le parallèle aussi avec les droits des homosexuels –, les sociétés occidentales sont meilleures, d’une certaine manière, que d’autres sociétés. C’est un message que l’historien peut, à mon sens, faire passer quand il étudie par exemple les rapports hommes-femmes dans d’autres contextes. C’est un message qui ne pourra toutefois pas être diffusé dans toutes les parties de son étude, mais dans l’introduction, dans la conclusion, cela pour bien marquer les écarts ; dans l’étude comme telle, il faut se remettre dans le contexte des relations sociales du passé sans les juger. Il faut vraiment bien marquer les différences de position et garder des limites dans sa façon de se positionner en tant qu’historien ou historiennes par rapport à certains éléments, comme le respect du droit des femmes. C’est difficile aussi de dire que les sociétés actuelles sont plus progressistes que les sociétés anciennes, notamment eu égard à la question du rapport entre l’homme et la nature : aujourd’hui, on a fortement entamé – et on continue à le faire – nos conditions de vie sur terre. De ce point de vue, les évolutions de la société industrielle qui est aussi notre société occidentale n’ont pas été porteuses de progrès à tous les niveaux. Bien sûr, ces évolutions fournissent un bien-être plus important aux humains, mais elles se font au détriment de toutes les autres espèces vivantes sur la planète Terre. On ne peut dès lors pas considérer l’évolution en général comme étant seulement le fruit du progrès.

CR : Vous parlez de présenter cette évolution en introduction et en conclusion d’un travail pour garder le contexte en dehors, mais qu’en est-il de l’éventuelle prise de position en dehors d’un travail scientifique ? Dans la presse et les médias, par exemple ?

6GW : En effet, ce que j’ai dit concerne un travail d’historien, tel que la publication d’une monographie. Dans les médias, il me semble que l’historien peut et doit aussi intervenir. Il le fait même parfois quand on ne le lui demande pas. D’abord au titre d’expert, parce qu’il connait bien un sujet spécifique : on a fait notamment appel à des historiens dans les procès de criminels de guerre pour la Seconde Guerre mondiale. Mais on fait aussi appel à des historiens militaires qui connaissent bien les questions balistiques. Ensuite, il y a un autre type d’intervention de l’historien dans l’espace médiatique qui est, je crois, important : celui d’éclaireur, de pédagogue. L’historien peut aider à comprendre des enjeux du monde contemporain, en se référant à des périodes antérieures. Il peut ainsi montrer les évolutions et rappeler des solutions qui ont eu leur utilité dans le passé et qui pourraient s’appliquer aujourd’hui. Sur un plan méthodologique, l’historien peut montrer l’importance de la critique des sources d’informations et de la méthodologie que l’on doit adopter quand on s’intéresse à un sujet : ne pas se limiter à une seule source, vérifier les sources… C’est le rôle que l’historien peut jouer comme pédagogue ou éclaireur dans l’espace médiatique.

CB : L’Histoire, au sens large, aurait-elle un rôle sociétal légèrement différent de celui de l’Historien ?

7GW : Il me semble que l’Histoire a le même rôle sociétal : montrer d’où je viens, qui je suis… Cela permet de voir où on se situe, de mesurer des évolutions positives comme des évolutions négatives. Le passé, donc l’Histoire, reste une forme d’étalon, et cela, je crois que c’est absolument indispensable : avoir des étalons ou des balises pour comprendre la société d’aujourd’hui. De manière positive quand on pense au droit des femmes ou au droit des LGBTQ+, mais négative quand on voit la façon dont on a artificialisé les espaces naturels et dont on épuise les ressources. C’est seulement avec la connaissance du passé, d’une Histoire récente ou sur une plus longue durée, que l’on peut arriver à bien cerner ces écarts et ces évolutions.

CB : On a parlé de positionnement axiologique et d’expertise. Comment faire face à des prises de position publiques dans le domaine de l’histoire par de personnalités qui ne disposent pas toujours d’une formation d’historien ? Je pense notamment aux reportages historiques au JT, à Secret d’Histoire ou à des chaines YouTube qui ont de plus en plus de succès et vulgarisent l’histoire, mais pas toujours avec un positionnement tout à fait neutre.

8GW : Alors, je vais d’abord répondre que – et cela était un des fils rouges dans les articles de ce C@hier – l’histoire est l’affaire de tous.

L’histoire, c’est l’affaire de tous. […] À mon avis, on ne peut pas interdire à des non-historiens de parler d’histoire ; certains le font très bien d’ailleurs.

9Et c’est clair qu’on ne peut pas considérer que seuls les historiens professionnels ont le droit de s’exprimer sur le passé. Il y a, en effet, dans les médias une série de personnes qui font de l’histoire publique : cette dénomination peut servir à couvrir l’ensemble des interventions médiatiques, que ce soit dans les journaux, sur YouTube, etc. Ces interventions sont parfois le fait de personnes qui ont été formées comme historiens, mais qui ne travaillent pas forcément au titre d’historiens professionnels, qui sont devenus des acteurs du secteur de l’audiovisuel, mais qui ont des formations d’historien à la base. Mais d’autres personnes n’ont pas cette formation. À mon avis, on ne peut pas interdire à des non-historiens de parler d’histoire ; certains le font très bien d’ailleurs. Si les interventions médiatiques peuvent présenter des qualités très variables de notre point de vue historien professionnel, c’est à nous de rectifier certains messages erronés. Enfin, à mon sens, l’historien professionnel doit aussi synthétiser ses recherches et contribuer, d’une part, avec des travaux scientifiques à une meilleure connaissance du passé et, d’autre part, à veiller à ce que les travaux scientifiques aient une plus grande résonnance dans l’espace public. Cela peut se faire via des synthèses ou via le contact direct avec les canaux de transmission que sont les historiens médiateurs ou les non-historiens médiateurs, toutes ces personnes qui travaillent à la diffusion de l’histoire. Le mieux est de collaborer parce qu’il est clair qu’en tant qu’historien universitaire, on ne sait pas être sur tous les fronts à la fois. On ne sait pas à la fois faire de la recherche universitaire de pointe et être sur tous les plateaux de télévision. Il y en a qui font ça très bien. Pascal Blanchard1 dans le 28 minutes d’Arte est très alerte et clair. Il y en a d’autres qui excellent en la matière, comme Patrick Boucheron2 pour qui c’est une seconde vie dans son métier d’historien, me semble-t-il. Mais alors, il y parfois une forme de jugement de la communauté des historiens professionnels qui se disent qu’ils ne font plus de recherche, mais seulement de la communication.

CB : Lancez-vous vraiment un appel à la collaboration ?

10GW : Oui, tout à fait. Je pense que le mieux c’est de collaborer. Absolument. Et de faire connaitre des travaux de pointe : dans ces milieux, certaines personnes sont intéressées de lire les monographies des historiens, mais voilà, on ne peut pas toujours tout lire ou tout comprendre. En effet, je crois qu’une collaboration est souhaitable.

CB : Avez-vous vu une évolution au fil des dernières années par rapport à ce rôle de l’historien ?

11GW : Oui. C’est vrai qu’aujourd’hui on attend plus que les historiens professionnels universitaires participent au débat public. C’est d’ailleurs une forme d’injonction dans tous les programmes de recherche comme aussi dans les cahiers de charge à l’université. On appelle cela le « service à la société », et cela, c’est un élément qui, quand moi j’ai commencé comme assistante, n’apparaissait pas directement. Ce « service à la société » consiste justement à jouer un rôle d’historien public. On constate une évolution d’une science historique qui était essentiellement une science critique, une science dirigée vers la spécialisation, à la fois par la recherche et l’enseignement, vers une science historique qui est plus une science d’orientation, une science plus communicative. C’est une évolution que l’on peut retrouver entre les années 1990 et les années 2020. Ceci dit, l’histoire comme science de communication et d’orientation – et notamment comme discipline contribuant à la constitution d’identités, notamment nationales – était vraiment un des aspects fondamentaux du devoir de l’historien au 19e siècle3. Les historiens qui ont fondé l’histoire comme discipline scientifique n’ont pas abandonné pour autant son rôle civique. Ici, je pense à l’Histoire de Belgique de Henri Pirenne4. Mais on a aussi eu une nouvelle histoire nationale publiée par des historiens académiques pour le 175e anniversaire de la Belgique dans les années 2000, dont le rôle n’était pas fondamentalement différent.

CB : Dans ce cadre, pourriez-vous nous expliquer comment vous vous positionnez dans vos recherches ? Peut-être dans un premier temps en expliquant votre parcours scientifique et académique ; peut-on refaire le fil de votre carrière ?

12GW : Alors, c’est vrai que j’ai plutôt un parcours atypique. J’ai une double formation, à la fois comme historienne et comme philosophe, ayant commencé par l’histoire aux Facultés universitaires Saint-Louis – comme on les nommait à l’époque – et puis continué sur la philosophie avec une candidature unique en philosophie à l’Université Catholique de Louvain et puis les licences – comme on disait aussi à l’époque – en philosophie pour terminer ensuite mes licences en histoire dans cette même université. Donc en 1990, j’avais mes deux diplômes : j’avais 25 ans et également accompli deux années d’assistanat en philosophie. C’est un parcours qui m’a permis d’avoir une autre approche du travail de l’historien puisque dans mon mémoire en histoire5, j’ai analysé les conceptions de la nation chez Henri Pirenne. Je me suis inspirée de l’œuvre de Paul Ricœur ; j’ai utilisé quelques concepts ricœuriens, comme la narrativité, la préfiguration, la configuration, la refiguration. Mais j’ai utilisé aussi d’autres cadres théoriques, plutôt de philosophes ou de linguistes de l’époque, pour travailler sur l’énonciation de l’historien et dégager le type de causalité dans les explications données par Henri Pirenne. Mais j’ai aussi travaillé dans les archives de cet historien, et n’ai pas seulement fait de l’analyse de textes. Ensuite, mon parcours s’est plutôt tourné vers la didactique du français. J’ai suivi une formation en Français Langue Étrangère (FLE) et entamé un parcours où j’ai exercé une activité d’enseignante de FLE, couplée à des traductions de textes scientifiques en philosophie, histoire, droit (parce qu’à un moment donné, j’ai travaillé au centre de philosophie du droit à Louvain). Mon parcours a continué avec une thèse de doctorat que j’ai entamée sur le tard, vers la fin de la trentaine. Une thèse sur huit années : j’étais à 75 % à Saint-Louis, toujours avec beaucoup de charges de cours en philosophie et en FLE. Pour la thèse de doctorat, j’avais une double approche, à la fois d’historienne et de philosophe, sur l’analyse de la construction des identités nationales par les historiens et de la déconstruction des identités nationales par deux philosophes, cela dans une perspective transnationale. On est dans du « trans »-national, dans la « construction/déconstruction », dans du « post »-national et dans du national. Je suis ensuite arrivée à l’UCLouvain via une charge de professeure invitée pour des cours bien spécifiques d’historiographie, d’épistémologie et de communication scientifique en histoire. Mon trajet de recherche se situe essentiellement en historiographie avec l’étude des rapports entre les historiens européens de pays limitrophes (Belgique, France, Pays-Bas, Allemagne), et aussi l’étude des réceptions, perceptions, de la façon dont les historiens participent à la construction d’identités, et aussi à l’établissement de valeurs citoyennes. On est là justement dans l’historien au service de la société.

CB : D’autant plus que vous avez beaucoup voyagé dans vos affiliations institutionnelles ?

13GW : Oui, tout à fait. J’étais assistante ici en Belgique d’abord à Louvain, et plus tard à Saint-Louis ; puis je suis devenue maître de langues à l’université de Brême. J’ai été chargée de cours invitée à l’université de Francfort ; j’ai également été assistante à l’université d’Aix-la-Chapelle. Ce parcours se situe essentiellement entre la Belgique et l’Allemagne, dans différentes universités. J’ai réalisé un séjour de recherche au C2dH au Luxembourg et aussi en Allemagne, à Mayence, à l’institut d’histoire européenne. J’ai enseigné dans des institutions françaises en Allemagne, comme l’Institut Français, mais je n’ai pas été ni vacataire, ni « maître de conf’ » en France.

CB : Cet aspect interdisciplinaire et international a-t-il eu une influence par rapport aux thématiques ou aux méthodologies que vous choisissez ?

14GW : Oui, la mobilité est indispensable. Cela m’a permis de réfléchir sur ce qui est véritablement national. C’est vrai que, quand on est en Allemagne, on ne voit pas la Belgique de la même manière que si on a toujours habité en Belgique. C’est aussi ce phénomène d’écart qui permet de mieux cerner les spécificités que l’on peut reconnaître dans un pays en observant le pays de la manière dont les autres, par exemple les Allemands, perçoivent la France ou la Belgique – j’ai beaucoup travaillé sur des thématiques françaises. C’est tout à fait intéressant et interpellant. Et la mobilité a été un atout par les apprentissages qu’elle fournit, notamment ceux d’autres langues. Je n’aurais jamais pu travailler sur des historiens allemands et approcher l’historiographie allemande si je n’avais pas vécu aussi longtemps en Allemagne : la langue n’est plus un obstacle pour moi. En dehors de la langue, étant insérée dans un système universitaire allemand, je comprenais aussi comment ce système fonctionnait. Vu de l’extérieur, ce n’est pas facile. J’ai éprouvé cette difficulté quand j’ai étudié un historien hollandais. Le système hollandais est différent de la Belgique, de la France ou de l’Allemagne, et je n’en suis pas familière.

CB : Cela vous permet-il de subjectiviser le regard ?

15GW : Oui, cela permet de subjectiviser mais cela permet aussi de comprendre, en interne, comment un système fonctionne. Donc, cela permet aussi d’avoir un regard objectif sur ce système et de le comprendre comme seul quelqu’un qui en est l’utilisateur peut le comprendre. J’étais utilisatrice du système allemand et pas seulement observatrice. En faisant partie du système, on le comprend mieux que si on en est externe.

CB : Si on en fait partie, peut-on être objectif par rapport à ce système ?

16GW : Ah oui ! Je pense que oui, parce que d’abord, si on veut rester dans une posture scientifique, il faut toujours garder une certaine distance par rapport à l’objet qu’on analyse, et puis parce que, quand on voyage entre plusieurs univers mentaux, culturels ou systémiques, on acquiert différents regards, internes et externes. On est toujours, à la fois le même et l’autre, pour reprendre « Soi-même comme un autre »6 de Ricœur, et cela, parce qu’on a ces éclairages qui viennent de l’expérience qu’on a faite dans les autres systèmes.

CB : Souhaitez-vous ajouter quelque chose par rapport à votre positionnement sur l’objectivité dans vos propres recherches ?

17GW : Oui. C’est toujours dans la façon dont j’explicite ma démarche, les concepts que j’utilise, le corpus des sources que je mobilise que s’exprime ma recherche d’objectivité. Autrement dit, je fonctionne de manière argumentative et argumentée avec des sources qui restent toujours des traces du passé. Ces traces offrent une vue, mais pas nécessairement une vue complète.

CR : Votre parcours est traversé par une interdisciplinarité. Au niveau de la méthode des historiens, avez-vous pu observer de grandes disparités ? Éventuellement des incompatibilités ou des complémentarités, notamment au sujet de l’objectivité ?

18GW : Là, je vais dire que sur le plan méthodologique dans la recherche, je n’ai pas vu de différences majeures entre la façon de travailler comme historien en Allemagne, en France ou en Belgique. C’est plutôt dans les formes d’enseignement qu’il y a de grosses différences. Mais, si on s’en tient à la recherche, il y aurait peut-être quand même une plus grande sensibilité en Allemagne – cela vaut aussi en France pour ceux qui ont travaillé dans l’entourage de Bourdieu, je pense à Christophe Charle7 ou à Paul Veyne8 – à l’usage des concepts en histoire, à les prendre comme des outils heuristiques pour décrire des réalités passées. Cela s’explique en Allemagne du fait que, sur le plan de la formation des historiens, ils ont depuis des dizaines d’années, la possibilité de suivre à la fois un cursus conjoint d’historien et de philosophe. Cette association entre histoire et philosophie n’est pas la combinaison de matières la plus courante – beaucoup d’historiens ont une formation de germanistes –, mais elle est relativement fréquente. Cela a un impact sur la façon de travailler et la façon de rédiger des historiens allemands. C’est une combinaison que j’ai faite en Belgique, mais je pense que j’étais à peu près la seule à mon époque. Grâce à cela, j’ai développé un regard un peu différent et plus philosophique, et aussi un regard plus systématique, qui peut donner des cadres d’interprétation du passé. Pirenne le voyait déjà avec les historiens allemands spécialistes de l’histoire économique et sociale qu’il lisait. Il indiquait combien ils étaient théoriques et avaient le sens des systématisations, notamment pour catégoriser les types de villes. Lui-même a été influencé par eux. Moi, je le vois en historiographie quand je m’appuie sur la matrice disciplinaire de Jörn Rüsen9. Il y a vraiment une volonté plus marquée chez les historiens allemands de davantage systématiser les champs de la réalité culturelle, sociale et économique.

CR : Cela a-t-il un impact sur l’objectivité ?

19GW : Cela n’a pas d’impact ni négatif ni positif, mais cela permet de mieux percevoir une réalité. Cela ne la rend pas moins objective ; au contraire, cela pourrait même avoir un impact de plus grande objectivité si on estime que ces cadres sont pertinents et qu’ils sont repris par d’autres. Mais cela oriente la réalité et la découpe dans des cadres bien spécifiques. Cette façon, par exemple, de considérer la construction des villes comme étant le fait de bourgeois qui se sont installés à côté des châteaux, c’est un cadre d’explication. C’est bien sûr un point de vue qui émane d’un historien en particulier, partagé ou non, validé ou non par la communauté des historiens. Donc, on a toujours ce contrôle, cette validation par les pairs. Elle contribue à accroître le caractère d’objectivité du discours que l’on tient sur le passé. Cette validation se fait évidemment par la communauté des pairs, donc les historiens et historiennes de la même époque, même s’ils sont peut-être de générations différentes ; et elle peut être soit invalidée, soit au contraire reprise par les générations futures. Il y a plusieurs modèles possibles.

CB : Dans votre parcours, vous avez donné un cours d’historiographie à l’UCLouvain. Y abordez-vous l’objectivité en tant que telle ? Cette notion est-elle dispensée tout au long des cours aux étudiantes et étudiantes ?

20GW : Dans les cours d’historiographie, je n’aborde pas la notion d’objectivité en elle-même. Je l’ai fait à plusieurs reprises dans le cours d’épistémologie pour montrer comment ce concept a été conçu, interprété à différentes périodes de l’histoire de l’historiographie, notamment dans les débats scientistes. Dans le cours d’historiographie, j’aborde l’objectivité à travers la méthode, et là, j’insiste sur les différentes méthodologies mises en place par les historiens. Je la présente aussi à travers l’heuristique et l’usage des sources pour montrer que l’objectivité au Moyen Âge, c’est l’autorité, alors que par la suite, elle repose plutôt sur l’authenticité des documents et leur analyse. Dans les cours d’historiographie, il n’y a pas une section à part sur l’objectivité historique ; elle apparait dans différentes sections sur les sources et sur la méthode.

CB : Dans le cours d’épistémologie, votre positionnement par rapport à cette question en filigrane a-t-il évolué dans le cadre de votre enseignement ? Est-ce la conséquence des évolutions de la démarche scientifique ou des questions d’actualité ?

21GW : Oui, bien sûr qu’on suit les évolutions du discours scientifique. Malgré tout, par rapport à la question de l’objectivité, il y a un positionnement de l’historien qui est resté le même depuis le 19e siècle. Mais les termes ne sont pas nécessairement tout à fait identiques. Si je pense à Henri Pirenne qui est le premier grand historien scientifique belge, il disait que toute histoire est subjective. Même s’il tendait à faire de l’histoire une science, il reconnaissait que chaque historien a son propre point de vue et que ce point de vue marque son œuvre. C’est une affirmation que l’on retrouve chez les autres historiens de l’époque. Ce n’étaient pas des scientistes pur jus. Ils étaient vraiment conscients des limites de la science historique en termes de rapport à l’objectivité.

CB : Pour conclure, l’objectivité en sciences humaines est-elle un idéal régulateur ?

22GW : Oui, absolument. C’est un idéal régulateur, tout à fait. Un principe régulateur. C’est ce vers quoi il faut tendre, mais on sait que chacun a ses propres limites de connaissance, de compétences. De plus, l’état des sources fait que le passé appartient au passé. On ne peut pas le faire ressurgir totalement tel qu’il était.

C’est clair, [l’objectivité] est un idéal régulateur […]. C’est ce vers quoi il faut tendre, mais on sait que chacun a aussi ses propres limites […] De plus, l’état des sources fait que le passé appartient au passé.

Notes

1 Pascal Blanchard est historien, et chercheur au CNRS dans le laboratoire communication et politique. Spécialisé dans le fait colonial et la migration en France, il est partisan d’un engagement sociétal pour les intellectuels qu’il pratique lui-même par des interventions dans des émissions de télévision et des podcasts.

2 Patrick Boucheron est historien du Moyen Âge, spécialisé dans l’histoire urbaine et monumentale d’Italie. Depuis la deuxième décennie du 20e siècle, il se consacre davantage à des activités de diffusion de la recherche historique auprès du grand public grâce à des conférences, spectacles, festivals, tournées, etc. Il a été élu au Collège de France en 2015 et y donne depuis chaque année un cours.

3 Voir G. Warland, Towards Professional History in Belgium and France : ‘l’école de la méthode’ and ‘l’école de la citoyenneté’, dans Hum-Leidschrift, t. 25, 2010, n° 1, p. 33‑53.

4 H. Pirenne, Histoire de Belgique, 7 vol., 1e édition, Bruxelles, Maurice Lamertin, 1900-1932.

5 G. Warland, Henri Pirenne et la nation belge: pour une lecture herméneutique de l’histoire, mémoire de Licence en histoire, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 1990.

6 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1996 (Points, Essais, 330).

7 Christophe Charle est historien contemporanéiste spécialisé dans l’histoire des intellectuels, des écrivains, du théâtre et de la presse, le tout dans une approche comparée. Il est professeur émérite à l’université Panthéon-Sorbonne et a été membre senior de l’institution universitaire de France. Il a été décoré de l’ordre national du Mérite.

8 Paul Veyne, décédé le 29 septembre 2022, était historien de l’Antiquité spécialisé dans l’Empire romain sur lequel porta sa thèse de doctorat. Ancien élève de l’École normale supérieure, il a aussi été membre de l’École française de Rome et du Collège de France. Il publia de nombreux ouvrages pour promouvoir une nouvelle écriture de l’histoire.

9  Jörn Rüssen est historien spécialisé dans l’historiographie à travers des recherches sur la méthodes et la théorie de la science historique, des analyses de l’histoire des pensées des historiens et de la didactique de l’histoire. Après avoir été professeur d’histoire et directeur d’instituts de Sciences humaines dans plusieurs universités allemandes, il a été élu a l’Academia Europaea. Il est particulièrement reconnu pour la théorisation de ses concepts de disziplinären Matrix et Geschichtskultur.

Pour citer cet article

Camille Banse, Emilie Colpaint & Camille Rutsaert, «« L’objectivité en sciences humaines » ce vers quoi il faut tendre ? L’objectivité selon une historienne située, entretien avec Geneviève Warland», C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société [En ligne], Vol. 45 - 2022, URL : https://popups.uliege.be/1370-2262/index.php?id=1543.