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Nouria Ouali

L'État belge et ses migrants : histoire d’un régime de gouvernementalité d’exception. Introduction

(Vol. 46 - 2023)
Article
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1L’histoire a la vertu de révéler une société et ses acteurs à eux-mêmes. Ceci est plus vrai encore lorsqu’elle porte sur la manière dont ceux-ci traitent les étrangers et les migrants. C’est précisément ce qu’illustrent les contributions sur l’histoire des migrations en Belgique présentés dans ce numéro qui viennent opportunément parachever l’histoire de la société belge transformée par les différentes vagues migratoires et ce grâce à l’accès à de nouvelles sources documentaires et archives, notamment, du ministère de la Justice (Sûreté publique), de la Police des étrangers ou encore du ministère des Affaires étrangères. C’est l’histoire de femmes et d’hommes arrivés individuellement ou collectivement en Belgique à des époques et dans des contextes sociopolitiques et économiques variés, mais également par des modes migratoires (l’asile, le travail, le regroupement familial, le tourisme, les études) et des voies (légales ou pas) multiples depuis le 19e siècle.

2Certains articles apportent encore de nouveaux éclairages sur la migration italienne (Mignano et Mascitelli), déplore l’absence d’histoire et d’archives sur les artistes belgo-marocains (Zibouh) ou encore dévoile, autour d’une exposition virtuelle du projet Résolution-Métis (Garcia), un pan de l’histoire occultée de l’État colonial belge et du traitement réservé aux Métis nés dans les colonies qui ont subi des déplacements et une séparation forcée de leur famille, mais aussi, encore aujourd’hui, les conséquences administratives de cette politique d’une violence inouïe.

3Je m’attarderai plus précisément sur ce que révèle de manière saisissante l’ensemble des cinq premiers articles en matière de gouvernance que l’État belge et ses institutions – et son régime de violences qui le caractérise – ont établi (et maintiennent encore) envers les migrantes et les migrants. Au cours de l’histoire, ces populations subalternes sont toujours pensées sous l’angle du danger, de la menace, de fauteurs de trouble potentiels et de figures disqualifiées et criminalisées qui, dès lors, permettent de justifier pleinement leur statut d’indésirables, leur surveillance et leur contrôle, les mauvais traitements infligés voire la violation de leurs droits fondamentaux1 au nom de la sécurité et de l’ordre publics.

4La gouvernementalité2 de l’État est une forme de pouvoir exercée sur une population, fondée sur un ensemble d’institutions, de procédures, de savoirs, de stratégies et de techniques pour canaliser les conduites. Les procédures techniques et l’instrumentation (la place des instruments3 dans les modes de gouvernement) sont des activités centrales dans « l’art de gouverner » d’un État. Sans le formuler comme tel, c’est bien à une analyse de ces procédures techniques et l’instrumentation que nous proposent les autrices et les auteurs de ces articles. Analyses qui permettent de comprendre, à la fois, les modalités de l’action publique à l’égard des étrangers et des migrants, mais également les types de relations instituées entre la société politique et la société civile, et entre les membres de la société eux-mêmes : « L’instrumentation est une activité gouvernementale spécifique reposant sur des théorisations (implicites ou explicites) des rapports politiques et du rapport à la société. Elle est également un indicateur des problèmes de régulation que l’'action publique s’efforce de résoudre. »4.

5Nous verrons dans les articles de ce numéro comment l’État administre ses migrantes et ses migrants selon les différentes facettes de sa gouvernementalité. Comme le souligne Laborier, « Il y a autant de gouvernementalités que des pratiques gouvernementales. (…) L’État ce n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples. »5.

1. Utilitarisme et contrôle des migrants

6L’action de l’État belge envers ses migrantes et ses migrants présente deux principaux modes d’administration : d’une part, un mode utilitariste dans des périodes socioéconomiques et démographiques données (besoins de main-d’œuvre et de produire des enfants) et, d’autre part, un mode de contrôle et de répression systématique toujours bien ancrée dans les pratiques contemporaines de l’État belge et ses institutions.

7Le mode utilitariste de l’État est identifiable dans la séquence suivante : recrutement pour étancher les pénuries de main-d’œuvre ou jouer la concurrence avec une classe ouvrière de mieux en mieux protégée par des droits fondamentaux ; expulsion en phase de crise économique majeure (celle des années 1930 ou celle de 1974) : regroupement des femmes et des enfants pour combler le déficit démographique et assurer le financement de notre système de pension par répartition : et, plus récemment, recrutement sélectif des diplômés hautement qualifiés (technologies de l’information et la communication et personnels des soins de santé) nécessaires aux nouveaux besoins de notre économie.

8À une autre échelle, l’article de Hajar Oulad Ben Taïb illustre, sous un autre angle, la logique utilitariste qui s’incarne en l’espèce dans la lutte pour la captation d’un public de femmes immigrées marocaines dans le cadre des consultations des nourrissons. Public qui devient l’objet d’enjeux entre les organisations locales issues des piliers catholique et socialiste, en pénurie de « clientes » dans un contexte de dénatalité grandissante des femmes belges. Ces enjeux sont, à la fois, symboliques en termes de reconnaissance (et d’existence) de ces organisations et matériels, en termes de financement d’organisations subsidiées par l’État en concurrence sur le territoire de la commune bruxelloise de Molenbeek-St-Jean autour des femmes migrantes.

9S’agissant du mode de contrôle et de répression méthodique des étrangers, les articles montrent que ce système s’appuie sur et s’incarne dans des institutions (ministères de la Justice, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de l’Emploi, la Sûreté de l’État, la Police des Étrangers), des administrations (de l’emploi) et un système judiciaire qui, dès le 19e siècle, se disputent la prérogative du contrôle et/ou de l’expulsion des personnes définies comme des indésirables. Ce système de gouvernance se matérialise ainsi dans un maillage d’agents institutionnels de contrôle et de surveillance à toutes les échelles du territoire, y compris locale, et dans l’indispensable collaboration d’une multitude d’acteurs parfaitement acquis à l’idée de pourchasser légitimement ces « intrus ».

10L’article de Torsten Feys montre ainsi que l’efficacité même du contrôle des étrangers par la Sûreté publique (SP) reposait, depuis 1839 (date du début de l’enregistrement de dossiers généraux et individuels de migrants sur base de la loi de 1835 sur les résidents étrangers) sur un système impliquant divers intermédiaires institutionnels : agents des douanes, police maritime, gendarmerie, directeurs de prison et d’hôpitaux, tribunaux et autorités locales. L’auteur souligne aussi le rôle de la population tant pour dénoncer que pour défendre le droit des étrangers au séjour.

11Au cours du temps, on observe que la Sûreté publique (l’instrument du ministère de la Justice) s’est progressivement arrogé un pouvoir absolu et a marginalisé le pouvoir judiciaire en matière de procédures d’expulsion. L’enjeu réside ici dans la préservation d’un pouvoir discrétionnaire et arbitraire du politique et de la Sûreté par le recours aux décisions administratives, cet instrument autorisant l’expulsion immédiate et non-motivée des étrangers, dont l’usage est d’autant plus aisé que la loi restait floue sur les notions de résidence et de menace à l’ordre public. Pour la Sûreté publique, l’évaluation de cette menace et de la sécurité de l’État relevait essentiellement du pouvoir politique et non du pouvoir judiciaire lequel est censé garantir l’application de la loi et le respect du droit des étrangers par le recours à un autre instrument : l’expulsion par arrêté royal6. T. Feys nous fait prendre conscience que cette forme de gouvernementalité des étrangers et des migrants (non révolue) est établie de très longue date par l’application d’une règlementation d’exception, entrainant l’absence du respect des procédures, de motivation des peines et du droit à des audiences publiques garanti par la constitution. L’auteur utilise le néologisme anglo-saxon « crimmigration » pour signifier que les privilèges accordés aux citoyens ne bénéficient pas aux étrangers et pour indiquer le mode de représentation sociale des étrangers sous l’angle de leur criminalisation qui légitime leur expulsion : « les racines structurelles profondes de la « crimmigration » au sein de l’appareil bureaucratique » dont la « raison d’être » dépendait de la perception de l’étranger comme une menace ».

2. De multiples outils de gestion pour les « indésirables »

12Les articles abordent, chacun à sa manière, les conséquences pratiques de la gouvernementalité propre aux migrants élaborées à partir de figures « menaçantes et dangereuses » et la fabrique de catégories administratives comme outils d’élaboration des frontières entre nationaux (Nous) et étrangers/migrants (Eux). Ces catégories mouvantes sont bien le produit du regard de l’État sur ces subalternes et de ses multiples enjeux économiques et politiques conjoncturels (étrangers, immigrés, réfugiés/réfugiés économiques, légaux/illégaux, clandestins, etc.). Des pratiques et des instruments (normes, mesures et dispositifs) vont s’appliquer à ces catégories et impacter considérablement la vie et la trajectoire des migrants. Il s’agit notamment des critères et des conditions d’immigration en fonction de la situation socioéconomique et des besoins de main-d’œuvre (visa, contrat emploi, certificat médical, certificat bonne vie et mœurs, diplôme, revenus), du détournement d’une règle ou d’une loi (élargissement d’une loi appliquée à une autre catégorie d’étranger protégée du rapatriement), du non-respect du consentement dans la procédure de rapatriement, des pratiques administratives discrétionnaires et arbitraires (flou des règles et autonomie d’interprétation), des violences administratives (obstacles et procédures pour la régularisation ou l’obtention du statut de réfugié), de l’usage de la force publique dans les expulsions forcées, de la répression brutale des sans-papiers et de leurs soutiens ou encore de la production d’un discours disqualifiant et caricatural sur les migrants.

13De son côté, Yasmina Zian examine les pratiques d’expulsion des étrangers dans l’entre-deux-guerres (1920-1933) à partir de l’analyse des dossiers généraux de rapatriement des chômeurs et des dossiers individuels d’étrangers polonais expulsés, tirés des archives de la Police des étrangers. Nous avons vu que le pouvoir de définir les catégories d’étrangers ou de réfugiés et les critères d’admissibilité (accès au territoire et au séjour) constitue un des aspects importants de la gouvernementalité. Pour fonder le droit ou le refus du droit de résider en Belgique, le pouvoir de la Police des étrangers s’exerce, d’une part, à travers la définition des catégories d’étrangers indésirables et des critères économiques (moyens de subsistance suffisants), politiques (activité politique, suspicion d’espionnage, conspiration contre l’État ou un pouvoir étranger) et moraux (prostitution, proxénétisme, infraction pénale, débauche, mendicité ou vagabondage, etc.). D’autre part, ce pouvoir se manifeste par l’usage des deux instruments évoqués plus haut sur lesquels repose la décision d’expulsion : la mesure administrative pour le renvoi d’un étranger non résident et l’arrêté royal pour l’expulsion d’un étranger résident qui ne se conforme pas aux trois catégories précitées de critères prévus par la loi.

14Ce que révèle Y. Zian, c’est l’usage détourné de la législation sur le rapatriement par la Police des étrangers ; législation qui vise spécifiquement les étrangers sans moyens et soutiens économiques et exige le consentement explicite des personnes à cette opération. Le ministre du Travail et de l’Industrie, dans le contexte de la crise économique de 1930, se charge de produire une rhétorique nécessaire à la justification de cet usage non conforme et abusif de cette loi : réaliser des économies en matière d’allocations de chômage et protéger les intérêts des travailleurs nationaux qui constituent une partie de son électorat. Ainsi, la Police des étrangers utilise le rapatriement pour l’expulsion de Polonais résidents qui auraient dû en être protégés parce qu’ils sont suspectés d’activité politique interdite. L’analyse des dossiers individuels des étrangers révèle qu’en pratique, la Police des Étrangers ne respecte ni la règle de protection des résidents ni la procédure de rapatriement et qu’elle exerce même un rapatriement préventif, notamment d’une famille qui risquait d’émarger à l’assistance publique. Zian relève ainsi que la Police des étrangers s’approprie un cadre légal pour accroître ses prérogatives en matière de contrôle et d’expulsion des étrangers et transforme ainsi le caractère volontaire du rapatriement en un rapatriement forcé. La gouvernementalité prend ici la forme d’une violation de la loi, d’un arbitraire et d’un abus de droit manifeste à l’encontre de Polonais non expulsables pour atteindre l’objectif de renvoi. Ces migrants se trouvent, par ailleurs, dans l’impossibilité totale de se défendre contre cet abus de droit.

3. Jeux de pouvoir entre institutions pour le contrôle des demandeurs d’asile

15L’article de Eva ECKER et Frank CAESTECKER examine les jeux de pouvoir dans lesquels ont été pris le ministère de la Justice, de l’Intérieur et le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) pour le monopole de la procédure de reconnaissance des demandeurs d’asile entre 1952 et 1988. Ce qui apparait dans la dynamique relationnelle entre ces institutions, ce sont leurs objectifs politiques qui opposent le ministère de la Justice, à la fois, au Parlement, au ministère des Affaires étrangères et au HCR. Le premier voulant maintenir sa prérogative absolue sur les procédures d’expulsion et de refus du séjour d’un demandeur d’asile au nom de la sécurité publique et de la protection des intérêts de l’État alors que les seconds s’inquiètent du pouvoir discrétionnaire démesuré de la Justice et de la Police des étrangers et du risque de non-respect des droits des demandeurs d’asile.

16Les auteurs décrivent la répartition des tâches décidée après la Deuxième Guerre mondiale entre ces acteurs politiques et institutionnels : le ministère des Affaires étrangères est chargé de la mise en œuvre de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (Convention de Genève du 28 juillet 1951 ratifiée par la Belgique en 1953)7 et le HCR obtient la faculté de déterminer les critères de définition du statut de réfugié et le pouvoir de protection qui lui sont accordés en 1954 par Arrêté Royal. De son côté, le ministère de la Justice décroche l’autorité sur le contrôle des étrangers présents sur le territoire belge et la reconnaissance des réfugiés qui ne sont pas couverts par la Convention avec l’avis éventuel du HCR8.

17ECKER et CAESTECKER constatent que l’externalisation de la reconnaissance des réfugiés ONU au HCR ne semblait revêtir, à cette époque, aucun « risque » du point de vue économique et social dès lors que la procédure, dans les années 1950, ne concernait que les réfugiés de l’immédiate après-guerre (jusqu’en 1951) en provenance des pays communistes européens avec qui l’État n’entretenait aucune relation diplomatique. Cependant, l’évolution du contexte socioéconomique et politique des années 1970 et la consolidation progressive des droits des étrangers (loi sur les étrangers de 19539 puis celle de 1980) et des réfugiés10 vont changer la donne. Le protocole à la Convention sur les réfugiés de 1967 (Protocole de New York transposé en droit belge en 1969) supprime la date limite (1951) du champ d’application de la convention et la distinction entre réfugiés conventionnels et les autres réfugiés qui ne relevaient pas de cette convention. Les auteurs constatent que ce protocole entraine une perte de compétence pour le ministère de la Justice dans un contexte où le nombre de demandeurs d’asile est en croissance. Le ministre des Affaires étrangères propose, en compensation, la création d’une Commission consultative pour les problèmes des réfugiés, opérationnelle après 1982, où la Justice et ses institutions peuvent continuer à intervenir en vue de protéger les intérêts nationaux. Les Affaires étrangères étendent ensuite les prérogatives de cette Commission dont l’action sera de plus en plus contestée par la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) et certaines associations qui dénoncent la perte d’indépendance du HCR dans le processus de reconnaissance qui, dans les faits, implique l’aval du ministère de la Justice, le blocage de nombreux dossiers par la Police des étrangers et les décisions de la Commission prises sans entendre l’avocat et le demandeur d’asile.

18ECKER et CAESTECKER soulignent que les tensions autour de la procédure de reconnaissance s’accentuent après la promulgation de la loi sur les étrangers. Celle-ci garantit, en effet, le droit de recours des demandeurs d’asile alors que les décisions de protection du HCR n’étaient pas susceptibles de recours et ni de motivation. Ce qui constituait le viol des principes fondamentaux de l’état de droit et mettait le HCR en contradiction avec ses propres recommandations à l’égard des autres pays. Celui-ci décide alors de recentrer son action sur son rôle de surveillance, de secours et de défense des réfugiés. Les auteurs décrivent ensuite les conditions de reprise de la procédure de reconnaissance en interne (enregistrement et admissibilité des demandes d’asile et droit d’appel) confiée au ministère de la Justice (Police des étrangers) à la fin des années 1980, contre l’avis du ministère des Affaires étrangères11. Une institution indépendante est alors créée, le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides, dont la souveraineté sera constamment critiquée par les défenseurs des candidats à l’asile, et fera l’objet de nombreuses réclamations, après 1992, dans sa gestion des dossiers des demandes d’asile, notamment en raison de ses pratiques discrétionnaires et arbitraires et des retards importants accumulés perçus comme un mode délibéré de gestion des demandes d’asile12. Des retards qui vont contribuer à créer de nombreuses situations d’illégalité pour les candidats à l’asile.

4. Politiques restrictives d’immigration et d’asile et production de migrants sans-papiers

19L’arrêt de la migration de travail et les importantes restrictions en matière de migration et d’asile depuis les années 1980 ont fortement réduit les opportunités de migrer vers la Belgique. Par ailleurs, de multiples processus administratifs font basculer de nombreux migrants arrivés légalement par différentes voies et différents statuts (étudiants, touristes, travailleurs saisonniers, conjoint de migrant, etc.) dans le camp des sans-papiers.

20Mazyar Khoojinian nous ramène précisément aux luttes de travailleurs « clandestins » pour leur régularisation en Belgique entre 1974 et 1976 dont une partie était arrivée sous le statut d’étudiant ou de touriste. Cette campagne de régularisation fut le résultat d’un compromis entre l’État et les partenaires sociaux : régularisation des travailleurs réellement occupés contre la fermeture des frontières et l’expulsion des migrants sans emploi13. L’analyse de cette lutte illustre sous un autre angle la gouvernance de l’État envers les migrants sans droits. Divers acteurs institutionnels (Police des étrangers et ministères de la Justice et des Affaires étrangères), administratifs (administration de l’emploi) et organisationnels (les partenaires sociaux et les associations de soutien aux migrants) vont se mêler à cette campagne qui produira un résultat très modeste en nombre de régularisations tant la procédure fut complexe et floue et la violence institutionnelle omniprésente (rafles policières, arrestations, expulsions).

21M. Khoojinian exploite les données des fonds d’archives thématiques du ministère des Affaires étrangères, de la gendarmerie et la police des étrangers, de la direction de l’administration de la Sûreté publique (ministère Justice) en charge de la régularisation du séjour des étrangers. Son analyse met en exergue, à la fois, les enjeux politiques qui opposent les intervenants de la campagne de régularisation de 1974, les pratiques administratives mises en œuvre et les stratégies de lutte des candidats à la régularisation et leurs appuis dans cette procédure.

22L’auteur rappelle d’abord que la clandestinité de ces migrants résulte d’une logique politique qui a prévalu dans les années 1960 et qui visait, avant tout, à répondre aux besoins de main-d’œuvre sans nécessairement respecter tant les législations en vigueur sur le permis de travail préalable et le permis de séjour que l’interdiction faite aux touristes et aux étudiants d’occuper un emploi. Et c’est précisément ce profil de migrants qui composait la masse des demandes de régularisation a posteriori.

23La crise économique des années 1970 change la donne et l’État modifie son discours sur la présence des migrants et sa stratégie migratoire qui se soldera par la fermeture des frontières à la migration de travail non qualifiée. Le narratif politique sur la migration (re)mobilise alors deux arguments pour justifier le refus de séjour, l’expulsion ou le rapatriement des indésirables : l’argument protectionniste de défense des intérêts des travailleurs nationaux du ministre de l’Emploi, généralement brandi en période de crise économique et de l’emploi (article de Y. Zian) : l’objectif est de réduire les coûts sociaux et de protéger notre système de sécurité sociale qui aurait un pouvoir d’attraction des populations non européennes désormais criminalisées par ses prétendus usages abusifs de la sécurité et de l’aide sociales.14

24Se déploie en parallèle, la rhétorique sur l’argument sécuritaire classique du ministre de la Justice et de la Police des étrangers au nom de la protection de l’ordre public et de la lutte contre le terrorisme. Cette « gouvernementalité par l’inquiétude », à la fois, traduit, selon Didier Bigo, l’obsession de la perte de contrôle sur les normes et les intérêts du monde politique et de certaines bureaucraties, et joue sur la peur des citoyens déclassés et marginalisés par la crise économique15. Autour de cette politique restrictive, M. Khoojinian révèle les tensions entre les intérêts du ministère de la Justice qui veut imposer un visa d’entrée aux Marocains et ceux du ministère des Affaires étrangères qui tente de ménager les relations diplomatiques avec le Maroc et les pays arabes à l’époque stratégique étant donné le contexte de la crise pétrolière et le déploiement d’une politique méditerranéenne de dialogue de la CEE avec les pays arabes.

25L’auteur décrit ensuite le déroulement de la campagne de régularisation qu’il qualifie de « farce cynique », car la procédure de régularisation se révèle être « un véritable parcours du combattant » provoquant le rejet de très nombreux dossiers (7470 régularisés en tout). Enfin, M. Khoojinian montre que cette procédure repose sur une logique discrétionnaire de la part de la Police des étrangers, notamment sur la définition du critère de « séjour » qui se soldera par une plus faible délivrance du nombre de certificats d’inscription au registre des étrangers (6062 CIRE) par rapport au nombre de permis de travail délivrés par les services de l’emploi (7470 permis). Ce pouvoir discrétionnaire de la Police des Étrangers dans l’interprétation et la sélection des candidats au nom de la sécurité nationale s’articule à un processus de criminalisation des migrants sans papiers pour justifier à nouveau les refus de régularisation et les décisions d’expulsion. Cette campagne de régularisation sera émaillée de multiples incidents et de violences institutionnelles à travers les rafles policières et l’expulsion des sans-papiers dont 13 grévistes de la faim.

5. Homologie structurale du rapport de l’État à ses étrangers et ses migrants

26En dépit des périodes historiques et des contextes variés, chacun des articles de ce numéro met en perspective les modes de gouvernance que l’État belge et ses institutions imposent depuis le 19e siècle aux migrants, qu’ils soient réfugiés politiques fuyant les fascismes, migrants économiques fuyant la misère ou candidats réfugiés cherchant asile et protection. La profondeur historique de ces articles renvoie une image saisissante de cette gouvernementalité et sa cohérence qui fait système. Elle permet ainsi d’observer l’homologie structurale16 de ce mode de gouvernance des migrants en Belgique depuis 1830. Autrement dit, une continuité historique, d’une part, des positions subalternes et des représentations sociales des migrants et des réfugiés comme « classe dangereuse » et, d’autre part, des modes de prise en charge de l’État et ses institutions à travers un système et des procédures de surveillance et de contrôle, des pratiques discrétionnaires et arbitraires, de graves violations des droits, une violence systémique délibérée inscrite dans l’organisation même de la politique migratoire et le statut illégitime d’une présence, légale ou pas, toujours remise en question.

27Les articles ne couvrent pas les politiques migratoires de ces trente dernières années, mais le recul historique de l’action de l’État à l’égard de ses migrants révèle les nombreuses similarités dans les discours et les pratiques politiques et institutionnelles contemporaines. Ainsi, depuis la fin des années 1980, le gouvernement a produit un nouveau narratif sur la migration de travail qui devient très sélectives et sur le droit à l’asile considérant la majorité des demandes injustifiées et abusives et seront, en conséquence, massivement rejetées au prétexte qu’elles ne sont motivées que par des motifs économiques.

28C’est à ce moment-là que la politique migratoire et d’enfermement prend un tour extrêmement dur (très faible taux de reconnaissance, allongement de l’examen des dossiers sur plusieurs années, politiques d’enfermement, de rapatriement et d’expulsion très violentes) qui fabrique, à la fois, de nouvelles catégories de sans-papiers et une modernisation de l’arsenal législatif et institutionnel pour répondre à la « volonté politique de frein à l’immigration, de renforcement des contrôles, de limitation des droits des migrants et de durcissement de leurs conditions de séjour et d’éloignement »17. Ce tournant des politiques migratoires s’amorce avec les réformes successives de la loi du 15 décembre 1980 qui régule l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers et se matérialise dans la création de centres fermés destinés à la détention administrative des migrants sans-papiers en vue de leur expulsion. Le premier centre en Belgique, dénommé centre de transit, fut créé hors de tout cadre légal en 1988 sur le site de l’aéroport militaire de Bruxelles (le Centre 127 à Melsbroek) pour y retenir puis expulser 60 personnes. La loi Tobback de 1993 fournira le cadre légal pour la détention et l’expulsion des sans-papiers en imposant un régime pénitentiaire illégal18 à des personnes n’ayant commis aucun délit, ou fait l’objet de la moindre condamnation. La détention et l’expulsion des sans-papiers, y compris des enfants, deviennent alors la « clé de voûte » de la politique migratoire belge et génèrent une violence systémique avec son lot de conséquences indélébiles19 sur la santé mentale et physique des migrants voire, pour certains, la mort dont celle de Sémira Adamu.

29Ici aussi les nombreuses violations des droits fondamentaux des migrants sont régulièrement pointées en dépit des multiples condamnations de la Belgique par la Cour européenne de Justice. Ce qui confirme que le droit des migrants et des réfugiés dispose d’un statut spécifique (régime d’exceptionnalité) dans l’ordre juridique belge et qu’il ne fait ni autorité ni consensus dans la population comme parmi les agents institutionnels et organisationnels. Ce droit plus que les autres droits est constamment discuté, réfuté, violé par l’État lui-même20 et mis en concurrence avec d’autres normes (protection de l’ordre public, protection de l’emploi des nationaux, etc.) jugées plus fondamentales pour notre société démocratique.

Notes

1 Voyez notamment N. Ouali, The Experience of Undocumented Women and Children in Detention Centers in Belgium: Ill-Treatment or Torture? dans Migration and Torture in Today’s World, éd. F. Perocco, Venise, Edizioni Ca’Foscari, 2023, p. 201-223. http://doi.org/10.30687/978-88-6969-635-0/009.

2 M. Foucault, « La gouvernementalité », cours du Collège de France année 1977-1978, 4e leçon du 1er février 1978 dans Aut-Aut, no167-168, septembre-décembre 1978, p. 12-29.

3 « Un instrument d’action publique peut être défini comme un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur. » P. Lascoumes, La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir, dans Le Portique, [En ligne], 2004, n13-14. https://doi.org/10.4000/leportique.625

4 P. Lascoumes, op. cit.

5 P. Laborier, La gouvernementalité dans Michel Foucault. Un héritage critique, éd. J-F. Bert, Jérôme Lamy, Paris, Éditions du CNRS, 2014, p. 169-181, p. 178.

6 Cet instrument exigeait la motivation de l’expulsion par le Roi et le ministre de la Justice qui devait approuver ou rejeter la proposition de la Sûreté. Feys indique que, entre 1835 et 1913, l’écrasante majorité de ces expulsions s’est réalisée par voie administrative.

7 Cette convention impose le principe du non-refoulement (non-renvoi des réfugiés dans le pays où ils sont persécutés) et la coopération avec le HCR.

8 Pouvoir consultatif non inscrit dans les lois de 1952 (loi des étrangers) et 1953 (ratification convention de Genève). Cependant, les auteurs relèvent que pour contrebalancer le pouvoir discrétionnaire de la Justice, de la Police des étrangers et du HCR en matière de protection des droits des étrangers que le Parlement et le ministère des Affaires étrangères créent en 1952 le Conseil consultatif des étrangers qui statuera sur les décisions d’éloignement des demandeurs d’asile et des réfugiés reconnus, mais pas sur leur protection.

9 Avant 1953, c’est la loi sur la police des étrangers de 1939 qui était en vigueur.

10 Ecker et Caestecker soulignent que les réfugiés entrant dans le cadre de la Convention de Genève obtenaient presque les mêmes droits que les Belges en matière d’éducation, d’emploi et de sécurité sociale. Les réfugiés non conventionnels restaient de la compétence du ministère de la Justice qui gardait la prérogative de protéger la Belgique envers les réfugiés aux comportements indignes.

11 L’article précise que le ministre des Affaires étrangères en poste, P. van Zeeland, y voyait un risque de complication des relations diplomatiques avec les pays d’origine des réfugiés et manifestait implicitement sa méfiance à l’égard de la Justice en manifestant son attachement au respect de la protection des réfugiés.

12 N. Ouali, op. cit., p. 201-223. http://doi.org/10.30687/978-88-6969-635-0/009.

13 M. Alaluf et R. De Schutter, La régularisation des travailleurs clandestins (1974-2002), dans Syndicats et société civile : des liens à (re)découvrir, éds. S. Bellal, T. Berns, F. Cantelli et J. Faniel, Bruxelles, Ed. Labor, 2003, p. 93-102.

14 N. Ouali, Welfare State and the Hunt for “Social Benefit Cheaters and Profiteers” Migrants: The Case of Belgium in Racism in and for the Welfare State, éd. F. Perocco, Marx, Engels, and Marxisms. Palgrave Macmillan, Cham, 2022, p. 63-89. https://doi.org/10.1007/978-3-031-06071-7_3

15 D. Bigo, Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude ? dans Cultures & Conflits, [En ligne], 1998, no 31-32, printemps-été. https://journals.openedition.org/conflits/539

16 Concept emprunté à Robert Castel à propos des positions des désaffiliés et leurs modes de prise en charge au cours de l’histoire. R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.

17 P-A. Perrouty, Un système de rouages : l’affaire « Sémira Adamu », dans L’Année sociale 2003, Université Libre de Bruxelles, 2003, p. 107-115 (p. 108).

18 Selon les organisations de défense des sans-papiers, ce régime est toujours d’application en dépit de son illégalité.

19 Pour l’analyse détaillée de cette politique voyez N. Ouali, The Experience of Undocumented Women and Children in Detention Centers in Belgium : Ill-Treatment or Torture? op. cit.

20 Voyez notamment la stratégie politique du Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Théo Francken pendant son mandat 2014-2019.

Pour citer cet article

Nouria Ouali, «L'État belge et ses migrants : histoire d’un régime de gouvernementalité d’exception. Introduction», C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société [En ligne], Vol. 46 - 2023, URL : https://popups.uliege.be/1370-2262/index.php?id=1709.

A propos de : Nouria Ouali

Nouria Ouali est docteure en sociologie, professeure associée à la Faculté de Philosophie et Sciences Sociales de l’Université libre de Bruxelles au département des sciences sociales et sciences du travail. Elle enseigne également à l’Institut d’Études du Travail de l’Université Lumière Lyon 2 dans le cadre du « Master Égalité, Inégalités, discriminations » et à l’Université Ca’Foscari de Venise dans le cadre du « Master sur l’immigration ». Ses travaux portent sur l’analyse intersectionnelle des processus de précarisation, de déclassement et d’exclusion des groupes minoritaires sur le marché du travail, sur le racisme et la discrimination dans le monde du travail et sur les processus de résistances et de subjectivation des femmes minoritaires en Belgique. Elle a coordonné de nombreuses recherches nationales et internationales dont le projet européen NEWS (Network on Ethnicity and Women Scientists). Elle est directrice de la revue du Centre METICES: TEF (Travail, Emploi, Formation) depuis octobre 2019.