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Derk Venema

Magistrature et domination étrangère. Réflexions d’anthropologie juridique sur trois cas belges

(Vol. 40 - 2017)
Compte-rendu
Open Access

Résumé

Ce texte reprend les contributions qui précèdent et les analyse sous l’angle de l’anthropologie juridique. Ces contributions ont en effet en commun d’étudier la magistrature dans un contexte politique marqué par la domination étrangère. Ce texte revient d’abord sur le concept sociologique de domination étrangère avant de traiter, dans une perspective anthropologique, de certains comportements des juges souvent délaissés car considérés comme irrationnels ou négligés car ne relevant pas de la recherche prosopographique traditionnelle.

Index de mots-clés : Domination étrangère, Magistrature, Sociologie
Index by keyword : Foreign rule, Judiciary, Sociology

Introduction

1Le dénominateur commun des trois différents types de gouvernement examinés dans ces études de cas – l’annexion, le colonialisme, l’occupation – est la domination étrangère : la Belgique sous la domination française et allemande, le Congo sous la domination du roi Léopold II puis de la Belgique. Après une introduction du concept de domination étrangère, j’aborderai, dans une perspective anthropologique, certains comportements des juges souvent délaissés car considérés comme irrationnels1 ou négligés car ne relevant pas de la recherche prosopographique traditionnelle. Je traiterai ainsi des concepts de pureté et de contamination dans le cadre de la dynamique (évolutive) des groupes. Cette approche fournit une base essentielle pour évaluer l’importance sociologique et symbolique de la magistrature dans diverses situations de dominations étrangères.

Le concept sociologique de domination étrangère

2Le phénomène de domination étrangère se caractérise généralement par un « Nous », le plus souvent sous la forme d’un groupe plus faible, qui est dominé et/ou gouverné par une entité plus forte, un « Autre »2. Des termes tels que la collaboration, le patriotisme, le nationalisme, la trahison et la résistance tirent leur sens d’une diversité de « nous » dominés, opposés à un « eux » dominant. Il ne faut, bien sûr, pas croire pour autant que ces catégories soient toujours limpides ou fassent l’objet d’un consensus universel. Pour que le concept de domination étrangère s’applique, il faut au minimum d’importantes différences de perception entre gouvernants et gouvernés. Les différentes formes de domination étrangère discutées ici – l’annexion, l’occupation, le colonialisme – partagent une autre caractéristique commune : la menace d’une violence directe et incontrôlée3. La magistrature est une institution offrant une alternative à cette menace. Lors de l’application judiciaire de la loi, l’usage de la force est rationalisé, formalisé, légitimé et justifié. Sur le long terme surtout, il est plus efficace d’exercer le pouvoir par des menaces plus ou moins légitimes de force juridique ou des sanctions, telles que des poursuites pénales devant un tribunal comme dans tout régime démocratique traditionnel, que par la répression unilatérale et la violence arbitraire4. Les tribunaux sont ainsi des instruments clés pour les régimes étrangers qui entendent conserver le pouvoir pendant un certain temps.

3Dans les études de cas présentées dans ce volume, le pouvoir judiciaire se retrouve tantôt du côté du « Nous », tantôt du côté des « Autres » selon le peuple dominé dont il est question. Dans l’État indépendant du Congo, la magistrature belgo-internationale se rattachait clairement aux « Autres », l’élite dirigeante, qui avait peu, voire pas, de connexions avec la population locale. Il s’agissait, d’après les termes empruntés à la sociologie organisationnelle de Lammers5, d’une « élite loyale » complètement étrangère, autrement dit des « [régimes] auxiliaires légitimés d’en haut ». En revanche, sous les occupations allemandes de la Belgique durant les deux guerres mondiales, les juridictions belges étaient composées d’« élites indigènes », une terminologie désignant des institutions coopérantes « légitimées d’en bas », parce qu’elles étaient perçues par les Belges comme faisant partie du « Nous », du moins aussi longtemps que leurs membres ne compromettaient pas trop leur loyauté envers le peuple belge. La période française offre une image mixte en raison du fait que la magistrature était composée tant d’autochtones que de juges français.

4Les concepts politiques de « domination étrangère », de « Nous », d’ « Autres », « élite autochtone » et d’ « élite loyale » sont tous liés à la notion de légitimité des régimes, des organismes gouvernementaux, des politiciens et des fonctionnaires. Selon Max Weber, il existe trois idéaux-types de légitimité politique : la légitimité fondée sur la tradition, celle fondée sur le charisme et celle fondée sur des procédures rationnelles-légales6. Deux idéaux-types supplémentaires sont la légitimité basée sur des valeurs et des normes partagées (chevauchement avec la tradition) et la légitimité basée sur le pragmatisme7.

5En pouvant choisir d’appliquer ou non les lois d’un régime, les tribunaux exercent un rôle crucial dans le soutien – ou le sapement – de la légitimité de celui-ci. Ce faisant, leur propre légitimité est également en jeu. La position des tribunaux peut être particulièrement précaire quand ils sont constitués d’une « élite autochtone » faisant face à un gouvernant étranger très impopulaire ou quand ils se composent eux-mêmes d’une élite étrangère peu appréciée. Cette précarité tient essentiellement au fait que la distinction entre le « Nous » et les « Autres » concerne l’identité de personnes et de groupes. Cette situation a ses racines dans la condition humaine. La vie est un compromis permanent entre nos deux besoins les plus élémentaires que sont l’existence matérielle et l’identité : ce que nous sommes et qui nous sommes. Les gouvernements peuvent être des fournisseurs importants des deux besoins : ils visent à garantir la sécurité et la subsistance, éléments représentant déjà en soi une condition préalable importante pour la légitimité. En outre, ils offrent de quoi s’identifier idéologiquement ou culturellement ou, au contraire, opposer son identité, ce que chacun fait dans une mesure plus ou moins grande. Les identités personnelles ou de groupe, cependant, ne sont pas immuables, pas plus que ne le sont l’identification ou la dissociation avec leur gouvernement. À la fin, tous les régimes indigènes « normaux », tout comme les régimes étrangers, sont uniquement des phases temporaires de stabilité au sein d’un processus global et éternel d’expansion et de migration des populations, de changement des frontières et d’alternance des régimes (des élections démocratiques à l’annexion par l’ennemi)8.

6Bien que les périodes de domination étrangère fassent partie intégrante des développements globaux à long terme, elles sont considérées comme l’exception par rapport à l’état « normal » et souhaité des affaires. La situation considérée comme « normale » pour tout pays est le gouvernement par le « Nous », forme « d’autorégulation » dans un État-nation démocratique représentatif fondé sur la règle de droit. Lorsque le peuple, ou la « nation », est représenté au sein du gouvernement, on parle d’État-nation. Les mouvements nationalistes revendiquent le droit à l’autonomie comme un droit humain naturel et inaliénable9. En effet, le droit à l’autodétermination a été proclamé au moins depuis les premières théories du contrat social jusqu’aux chartes contemporaines des droits de l’homme10 ; la décolonisation au 20e siècle traduit son acceptation générale. Par conséquent, on assiste à une violation particulièrement sensible du « principe nationaliste » lorsque « les personnes en charge de l’unité politique appartiennent à une nation autre que celle de la majorité des gouvernés », à savoir des personnes issues de la domination étrangère11.

7Je vais à présent évoquer les problèmes auxquels la magistrature est confrontée en termes de pureté, de contamination et de mains sales.

La pureté et la contamination

8Dans le flux des changements de gouvernement, nous chérissons nos identités culturelles transitoires, qui consistent en des moyens plus ou moins déterminés de faire les choses autant qu’en de nombreuses catégorisations sociales de personnes, d’actions, de choses et d’événements. Distinguer et catégoriser représentent une caractéristique fondamentale de la pensée et de la perception : tout ce que nous voyons et reconnaissons, nous le distinguons des autres choses. Si nous ne pouvions pas faire des distinctions plus ou moins claires, nous serions « perdus dans un chaos d’impressions fugitives »12. Cette faculté ne constitue pas seulement une condition indispensable à la survie (ce que nous sommes), elle nous fournit également une identité (qui nous sommes). En anthropologie, l’identité culturelle d’une personne, consistant en « un agglomérat d’idées préconçues que la culture possède en ce qui concerne la position de l’homme, entre la nature et la sphère religieuse, dans divers rapports sociaux, entre la naissance et la mort, et dans l’ordre de l’existence en général », est appelée une « cosmologie »13.

9Il est bien connu que la façon la plus fréquente d’exprimer les catégories et les distinctions incluses dans la cosmologie d’une société, à savoir le langage, ne peut être appris qu’au cours d’interactions au sein d’un groupe. En tant que groupes, allant de plusieurs dizaines d’individus à des pays entiers, nous construisons un monde qui donne sens à notre vie, notre cosmologie, avec ses significations distinctes qui définissent l’identité du groupe. Le rôle du groupe en tant que fournisseur de sens dans nos vies renforce l’identification et la fidélité de l’individu à celui-ci14. Des identités de groupe émergent des interactions au sein et entre les groupes, au cours d’un processus incessant ; l’identité d’un groupe est ainsi délimitée et distincte de celle des « Autres »15. Il ne s’agit pas d’une activité rationnelle, mais plutôt d’un mode pré-rationnel de perception16. En protégeant les frontières entre les catégories sociales dans notre culture, nous essayons d’assurer à notre identité culturelle, sécurité et stabilité. De nombreux symboles et rituels remplissent cette tâche à l’instar, par exemple, des rituels juridiques tels que les procédures judiciaires. Ces dernières veillent à la préservation de nombreuses distinctions normatives déterminant ce qui est légal ou illégal, qui est coupable ou innocent, qui est responsable ou qui ne l’est pas17. Tout bien considéré, il n’est donc pas surprenant que l’élaboration et le maintien de la distinction entre les notions de « Nous » et « Eux », ou entre celles « d’ami » et « d’ennemi », ont été identifiés comme la fonction la plus fondamentale de la politique18.

10Ce contexte explique que la transgression des limites des catégories sociales ou l’ambiguïté ou encore l’incertitude quant à la catégorie dont relève une personne, une chose ou un événement puisse être une cause de préoccupation. Cette préoccupation sera d’autant plus grande que les catégories impliquées sont essentielles à l’identité du groupe ou lui donnent sens. La transgression ou la fuite d’une catégorie vers une autre, ou le mélange des catégories, est qualifiée de « pollution ». Elle met en danger non seulement la pureté des catégories mais aussi l’ordre social en général19.

11Le concept de pollution et ceux connexes de contamination, de pureté, de tabou, de danger et d’hygiène morale ou sociale ont été à l’origine développés en anthropologie20. Comme Mary Douglas l’a souligné dans sa célèbre étude Purity and Danger, ces termes décrivent des façons de penser et de se comporter présentes non seulement dans les sociétés anciennes ou primitives, mais également dans les sociétés modernes21. Un aspect important de la pollution est qu’elle est contagieuse, caractéristique indépendante de la question de la responsabilité causale. Autrement dit, la contamination se produit sans tenir compte des liens intentionnels ou de causalité entre le ou les individu(s) contaminé(s) et les actions de ou des individu(s) contaminant(s)22. Par exemple, un juge qui reste en fonction sous une occupation ennemie est souvent considéré comme contaminé par l’image négative de cet ennemi et il s’en suit qu’il est tenu co-responsable des conséquences néfastes des politiques de cet occupant. On peut citer, à cet égard, l’exemple du Hoge Raad néerlandais (Cour suprême) durant l’occupation par l’Allemagne nazie23.

12Deux expressions sont souvent utilisées dans le cadre de conflits politiques contemporains : « mains sales »24 et « moindre mal ». Le « moindre mal » rationalise le concept de « mains sales » en affirmant que ne rien faire (et, ce faisant, en gardant les mains propres) aurait eu, tout bien considéré, des effets pires pour la communauté dans son ensemble25. La notion de « mains sales» renvoie explicitement aux mêmes images que la pollution et la contamination. Le « moindre mal » y correspond parfaitement aussi : le « mal » étant le terme le plus radical pour désigner les « Autres », avec lesquels on ne veut pas s’associer ou être associé. Opter pour le moindre mal est supposé laisser une tache plus petite ou plus facilement lavable qu’une action alternative. Fait intéressant, et nous ramenant aux cas de domination étrangère, le « moindre mal » est précisément la lecture qui a toujours été faite, tant par les politiciens de l’époque que par les historiens par la suite, de la politique « accommodante » belge sous l’occupation nazie26. Mais avant tout, je reviendrai sur quelques exemples tirés de la contribution d’Emmanuel Berger sur la magistrature belge sous la domination française pour illustrer cette approche anthropologique et la développer davantage.

La période française

13De nombreuses nominations de juges, de procureurs et de commissaires français à des postes-clé dans les tribunaux ont été rendues possibles parce que des juges « belges » ont démissionné en signe de protestation lorsque les premiers juges français ont été affectés en « Belgique » et que, par la suite, d’autres juristes « belges » ont refusé de remplir les postes vacants. Cette attitude témoigne clairement d’une volonté de maintenir ce qu’on pourrait appeler une « hygiène socio-morale » : éviter la contamination avec les politiques de l’oppresseur en refusant de rejoindre la magistrature « polluée ». En d’autres termes, de nombreux professionnels du droit ne voulaient pas « se salir les mains » ou « se brûler les doigts ». Cette aversion est compréhensible quand on se rappelle que ces tribunaux pollués représentaient des institutions pivot dans la préservation et la réaffirmation de la cosmologie locale ou de l’identité culturelle. Une telle infiltration par des agents d’une « élite loyale » étrangère a évidemment créé des tensions directes entre le « Nous » et les « Autres ». En rendant l’identité d’un tribunal ambiguë, cette pollution par des éléments étrangers est contagieuse : tout juriste actif dans une juridiction polluée, ou même tout civil se tournant vers elle, peut être contaminé et voir son identité s’estomper et sa réputation tâchée27. Les tribunaux belges ont été contaminés par la « francité » émanant de la présence de fonctionnaires français. Par conséquent, les juristes belges étaient moins disposés à intégrer la magistrature, en raison du risque d’être personnellement contaminés.

14Les magistrats devaient satisfaire à la fois le régime français et le peuple belge, dans une position appelée ultérieurement la situation difficile du « maire en temps de guerre » : soit rester en poste pour faire le bien du peuple tout en risquant d’être contaminé par les politiques de l’oppresseur ou quitter ses fonctions pour garder les mains propres tout en courant le risque d’être remplacé par une personne loyale à l’oppresseur28. De toute évidence, cette situation traduit le dilemme entre le calcul rationnel des conséquences matérielles et les perceptions pré-rationnelles de la pollution et de la contamination.

15La crainte de la contamination est probablement aussi à l’origine des préoccupations françaises relatives à la mesure dans laquelle les commissaires français ont été autorisés à intégrer la population locale : juste assez pour se tenir au fait des coutumes locales, sans être compromis, mais pas plus afin que leur loyauté ne passe des gouvernants aux gouvernés. Une trop grande contamination par la « belgitude » aurait risqué de les faire passer de membres de l’élite loyale à membres de l’élite autochtone.

16Cette inquiétude s’exprime dans un autre exemple. Pour éviter que les nouvelles lois révolutionnaires fassent l’objet de compromis et de distorsion, les révolutionnaires français désiraient, fidèles à l’esprit de Montesquieu, une division stricte entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Les juges belges étaient censés se comporter comme de simples automates, autrement dit être les « bouches de la loi » : ils n’étaient pas censés disposer du moindre pouvoir discrétionnaire dans l’interprétation des lois françaises ou faire preuve de clémence. En d’autres termes : l’application des lois françaises ne devait pas être contaminée par des interprétations belges. Le but de cette « monopolisation de la vie symbolique » (englobant aussi des réalités comme la censure) était de gagner de la légitimité en ne devant pas rivaliser publiquement avec des idéologies concurrentes29. L’opposition entre le « Nous » belge et les « Autres » français a tourné à l’affrontement quand un tribunal belge a décidé d’exercer un pouvoir discrétionnaire. Comme l’explique E. Berger, ce tribunal, après avoir déclaré la législation sur le sujet inconstitutionnelle, avait acquitté un prêtre qui avait refusé de se soumettre à l’obligation de prêter serment d’obéissance aux lois de la République. Le contrôle judiciaire de la législation de l’oppresseur a souvent été autant une préoccupation pour les oppresseurs qu’un instrument pour les peuples opprimés pour défendre l’identité nationale contre la contamination par les lois d’un régime étranger30.

Les occupations allemandes

17Pendant les deux occupations allemandes, le pouvoir judiciaire a également décidé de ne pas appliquer certaines ordonnances et d’en réviser d’autres. La magistrature a également adopté d’autres comportements anticontamination durant ces périodes, tels que la résistance à la nomination d’activistes flamands qui tentaient de profiter de la situation pour accélérer la réalisation des revendications figurant dans l’agenda nationaliste flamand. D’après la contribution de Mélanie Bost et Kirsten Peters sur le sentiment judiciaire, ces nominations auraient entaché le corps judiciaire, ce qui fait clairement référence au vocable de pollution et de contamination. Les forces d’occupation allemandes ont également essayé de faire usage à leur avantage des forts sentiments envers l’identité du groupe quand elles ont ordonné aux secrétaires-généraux de délivrer certaines ordonnances sensibles au lieu de le faire elles-mêmes. Elles savaient en effet que le peuple belge les accepterait probablement plus facilement puisqu’elles émanaient de leur « propre » élite indigène.

18L’expression et la défense d’une identité culturelle peut, sous domination étrangère, mettre à mal cette identité. La façon dont la Cour de cassation a géré l’arrestation par l’occupant de trois magistrats en témoigne. La Cour est uniquement intervenue pour le seul magistrat qui n’avait jamais fait preuve d’activisme politique dans ses décisions. Certes, en interrogeant la politique de l’occupant, la Cour a fait quelque chose d’extraordinaire et qui la mettait dans une situation précaire. Mais elle s’est, d’autre part, montrée loyale en agissant en faveur du seul juge qui n’avait pas remis en question la politique de l’occupant. Dans cette affaire, la Cour a agi dans deux sens opposés mais complémentaires qui montrent les « limites de la solidarité de corps » : elle a essayé de garder la magistrature intacte, au prix du sacrifice des éléments qui mettaient en danger cet objectif en étant trop ouvertement activiste dans leur rôle judiciaire. Comme M. Bost et K. Peters le mettent en exergue de façon très appropriée : la neutralité politique, qui est une « vertu ordinaire » en situation normale, peut jouer un « rôle stratégique » dans des circonstances exceptionnelles.

19Il existe souvent des « médiateurs » entre un régime d’occupation et les élites locales31. Ces médiateurs constituent une frontière qui permet à « l’extranéité » de s’immiscer, mais seulement sous une forme adaptée ou diluée pour la rendre plus facilement acceptable pour la nation, prévenant une contamination trop nuisible. La description, donnée par M. Bost et K. Peters, du secrétaire-général du ministère de la Justice au cours de la Seconde Guerre mondiale correspond à l’un de ces intermédiaires.

La magistrature coloniale

20Pascaline Le Polain, Laurence Montel, Enika Ngongo et Bérengère Piret offrent un exemple d’une attitude « anti-pollution » de juges envers d’autres juges : la magistrature métropolitaine belge a refusé de reconnaître les juges ayant servi dans l’État indépendant du Congo en tant qu’égaux lorsque ces derniers souhaitaient poursuivre leur carrière en Belgique. Les magistrats coloniaux étaient apparemment pollués par des expériences étranges et non-belges. Néanmoins, le contexte de l’après Première Guerre mondiale a conduit à l’adoption, dans la métropole, d’un élément de la justice coloniale : le principe du juge unique. Il serait intéressant de savoir s’il y a eu une résistance à cette innovation motivée par le fait qu’elle était « importée » du Congo.

21La grande hétérogénéité et l’importante rotation du personnel judiciaire de l’État indépendant du Congo (qui contrastait nettement avec la Belgique métropolitaine), combinées à la faible préparation des magistrats, à leur jeunesse et aux délocalisations constantes auxquelles ils devaient faire face, représentent autant de facteurs pouvant expliquer le manque d’identité de groupe et l’absence équivalente d’esprit de corps au sein de la magistrature coloniale. Lorsqu’il n’y a guère d’identité commune, on peut s’attendre à une plus faible résistance au changement et à une sensibilité moindre à la pollution et à la contamination. Ainsi, la forte hétérogénéité judiciaire observée au Congo a été à l’origine d’une plus grande faculté d’adaptation, qui est un mécanisme évolutif : quand de nombreuses variantes de comportements judiciaires ont l’occasion d’apparaitre, on débouche plus rapidement sur de meilleures stratégies de travail que dans un environnement où la supervision centrale est forte et où chaque changement dans les pratiques doit être précédé d’une base juridique. Des recherches futures pourraient s’intéresser aux conséquences de ces mécanismes sur le développement des relations entre le pouvoir judiciaire et la population indigène. Elles pourraient également éclairer la manière dont était perçue la légitimité des tribunaux coloniaux ainsi que les effets de leurs décisions.

La méthode prosopographique et l’évolution

22Les différentes positions de la magistrature observées dans ces études de cas sont intéressantes du point de vue prosopographique : au Congo, la magistrature était constituée d’un groupe multinational d’Européens qui ne comprenait aucun indigène ; au cours de la période française, elle se composait d’un mélange de Français et de « Belges » ; et sous l’occupation allemande, la magistrature était uniquement constituée de Belges (bien qu’elle ait dû composer avec la nomination en son sein de collaborateurs). Les différentes compositions et les différents degrés de « pureté » peuvent avoir des effets sur les dynamiques de groupe possibles. En l’absence d’une forte identité commune, comme c’était semble-t-il le cas au Congo, il peut y avoir moins de loyauté et des comportements plus égoïstes, ce qui diminue la stabilité. Ce processus peut s’auto-renforcer. À l’opposé, des magistrats bien établis peuvent plus facilement triompher d’attaques temporaires visant leur identité, comme ce fut le cas pendant les occupations allemandes. Les dynamiques de groupe, par conséquent, pourraient fournir une explication pour la stabilité, en plus de la loyauté politique et de la compétence juridique (cf. Berger).

23La combinaison de « biographies de groupes » et de « l’analyse de réseaux » dans la recherche prosopographique (Le Polain et al.) pourrait bénéficier de la théorie des groupes/grilles de Mary Douglas. Le « groupe » désigne les contraintes sur le comportement émanant d’un groupe social (la pression du groupe, les sentiments de loyauté et d’identité) alors que la « grille » vise le réseau de relations individuelles et les règles qui les régissent32. Dans ces conditions, la puissance relative des processus dynamiques de groupes (impliquant la perception de l’identité et de la pollution, etc.) peut être mesurée d’après les relations et les règles du réseau d’un groupe neutre.

24La coopération au sein des groupes est un trait évolutif hautement adaptatif : la préférence a évolué de la coopération avec les membres du groupe vers une coopération avec les membres d’autres groupes33. Il est probable que le besoin d’une image personnelle positive, combiné avec l’identification de son groupe comme « meilleur » que les autres, a co-évolué avec les avantages de la coopération intra-groupe34. Il est ainsi fait appel à notre capacité fondamentale précitée de distinguer et à notre besoin basique de conserver les distinctions culturelles fondamentales entre les bonnes et les mauvaises choses, les gens et les comportements, afin de faire face à un monde incertain. L’évolution a ainsi favorisé des modèles « moraux d’hygiène » de la pensée et de l’action par rapport aux attitudes qui sont indifférentes à la notion de groupes35. Cette tendance psychologique innée dépend, cependant, des circonstances et est facilement manipulable36.

25L’évolution humaine a produit des dispositions comportementales qui sont plus fondamentales pour le comportement des individus dans des groupes que leurs décisions conscientes, rationnelles et apparemment autonomes37, ce qui correspond bien avec l’approche statistique de la prosopographie. Par exemple, l’utilisation prosopographique de « liens intellectuels » à côté de ceux plus simples de « liens concrets » (François & Muller) permettra aux chercheurs de retracer l’évolution des idées dans la magistrature indépendamment des liens personnels et des interactions entre les juges. Ces liens pourront également être déduits de leurs décisions conscientes.

26La magistrature est qualifiée « d’organe » ou de « corps » d’État, des termes biologiques qui ne sont pas inappropriés. En n’admettant que de nouvelles cellules soigneusement sélectionnées, à travers une membrane protectrice poreuse de règles, ce corps a gardé son sens de l’identité, tout en s’adaptant à des circonstances changeantes. Un des enseignements de la biologie évolutionniste est que les frontières ne sont jamais absolues : elles sont au contraire relatives, changeantes et poreuses. C’est également le cas avec des groupes ou des corps sociaux tels que la magistrature. Pour l’instant, de ce point de vue, la base de données prosopographique semble avoir quelques limitations : elle sépare, par exemple, strictement les périodes historiques, ce qui rend plus difficile l’évaluation de la continuité entre elles.

27Des comparaisons avec d’autres magistratures seraient très intéressantes, par exemple avec les magistratures française, néerlandaise ou norvégienne sous l’occupation nazie : existe-t-il une explication prosopographique claire justifiant les différences dans l’aptitude et la façon de protester ?38 La comparaison vaudrait également la peine d’être réalisée avec la prosopographie de la magistrature dans d’autres colonies, comme dans les Indes néerlandaises, en particulier le passage de la Compagnie néerlandaise des Indes orientalesà la domination coloniale néerlandaise. Un autre point de comparaison serait la période napoléonienne dans les Pays-Bas du Nord (1811-1813).

28Les principaux aspects du développement de la magistrature qui peuvent maintenant être largement étudiés à l’aide de la base de données sont sa professionnalisation (de juristes très respectés à très bien formés ?), sa composition (d’une élite traditionnelle à une élite intellectuelle ?) et sa position dans le système (de la mise en œuvre à la révision des politiques gouvernementales ?). La dynamique de groupe, la perception de l’identité et sa pollution, et l’influence des périodes de domination étrangère pourraient se révéler des facteurs importants dans la trajectoire historique de la magistrature belge.

Voetnoten

1  Z. Mach, Symbols, Conflict, and Identity. Essays in Political Anthropology, Albany, State University of New York Press, 1993, p. 7.

2  K. Brüggenmann, Foreign Rule and Collaboration in the Baltic Countries, 1860–1920. New Directions in Research, dans Journal of Baltic Studies, 2006, 37 :2, p. 155.

3  C.J. Lammers, Vreemde overheersing. Bezetten en bezetting in sociologisch perspectief, Amsterdam, Bert Bakker, 2005, p. 11-20. Apparemment, cette menace de violence doit être vue comme une expression plus forte de la menace de sanctions utilisée par un gouvernement pour assurer l’obéissance à la loi.

4  M. Conway et P. Romijn, The War for Legitimacy in Politics and Culture 1936-1946, Oxford, Berg 2008, p. 1-4. Cf. N. Luhmann, Legitimation durch Verfahren, Neuwied am Rhein, Luchterhand, 1969. C.J. Lammers op. cit., p. 323.

5  C. J. Lammers, Occupation Regimes Alike and Unlike : British, Dutch and French Patterns of Inter-Organizational Control of Foreign Territories, dans Organization Studies, 2003, 24(9), p. 1379-1403.

6  M. Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, Mohr 1922, p. 124 ainsi que partie 1, chapitre 3.

7  M. Hechter, Alien Rule and Its Discontents, dans American Behavioral Scientist, (53) 2009-3, p. 298 ; C. J. Lammers, Vreemde overheersing…, op. cit., p. 66 ; M. Conway et P. Romijn, op. cit., p. 8-11.

8  Sur ce processus de changement continu : D. Day, Conquest. How Societies Overwhelm Others, Oxford, Oxford University Press, 2008, Introduction.

9  L. Tivey, Introduction, dans The Nation State, éd. L. Tivey, Oxford, Martin Robertson 1981, p. 1-12 ; cf. Z. Mach, op. cit., p. 102-103.

10  Article 1, section 2 de la Charte des Nations Unies de 1945 ; Article 1, Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.

11  E. Gellner, Nations and Nationalism, Oxford, Blackwell 1983, p. 1 ; cf. Z. Mach, op. cit., p. 102-103.

12  T. Oudemans et A. Lardinois, Tragic Ambiguity. Anthropology, Philosophy and Sophocles’ Antigone, Leiden, E.J. Brill, 1987, p. 28 ; Cf. M. Douglas, Introduction to Grid/Group Analysis, dans Essays in the Sociology of Perception, éd. M. Douglas, Londres, Routledge & Kegan Paul 1982, p. 1-8.

13  T. Oudemans et A. Lardinois, op. cit., p. 1.

14  R. Brown, Group Processes. Dynamics within and between groups, 2e éd., Malden, Blackwell Publishers, 2000, p. 132-133, avec références au travail de Léon Festinger.

15  D. Venema, Transitional Shortcuts to Justice and National Identity, dans Ratio Juris, (24) 2011-1, p. 93-94 et p. 96-98 ; Z. Mach, op. cit., chapitre 1.

16  Z. Mach, op. cit., p. 7 et p. 103.

17  Le titre du chapitre 4 du livre de Lawrence Rosen, Law as Culture. An Invitation, Princeton, Princeton University Press, 2006, est explicite : « Law as Cosmology ». Voir également René Girard, Violence and the Sacred, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1979, p. 22-27 et p. 298-299 ; cf. Z. Mach, op. cit., chap. 3 (en particulier p. 163).

18  C. Schmitt, Der Begriff des Politischen, Berlin, Duncker & Humblot, 2002 (1ère edition 1932) ; Cf. C. Mouffe, The Democratic Paradox, Londres, Verso, 2000, chapitre 2 ; Id., On the Political, Londres, Routledge, 2005, p. 24-25 et p. 119-120.

19  T. Oudemans et A. Lardinois, op. cit., p. 52.

20  Les textes-clé sont : M. Douglas, Purity and Danger. An Analysis of the Concepts of Pollution and Taboo, Londres, ARK Paperbacks, 1984 [1966] ; P. Ricœur, La Symbolique du mal, dans Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960 ; T. Oudemans et A. Lardinois, op. cit. (principalement la section 3.1, le chapitre 4 et la section 8.2).

21  M. Douglas, Purity and Danger…, op. cit., p. 39-40, p. 128 et p. 138.

22  Ibid. ; P. Ricœur, op. cit. (principalement le premier chapitre).

23  D. Venema, Rechters in oorlogstijd. De confrontatie van de Nederlandse rechterlijke macht met nationaal-socialisme en bezetting, Den Haag, Boom Juridische uitgevers, 2007, p. 163-164 et p. 174-175 ; D. Venema, The Judge, the Occupier, his Laws, and their Validity : Judicial Review by the Supreme Courts of Occupied Belgium, Norway, and the Netherlands 1940-1945 in the Context of their Professional Conduct and the Consequences for their Public Image, dans Justice in Wartime and Revolutions, Europe, 1795-1950, éd. M. de Koster et D. Heirbaut, Bruxelles, Archives de l’État, 2012, p. 223.

24  M. Walzer, Political Action : The Problem of Dirty Hands, dans Philosophy & Public Affairs, vol. 2, n° 2, 1973, p. 160-180.

25  Cf. M. Ignatieff, The Lesser Evil, Political Ethics in an Age of Terror, Princeton, Princeton University Press, 2005.

26  M. Conway et P. Romijn, op. cit., p. 77. Voir aussi, par exemple : M. van den Wijngaert et al., België tijdens de Tweede Wereldoorlog, Anvers, Standaard Uitgeverij, chapitre 2, intitulé : « Bestuur en politiek. Het minste kwaad ».

27  T. Oudemans et A. Lardinois, op. cit., p. 52-53.

28  P. Romijn, Ambitions and dilemmas of local authorities in the German-occupied Netherlands, 1940-1945, dans Local Government in Occupied Europe, éd. H. van Goethem, B. De Wever et N. Wouters, Anvers, University Press, 2006, p. 33-66 ; D. Venema, The Judge, the Occupier…, op. cit., p. 203-223. Cf. C. J. Lammers, Occupation Regimes Alike and Unlike…, op. cit., p. 1383. Voir aussi : J. Elster, Closing the Books, Transitional Justice in Historical Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 144-150.

29  Z. Mach, op. cit., p. 107-109.

30  D. Venema, The Judge, the Occupier…, op. cit.

31  M. Conway et P. Romijn, op. cit., p. 77.

32  M. Douglas, Natural Symbols, Londres, Barrie & Rockliff : The Cresset Press, 1970 ; M. Douglas, Cultural Bias, Londres, Royal Anthropological Institute, 1978 (réimprimé dans M. Douglas, In the Active Voice, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1982) ; J. J. Spickard, A Guide to Mary Douglas’s Three Versions of Grid/Group Theory, dans Sociological Analysis, (50) 1989-2, p. 151-170.

33  W.D. Hamilton, The Genetical Evolution of Social Behavior (I & II), dans Journal of Theoretical Biology (7) 1964-1, p. 1-16 et p. 17-52 ; R.L. Trivers, The Evolution of Reciprocal Altruism, dans Quarterly Review of Biology 1971, p. 35-57 ; A. Olsson, J. P. Ebert, M. R. Banaji et E. A. Phelps, The role of social groups in the persistence of learned fear, dans Science, 2005-309, p. 785-787.

34  R. Brown, op. cit., chapitre 8, articulant les concepts anthropologiques autour de la préservation de l’identité avec les explications évolutionnistes.

35  Cf. D. S. Wilson, Darwin’s Cathedral. Evolution, Religion, and the Nature of Society, Chicago, The University of Chicago Press, 2003, particulièrement p. 20-37.

36  H. E. Hale, Explaining Ethnicity, dans Comparative Political Studies, (37) 2004-4, p. 458-485.

37  Voir, par exemple : M. Van Vugt et T. Kameda, Evolution and groups, dans Group processes, éd. J.M. Levine, New York, Psychology Press, 2012.

38  D. Venema, The Judge, the Occupier…, op. cit.

Om dit artikel te citeren:

Derk Venema, «Magistrature et domination étrangère. Réflexions d’anthropologie juridique sur trois cas belges», C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société [En ligne], Vol. 40 - 2017, URL : https://popups.uliege.be/1370-2262/index.php?id=414.

Over : Derk Venema

Derk Venema studied law and philosophy in Leiden and obtained his PhD from Radboud University Nijmegen in 2007. His PhD dissertation is titled Rechters in oorlogstijd (Judges in Wartime) and deals with the Dutch judiciary during the German occupation from 1940-1945. Currently, he teaches introductory and philosophical courses at the Radboud University Law Faculty. He also teaches professional ethics at the training institute for the Dutch judiciary (SSR). His main fields of interest are law & war, transitional justice, law & philosophy, law & anthropology, law & literature and legal ethics.

Over : Françoise Muller (Traduction)

Françoise Muller est docteure en histoire contemporaine (UCL, 2010) après une thèse portant sur l’histoire de la Cour de cassation de Belgique. Elle a également une formation complémentaire en droit et en sciences politiques. De 2011 à 2014, elle a participé à l’enquête, demandée par le Sénat de Belgique, relative à l’assassinat en 1950 du président du parti communiste, Julien Lahaut. En tant que logisticienne de recherche FNRS au Centre d’histoire du droit et de la justice à l’UCL, elle a développé, à partir de 2015, une plate-forme d’informations historiques sur la justice (www.digithemis.be). Actuellement chargée de recherche FNRS, elle poursuit ses travaux sur l’histoire de la magistrature belge.