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Pierre Bodineau

Entre respect de la religion et ordre public : les obsèques des gens de théâtre au XIXe siècle

(Vol. 43 - 2021)
Article
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Résumé

Longtemps, l'Eglise catholique refuse l'inhumation des comédiens en terre consacrée. Le Concordat et ses textes d'application n'ont pas réglé la question, comme le montre la mort de Mademoiselle Chameroy. Mais après la Restauration, l'opinion publique n'accepte plus les refus d'accueillir dans une église les corps d'illustres gens de théâtre comme Mademoiselle Raucourt ou l'acteur Philippe ; ces obsèques refusées se transforment alors en vastes manifestations populaires, même si l'Etat constate « qu'on ne peut forcer les portes du temple ».

Index de mots-clés : Refus de sépulture, Gens de théâtre, Curés

Abstract

The Roman Catholic Church has long refused the inhumation of actors and actresses in holy ground. In France, the 1804 Concordate and the subsequent measures of application did not end this issue, as the death of Miss Cameroy shows. But after the Restoration, public opinion would not tolerate any more the refusal of receiving in church the bodies of theatre celebrities, such as Miss Raucourt or the actor Philippe. By then, those rebuked religious funerals will turn into popular demonstrations of massive support towards the deceased, even if the public authorities stated that “one can not force the doors of the temple”.


1. Introduction

1Sous l’Ancien Régime, alors que le catholicisme est religion d’État, les relations entre le monde du théâtre et l’Église de Sa Majesté très chrétienne n’ont jamais été simples : en 1687, le Roi a intimé l’ordre aux comédiens de la troupe de Molière de quitter l’Hôtel Guénégaud dont la proximité indisposait le clergé voisin. Et pourtant, cette hostilité n’avait pas empêché les comédiens de faire célébrer en 1762 un service funèbre pour le repos de l’âme de Crébillon, auteur dijonnais de tragédie, sans tenir compte du risque d’excommunication qui frappait à leurs décès les gens de théâtre, surtout les comédiens1.

2Bossuet, qui avait applaudi Le Cid dans sa jeunesse, avouait en 1696 n’avoir jamais vu aucune comédie ni de Molière ni d’autres auteurs et critiquait le rire, car Jésus n’avait jamais ri de sa vie2 ! On sait qu’il fallut l’intervention d’Armande Béjart auprès du roi Louis XIV pour obtenir de l’archevêque de Paris des funérailles de nuit et une sépulture en terre chrétienne pour son père Molière. Boileau évoquera cet épisode dans ces quelques vers de son Épitre À Racine : « Avant qu’un peu de terre obtenu par prière/Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière ». Les jansénistes ne considéraient-ils pas de leur côté que « Tous les divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne, mais, entre tous ceux que le monde a inventés, il n’y en a pas qui ne soit plus à craindre que la comédie » et que le spectacle était « plus dangereux que la lecture… l’air même que l’on y respire est plus malin », ou encore que « la représentation des passions agréables porte naturellement au pêché ? »3. Le Tartuffe de Molière choqua l’archevêque de Paris, qui obtint l’interdiction de jouer la pièce en public, et le curé Roullé réclama le bûcher pour son auteur !

3Les musiciens paraissent avoir été mieux considérés que les comédiens, probablement parce qu’ils participent par leurs œuvres sacrées, à la gloire de Dieu et de l’Église. Aussi Voltaire pourra-t-il écrire, dans une lettre à Le Clerc du 9 octobre 1764, après la mort du grand musicien Jean-Philippe Rameau : « on dit que tous les musiciens ont été à l’enterrement de Rameau et qu’ils ont fait chanter un très beau De profondes » (en l’église Saint Eustache de Paris). Les comédiens n’ont souvent pas droit à de telles cérémonies !

4En 1730, le sort de la célèbre actrice Adrienne Lecouvreur (1692-1730), amie personnelle de Voltaire et interprète prestigieuse à la Comédie Française de Corneille, Racine et Voltaire, avait suscité l’indignation du monde des arts et de lettres ; les prêtres de Saint-Sulpice ayant refusé sa sépulture dans leur cimetière, elle fut enterrée « comme un chien » dans un terrain vague sur les rives de la Seine ; elle avait pourtant légué par testament la somme de mille livres à la paroisse. Cela n’empêcha pas que son cadavre soit placé dans un fiacre par un lieutenant de police et inhumé sans cérémonie par un portefaix, sans qu’aucune dalle ne signale le lieu où reposait l’une des plus illustres actrices du siècle4.

5Le transfert des cimetières hors des villes, décidé par les Parlements et les autorités ecclésiastiques, ne devait pas modifier en profondeur cette situation5. Il fallut attendre la Révolution et la rédaction du Concordat pour proposer le moyen de contourner les décisions arbitraires de certains prêtres, sans véritablement régler le problème, en dépit des changements politiques et sociaux.

2. Le refus de sépulture religieuse aux gens du théâtre : des textes qui ne résolvent pas toutes les difficultés

6La négociation de l’accord du Concordat en 1801 a été suivie de la publication de plusieurs textes d’application, notamment la loi sur l’organisation des cultes du 18 germinal an X (8 avril 1802), forte de 77 articles qui ne réglaient pourtant pas tous les conflits possibles entre le clergé et l’autorité publique.

7La convention du 23 fructidor an IX (10 septembre 1801) affirmait simplement que le culte catholique « devait se conformer aux règlements de police que le Gouvernement jugera nécessaires pour la tranquillité publique » (art. 1). En cas d’abus de la part de « supérieurs et autres personnes ecclésiastiques », il pouvait y avoir recours au Conseil d’État, notamment en cas de contravention aux lois et règlements de la République et toute entreprise qui dans l’exercice du culte peut compromettre l’honneur des citoyens, troubler arbitrairement leur conscience, dégénérer contre eux en oppression ou en injure ou en scandale public, c’est-à-dire un appel comme d’abus6.

8Un évènement va pourtant provoquer une vive réaction du Premier Consul : en octobre 1802, le curé de Saint-Roch Marduel refuse d’accueillir dans son église le corps de Mademoiselle Chameroy, célèbre actrice de l’Opéra ; une femme de théâtre ne saurait être reçue dans la maison du Seigneur ; le cercueil est accepté dans la chapelle des Filles de Saint-Thomas voisine, et porté ensuite par une foule importante jusqu’au cimetière Montmartre.

9Napoléon Bonaparte écrit alors le 22 vendémiaire an XI (1803) au « citoyen Bigot Préameneu, président de la section de législation du Conseil d’État »7 ; « En plusieurs endroits, les prêtres : 1) interdisent la sépulture en terre sainte arbitrairement ; 2) interdisent l’église arbitrairement. Il est convenable qu’un arrêté du Conseil d’État détermine la marche que les préfets, les tribunaux et les intéressés doivent suivre ».

10Il faut également s’occuper d’une mesure particulière pour le curé de Saint-Roch : « l’archevêque devra le priver de trois mois de traitement afin qu’il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier même pour ses ennemis (…) et que ces pratiques conservées par quelques rituels et qui, nées dans des temps d’ignorance ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leurs niaiseries, ont été proscrites par le Concordat et la loi du 18 germinal an XI » (Le Moniteur, 21 novembre 1802).

11Plusieurs projets de règlement sur les sépultures sont rédigés en date du 29 prairial an XI (première rédaction), puis du 12 prairial an XII (seconde rédaction). Ce dernier visait à résoudre d’éventuelles difficultés lors des inhumations, en attribuant leur surveillance à l’autorité municipale. L’article 18 dispose que les cérémonies auront lieu « selon les désirs des familles qui pourront en régler les dépenses selon leurs moyens et facultés, mais hors l’intérieur des églises et des lieux de sépulture ». Quant à l’article 19, il prévoit que « lorsque le ministre d’un culte, sous quelque prétexte que ce soit, se permettra de refuser son ministère pour l’inhumation d’un corps, l’autorité civile, soit d’office, soit sur la réquisition de la famille, commettra un autre ministre du Culte pour remplir ces fonctions ; dans tous les cas, l’autorité civile est chargée de faire porter, présenter, déposer et inhumer les corps ». Mais on constatera que ce texte, pourtant précis, ne répondra pas à toutes les situations, surtout quand le catholicisme retrouvera sa position prédominante après la chute de l’Empire.

12En 1809 encore, l’Empereur doit écrire, depuis les environs de Munich où il est en campagne, à Bigot, devenu ministre des Cultes. Le Comte Bigot de Préameneu (1747-1825), conseiller d’État en 1801, président de la section de législation, qui fut d’un des rédacteurs du Code civil, avait en effet remplacé Portalis en 1808 dans ce ministère délicat. La lettre, datée du 21 octobre 1809, est expéditive : « le nommé Deslandes, vicaire de Conches, département de l’Orne, doit être chassé de sa place (après un refus d’enterrement). Faites en nommer un autre », preuve que le problème n’a pas été réglé8. Le 8 avril 1815, une nouvelle lettre de l’Empereur signale à Bigot le curé du Petit Givet, nommé Raimbaud : « extrêmement dangereux ; il a du talent et beaucoup de haine. Faites-le destituer sur le champ, et faites-y nommer un bon curé ». En mai 1815, ce seraient les curés de Meudon et Saint-Cloud qui seront remplacés par « deux bons ecclésiastiques »… pour des motifs politiques essentiellement et sur des rapports de police de Fouché.

13La Restauration et le retour de l’union du trône et de l’autel devaient entrainer de nouveaux refus d’obsèques religieuses de la part de prêtres désireux de prendre leur revanche, contraignant, par leur intolérance, les représentants de l’État à proposer d’autres réponses à une opinion qui acceptait de moins en moins certains comportements ecclésiastiques.

3. La Restauration : un contexte plus conflictuel

14Comme l’écrit Berthier de Sauvigny, dans le sillage du retour des Bourbons, certains membres du clergé « dans cette œuvre de reconquête, déployaient l’ardeur fanatique des faibles qui sentent leur pouvoir mal assuré ». Mais la société n’accepte plus les prétentions de l’Église ; l’anticléricalisme s’est développé dans une partie de la population9. Comme le montrent les refus de certaines personnalités libérales d’une « sépulture ecclésiastique », volontaires ceux-là. Parfois, « c’était une bonne fortune lorsque quelqu’un meurt sans avoir reçu les derniers sacrements : on le portait parfois au cimetière sans passer par l’église en cortège triomphal »10. Mais on ne supporte pas davantage le refus de certains curés de respecter la volonté des défunts lorsqu’ils souhaitent des obsèques religieuses, surtout quand les victimes de ces comportements intolérants sont des acteurs de théâtre, souvent connus et populaires.

15Le 28 juillet 1815, le curé de Saint-Roch — encore lui ! — refuse les funérailles religieuses à Mademoiselle Raucourt, sa paroissienne et bienfaitrice de la paroisse, aux motifs qu’elle était actrice et, circonstance aggravante, bonapartiste. Melle Raucourt avait notamment cherché à développer le théâtre français dans le royaume d’Italie sur le mode de la Comédie Française, afin de « faciliter les relations entre les deux peuples et propager la langue française », à la satisfaction de l’Empereur. Ce refus entraine une véritable émeute, la foule porte le corps de l’actrice jusqu’au cimetière du Père-Lachaise11. On entend crier « les prêtres à la lanterne ! ». Balzac se souviendra de cet épisode, lorsqu’il évoque dans Ferragus la recherche de la tombe de Mme Jules : « Elle est allée numéro 4, entre Mademoiselle Raucourt de la Comédie Française et un fort boucher, pour lequel il y a un tombeau de marbre blanc de commandé »12, explique le gardien à ceux qui recherchent sa tombe.

16L’avènement de Charles X, marqué par un regain d’influence de l’Église (loi sur les congrégations, loi du sacrilège), fut suivi d’un retour des incidents consécutifs aux refus d’obsèques religieuses, notamment aux gens de théâtre. Un mois après l’avènement du Roi mourut l’acteur Philippe qui jouait souvent les héros du drame romantique. Alexandre Dumas dit de lui que « sa mort fit presque autant de bruit que sa vie »13, avant de décrire l’évènement dans ses Mémoires : « Le 18 octobre [1824], on présenta son corps à l’église Saint-Laurent sa paroisse, mais le clergé refusa de le recevoir. On tira le cercueil du corbillard ; six artistes des différents théâtres de Paris le portèrent sur leurs épaules, et suivis de plus de 3 000 personnes, s’acheminèrent vers les Tuileries… On voulait déposer la bière dans la cour du château, demander justice ». Le cortège suivait le boulevard… lorsqu’un escadron de gendarmes, débouchant au galop et sabre à la main, barra le boulevard. Cinq députés sont alors désignés pour réclamer « pour le corps du pauvre Philippe, les prières de l’Église et la sépulture chrétienne ». Le roi refuse de les recevoir et les renvoie à M. de Corbières, ministre de l’Intérieur. Celui-ci, « fort brutal de sa nature, répondit rudement que le clergé avait ses lois, qu’il ne lui était pas permis de transgresser, bien qu’il fut chargé de la police du royaume. Les cinq députés rapportèrent cette réponse aux 3 000 Parisiens campés sur les boulevards, autour du cercueil qui réclamait la sépulture : les porteurs reprirent alors le corps sur leurs épaules, et continuèrent avec lui le chemin du Père-Lachaise ». Et Dumas de conclure : « qui dit qu’un des nuages qui occasionnèrent la tempête du 27 juillet 1830 ne s’était pas formé le 18 octobre 1824 » !

17Deux ans plus tard, c’est le tragédien Talma qui disparait. Il était une des gloires de la Comédie Française, admiré par Napoléon. Dumas se contente de noter : « Lorsque Garrick mourut, quatre pairs d’Angleterre tinrent à l’honneur de porter les quatre coins du drap mortuaire, et d’accompagner [l’acteur] jusqu’au milieu des tombes royales où il repose. Cent-mille personnes accompagnèrent le cercueil de Talma, mais pas une des hautes autorités de l’État n’assista à ses funérailles »14 ; funérailles sans religion !

4. À la recherche d’une solution équilibrée après 1830

18Avec la Monarchie de Juillet, le climat général change, mais pas totalement, comme le montre en 1847 la mort d’une autre actrice célèbre, mademoiselle Mars, interprète exceptionnelle des drames de Victor Hugo15. Certes, l’Église est présente aux obsèques, mais dans ses Choses vues, Victor Hugo note, alors que dix-mille personnes ont assisté à l’enterrement à la Madeleine : « au cimetière, on a remarqué que les prêtres sont remontés dans leur voiture pendant les discours pour ne pas entendre l’éloge d’une comédienne »16. Ainsi, ni le législateur ni le juge ne sont parvenus à clarifier l’interprétation des textes sur les problèmes que posent « les cas de sépultures ecclésiastiques », selon l’étrange formule utilisée par l’administration.

19C’est le ministre de l’Intérieur de Louis-Philippe, Duchâtel, qui doit ouvrir une concertation avec le ministre de la Justice et des Cultes sur le problème17. Ce dernier s’étonne en effet, dans sa circulaire du 16 juin 1847, d’une « interprétation fausse et abusive donnée dans un chef-lieu de département de l’article 19 du décret du 23 prairial an XII ». En effet, « il peut arriver que les cérémonies auxquelles les ministres du Culte seuls ont le droit de présider fassent défaut aux funérailles ; il peut aussi arriver, il doit arriver dans certains cas que les cérémonies soient restreintes dans l’enceinte même des temples et lieux de sépulture ». Mais le service des inhumations ne peut souffrir dans aucun cas, c’est pour cela que, quoi qu’il advienne, l’autorité civile est chargée de faire porter, présenter et inhumer le corps. Mais le ministre nuance aussitôt son propos :

Le décret a bien garde de lui imposer le devoir ou de lui conférer le droit de les introduire dans l’église contre le gré : ce serait violenter les consciences et empiéter sur la discipline ecclésiastique.

L’autorité se bornera donc à présenter le corps à l’entrée des lieux consacrés au culte lorsque le prêtre n’aura pas accompagné le convoi après son départ de la maison mortuaire afin que le prêtre puisse les recevoir et procéder aux cérémonies. Et s’il y a eu refus de sépulture ecclésiastique, refus persévérant, manifeste, par l’abstention formelle de l’ordinaire du lieu et de tout ministre commis à son défaut — on peut donc aisément tourner l’esprit du décret du 23 prairial an XII — l’autorité fera transporter les corps au lieu des inhumations et veiller à ce que jamais on ne force les portes du temple.

20Et le ministre des Cultes de conclure : « Tel est le sens vrai du décret. Toute autre interprétation serait fausse et attentatoire, à la liberté religieuse ». Toutefois, « si le refus de sépulture était inspiré par des sentiments autres que ceux du devoir, les familles trouveraient dans la loi du 18 germinal an X (article 6 et suivant) les moyens d’obtenir la répression de tels abus », c’est-à-dire l’appel comme d’abus devant le Conseil d’État ! On le voit, le ton de cette circulaire est assez conciliant pour le clergé.

21Le lendemain (17 juin 1847), une circulaire du ministre de l’Intérieur Duchâtel18 est adressée aux préfets, donnant « des règles de conduite à suivre dans les cas de refus de sépulture ecclésiastique, après concertation avec le ministère des Cultes ». Plus technique, elle est plus nuancée dans ses conclusions : « La sépulture peut être considérée sous deux points de vue : 1er) L’acte pur et simple de l’inhumation que la loi régit, dont elle détermine les conditions et pour lequel sont établies des règles fondées sur les convenances d’ordre public et de salubrité : c’est là un point de police municipale dont l’autorité administrative doit seule connaitre et pour lequel elle ne prend conseil que d’elle-même. 2e) La cérémonie religieuse qui, de par sa nature même, touche au grand principe de la liberté des cultes et à laquelle préside le ministre de chaque culte, dans l’enceinte du temple. Il est important de ne laisser s’établir aucune confusion entre ces deux actes, dont l’un n’est régi que par la loi civile tandis que l’autre se rattache à un ordre d’idées exclusivement placées dans le domaine des choses religieuses ». C’était déjà le point de vue du Garde des Sceaux, consulté sur cette question, dans sa décision du 28 juin 1838 lorsqu’il estimait qu’on ne pouvait contraindre un prêtre à accueillir un défunt, ce qui le dépouillerait de « la liberté d’action dont il doit jouir dans l’exercice de ses fonctions spirituelles » ; aussi l’article 19 du décret de prairial « ne saurait recevoir ni interprétation, ni exécution contraire aux lois fondamentales, à la distinction et l’indépendance réciproque des deux puissances que ces lois ont établies ». Ces principes avaient déjà été affirmés par une délibération du Conseil d’État du 29 avril 1831, à propos de l’inhumation d’un enfant mort sans avoir été baptisé. Pourtant, le ministre de l’Intérieur Duchâtel ne peut se contenter de cette position de principe. Aussi évoque-t-il « les préjugés populaires, fortifiés par l’habitude », qui peuvent être « le prétexte ou la cause de démonstration malveillante (…) en ce cas, le devoir de l’autorité sera de rappeler les esprits à la raison et de maintenir la loi ; elle veillera ensuite à ce que, dans les cas bien et dûment constatés de refus, le corps du défunt soit transporté dans les lieux de l’inhumation avec toute la décence convenable et tous les égards dus aux familles ». Et lui aussi ajoute que si les refus étaient inspirés par des sentiments « autres que ceux du devoir » — c’est la même expression que celle du Garde des sceaux —, les familles trouveraient dans la loi du 18 germinal an X les moyens d’obtenir la répression de tels abus. Le ministre compte sur « la fermeté et la prudence » des préfets pour régler des situations difficiles.

22Qu’en pensaient les juristes ? Dans le cadre d’une consultation rendue dans le Journal des Conseillers Municipaux, les juristes du Conseil judiciaire du Journal répondent ainsi à la question « Le curé peut-il défendre l’entrée d’un cadavre à l’église ? », posée par le maire de Saint-Jean-des-Ollières, Puy-de-Dôme : « C’est à l’autorité locale à ordonner cette translation dans l’intérêt de la police et de la morale publique (art. 19, titre 5 de la loi du 23 prairial an XII) : le curé n’est gardien que de ses prières qu’il peut refuser si bon lui semble, parce que nulle sanction humaine ne peut être apportée aux lois de la conscience ». Parmi les auteurs de l’avis figurent Odilon-Barrot, Dupin et Duvergier19.

23C’est encore un signe que les textes n’ont pas réglé totalement le problème ! Et pourtant, dans la même consultation, les mêmes juristes considèrent que le droit de faire sonner les cloches n’appartient plus à l’autorité ecclésiastique, à l’exception, prévue par la loi, de l’appel au service divin… car on ne saurait « placer l’autorité temporelle dans la dépendance de l’autorité spirituelle et dépendre du bon plaisir du curé pour faire sonner les cloches ».

24En 1849, meurt la comédienne Marie Dorval, actrice à la Porte Saint-Martin puis à la Comédie Française, qui fut aussi la maîtresse d’Alexandre Dumas. Elle implore dans ses derniers moments son ancien amant de lui éviter la fosse commune, mais les raisons de ses craintes sont liées à sa pauvreté : l’écrivain mettra en gage une de ses plus belles décorations pour lui acheter une concession perpétuelle, beau geste pour Dumas qui était un collectionneur d’ordres étrangers (il en avait obtenu une dizaine)20.

25Nous touchons ici une autre réalité : acteurs et actrices meurent parfois dans la misère et sont alors enterrés aux frais du Comité des artistes ou grâce à la générosité des amis, mais il s’agit là d’un problème désormais différent du nôtre. Les obsèques des gens du théâtre seront en fait de moins en moins des occasions de manifestations réciproques d’intolérance religieuse et d’anticléricalisme21. Certes, dans les décrets du Conseil d’État rendus en matière d’abus, il y aura encore des refus d’obsèques religieuses, mais en nombre très restreint et ne concernant pas particulièrement des comédiens, émanant souvent de conflits entre un curé et un paroissien22. Par ailleurs, sous le Second Empire, le théâtre n’a cessé de se développer et de toucher un public de plus en plus nombreux ; la société française est devenue selon la formule de Jean-Claude Yvon une « dramatocratie », où le théâtre participe de façon importante à la constitution de l’opinion publique23. Le refus d’admettre les comédiens dans les églises et les cimetières ne pouvait plus être compris par la majorité de la population. Lorsque les républicains seront au pouvoir à partir de 1880, l’une des premières lois votées pose le principe d’une « déconfessionnalisation » des cimetières (loi du 28 juillet 1881, suivie de la loi du 15 novembre 1887). En outre, dans une société du spectacle et de l’image, les acteurs sont devenus des stars : en 1923, des milliers de personnes en larmes suivent le cortège funèbre de Sarah Bernhardt24, de l’église Saint-François-de-Sales au Père-Lachaise ; on s’étonna que le gouvernement Poincaré ne lui accorde pas des funérailles nationales ! Et près d’un siècle plus tard, les portes monumentales de l’église de la Madeleine s’ouvriront pour le défunt Johnny Hallyday25 dont la vie avait pourtant été davantage « rock and roll » qu’édifiante !

Notes

1 Voir, de façon générale, pour toute cette problématique : R. Carvais et C. Glineur (dir.), L’État en scènes. Théatres, opéras, salles de spectacles du XVIe au XIXe siècle : aspects historiques, politiques et juridiques, Amiens, Ceprisca, 2018 ; J. de Jomaron (dir.), Le théâtre en France, 2 t., Paris, A. Colin, 1988-1989 ; J. Thibaut-Payen, Les morts, l’Église et l’État dans le ressort du Parlement de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1977.

2 L. Taupenot, Bossuet le Bourguignon, Précy-sous-Thil, Éditions de l’Armaçon, 2004, p. 83.

3 A. Lagarde et L. Michard, Le XVIIe siècle, Paris, Bordas, 1951, p. 175-176, p. 281-282, p. 330-331.

4 Son histoire devait inspirer un jeune musicien italien, Francesco Céléa, qui composa l’opéra « Adriana Lecouvreur », créé en 1902 (D. Fernandez, Adriana in memorium, dans Journal de l’Opéra de Paris, 2015, p. 19 et s.).

5 Décision du Parlement de Paris du 21 mai 1765. Sur ce problème : P. Bodineau, L’urbanisme dans la Bourgogne des Lumières, Dijon, EUD, 1986, p. 121-126. Cf. J. Thibaut-Payen, Les morts, l’Église et l’État, op. cit., Paris, 1977. La décision est confirmée par une déclaration royale du 10 mars 1776.

6 Convention du 26 messidor an IX. Sur l’appel comme d’abus, voir J. Lafon, Les prêtres, les fidèles et l’État. Le ménage à trois du XIXe siècle, Paris, Beauchesne, 1987. Cf. aussi J.-M. Leniaud, L’administration des cultes pendant la période concordataire, Paris, NEL, 1988, Cl.Goyard, Police des cultes et Conseil d’État, du Concordat à la Séparation, dans Revue Administrative, 1984, n° 220, p. 335-346, et J. Lalouette, L’État et les Cultes, Paris, La Découverte, 2005.

7 Conseil d’État, Éléments d’étude sur le Conseil d’État napoléonien (1799-1815), brochure publiée en 2000 par le Conseil d’État et la Fondation Napoléon pour le bicentenaire du Conseil d’État. On y trouve les 148 lettres échangées avec Bigot de Préameneu, qui sera ministre des Cultes sous l’Empire, p. 55-61.

8 Ibid., p. 73 note 63. Cf. aussi Ibid., p. 112. Sur Bigot de Préameneu, P. Arabeyre, J.-L. HalpÉrin et J. Krynen, Dictionnaire historique des juristes français (XIIe-XXe siècle), 2e éd., Paris, PUF, 2015, p. 111-112.

9 G. Berthier de Sauvigny, La Restauration, Paris, Flammarion, 1955, p. 320. Cf. aussi E. de Waresquiel et B. Yvert, Histoire de la Restauration (1814-1830), Paris, Perrin, 2002.

10 Ibid., p. 380-381. C’est le cas du député Manuel, du Duc de la Rochefoucauld Léancourt ou encore du Général Foy.

11 Sur ce cimetière, C. Charlet, Le père Lachaise. Au cœur du Paris des vivants et des morts, Paris, 2003. Une gravure de cet évènement figure dans « L’histoire populaire de la France » de C. Lahure, publiée en 1863.

12 H. de Balzac, La Comédie humaine, Paris, J. de Bonnot, 1985. « Ferragus », p. 449-450 : « Vous savez, près de Melle Rancourt, la tombe où il y a un buste ». Mme Jules est le personnage principal de Ferragus ; c’est aussi à Saint-Roth qu’a lieu sa messe d’enterrement.

13 A. Dumas, Mes mémoires, t. I : 1802-1830, Paris, R. Laffont, 1989 (Bouquins), p. 570-571.

14 Ibid., p. 830.

15 Sur Melle Mars, Ibid., p. 999 et sv.

16 V. Hugo, Choses vues, t. II, Éditions Rencontres, 1968, p. 27-30.

17 Le texte des circulaires ministérielles des 16 et 17 juin 1847, dont l’examen suit, est publié dans le Journal des Conseillers Municipaux, t. 15 (1847-1848).

18 Charles Duchâtel (1803-1867), un libéral aux idées souvent modernes, fut ministre de l’Agriculture en 1836-1837 avant d’être nommé ministre de l’Intérieur.

19 Journal des Conseillers Municipaux, t. 2 (1835), p. 22, consultation n° 118.

20 A. Dumas, op. cit., t. II, p. 1202-1203. Sur les femmes liées à Alexandre Dumas, épouses et maitresses (26 recensées) : Ibid., t. II, p. 1284-1312.

21 J. Lafon, op. cit. Sur les 335 décisions étudiées, entre 1801 et 1905, 150 concernaient les conflits de ce type, et 80 % dans des villages de moins de 1 000 habitants. Y. Tripier, La laïcité, ses prémices et son évolution depuis 1905 (le cas breton), Paris, L’Harmattan, 2003, p. 22. Sur les conditions des acteurs, D. Amiel et alii, Le spectacle à travers les âges. Le théâtre, Paris, Éd. Le Cygne, 1931, p. 110 et sv.

22 Y. Tripier, op. cit., p. 9.

23 Sur les « monstres sacrés », J. Jomaron (dir.), Le théâtre en France, t. 2, Paris, A. Colin, 1989, p. 156 à 162 ; J.-Cl. Yon, Une histoire du théâtre de la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Aubier, 2012.

24 H. Gidel, Sarah Bernhardt, Paris, Flammarion, 2006, p. 381-382.

25 Cérémonie du 9 décembre 2017 à Paris. L’inhumation a eu lieu à Saint-Barthélemy le 11 du même mois.

Pour citer cet article

Pierre Bodineau, «Entre respect de la religion et ordre public : les obsèques des gens de théâtre au XIXe siècle», C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société [En ligne], Vol. 43 - 2021, URL : https://popups.uliege.be/1370-2262/index.php?id=1404.

A propos de : Pierre Bodineau

Professeur émérite d'histoire du droit à l'Université de Bourgogne, Pierre Bodineau est président de la Société pour l'Histoire du droit des anciens pays bourguignons, comtois et romands.