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Adriana Costa Santos, Naïké Garny, Hajar Oulad Ben Taïb & Youri Lou Vertongen

Avant-propos

(vol. 48 - 2024)
Editorial
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Des intentions à la publication – explorer les migrations en Belgique

1Les Migrations en Belgique, titre du présent numéro thématique, trouve ses origines dans deux journées d’étude organisées à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles en novembre 20231. Celles-ci ont été l’occasion de créer un espace de dialogue interdisciplinaire et interinstitutionnel ancré dans le contexte belge autour de cette thématique, dont l’actualité changeante et la présence au cœur des débats contemporains ne permettent pas toujours une rencontre des réflexions et des connaissances au niveau national.

2Notre démarche démarre d’un double constat : d’une part, celui de la richesse des savoirs produits sur les migrations en Belgique, mais aussi de la nécessité de leur mise en commun ; d’autre part, celui du besoin d’envisager les frontières institutionnelles et communautaires propres à la Belgique à la fois comme une opportunité de croiser des perspectives variées au sein d’un même territoire, mais aussi comme un obstacle aux collaborations scientifiques, limitant les échanges entre différents réseaux académiques et associatifs.

3Ces journées ont ainsi rassemblé des chercheur·euses issu·es des différentes disciplines au sein de l’ensemble des universités belges francophones et néerlandophones, mais aussi des acteur·ices institutionnel·les, associatif·ves et politiques, intervenant au quotidien dans les questions migratoires. Les quatre grands thèmes qui ont structuré les interventions sont : Histoire, action publique, mobilisations et enjeux épistémologiques. Au-delà du croisement des disciplines, le dialogue entre approches a permis d’interroger les migrations sous différents prismes, qu’il s’agisse des questions d’identité, des cadres normatifs ou des enjeux de catégorisation, au départ d’un même terrain ou territoire. Si la diversité des participant·es a favorisé un dialogue fructueux, elle a également révélé certaines limites, notamment en termes de représentativité géographique et disciplinaire, ouvrant des perspectives pour de futures initiatives, avec l’ambition d’enrichir encore davantage les échanges et d’atténuer les frontières internes entre disciplines, géographies, approches et représentations du sujet en Belgique.

4L’intention de ce numéro thématique des C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société, est de donner une suite à l’exercice et garder une trace de la richesse des réflexions menées, mettant en lumière des thématiques transversales et offrant une lecture nuancée, plurielle, actuelle et multidisciplinaire des migrations en Belgique, en articulant analyses empiriques, réflexions théoriques et implications pratiques.

Un contexte migratoire belge en tension

5Plusieurs éléments marquent le contexte de cette rencontre autour des migrations en Belgique. À l’été 2021, une grève de la faim de 62 jours portée par plus de 470 militant·es sans-papiers se clôture avec des promesses de régularisation qui ne sont pas tenues, exacerbant la défiance des acteurs mobilisés à l’égard des autorités belges2. L’absence de mécanismes systématiques de régularisation pour les personnes sans-papiers perpétue une précarité structurelle, tandis que les politiques migratoires se durcissent, souvent au détriment des droits fondamentaux et de la dignité humaine. En parallèle, depuis l’hiver 2021, ce qui a d’abord été nommé « crise de l’accueil » est depuis lors devenu une constante, comptant des milliers de demandeurs·euses d’asile privé·es de droit à l’hébergement3 et presque autant de condamnations de l’État belge, représentant une menace à l’État de droit, au profit d’une politique migratoire dissuasive.

6Cette période est également marquée par une conjoncture historique, sociale et politique particulière : celle de la guerre en Ukraine suivant son invasion par la Russie depuis mars 2022 et celle du génocide4 en cours en Palestine, mais aussi de la guerre civile au Soudan et de la relance des conflits au Nord Kivu (République Démocratique du Congo). Si ces éléments géopolitiques sont inquiétants avant tout par les effets qu’ils ont dans le massacre de populations civiles, des pratiques de torture, de viols et d’autres crimes de guerre, ils sont ici révélateurs des asymétries d’attention médiatique, de prise de position politique, mais aussi du traitement des migrations forcées qui en sont la conséquence, en Belgique et en Europe. Alors que le gouvernement belge suit la tendance européenne pour organiser en un temps record un effort d’accueil de plus de 70 000 déplacé·es forcé·es ukrainien·nes5, il applique des restrictions spécifiques aux autres nationalités6 et perpétue un déni d’accueil des demandeur·euses d’asile, malgré ses obligations internationales. Le dernier pacte européen sur l’asile et la migration voté en avril 2024 achève encore une série de droits et accélère la déshumanisation des personnes migrantes en Europe, réduites à des quotas de compensation financière entre les États membres7.

7À l’approche des élections européennes, mais aussi fédérales et régionales belges, le gouvernement fédéral rassemblant les quatre familles libérale, chrétienne, écologiste et socialiste belges vote une loi permettant le déploiement de l’agence européenne Frontex à Bruxelles, devant la stupéfaction des acteurs de la société civile, qui dénoncent une militarisation et une mise en danger accrue des personnes migrantes ciblées par cette force armée8.

8Cette publication s’inscrit donc indéniablement dans un contexte marqué par l’instrumentalisation politique des migrations et une déshumanisation des personnes en mouvement, ou pour le moins de la partie moins bien lotie d’entre elles. Par ailleurs, en conséquence de cette « crise de l’accueil » qui perdure en Belgique, des demandeurs d’asile s’abritent au pied des bâtiments du campus Saint-Louis de l’UCLouvain qui a accueilli les journées d’étude et où est publié le présent numéro. Une action de solidarité directe s’est depuis lors mise en place au sein du campus pour leur venir en aide, à l’initiative de membres du corps scientifique et académique, du personnel administratif et des étudiant·es.

Présentation du numéro

9À l’issue d’une année électorale en Belgique, marquée par une tangible polarisation de la société – notamment au sujet des migrations et de leur instrumentalisation au prisme « sécuritaire » par une partie de la droite francophone et néerlandophone et de l’extrême droite9 –, il nous semblait essentiel de prendre le temps de réfléchir aux discours et aux politiques migratoires, au cœur de nombreux enjeux électoraux. Il s’agissait, d’une part, d’acter que le phénomène migratoire constitue un prisme essentiel pour comprendre l’évolution de nos sociétés et les défis de demain et, d’autre part, en approfondissant ces réflexions, de poser un regard critique sur les discours et les pratiques qui entourent les migrations, tout en offrant des clés pour mieux comprendre leurs dynamiques et leurs impacts.

10Bien que délimitées par des angles et des approches choisis par leurs auteur·es, les sept contributions réunies dans ce numéro permettent de faire état d’un contexte migratoire belge en tension et d’une production scientifique qui cherche à tenir compte de la complexité des enjeux et à dépasser les simplifications souvent véhiculées par les discours médiatiques ou politiques. Elles invitent à explorer les migrations sous différentes dimensions : comme des phénomènes historiques, des cibles et des effets de politiques publiques, des raisons de mobilisations, des parcours individuels et collectifs, des révélateurs des transformations politiques et sociales – mais aussi épistémologiques – contemporaines.

11L’organisation des articles est chronologique, mais elle fait surtout des ponts entre chaque thématique, le premier portant sur l’intégration des travailleurs·euses immigré·es ; les deuxième et troisième sur les perceptions des politiques d’asile, allant des années 90 à l’actuelle crise de l’accueil ; les quatrième et cinquième sur les mobilisations militantes et solidaires ; les sixième et septième abordent des questions épistémologiques, éthiques et de pouvoir sur la recherche en migrations.

12Le numéro commence avec un article (1) de Hajar Oulad Ben Taïb et Stijn Carpentier, apportant une perspective historique de l’accueil et de l’intégration des travailleur·euses migrant·es marocain·es et turc·ques dès les années soixante. Il propose une mise en lumière de la construction des sujets « étrangers » et l’influence de leurs représentations au sein des organisations de la société civile pilarisée belge. Les discours et perceptions de la politique d’asile belge peuvent également être observés d’un point de vue historique et juridique, au sein des contributions (2) d’Eva Ecker et Frank Caestecker, qui proposent une analyse historique des débats politiques au sujet de la protection des réfugiés de guerre et les tensions autour de la procédure d’asile, dans le contexte de la guerre civile en Yougoslavie des années 90 ; et (3) de Diletta Tatti et Marie Doutrepont, qui explorent la séquence 2015-2024 en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale en Belgique. Elles interrogent ainsi la notion de « crise de l’accueil » au prisme des récits juridiques, gouvernementaux, médiatiques et de ceux des mouvements sociaux, mettant en tension la légitimité de cette notion de crise et la mise en œuvre de la loi.

13Dans un contexte analogue et ancré dans des terrains ethnographiques, le quatrième article est celui (4) d’Adriana Costa Santos et Clara Mativa, et s’empare du débat autour de l’action politique et l’action humanitaire dans les mobilisations solidaires en Belgique, proposant une analyse de la (dés)humanisation en tant qu’outil politique et de la « survisibilisation » des personnes migrantes dans l’espace public. S’en suit l’article (5) d’Aïsta Bah et Florence Delhaye qui analyse les mobilisations des personnes sans-papiers en faveur de leur régularisation, en mettant en lumière à la fois les actions performatives et les engagements quotidiens qui les sous-tendent. Elles explorent la pluralité des temporalités présentes dans ces mobilisations, en montrant comment des actions immédiates se combinent avec des stratégies à plus long terme, soulignant la nécessité d’inscrire durablement les personnes en exil dans le paysage politique. Enfin, les deux derniers articles proposent un regard critique dans ce contexte et se rejoignent dans une volonté de penser la recherche comme potentiel levier de déconstruction des paradigmes violents et déshumanisants des politiques migratoires. Le sixième article est celui (6) de Naïké Garny et Marwa Neji, développant une approche réflexive de la recherche sur les femmes en migration, dans une perspective féministe et décoloniale et s’inscrivant dans une réflexion sur le pouvoir au sein de la recherche. La dernière et septième contribution est celle (7) de Shannon Gouppy qui ancre sa réflexion dans le cadre de l’analyse de deux évènements liés à la lutte décoloniale en Belgique, pour s’emparer des questionnements sur la place des enjeux raciaux dans la société belge postcoloniale, dans les dynamiques de pouvoir à l’œuvre et dans la recherche sur les migrations.

14Ce numéro propose ainsi un arrêt sur image interdisciplinaire du travail sur les migrations mené en Belgique à notre époque. Inspiré·es par le travail de leurs prédécesseur·euses, mais également par des questions et réflexions ancrées dans l’actualité, les auteur·es des différentes contributions appréhendent les multiples enjeux de ce terrain de recherche et d’action, via diverses approches : historiques et juridiques de l’accueil, des politiques d’asile et des pratiques d’intégration ; sociales et politiques des mobilisations et pratiques de solidarité ; épistémologiques et méthodologiques dans une visée décoloniale et féministe de la recherche dans le contexte migratoire. Nous espérons qu’il permettra de nourrir les débats scientifiques et publics sur un sujet aussi crucial qu’urgent, tout en rappelant que les migrations, loin d’être une simple problématique à gérer, sont une nécessité humaine et une opportunité de transformation sociale.

Notes

1 Le programme des journées d’étude Les migrations en Belgique : enjeux épistémologiques, histoire, action publique et mobilisations (Bruxelles, 16 et 17 novembre 2023) peut être consulté en ligne sur https://www.crespo.be/wp-content/uploads/2023/05/Programme-final_journees-detudes-2.pdf et les enregistrements réalisés par le collectif Sans-Papiers TV sur https://www.youtube.com/@SansPapiersTV.

2 N. Hetmanska, M. Deleixhe et T. Berns, Récit d’une grève de la faim, dans Multitudes, 2021, no 4, p. 22-29.

3 Comme en témoigne un rapport publié par les organisations présentes sur le terrain bruxellois de l’aide aux personnes migrantes en rue, « Politique du non-accueil. État des lieux », en ligne, https://www.msf-azg.be/sites/default/files/imce/Gaza/186_193_Dashboard%20Politique%20NA_FR_v4.pdf consulté le 30 mai 2024.

4 Voir l’utilisation du terme par Amnesty International dans son dernier communiqué de presse « Amnesty international’s research has found sufficient basis to conclude that Israel is committing genocide against Palestinians in Gaza », en ligne, https://www.amnesty.org/en/latest/news/2024/12/amnesty-international-concludes-israel-is-committing-genocide-against-palestinians-in-gaza/, consulté le 6 décembre 2024.

5 Y. L. Vertongen, A. Costa Santos, L’accueil des réfugié·es ukrainien·nes en Belgique, dans La Revue Nouvelle, 2022, vol. 6, no 6, p. 59-64.

6 En est exemple le blocage des dossiers de certain·es demandeur·euses d’asile lorsque des crises éclatent dans leurs pays d’origine, expliqué par le CGRA, en ligne https://www.cgra.be/fr/actualite/reprise-du-traitement-des-dossiers-soudan, consulté le 6 décembre 2024.

7 M. Deleixhe, Le prix des migrants, dans Esprit, vol. 9, 2023, p. 24-28.

8 À ce sujet, lire le communiqué de presse du Ciré « Une agence accusée de crimes déployée sur le territoire belge ? », en ligne, https://www.cire.be/communique-de-presse/une-agence-accusee-de-crimes-deployee-sur-le-territoire-belge/, consulté le 6 décembre 2024.

9 L’extrême droite francophone étant absente de l’échiquier politique belge depuis 2012. Voir B. Biard, La lutte contre l’extrême droite en Belgique I. Moyens légaux et cordon sanitaire politique, dans Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. 37, no 2522-2523, 2021, p. 5-114.

Pour citer cet article

Adriana Costa Santos, Naïké Garny, Hajar Oulad Ben Taïb & Youri Lou Vertongen, «Avant-propos», C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société [En ligne], vol. 48 - 2024, URL : https://popups.uliege.be/1370-2262/index.php?id=1949.

A propos de : Adriana Costa Santos

Adriana Costa Santos est doctorante au Césir, à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles. Elle réalise une thèse sous la direction d’Abraham Franssen en partenariat avec le CPAS de Bruxelles portant sur le réseau d’action publique bruxellois dans la prise en charge des personnes migrantes en transit, terrain au sein duquel elle a été active en tant que coordinatrice hébergement de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés.

A propos de : Naïké Garny

Naïké Garny is a PhD candidate at the Center for Sociological Research of KU Leuven. As a former social worker and coordinator of an accommodation facility for women on the move arriving in Brussels, her current research focuses on feminist and intersectional reception practices which considers the agency and the experience of resistance of women in migration.

A propos de : Hajar Oulad Ben Taïb

Hajar Oulad Ben Taïb est doctorante, affiliée au CRHiDI UCLouvain Saint-Louis Bruxelles. Elle prépare une thèse sur l'accompagnement des femmes immigrées marocaines et turques par les Ligues Ouvrières Féminines Chrétiennes - devenues Vie Féminine - de 1964 à 1984 à Bruxelles. Ses recherches, menées dans une perspective socio-historique, sont principalement basées sur les archives de Vie Féminine et sont enrichies par des témoignages oraux.

A propos de : Youri Lou Vertongen

Youri Lou Vertongen (CESIR, UCLouvain) est postdoc et professeur-invité à l'UCLouvain Saint-Louis Bruxelles. Ses recherches portent sur les mobilisations collectives en lien avec les enjeux migratoires en Belgique et en Europe, interrogeant l’articulation stratégique entre les collectifs de migrants et les associations de nationaux solidaires. Il est notamment l'auteur de la monographie, publiée en deux tomes, "Papiers pour tous" (éditions Academia, 2023-2024).