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- Vol. 45 - 2022
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« To Preach Criticism and Impartiality? » : Objectivité, neutralité et idéologies dans l’Encyclopaedia of the Social Sciences (1930-1935)
Résumé
En 1935, le dernier volume de l’Encyclopaedia of the Social Sciences (ESS) est publié, mettant un terme à une aventure éditoriale ayant débuté près de dix ans plus tôt. Cette publication scientifique, dirigée par deux économistes américains, Edwin Seligman et Alvin Johnson, entend s’imposer comme l’ouvrage de référence en sciences sociales à l’échelle internationale. Mais au-delà d’offrir des définitions de concepts chers aux sciences sociales, l’ESS soulève inévitablement une série de réflexions épistémologiques. Cet article s’intéresse ainsi au régime d’objectivité qui sous-tend l’ESS, afin non seulement d’éclairer la manière dont l’objectivité est définie dans ce projet colossal et ambitieux, mais aussi d’historiciser cette notion longtemps perçue comme anhistorique, participant ainsi à l’effort des historiens et historiennes des sciences pour remettre en cause le récit linéaire d’une expression universelle et intemporelle de l’objectivité en sciences (sociales).
Abstract
In 1935, the last volume of the Encyclopaedia of the Social Sciences (ESS) was published, bringing to an end an editorial adventure that had begun almost ten years earlier. This scientific publication, directed by two American economists, Edwin Seligman and Alvin Johnson, intended to establish itself as the reference work in social sciences on an international scale. Not only did the ESS enclose definitions of concepts related to the social sciences, it also inevitably raised several epistemological issues. This paper specifically focuses on the regime of objectivity that underlies the ESS, not only to shed light on how objectivity is defined in this colossal and ambitious project, but also to historicize this notion, which has long been perceived as unhistorical, thus contributing to the effort of historians of sciences to challenge the linear narrative of a universal and timeless expression of objectivity in the (social) sciences.
Table of content
1. Introduction
1En 2007, les historiens des sciences nord-américains Peter Galison et Lorraine Daston signaient un ouvrage qui a marqué la discipline et s’ouvrait sur la phrase suivante : « l’objectivité scientifique a une histoire. »1 Le présent article s’inscrit dans cette démarche consistant à questionner les valeurs épistémiques des sciences en s’intéressant au cas spécifique de l’Encyclopaedia of the Social Sciences (ESS)2. Plus précisément, il interroge le régime d’objectivité des sciences sociales transatlantiques durant l’entre-deux-guerres, en mettant en évidence les différents éléments qui sous-tendent le régime spécifique qui se révèle dans cet ambitieux travail collectif. Il s’agit donc d’une part d’analyser la manière dont l’objectivité est négociée et définie dans l’ESS en particulier, et d’autre part, d’éprouver de cette façon, plus globalement, l’instabilité ou la variabilité de concepts qui ont tendance à être considérés comme anhistoriques.
2Publiée au cours de la première moitié des années 1930 et dirigée par deux économistes américains, Edwin Seligman et Alvin Johnson, cette encyclopédie se décline en quinze volumes et compte près de 2000 articles thématiques et 3000 notices biographiques, rédigés par près de 2000 chercheurs. L’ampleur du projet se situe à la hauteur de ses ambitions, à savoir devenir un ouvrage de référence sur les savoirs sociaux à une échelle internationale, et suffit à justifier en quoi il peut être considéré comme un observatoire des sciences sociales de cette période. Évidemment, dès le début de l’aventure éditoriale de l’ESS, les questions de l’objectivité, de la neutralité, de la représentativité, se posent avec acuité et suscitent des réflexions particulièrement riches.
3Les travaux qui se sont penchés sur l’histoire des sciences sociales au début du 20e siècle se rejoignent sur leur traitement de la problématique de l’objectivité. En effet, ils admettent tous combien cette dernière devient une valeur centrale au cœur de la production et de la diffusion de ces savoirs, désignant le rétrécissement du spectre politique admis dans les discours scientifiques et la substitution de toute forme d’engagement politique par une profession de foi d’impartialité et de neutralité3. Dans la lignée d’autres études4, ils montrent combien cette posture qui se veut dénuée de toute valeur (value-free) nourrit, en réalité, un conservatisme libéral qui disqualifie une partie des interlocuteurs précédemment jugés pertinents (amateurs, militants) et qui forge un discours scientifique favorisant le statu quo social. Loin de remettre totalement en cause cette littérature, notre article, en exposant le cas particulier de l’ESS, complexifie inévitablement cette narration.
4Divisé en trois sections, il interroge, tour à tour, la manière dont la question de l’objectivité est traitée dans l’ESS et la façon dont ses protagonistes la définissent et l’appliquent. Ainsi, la première partie se concentre sur la méthodologie que l’équipe éditoriale tente d’imposer aux contributeurs de l’ESS et qui doit permettre d’assurer non seulement une cohérence à la publication dans son ensemble, mais également sa valeur scientifique. La deuxième partie se focalise sur la manière dont Alvin Johnson, en particulier, et l’équipe éditoriale, en général, négocient avec des chercheurs militants ou radicaux, afin de mettre en lumière la façon dont la problématique de l’engagement politique peut trouver ou non sa place dans une encyclopédie scientifique des années 1930. Enfin, la troisième partie expose deux piliers fondamentaux du régime d’objectivité de l’ESS qui permettent de comprendre la manière dont se résolvent plusieurs confrontations autour des problématiques de l’impartialité, de la neutralité et de l’expression des idéologies politiques dans l’ESS. Cette investigation s’appuie essentiellement sur des archives, celles de l’ESS, compilées par l’équipe éditoriale pendant qu’elle s’attèle à la publication, mais aussi celles de certains de ses protagonistes et des fondations philanthropiques qui financent le projet, ainsi que sur l’ESS elle-même. Ensemble, ces trois parties entendent démontrer combien la notion d’objectivité, loin d’être univoque, se révèle complexe, hétérogène et multimorphe, et combien sa conception s’inscrit inévitablement dans les contextes sociaux.
2. Scientificité et méthodologie des sciences sociales
5Le projet de l’ESS prend forme au milieu des années 1920, lorsque plusieurs représentants de différentes associations savantes américaines décident de se réunir afin de discuter de la forme que pourrait prendre une encyclopédie des sciences sociales. À cette époque, ces dernières bénéficient, aux États-Unis, de conditions de développement favorables qui expliquent largement la volonté de ses protagonistes de réaliser un travail de référence généraliste et international. Contrairement à la situation européenne où ces savoirs peinent à trouver une assise académique et à se démarquer les uns des autres, les sciences sociales américaines ont atteint un degré de spécialisation tel que chaque discipline bénéficie, assez couramment, d’un département propre dans les grandes universités du pays, qui attire chaque année de nombreux étudiants.
6Cette situation institutionnelle florissante et le foisonnement conséquent de travaux académiques poussent donc un certain nombre d’universitaires, chercheurs et professeurs en sciences sociales, à vouloir exposer l’état de leurs savoirs et à les synthétiser au sein d’une encyclopédie. Plusieurs d’entre eux nourrissent le désir de transformer la société grâce aux sciences sociales, à l’image des bouleversements visibles engendrés par les développements scientifiques et technologiques des sciences naturelles. Leurs aspirations sont d’ailleurs nourries, en partie, par un certain complexe d’infériorité à l’égard de ces sciences, que les chercheurs en sciences sociales entendent combler. Sollicitant des soutiens en faveur de l’ESS afin de pouvoir obtenir des financements des fondations philanthropiques, Edwin Seligman (1861-1939), professeur d’économie à l’Université Columbia et véritable précurseur de la discipline aux États-Unis, choisi pour diriger le projet en raison de son enthousiasme à l’égard de ce dernier, mais surtout de sa célébrité, reçoit, par exemple, une lettre du professeur emblématique de la Harvard Law School, Felix Frankfurter, future tête pensante du New Deal et juge à la Cour suprême des États-Unis, qui récapitule bien cette préoccupation : « I am sure that you […] will demonstrate that social problems can be brought under the discipline of a scientific temper as rigorous and as uncompromising as that which governs the so-called natural sciences »5.
7En parlant de « discipline », le juriste expose un postulat partagé par de nombreux chercheurs à cette époque selon lequel la scientificité des discours ne réside pas dans leur essence ou dans leur fond, mais bien dans leur forme ou leur méthode. D’ailleurs, l’ESS – dans sa forme finale – ne comprend pas de définition très précise de l’expression « social sciences », Edwin Seligman se contentant, dans l’introduction générale, des quelques mots suivants : « The social sciences may thus be defined as those mental or cultural sciences which deal with the activities of the individual as a member of a group. »6 En revanche, l’ESS inclut bien un article intitulé « Method, Scientific », rédigé par le philosophe, proche du pragmatisme et enseignant emblématique du City College of the City of New York, Morris Cohen (1880-1947), qui s’ouvre sur cette phrase : « The progressive character of science shows that its essence is to be sought not in the content of its specific conclusions but rather in the method whereby its findings are made and constantly corrected »7. Edwin Seligman et Morris Cohen sont loin d’être les seuls à développer cette pensée ; le sociologue de la Washington University de St. Louis, Luther Bernard (1881-1951), qui a été formé à l’Université de Chicago, où il a aiguisé son attachement à une science avant tout utile à la société, partage également cette opinion. Chargé d’écrire une partie de l’introduction de l’ESS relative au développement des sciences sociales aux États-Unis, il insiste lui aussi sur cette importance de la méthodologie :
All of this indicates that the social disciplines are now reaching that degree of maturity which will permit them to be characterized as sciences […]. The central phase of this struggle […] has been to develop a dependable method of gathering and generalizing data.8
8Ces réflexions méthodologiques se répercutent inévitablement sur l’élaboration très concrète de l’ESS. Dès le début du projet, Edwin Seligman, qui approche de la septantaine, cède, en effet, les rênes à Alvin Johnson (1874-1971), son ancien étudiant qui a décroché son doctorat en économie en 1902 de l’Université Columbia, et qui officie, depuis 1924, comme directeur de la New School for Social Research, une institution qui a vu le jour en 1919 et qui, au milieu des années 1920, s’adresse particulièrement à une population adulte citadine en proposant des séminaires sur les sciences sociales et les arts. Alvin Johnson, qui a assisté, dès le début des années 1920, aux réunions exploratoires au sujet de l’ESS, en devient la véritable cheville ouvrière et impose, très vite, une certaine rigueur d’organisation et d’administration du travail. Il recrute notamment plusieurs jeunes chercheurs, fraichement diplômés d’institutions académiques prestigieuses, et rompus aux enseignements modernes des sciences sociales, provenant de diverses disciplines, afin de renforcer l’uniformité de la publication dans son ensemble et de garantir la qualité scientifique du projet. Ces éditeurs assistants sont chargés de l’édition des articles, mais également de la préparation de mémorandums, conçus comme de plans assez détaillés des articles demandés. Ces lignes de conduite sont précédées de consignes plus générales, qui incitent notamment les auteurs à adopter un « traitement génétique » (genetic treatment)9.
9Si le terme « genetic » peut suggérer une approche biologisante ou naturaliste des sciences sociales, celle que prône en réalité Alvin Johnson, qui se traduirait davantage par « évolutionniste », fait écho à la pensée de Thorstein Veblen (1857-1929), économiste considéré comme le chef de file des institutionnalistes. En 1898, ce dernier signe un article intitulé « Why Is Economics Not an Evolutionary Science? », dans lequel il défend l’idée que l’économie devrait adopter un modèle évolutionniste, se référant ainsi explicitement aux théories darwiniennes10. Ce faisant, Veblen s’en prend directement aux défenseurs des théories néoclassiques qui cherchent à caractériser l’économie par de grandes lois immuables et universelles, mais aussi à l’école historiciste qui a abandonné toute ambition de généralisation, de conceptions théoriques et se contente de narrations certes rigoureuses, mais essentiellement descriptives. Pour Veblen, l’économie – mais réellement toutes les sciences sociales – doit certes abandonner le mythe selon lequel elle pourrait être caractérisée par des principes valables en toute époque et tout lieu, mais également viser plus haut que la narration, afin d’élaborer une véritable théorie sociale, dynamique et évolutive.
10Ainsi défini, un traitement « génétique » ou « évolutionniste » s’oppose aux approches plutôt formalistes des sciences sociales et autres philosophies morales, et invite les chercheurs à déployer des méthodes plus empiriques et inductives, sans pour autant renoncer à l’ambition de définir des systèmes plus globaux. Or, les statistiques se prêtent particulièrement à ce double enjeu, car elles sont à la fois issues d’observations faites en situation, mais invitent aussi à la généralisation. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de constater qu’une majeure partie des économistes institutionnalistes de l’entre-deux-guerres déploient cette tendance clairement quantitative dans leurs recherches. La quantification présente ce double avantage pour les chercheurs en sciences sociales de cette époque qu’elle leur permet d’une part, d’atteindre ce niveau d’analyse plus macroscopique qui échappe à la narration historique, et d’autre part, d’attester leur légitimité scientifique grâce à un langage, celui des mathématiques, considéré comme dénué de toute subjectivité11.
11Les économistes institutionnalistes (qui sont, par ailleurs, bien représentés dans l’ESS) ne sont pas les seuls à se tourner vers les méthodes statistiques dans leurs travaux. Bon nombre de représentants d’autres disciplines, qui se retrouvent dans l’ESS, donnent également cette impulsion plus quantitative à leurs études. C’est évidemment le cas d’une partie des sociologues, en particulier William Ogburn (1886-1959), professeur de sociologie à l’Université Columbia avant de rejoindre, en 1927, celle de Chicago, qui a très tôt été associé aux discussions de l’ESS. Grand adepte du nombre, il est notamment responsable de l’inscription de la citation du physicien de renom Lord Kelvin (1824-1907), connu pour ses travaux de thermodynamique, sur le nouveau bâtiment des sciences sociales inauguré à l’Université de Chicago en 1929 : « When you cannot measure, your knowledge is meager and unsatisfactory. »12
12Mais, à nouveau, plus qu’à travers les programmes et travaux de quelques contributeurs majeurs, c’est par le biais de la méthode que cet attrait pour la statistique peut être appréhendé dans l’ESS. Ainsi, cette dernière comprend un article « Statistical Methods » signé par le statisticien russe Oskar Anderson (1887-1960), qui enseigne à cette période à l’Université de Varna en Bulgarie après avoir été contraint de fuir la Russie soviétique, qui établit véritablement le lien entre la quantification et l’objectivité qui doit gouverner la parole scientifique :
However inexact statistical verification in the social sciences may be, it is better than none. […] When conclusions are reached, the soundness of […] them will be much more certain if they are grounded in statistical observation and analysis serving as a check upon intuitive and biased judgments.13
13Car, bien entendu, le nombre permet de lutter contre ce sentiment d’infériorité épistémologique que ressentent de nombreux chercheurs en sciences sociales envers leurs collègues des sciences naturelles. À cet égard, l’ESS n’échappe pas au scientisme qui traverse les sciences sociales au cours de la première moitié du 20e siècle, décrit par plusieurs travaux14. Cette volonté de lorgner les sciences naturelles, d’en adopter les méthodes et de renoncer, par conséquent, aux préoccupations moralistes qui avaient jusqu’alors servi de moteur aux réformistes du siècle précédent, se retrouve inévitablement chez les protagonistes de l’ESS. Par conséquent, la scientificité des sciences sociales obligerait ces dernières à se tenir à l’écart de tout jugement de valeurs ou d’expression de quelconques biais. Les éditeurs assistants sont d’ailleurs chargés de repérer ces éventuelles latitudes prises par les auteurs et de les éliminer. L’article « Compulsory Voting » est, par exemple, écarté en raison de sa partialité : « The article is purely tendencious and nothing more unscientific has come to my desk in a year. The man is a compulsory voting crank. He offers not a scientific analysis but a series of arguments in its favor. »15
14De manière générale, la correspondance avec les contributeurs montre combien les éditeurs relisent avec attention les textes qui leur sont soumis, en gardant à l’esprit cette question de l’objectivité. Alvin Johnson, par exemple, formule des recommandations similaires pour l’article « Business, Government Services for » qui serait trop critique à l’égard des conflits de service au sein du système fédéral, précisant : « We are trying to say what is, not to push reforms. »16
3. Radicalité et progressisme dans l’ESS
15Cette ligne scientiste que l’on retrouve dans l’ESS ainsi que cette volonté de distinguer à tout prix les faits des discours plus réformateurs pourraient laisser croire que le projet bascule irrémédiablement vers une position conservatrice et technocratique, mobilisant l’objectivité comme couperet élitiste et résolument anti-radical. Or, l’analyse, dans un premier temps, de l’équipe éditoriale ainsi que des contributeurs, puis dans un second temps, de certains articles révèle une réalité bien plus nuancée.
16Tout d’abord, plusieurs éditeurs assistants recrutés par Alvin Johnson sont répertoriés comme des radicaux. Aux États-Unis, le terme « radicalisme » renvoie alors à une variété d’initiatives politiques à tendance plus révolutionnaires que réformistes, insistant sur les valeurs de liberté collective et d’égalité économique. Exacerbé par l’instauration du régime soviétique, le sentiment anti-radical se renforce dans les années 1920 dans le pays, et les universités ne font pas exception. En 1930, l’anthropologue Bernhard Stern (1894-1956), qui a soutenu une thèse sur la sociologie de la médecine à l’Université Columbia, est ainsi licencié de l’Université de Washington en raison de son engagement socialiste. Alors qu’il peine à retrouver un poste au sein d’une autre université, Alvin Johnson le recrute sans la moindre hésitation17. Mais Stern n’est pas le seul à manifester de très claires sympathies à l’égard du socialisme, du marxisme, voire du communisme. En 1937, ils ne sont pas moins de cinq anciens éditeurs assistants de l’ESS, dont Stern, mais aussi Max Lerner (1902-1992), toute première recrue d’Alvin Johnson qui a reçu une formation multidisciplinaire en sciences sociales à la Brookings Graduate School of Economics and Government, une institution d’éducation supérieure dédiée à ces sciences et fondée par l’homme d’affaires Robert Brookings à Washington D.C. en 1924, à signer une lettre aux libéraux américains dans laquelle ils s’en prennent à l’American Committee for the Defense of Leon Trotsky, qu’ils jugent hostile à l’Union soviétique, à une période où le pays apparait comme le dernier rempart européen contre le fascisme18.
17Alors même que l’historienne Dorothy Ross qualifie Alvin Johnson de « fervent antisocialiste »19, force est de constater que son seuil de tolérance apparait bien plus élevé que celui de la majorité de ses collègues. L’économiste est d’ailleurs bien conscient de diriger une équipe de jeunes radicaux. Il relate, dans son autobiographie, l’épisode où il confronte Lewis Corey, pseudonyme de Louis Fraina (1892-1953), membre fondateur du Socialist Party of America, qui a fait l’objet d’investigations pour charges d’espionnage de la part du ministère américain de la Justice au début des années 1920, après avoir été envoyé par le Komintern au Mexique20. S’il est vrai que celui qui se fait désormais appeler Corey a rompu avec le parti au milieu des années 1920, avant d’entamer une carrière de chercheur, ses anciennes affiliations politiques auraient largement suffi à le démettre de ses fonctions dans n’importe quel autre cénacle académique. Alvin Johnson décide, en revanche, de lui faire confiance, et plus tard, lorsqu’il doit décider de se séparer de certains assistants en raison de coupes budgétaires, choisit une fois de plus de garder le jeune socialiste à ses côtés, en dépit du fait qu’il est l’un des derniers à avoir rejoint l’équipe21. De même, lorsque son équipe est attaquée par les économistes allemands Herman Schumacher (1868-1952) et Carl Brinkmann (1885-1954) qui font partie du comité éditorial étranger de l’ESS22, sous prétexte qu’elle serait dominée par des éléments perturbateurs gauchistes, Alvin Johnson prend résolument sa défense en répliquant qu’il accorde une pleine confiance à ses assistants qui doivent être levés de tout soupçon d’ingérence politique23.
18De plus, cette tolérance se manifeste aussi à l’égard des contributeurs de l’ESS. En effet, Alvin Johnson fait délibérément intervenir des chercheurs radicaux dans le projet, témoignant ainsi non seulement de la confiance qu’il leur accorde, mais surtout de sa reconnaissance pour la qualité scientifique de leur travail. Cette largeur d’esprit signifie d’ailleurs qu’il ne recrute pas uniquement des universitaires, mais ouvre véritablement les tribunes de l’ESS à des chercheurs évoluant en marge de ces cénacles bien huilés et assez conservateurs. Ainsi, le directeur de l’ESS confie plusieurs articles à Robert Dunn (1895-1977), un économiste qui a fondé, en 1927, la Labor Research Association, un organisme de recherche qui produit des études et des statistiques sur le monde industriel. Dunn est clairement identifié comme un radical à cette époque : proche du parti communiste américain, il réalise plusieurs séjours de recherche en Union soviétique, en ne cachant aucunement son intérêt et son admiration pour l’expérience bolchévique24. En dépit de ce parti pris très assumé, Alvin Johnson fait appel à l’économiste pour quatre articles thématiques – un nombre relativement remarquable compte tenu de la politique d’attribution déployée dans l’ESS. Il n’hésite pas non plus à faire participer certains membres du corps enseignant du Brookwood Labor College, une institution d’enseignement supérieur radicale qui a vu le jour en 1921 et qui vise à éduquer les classes populaires afin d’établir un ordre social plus juste25.
19Toutefois, l’un des exemples les plus frappants demeure certainement celui de Jacob Hardman (1882-1968), qui se voit confier sept articles thématiques et trois notices biographiques. Comme plusieurs autres chercheurs de cette génération, Hardman (de son nom de naissance Salutsky, qu’il change officiellement en 1922) est né en Russie impériale en 1882 et émigre vers les États-Unis au début du 20e siècle où il s’investit au sein de diverses associations juives et socialistes. Au début des années 1920, il intègre l’Amalgamated Clothing Workers of America (ACWA), un syndicat du textile qui s’est créé en réaction au United Garment Workers, considéré comme trop conservateur par une partie des militants, et y est nommé directeur des activités éducatives et culturelles26. En dépit de son attachement à une structure syndicale et de son discours inévitablement engagé, Alvin Johnson ne manque pas de lui proposer des articles aussi importants que « Labor Parties » ou « Labor-Capital Cooperation ». Plus encore, c’est vers Hardman qu’il se tourne pour rédiger l’article « Masses », qu’il avait initialement commandé au sociologue fasciste italo-allemand Roberto Michels (1876-1936), prétextant à ce dernier que son article apparaissait trop répétitif par rapport à d’autres contenus précédemment parus dans l’ESS27. Johnson ne cache d’ailleurs pas son enthousiasme face au manuscrit que lui remet le syndicaliste : « I have enjoyed tremendously reading your article on the Masses. It has given me a sense of reality that comes all too seldom around here »28. Ce sens de la réalité épinglé par le directeur est intimement lié à la nature des activités d’Hardman, qui côtoie de très près les réalités qu’il décrit dans ses travaux. En ce sens, son implication, son militantisme, ses revendications sociales ne le disqualifient absolument pas d’une entreprise comme l’ESS.
20Ces exemples démontrent bien combien les sciences sociales, à cette époque, ne rompent pas avec une certaine forme d’engagement politique radical ou progressiste29. En dépit de l’empreinte personnelle incontestable que laisse Alvin Johnson sur l’ESS, cette relative indulgence à l’égard des chercheurs et des idées radicales le dépasse. En effet, lorsque Carl Brinkmann décide de faire entendre sa plainte concernant la radicalité de l’équipe éditoriale à Edwin Seligman, ce dernier ne manque pas de lui rétorquer que les lignes de la recherche en sciences sociales évoluent rapidement dans son pays :
You people in Germany are probably not aware of the great movement that has taken place in this country during the past year or so and the fact that many a former conservative is now seriously questioning the validity of our entire capitalistic system. Our literature has been full of articles that a few years ago would have been called socialistic. That atmosphere is naturally somewhat reflected in the Encyclopaedia. […] We have made every effort to avoid propaganda of every kind, and the many leading reviews of the Encyclopaedia have stressed our impartiality in just this matter.30
21Cette réaction de la part d’un ponte du monde académique tel que Seligman traduit bien les recompositions d’alliances politiques entre libéraux de gauche, progressistes, radicaux, et socialistes qui sont à l’œuvre dans le monde universitaire américain, en particulier dans le champ des sciences sociales31. Il ne s’agit pas de complètement délaisser les idéaux d’objectivité qui se sont cristallisés autour du discours scientifique, mais bien de repenser les règles du jeu politique qui atteignent, à leur tour, inévitablement les sciences sociales et leurs règles de validation du savoir. L’article « Laissez Faire », confié à l’économiste britannique et professeur à l’Université d’Oxford G. D. H. Cole (1889-1959), qui appartient à la Société fabienne, une organisation britannique qui promeut les principes du socialisme démocratique, et qui se revendique comme socialiste de la guilde, courant qui insiste sur l’autogestion des travailleurs et la décentralisation, illustre bien cette remise en question du système capitaliste qu’évoque Seligman. Il se clôt, en effet, sur cette phrase : « As a prejudice laissez faire survives and still wields great power; as a doctrine deserving of theoretical respect it is dead. »32 Non seulement cette phrase largement critique n’alerte pas les membres de l’équipe éditoriale, résolument progressistes, mais elle est également validée par Edwin Seligman qui relit lui aussi cet article. Si le sort réservé à ce texte peut laisser imaginer une permissivité à géométrie variable dans l’ESS par rapport à d’autres articles évoqués précédemment, il convient de le considérer plutôt comme l’expression d’un discours tout à fait audible aux États-Unis dans les années 1930 et respectant, de ce fait, les critères de scientificité et d’objectivité qui y sont associés.
22L’ESS regorge, en effet, d’articles qui adoptent ce ton résolument progressiste et se positionnent en faveur de règlementations, d’initiatives, de programmes politiques sociaux qui remettent en cause les axiomes du libéralisme économique. Ainsi l’article sur la législation du travail sur le continent européen ne manque pas de soulever le « retard » en la matière des États-Unis : « American labor law, which has undergone far less socialization […], is set apart by its backwardness »33. Celui sur la législation américaine est d’ailleurs confié à Robert Hale (1884-1969), ce juriste proche des économistes institutionnalistes, qui défend une relecture de la notion de propriété s’engageant résolument à contrecourant du programme libéral et conservateur. Par ailleurs, les références dans l’ESS à l’Union soviétique ne manquent pas. Ainsi, de nombreux contributeurs n’hésitent pas à témoigner de leur intérêt pour cette « expérimentation sociale », y compris des chercheurs aux attaches politiques nettement moins franches, tels que le spécialiste de l’organisation scientifique du travail, Harlow Person (1875‑1955), diplômé d’une thèse sur le sujet de l’Université du Michigan et longtemps directeur de la Taylor Society qui affiche un enthousiasme certain pour ce système économique dans son article « Engineering »34. De son côté, l’économiste rattaché à la Brookings Institution, Lewis Lorwin (1883-1970) qui signe l’article « Communist Parties » souligne combien « the view common in the United States that the Communists are either cranks or criminals is largely a reflection of a conservative outlook. »35
4. Un autre régime d’objectivité
23Incontestablement, un virage objectiviste et scientiste, qui emprunte les codes et marqueurs du régime d’objectivité des sciences naturelles, elles-mêmes en train de se forger leur référentiel en la matière depuis le milieu du 19e siècle36, se négocie dans le champ des sciences sociales au début du 20e siècle. Pourtant, les attitudes épistémiques qui sous-tendent le régime d’objectivité de l’ESS reposent sur des leviers différents qui permettent l’expression de ces engagements politiques et militants, révélant ainsi un milieu des sciences sociales, singulier et traversé par des lignes de forces plus hétéroclites. Ces attitudes se caractérisent d’une part, par une attention spécifique consacrée à un exercice de réflexivité et d’autre part, par un attachement inébranlable au pluralisme.
24Même si Morris Cohen se détache comme une figure plutôt objectiviste des sciences sociales37, son article « Method, Scientific » apporte une série de nuances aux postulats chers au programme scientiste. Tout d’abord, il remet en cause ce qu’il nomme le « mythe baconien de l’induction »38, estimant que toute réalisation scientifique part nécessairement d’hypothèses formulées par les chercheurs. Son argumentation s’attarde, par la suite, sur les différentes manières dont la déduction demeure au cœur du processus de recherche scientifique. Cohen insiste sur le fait que tout ce qui est observable est en réalité, en partie du moins, conditionné à des facteurs qui ne sont pas entièrement mis en lumière et donc perceptibles. De ce fait, partir des phénomènes concrets, c’est-à-dire se reposer uniquement sur la dimension empirique d’un projet de recherche, revient à valider des axiomes, sans les exposer et les critiquer : « [The] theory is just tacit rather than critically exposed. »39 Cette invitation à pousser l’analyse jusqu’à la réflexivité rejoint ce qu’il avait écrit quelques années auparavant, dans son ouvrage Reason and Nature, paru en 1931 :
Those who boast that they are not, as social scientists, interested in what ought to be, generally assume (tacitly) that the hitherto prevailing order is the proper ideal of what ought to be […] A theory of social values like a theory of metaphysics is none the better because it is held tacitly and is not, therefore, critically examined.40
25Ainsi, ce que défend Cohen ne se résume pas en une série d’injonctions qui se traduiraient par un détachement du chercheur et même un désinvestissement de la sphère politique, ce qui reviendrait, selon lui, à nécessairement cautionner le statu quo social. Pour autant, il demeure sincèrement persuadé de la nature épistémique supérieure de la science et de ce que l’esprit scientifique entrainé peut apporter de bénéfique à la société. C’est d’ailleurs cette foi qui l’encourage à promouvoir la réflexivité : puisque toute recherche crée ses propres angles morts et repose inévitablement sur une série de postulats, la seule attitude convaincante et bénéfique consiste à appliquer les grilles d’analyse scientifique à soi-même et à sa propre recherche.
26Ce point de vue est loin d’être isolé dans l’ESS, puisqu’il fait écho aux écrits d’autres contributeurs. Dans l’article « History », les historiens français Lucien Febvre (1878-1956), fondateur de la revue des Annales quelques années auparavant, et Henri Berr (1863-1954), fondateur de la Revue de Synthèse historique en 1900 dont la dénomination tient à son programme intellectuel qui entend faire dialoguer l’histoire et la philosophie41, reviennent eux aussi sur la difficulté d’établir un régime d’objectivité en sciences humaines et sociales :
Against so many serious causes of error what precaution is possible? To preach criticism and impartiality, that the historian should remain as unmoved before human facts of the past as the naturalist observing the wing of a mosquito under the microscope or the astronomer viewing a familiar comet through the telescope? But by his very definition the scholar exerts himself with all his being toward impartiality; without it he excludes himself from the realm of science. It is not purposeful distortion by the partisan disguised as a scholar which is of supreme importance, but the unconscious involuntary distortion, the distortion which the bona fide historian does not even perceive, the error committed by him at the very moment when he feels himself the most rigorously impartial of all observers.42
27Tout comme Cohen, les historiens français invitent donc les chercheurs en sciences sociales, non pas à se placer au-dessus de la société pour l’examiner avec un regard qui se réclamerait impartial, mais bien à prendre pleinement conscience de ce biais afin de l’analyser. À cet égard, Febvre et Berr formulent des recommandations assez précises :
The only possible remedy consists in the progressive broadening of history, in the replacement of the ideas of particular histories by the broad and salutary idea of a universal history, of which all particular histories are but chapters. […] The various studies, all tainted by the very hands of their authors, by an important coefficient of error, of illusion and personal blindness, will constantly control each other and to a large measure cancel out.43
28Ils insistent ainsi sur une seconde attitude épistémique clé de l’ESS, celle du pluralisme. De fait, l’objectivité ne survient qu’à travers la multiplicité des récits et leur conséquente représentativité. Plutôt que de miser sur un idéal de détachement, de décoloration politique ou d’impartialité – que ces chercheurs jugent, en réalité, largement illusoires – il convient d’affirmer et d’assumer un point de vue, une localité, et de les confronter et les multiplier.
29Alvin Johnson se retrouve parfaitement dans ces propositions. S’il se tourne d’ailleurs vers des radicaux, le directeur de l’ESS fait également appel à des chercheurs bien plus conservateurs ou réactionnaires. Il ne manque, par exemple, pas d’attribuer dix-neuf articles thématiques à l’Allemand Carl Brinkmann, celui-là même qui lui reproche la composition bien trop socialiste de son équipe. Brinkmann, bien que conservateur, n’adhèrera toutefois jamais au parti nazi, mais cela ne signifie pas que l’ESS ne compte aucun chercheur qui a effectivement rejoint les rangs de ce parti44. Le sociologue allemand Max H. Boehm (1891-1968) se voit ainsi attribuer sept articles thématiques, alors même qu’il se revendique comme conservateur, antisémite, et qu’il se réjouit, sans surprise, de l’arrivée au pouvoir des nazis qui lui permettent d’accéder à une chaire de sociologie à l’Université d’Iéna dès l’automne 193345.
30S’il ne ferme les portes de l’ESS à aucun profil a priori, Alvin Johnson croit fermement au système de valeur dicté par une attitude libérale scientifique. Il ne se prive donc pas de rebiffer sévèrement ceux qui remettent en cause les attitudes épistémiques et valeurs qui sous-tendent son projet. Ainsi, en 1933, il propose d’écrire l’article « Records, Historical » à l’archiviste allemand Erich Keyser (1893-1968), directeur du musée d’histoire à Danzig dont il est le fondateur en 1926 et qui s’inscrit pleinement dans son projet politique de revendications nationalistes allemandes vers l’Est, et qui rejoint, sans surprise les rangs nazis. Ce dernier accepte dans un premier temps, mais fait ensuite marche arrière, estimant qu’il doit s’assurer que l’ESS, son contenu et ses auteurs ne s’opposent pas au nouvel ordre politique allemand. Alvin Johnson vit cette lettre comme une véritable offense, tant à l’égard de l’ESS que de la science en général, et le fait savoir à son interlocuteur :
As a scientific publication the Encyclopaedia takes no cognizance of politics in the narrow sense. We are neither pro-fascist nor anti-fascist, neither pro-communist nor anti-communist; neither pro-liberal nor anti-liberal. […] We would scorn to inquire as to the political views in general of any contributor.46
31En tant que sincère partisan de la démocratie libérale, Alvin Johnson tient à cœur ce pluralisme, cette libre arène des idées, mais se dresse néanmoins contre ceux qui tenteraient de restreindre l’expression des autres. Sa réaction à l’ouvrage de Lewis Corey, The Decline of American Capitalism, paru en 1934, traduit bien cette attitude : « I think you have done a good job. There are lots of things I don’t agree with, but agreement is not an important point in mutual esteem. »47 Il en va de même pour l’ESS : Alvin Johnson n’est certainement pas d’accord avec l’ensemble des propositions et discours tenus par ceux qu’il convoque dans l’ESS, mais demeure néanmoins attaché à la représentation de leurs idées, à l’exposé de leurs arguments sur la scène scientifique que l’ESS concrétise au début des années 1930.
32Ces deux attitudes épistémiques, la réflexivité et le pluralisme, sont elles-mêmes largement dérivées de la philosophie pragmatiste, et tout particulièrement de la pensée de John Dewey (1859-1952), véritable père spirituel de l’ESS. Figure emblématique du monde intellectuel américain, Dewey occupe tant l’espace public médiatique que les arcanes académiques, vu qu’il enseigne à partir de 1894 à l’Université de Chicago, puis dès 1904, à l’Université Columbia. Le pragmatisme, dont il est un incontestable théoricien, se définit par sa volonté de remettre en cause l’universalisme et le fondamentalisme, et défend l’idée selon laquelle il n’existe pas une vérité qui puisse être appréhendée dans l’absolu. Cette philosophie se caractérise donc par sa reconnaissance de la pluralité des valeurs et des discours, et se distingue inévitablement par son engagement pour le pluralisme et la réflexivité. De fait, en n’admettant que des vérités partielles et plurielles, le pragmatisme encourage cet exercice de réflexivité consistant à appliquer sa propre grille d’analyse à soi-même, mais aussi nécessairement le pluralisme en ce qu’il promeut l’exposition d’une multiplicité de points de vue. En réalité, ce rattachement de l’ESS au pragmatisme permet également de mieux comprendre l’engouement de ses protagonistes pour les questions de méthode. En effet, cette philosophie, et Dewey en particulier, accordent une importance cruciale au processus d’investigation et s’interrogent donc sur la méthodologie permettant d’accéder à la connaissance. La célèbre citation de John Dewey « The future of our civilization depends upon the widening spread and deepening hold of the scientific habit of mind »48 illustre d’ailleurs parfaitement ces enjeux d’ordre méthodologique, mais derrière ces considérations de forme se cache également toute une structure de valeurs. En effet, cette « attitude scientifique » doit se traduire par une ouverture d’esprit, une tolérance, une reconnaissance des points de vue des autres49. Les protagonistes de l’ESS partagent, en effet, tous la croyance selon laquelle cette « habitude scientifique » engendrera une société plus juste, plus égalitaire et moins fragmentée.
33Le régime d’objectivité de l’ESS est ainsi nourri par un système de valeurs issu des réflexions pragmatistes résolument progressistes. Cet enjeu est d’ailleurs très bien saisi par le jeune philosophe nord-américain Sidney Hook (1902-1989), élève de Dewey, lui-même contributeur majeur, qui écrit à ce sujet un compte-rendu dans la Saturday Review of Literature en 1935, à l’occasion de la parution du dernier volume :
Perhaps the most important of the distinctive features of the “Encyclopedia” is its point of view. It is a point of view manifested in the attitude adopted toward the contributors, not to the doctrines the contributors advocate […] In the pages of the “Encyclopedia” representatives of every school of thought – conservatives, liberals, radicals of every hue and shade – have been given space, provided only that they measure up to the high standards of professional competence set by the editorial staff. […] The social philosophy of the “Encyclopedia” is based on the faith that at least in the realm of the mind truth can only be found in the conflict of free, informed opinion; and that the intelligent mind would rather risk salvation than forego the right to independent judgment.50
34Ce compte-rendu assez élogieux de l’ESS exprime, par ailleurs, le sentiment de bon nombre de lecteurs dans les années 1930, qui partagent, à en juger les différentes recensions tant dans la presse généraliste que les revues spécialisées, l’enthousiasme du philosophe. En revanche, la réception réservée au projet quelques décennies plus tard, au milieu des années 1950, montre bien la variabilité de ce régime d’objectivité au cours du temps. En 1954, en effet, l’ESS est épinglée par la commission parlementaire Reece, du nom de son principal instigateur, formée dans le cadre de l’investigation relative aux activités antiaméricaines, qui enquête alors sur les projets financés par les fondations philanthropiques américaines qui auraient pernicieusement participé à l’infiltration de l’idéologie communiste dans la société américaine. Le député du Tennessee B. Carroll Reece s’attarde tout particulièrement sur l’ESS qu’il accuse d’être l’archétype de la propagande socialiste et communiste financée par les fondations51. Il s’en prend tant au contenu de l’ESS qu’il estime politiquement biaisé, qu’à l’équipe éditoriale truffée de jeunes communistes. Or, le communiste ne peut pas être un universitaire selon Reece :
Objectivity could hardly be expected of him, whether in 1930 or 1954. Communists have a way of bringing things political into almost any subject. In the case of the Encyclopedia, Communists and pro-Communists were permitted to write articles on subjects in which their slant could obviously be heavily applied, and it was.52
35Ce qui se joue ici réside précisément dans la remise en cause du régime d’objectivité de l’ESS. Reece ne reconnait pas les fondements de ce dernier, non seulement parce qu’il ne croit pas ceux qu’il assimile à des communistes capables d’un quelconque exercice de réflexivité, mais aussi, car il n’adhère pas au pluralisme et au système de valeurs que ce dernier endosse. Par conséquent, sa lecture de l’ESS se retrouve en complet décalage avec celle qui lui était réservée vingt ans plus tôt par les chercheurs en sciences sociales, mais également par le grand public en général. Cet épisode témoigne ainsi de l’instabilité des attitudes épistémiques et de la fluctuation inévitable des régimes d’objectivité majoritaires successifs.
5. Conclusion
36Projet titanesque et ambitieux, l’ESS est clairement traversée par plusieurs lignes de force et se retrouve ainsi au cœur de tensions spécifiques. Elle n’échappe certainement pas au programme scientiste qui traverse les sciences sociales américaines durant la première moitié du 20e siècle et qui se caractérise essentiellement par cette volonté d’emprunter aux sciences naturelles leur arsenal méthodologique et mathématique afin de l’appliquer aux problématiques sociales. Ce faisant, les chercheurs en sciences sociales adoptent nécessairement les règles qui commandent l’objectivité en sciences naturelles et qui tendent à prôner un effacement du chercheur derrière son discours. Cette injonction à l’impartialité et au désengagement politique résout partiellement les problématiques auxquelles sont confrontés des universitaires qui tentent d’assoir leur légitimité académique, scientifique et sociale et leur permet de rompre avec l’héritage des réformistes du 19e siècle. Les sciences sociales telles qu’elles sont synthétisées dans l’ESS, reflètent, en partie, ces enjeux. En particulier, l’obsession méthodologique qui procurerait à ces savoirs une identité scientifique est manifestement partagée par plusieurs protagonistes de l’ESS. Ces derniers se tournent, par conséquent, vers des méthodes empiriques, inductives, mais aussi vers la quantification mathématique, qui devient la clé de voûte d’un discours de légitimité scientifique, et s’inspirent ainsi librement des sciences naturelles. De cette manière, ils se conforment, en partie, à un régime d’objectivité qui cherche à exclure les valeurs et dépolitiser les discours scientifiques.
37Pourtant, une analyse prosopographique révèle bien l’implication importante de divers acteurs dont le profil ne colle absolument pas à cette artillerie épistémologique. De fait, non seulement l’ESS est, en réalité, largement pilotée par un groupe de jeunes chercheurs radicaux, mais elle contient aussi différents articles au ton très progressiste signés par des universitaires eux-mêmes sensibles aux questions d’inégalités sociales, voire des chercheurs qui se revendiquent militants (socialistes ou communistes). Par conséquent, plutôt que d’assimiler l’ESS à un programme technocratique libéral conservateur, il convient de lui appliquer une autre grille de lecture, qui rende compte de ces confrontations. Le régime d’objectivité qui se dévoile à travers l’ESS n’est pas celui du désengagement, du dénuement de valeurs, mais repose sur deux piliers que sont, d’une part, la réflexivité et d’autre part, le pluralisme. Ces deux attitudes épistémiques découlent d’un postulat largement partagé dans l’ESS et popularisé par la philosophie pragmatiste selon lequel toute vérité est nécessairement fragmentaire et qu’il est impossible d’accéder directement et individuellement à celle-ci. L’analyse critique de son propre discours, qui revient à le mettre en relation avec son contexte social, ainsi que la multiplicité des points de vue, apparaissent dès lors comme les seuls outils permettant de construire une méthodologie de la connaissance, une véritable épistémologie des sciences sociales.
38Si ses conséquences semblent, de prime abord, très abstraites, ce régime d’objectivité qui se dessine dans l’ESS entraine des répercussions très pratiques. En définissant l’objectivité comme une attitude reposant sur ces deux piliers, c’est toute la conception de la communauté épistémique des chercheurs en sciences sociales qui s’en retrouve bousculée. De fait, si l’ESS compte en son sein tant de chercheurs qui ne sont pas des universitaires, ce n’est pas parce que ses instigateurs, Alvin Johnson en premier, estiment que leur profil dénote, mais bien parce qu’ils considèrent que ces chercheurs font partie intégrante de cette communauté épistémique. En d’autres termes, ce n’est pas tant une logique de tolérance ou d’effort d’inclusivité qui guide Alvin Johnson, mais bien une conception de la recherche et de ses protagonistes qui est fondamentalement différente de celle véhiculée deux décennies plus tard. De fait, à partir du moment où le discours scientifique s’arme d’un dispositif d’objectivité pour lequel le militantisme ou l’engagement politique s’avère incompatible avec l’activité et la parole scientifiques, cette conception devient inévitablement intenable. Or, c’est précisément la composition de la communauté épistémique des chercheurs en sciences sociales de cette époque qui donne à l’ESS cette coloration politique résolument progressiste. Par conséquent, au-delà de cette communauté, c’est l’ensemble des programmes intellectuels des sciences sociales qui se retrouvent ainsi influencés par ce régime d’objectivité. Il n’est pas surprenant que pour certains acteurs de l’après-guerre l’ESS apparaisse dès lors comme un produit atypique et ascientifique, car le référentiel de ce qui « fait » science a été complètement bouleversé. D’une certaine manière, on assiste alors à une tension entre deux conceptions de l’objectivité incommensurables.
39Plus généralement, cet article met ainsi en lumière l’historicité propre de la notion d’objectivité. Ce travail a évidemment été initié par d’autres historiens des sciences53, mais leur étude propose des panoramas sur des temps relativement longs. L’analyse du cas de l’ESS permet de voir combien cette notion que d’aucuns considéraient encore il y a peu comme universelle et anhistorique connait des variations et des négociations sur des temps parfois très courts comme le montre la réception plutôt controversée de l’ESS dans les années 1950. Le régime d’objectivité qui se noue dans les années 1930 aux États-Unis, voire à échelle du monde nord-atlantique, apparait donc très localisé et situé dans un temps précis. Il ne décrit pas avec justesse ce qui se déroule en sciences sociales dix ans auparavant ni ce qui adviendra dix ans plus tard. Cette étude invite donc l’ensemble des historiens et historiennes des sciences, mais aussi tous les chercheurs et chercheuses en sciences sociales, à s’intéresser aux critères de validation de la connaissance scientifique, qui permettent de décrire de véritables lignes de force qui traversent la recherche en général. Retracer l’historicité de la notion d’objectivité incite ainsi le chercheur contemporain à réfléchir à sa place dans la cité et à prendre inévitablement part aux débats relatifs aux méthodes que les sciences humaines et sociales actuelles peuvent mettre en œuvre pour tenir leurs promesses sociales.
Notes
1 L. Daston et P. Galison, Objectivity, 5e éd., Princeton, Princeton University Press, 2021, p. 17.
2 Encyclopaedia of the Social Sciences (ESS), éd. E. Seligman et A. Johnson, 15 vol., New York, Macmillan, 1937.
3 M. Furner, Advocacy and Objectivity: A Crisis in the Professionalisation of American Social Science, 1865-1905, Lexington, University of Kentucky Press, 1975 ; D. Ross, The Origins of American Social Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 ; R. Bannister, Sociology and Scientism : The American Quest for Objectivity, 1880-1940, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1987 ; J. Jordan, Machine-Age Ideology : Social Engineering and American Liberalism, 1911-1939, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1994.
4 R. Proctor, Value-free Science? Purity and Power in Modern Knowledge, Cambridge, Harvard University Press, 1991 ; H. Douglas, Science, Policy, and the Value-Free Ideal, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2009.
5 Columbia University Library (CUL), Rare Books and Manuscripts Library (RBML), Archives ESS, série I, 2, 14, Lettre de F. Frankfurter à E. Seligman, 8 mars 1926.
6 E. Seligman, What Are the Social Sciences, dans ESS, vol. 1, op. cit., p. 3.
7 M. Cohen, Method, Scientific, dans ESS, vol. 10, op. cit., p. 389.
8 L. Bernard, Introduction. The Social Sciences as Disciplines: United States, dans ESS, vol. 1, op. cit., p. 342.
9 CUL, RBML, Papiers d’Edwin Seligman, 38, 104, Note aux contributeurs, non datée [1928].
10 T. Veblen, Why Is Economics Not an Evolutionary Science?, dans The Quarterly Journal of Economics, vol. 12, 1898, n° 4, p. 373‑397.
11 T. Porter, Speaking Precision to Power: The Modern Political Role of Social Science, dans Social Research, vol. 73, 2006, n° 4, p. 1273-1294 ; A. Desrosieres, Pour une sociologie de la quantification : L’argument statistique I, Paris, Presses des Mines, 2008, p. 12.
12 M. Bulmer, Quantification and Chicago Social Science in the 1920s: A Neglected Tradition, dans Journal of the History of the Behavioral Sciences, vol. 17, 1981, n° 3, p. 312.
13 O. Anderson, Statistics: Statistical Method, dans ESS, vol. 14, op. cit., p. 371.
14 D. Ross, op. cit ; R. Bannister, op. cit. ; C. Bryant, Positivism in Social Theory and Research, Londres, Macmillan, 1985, p. 133-173 ; E. Purcell, The Crisis of Democratic Theory: Scientific Naturalism and the Problem of Value, Lexington, The University Press of Kentucky, 1973, p. 3-31.
15 CUL, RBML, Archives ESS, série V, 2, Note interne de H. Solow à A. Johnson, 5 décembre 1930. Le texte est souligné de cette façon par l’éditeur.
16 CUL, RBML, Archives ESS, série IV, 4, 27, Lettre d’A. Johnson à J. A. de Haas, 30 décembre 1929.
17 S. Bloom, The Intellectual in a Time of Crisis: the Case of Bernhard J. Stern, 1894-1956, dans Journal of the History of the Behavioral Sciences, vol. 26, 1990, n° 1, p. 21-22.
18 United States Congress, Special Committee on Un-American Activities, Investigation of Un-American Propaganda Activities in the United States, Appendix part IV: Communist Front Organizations, Washington D.C., US Government Printing Office, 1944, p. 1379.
19 D. Ross, op. cit., p. 408.
20 A. Johnson, Pioneer’s Progress: An Autobiography, New York, The Viking Press, 1952, p. 311-312.
21 CUL, RBML, Archives ESS, série I, 1, 11, Lettre d’A. Johnson à H. Solow, 24 octobre 1932.
22 Tant Brinkmann que Schumacher sont rattachés à l’école historique allemande et ont été sélectionnés par Edwin Seligman, qui connait bien ces cercles pour les avoir côtoyés durant ses études en Allemagne à la fin du 19e siècle. À l’époque de l’ESS, Brinkmann enseigne à l’Université de Heidelberg. Schumacher, quant à lui, est professeur à l’Université de Berlin jusqu’en 1935.
23 CUL, RBML, Archives ESS, série IV, 10, 37, Lettre d’A. Johnson à H. Schumacher, 22 novembre 1922.
24 Robert Dunn Dies, dans New York Times, 23 janvier 1977, p. 28.
25 R. Altenbaugh, The Children and the Instruments of a Militant Labor Progressivism': Brookwood Labor College and the American Labor College Movement of the 1920s and 1930s, dans History of Education Quarterly, vol. 23, 1983, n° 4, p. 398-402.
26 H. Klehr, J.B. Salutsky (1882-1968), dans Biographical Dictionary of the American Left, éd. Id. et B. K. Johnpoll, Westport, Greenwood Press, 1986, p. 348-349.
27 CUL, RBML, Archives ESS, série IV, 7, 122, Lettre d’A. Johnson à R. Michels, 23 novembre 1932.
28 Ibid., 4, 65, Lettre d’A. Johnson à J. Hardman, 13 mars 1933.
29 Ce qui invalide en partie les propos de M. Furner, op. cit., p. 204.
30 CUL, RBML, Archives ESS, série I, 1, 48, Lettre d’E. Seligman à C. Brinkmann, 23 novembre 1932.
31 H. Brick, Transcending Capitalism: Visions of a New Society in Modern American Thought, Ithaca, Cornell University Press, 2006, p. 54-120 ; D. Rossinow, Visions of Progress: The Left-Liberal Tradition in America, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2009, p. 4-12.
32 G.D.H. Cole, Laissez Faire, dans ESS, vol. 9, op. cit., p. 20.
33 W. Seagle, Labor Legislation and Law: Labor Law (Continental), dans ESS, vol. 8, op. cit., p. 672.
34 H. Person, Engineering, dans ESS, vol. 5, op. cit., p. 546.
35 L. Lorwin, Communist Parties, dans ESS, vol. 4, op. cit., p. 94.
36 L. Daston et P. Galison, op. cit., p. 115-190.
37 P. Novick, That Noble Dream: The « Objectivity Question » and the American Historical Profession, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 165.
38 Cohen entend par là l’idée selon laquelle la démarche scientifique débute avec l’observation des faits sans aucune anticipation ou hypothèse. Cohen précise d’ailleurs : « It is not easy to start with observing the facts, for to determine what are the facts is the very object of scientific inquiry. » M. Cohen, Method, Scientific, op. cit., p. 391.
39 Ibid., p. 393.
40 Id., Reason and Nature, New York, Harcourt Brace, 1931, p. 343.
41 Pour des éléments biographiques et sur la relation entre ces deux historiens majeurs en France dans les années d’entre-deux-guerres, voir R. Leroux. La correspondance de Lucien Febvre à Henri Berr, dans Revue d'Histoire des Sciences Humaines, vol. 2, 2000, n° 1, p. 163-168.
42 H. Berr et L. Febvre, History and Historiography : History, dans ESS, vol. 7, op. cit., p. 367.
43 Ibid.
44 K. Schultes, Die Staats- und Wirtschaftswissenschaftliche Fakultät der Universität Heidelberg, 1934-1946, thèse de doctorat en histoire, Heidelberg, Université de Heidelberg, 2010, p. 309-310.
45 U. Prehn, Max Hildebert Boehm: Radikales Ordnungsdenken vom Ersten Weltkrieg bis in die Bundesrepublik, Göttingen, Wallstein Verlag, 2013.
46 CUL, RBML, Archives ESS, série IV, 5, 129, Lettre d’A. Johnson à E. Keyser, 22 décembre 1933.
47 CUL, RBML, Papiers de Lewis Corey, 9, Lettre A. Johnson à L. Corey, 13 novembre 1934.
48 J. Dewey, Science as Subject-Matter and as Method, dans Science, vol. 36, 28 janvier 1910, p. 127.
49 D. Hollinger, The Problem of Pragmatism in American History, dans The Journal of American History, vol. 67, 1980, n° 1, p. 94.
50 CUL, RBML, Archives de la Carnegie Corporation of New York (CCNY), série III, 139, 15S ; S. Hook, Review of the ESS, dans Saturday Review of Literature, 7 décembre 1935.
51 Rockefeller Archive Center, Archives de la Rockefeller Foundation, Cox and Reece Investigations, 25, 248, Accusations de B. Reece envers l’ESS, non daté [janvier 1954].
52 Hearings before the Special Committee to Investigate Tax-Exempt Foundations and Comparable Organizations, House of Representatives, 83rd Congress, 2nd Session, Tax- Exempt Foundations on H. Res. 217, Washington D.C., US Government Printing Office, 1954, p. 92.
53 L. Daston et P. Galison, op. cit.
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About: Marie Linos
Marie Linos est docteure en Histoire, diplômée de l’Université libre de Bruxelles. Actuellement affiliée au Département d’Histoire des Sciences de l’Université de Harvard grâce à une bourse de la Belgian American Educational Foundation (BAEF), elle poursuit ses travaux qui s’inscrivent à la jonction de l’histoire des sciences et de l’histoire du genre. Sa thèse, soutenue en décembre 2021, retraçait les circulations transatlantiques des savoirs du social dans l’entre-deux-guerres, à travers le cas spécifique de l’Encyclopaedia of the Social Sciences (1930-1935).