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UE post-Lisbonne : entre consécration de l’intergouvernemental et renforcement du communautaire
Résumé
La construction européenne est le résultat d’un processus continu d’intégration entre des Etats dont le mode d’évolution a toujours oscillé entre l’approche intégrationniste et l’approche intergouvernementale. Le choix posé par les acteurs de cette intégration est lui même conditionné par des enjeux à la fois structurels et conjoncturels, ces derniers ne guidant pas nécessairement l’action consciente des acteurs.
Table of content
Introduction
1L’objectif de cette contribution n’est pas de recenser l’abondante littérature académique traitant de l’intégration européenne, mais plutôt d’analyser l’évolution des deux modes d’intégration au regard des modifications des seuls traités fondateurs.
1. La coexistence dans l’ignorance réciproque non partagée
2Lors de la création des Communautés européennes en 1951 et 1957, l’approche retenue par les États fondateurs était celle de l’intégration communautaire. Cette démarche, qui se voulait innovante et pragmatique, s’articulait autour d’un groupe restreint d’États qui cédaient des compétences déterminées et limitées à des institutions supranationales nouvellement créées. L’idée sous-jacente était, selon le principe de l’homogénéisation concertée1, de réaliser l’intégration en élargissant très progressivement les pouvoirs de ces institutions et en les dotant de nouvelles compétences.
3Initialement, le principe d’un rapprochement des politiques des États par des accords intergouvernementaux n’était sans doute pas exclu, néanmoins cette méthode ne s’inscrivait pas dans l’esprit des rédacteurs du Traité, dont l’objectif clairement affirmé par le premier considérant du préambule du Traité instituant la Communauté économique européenne (CEE) était «d’établir les fondements d’une Union sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe». De plus, cette forme de rapprochement n’exigeait pas nécessairement la création d’une structure formelle dans le cadre d’un Traité.
4Assez rapidement après l’adoption des Traités CECA, CEE et Euratom, les États membres développèrent des modes de collaboration et d’intégration partielles de leurs politiques dans un cadre intergouvernemental et concernant des domaines non couverts par les traités fondateurs. Ces nouvelles démarches, bien que situées en dehors du cadre des traités européens, s’inscrivaient informellement dans l’esprit et les principes posés par ces derniers.
5C’est le domaine de la politique étrangère qui sera le premier à connaître l’application de la coopération intergouvernementale structurée. En effet, à la suite de la Déclaration de décembre 1969 des chefs d’État et de gouvernement des six pays membres des Communautés européennes, le Conseil des ministres établit une structure de coopération visant à renforcer la solidarité entre États par l’harmonisation des points de vue et, si possible, permettre l’adoption d’actions communes. Cette structure va s’articuler autour de réunions des ministres des Affaires étrangères et d’un comité politique rassemblant les directeurs politiques des États participants chargés de préparer ces réunions. Si cette structure s’inscrivait en marge des traités européens, elle eut recours, pour sa mise en œuvre, au Conseil des ministres, établi par le Traité CEE, sans toutefois lui appliquer le système décisionnel communautaire. D’autre part, elle établissait des collaborations avec la Commission lorsque ses travaux occasionnaient des effets sur les activités de la Communauté. Enfin, afin de donner une légitimité démocratique a cette coopération, elle institua des réunions semestrielles d’échange de vues avec les membres concernés du Parlement européen.
6Soulignons toutefois que même si cette coopération en matière de politique étrangère fut partiellement greffée sur les instruments des Communautés européennes, elle ne trouva guère d’écho auprès de celles-ci étant donné que les Communautés privilégièrent plutôt l’intégration communautaire pour accroître leur capacité d’action.
7Dans cette logique, les dispositions de l’article 235 du Traité CEE, qui permettaient au Conseil, sur proposition de la Commission, d’agir alors que celui-ci n’était pas investi des pouvoirs d’action et pour autant qu’«une action de la Communauté apparaî[ssai]t nécessaire pour réaliser dans le fonctionnement du marché commun, l’un des objets de la Communauté», furent utilisés régulièrement. Toutefois, dans les premières années de la CEE, il n’a été fait usage que de façon très parcimonieuse de cette possibilité et il a fallu attendre le sommet des chefs d’État et de gouvernement de Paris (octobre 1972) pour que son usage s’accélère.
8En effet, lors de ce sommet l’accent fut mis sur la nécessité de renforcer et de développer certaines politiques telles que la politique économique et monétaire, la politique régionale, la politique sociale, la politique industrielle, scientifique et technologique, la politique environnementale et la politique relative aux relations extérieures. Parmi celles-ci, certaines ne s’inscrivaient pas directement dans le champ des compétences communautaires. La question du mode d’intervention – intergouvernemental ou communautaire – fut donc posée.
9Seule la politique extérieure clairement en dehors du champ de l’action communautaire va faire l’objet d’une coopération intergouvernementale. Par contre, la coordination des aspects externes des politiques internes de la Communauté – tels que les négociations et la mise en œuvre des accords de coopération internationaux – va faire l’objet de controverses entre les Etats membres et ne va pas réussir à s’inscrire uniquement dans le seul champ communautaire2.
En ce qui concerne les autres politiques, il fut suggéré d’utiliser aussi largement que possible toutes les dispositions des traités, y compris l’article 235 du Traité CEE. Aussi, aux cours des années 1970 et 1980, un nombre considérable d’actes des Communautés vont être fondés, principalement ou à titre complémentaire, sur l’article 235, permettant ainsi à l’intégration communautaire de s’étendre à des domaines non nécessairement couverts par les traités.
10Il convient de souligner que le recours à cet article était conditionné à la nécessité que la proposition concerne la réalisation de l’un des objets de la Communauté dans le cadre du fonctionnement du marché commun, ce qui en limitait malgré tout la portée. Cependant, compte tenu du contexte politique favorable à l’intégration communautaire, une interprétation large de ces conditions fut donnée par la Commission et acceptée par le Conseil. Ainsi, jusqu’au mois de mai 1992, 677 actes furent adoptés sur base de ces dispositions dans des domaines aussi variés que l’environnement, la politique de protection des consommateurs, l’aide alimentaire et la coopération au développement3.
11A titre d’exemple, on peut mentionner la Directive 82/501/CEE relative aux risques d’accidents majeurs de certaines activités industrielles4, adoptée en réaction aux conséquences catastrophiques, tant sociales qu’économiques, d’un rejet accidentel de dioxine dans l’atmosphère par l’usine chimique ICMESA, établie à proximité de la ville lombarde de Seveso, le 10 juillet 1976. Au regard des conséquences de cet accident et de la prise de conscience des risques souvent transnationaux posés par certaines industries, il paraissait opportun pour les États membres d’envisager une action de la Communauté afin de renforcer les dispositions en matière de risques industriels. Toutefois, celle-ci ne disposait pas de compétences pour légiférer en cette matière. Arguant du risque posé en termes de concurrence si un État adoptait unilatéralement des mesures préventives à l’égard de ses industries qui ne trouveraient, dès lors, pas d’équivalence dans les autres États membres, la Commission proposa de recourir aux articles 100 et 235 du Traité CEE pour justifier une action de la Communauté dans le domaine de l’environnement où elle n’avait pas de compétences5. Citons également la Directive 79/581/CEE du Conseil du 19 juin 1979 relative à la protection des consommateurs en matière d’indication des prix des denrées alimentaires qui considérait qu’une action de la Communauté était nécessaire dans la mesure où l’indication du prix de vente et du prix à l’unité de mesure des denrées alimentaires facilite les comparaisons de prix effectuées par les consommateurs sur les lieux de vente et améliore la transparence des marchés. En l’absence de pouvoirs d’action spécifique établis par le Traité CEE, il y avait lieu de recourir à l’article 235.
12Le recours à la procédure d’exception de l’article 235 a souvent été considéré comme l’antichambre de la consécration d’une nouvelle compétence communautaire. Ce qui tend à démontrer que l’intégration graduelle par la voie communautaire a longtemps été perçue et privilégiée comme la voie principale pour renforcer la construction européenne. Ainsi, la politique de l’environnement, la cohésion économique et sociale, l’union économique et monétaire ou encore la recherche et le développement technologiques ont été consacrés comme compétences communautaires par l’Acte unique de 1986 après avoir fait l’objet d’actions de la Communauté dans le cadre des dispositions d’exception. De même, l’éducation, la culture, la coopération au développement, suivant le même processus d’intégration, ont basculé dans le champ communautaire avec le Traité de Maastricht en 1993. Si ce processus d’intégration graduel ralentit quelque peu à partir des années 1990, le Traité d’Amsterdam consacre malgré tout la politique de l’emploi.
13Le Traité de Lisbonne (TFUE), quant à lui, renoua avec cette approche de la consécration graduelle en intégrant le tourisme, le sport, la protection civile, la cohésion territoriale et la coopération administrative parmi les compétences communautaires.
14Remarquons toutefois que les nouveaux domaines de compétence, intégrés par les différents traités de réformes institutionnelles depuis l’Acte unique, sont tous restés dans le champ des compétences d’appui, parfois partagées mais jamais exclusives. Cela limite, malgré tout, la portée de ce processus d’intégration dans la mesure où le rôle des institutions européennes dans le cadre des compétences d’appui consiste précisément à appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres. Il ne s’agit donc pas de substituer l’action de l’Union à celle des États, comme pour les compétences exclusives et partiellement pour les compétences partagées, mais d’assister les États dans leurs actions individuelles ou collectives. Dans ce cadre, le facteur intégratif, souvent mentionné6, reste parfois marginal même s’il convient d’admettre que l’effet indirect d’intégration ou de renforcement du sentiment européen de certains programmes d’appui comme, par exemple, le programme Erasmus, y contribue largement.
2. De la reconnaissance formelle à l’intégration protéiforme
15Avec la ratification de l’Acte unique en 1986, la coexistence, dans une certaine ignorance mutuelle, des deux modes d’intégration européenne va s’altérer quelque peu. En effet, un des éléments de ce traité qui modifie un certain nombre de dispositions des Traités CEE, CECA et Euratom consiste en la reconnaissance formelle de l’approche intergouvernementale comme moyen utile pour renforcer la construction européenne. Cette volonté des États est clairement affirmée par le deuxième considérant du traité, qui précise qu’ils sont «résolus à mettre en œuvre cette union sur la base, d’une part, des Communautés fonctionnant selon leurs règles propres et, d’autre part, de la coopération européenne entre les États signataires en matière de politique étrangère et à doter cette union des moyens d’action nécessaire».
16Cette affirmation altère fondamentalement la logique qui avait prévalu jusque là. En effet, elle supprime la primauté du communautaire sur l’intergouvernemental dans le processus de la construction européenne indirectement induite par les traités fondateurs. Désormais, les deux modes cohabitent dans un même projet. À cet effet, le Titre III de l’Acte unique intitulé «Dispositions sur la coopération européenne en matière de politique étrangère» inscrit cette nouvelle compétence dans un cadre strictement intergouvernemental tout en utilisant certains des instruments communautaires pour sa mise en œuvre. Ainsi, le Conseil des Communautés européennes, institution décisionnelle et exécutive de cette nouvelle compétence, devient, par ce fait, le seul organe transversal des deux modes d’intégration. Si la Commission et le Parlement sont respectivement pleinement et étroitement associés aux travaux de la coopération politique européenne (CPE), il n’en reste pas moins que cette association ne leur ouvre guère de moyens d’agir sur celle-ci, à l’inverse des pouvoirs dont ils disposent dans le cadre des compétences communautaires. Autrement dit, cette consécration a surtout pour effet d’articuler le futur européen non plus sur un équilibre institutionnel – Conseil, Commission, Parlement – mais plutôt de ramener le pouvoir décisionnel dans les mains des États au travers d’un organe central et bicéphale de décision que constitue le Conseil.
17Il faut toutefois admettre que la reconnaissance de l’approche intergouvernementale ne porte que sur une compétence spécifique, à savoir la politique étrangère dans ses aspects de sécurité et de défense. Néanmoins, cette compétence est généralement considérée par les États comme étant régalienne. Or, le fait d’accepter de se concerter et de coopérer en cette matière constitue une avancée symbolique non négligeable, même si elle s’inscrit dans un cadre non communautaire. On peut précisément s’étonner que les États aient mis en place une structure de coopération dans un domaine aussi lié à leur souveraineté.
18Cette motivation peut s’expliquer par deux raisons. La première est pragmatique et résulte de l’effet externe d’une compétence interne ou de ce que l’on pourrait considérer comme l’effet secondaire des compétences implicites. Ce dernier permet à la Communauté d’adopter des règles nécessaires pour donner effet utile à ses compétences. Ainsi, il est régulièrement fait référence à un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). Celle-ci a été appelée à confirmer que, à défaut d’une disposition explicite du traité, la Communauté peut être compétente pour conclure un accord international dès qu’elle dispose de la compétence d’adopter des réglementations internes en cette matière7.
19Face, d’une part, à cette reconnaissance d’une capacité d’action externe de la Communauté et à la crainte que celle-ci n’empiète progressivement sur les politiques nationales et, d’autre part, face aux besoins de coordonner les politiques étrangères de plus en plus influencées par des facteurs économiques dont ils ne maîtrisaient plus tous les paramètres, il apparaissait indispensable aux États d’harmoniser certains aspects de leurs politiques étrangères afin d’éviter des approches sensiblement divergentes dans des domaines connexes aux compétences communautaires.
20Le second élément est indiscutablement lié à la volonté de certains États de doter la Communauté d’une réelle visibilité externe. Cette dernière ne pouvait être envisagée que par l’élaboration d’une politique étrangère européenne. Devant l’impossibilité politique de communautariser la compétence et s’inspirant de la technique d’intégration par étapes, il apparaissait aux États que la coopération politique européenne constituait une première étape utile vers l’établissement d’une politique étrangère commune.
21Il faut bien admettre que, si sur le plan de la coopération entre États membres, la CPE a permis d’intensifier la coopération surtout dans la préparation des réunions internationales comme l’Assemblée générale des Nations unies et a suscité l’intérêt croissant du Parlement pour la politique étrangère8, elle n’a pas, du moins formellement, abouti à l’adoption de nombreuses décisions9.
22Si l’Acte unique a permis de formaliser le mode intergouvernemental comme moyen d’intégration européenne, c’est surtout le Traité de Maastricht qui va donner l’impulsion en lui reconnaissant une légitimité au moins équivalente à celle de l’intégration communautaire. La nouvelle articulation instaurée se présente comme une composition cohérente organisée autour d’une structure en temple. Celle-ci se composerait d’un fronton intégrant les principes et objectifs généraux de l’Union et de trois piliers de poids différents mais de valeur symbolique égale.
23Le premier pilier renvoie simplement aux anciens Traités CE, CECA et Euratom. Il s’agit de l’intégration communautaire qui, d’une part, se voit adjoindre quelques nouvelles compétences, notamment, la culture, l’industrie, la protection des consommateurs et, d’autre part, permet de réorganiser et de renforcer certaines compétences comme la cohésion économique et sociale, l’environnement ou la recherche10.
24Le second pilier fait référence à la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Celle-ci se dote d’objectifs et d’instruments pour les atteindre dont la position et l’action communes. Son champ d’intervention est élargi et son mode de décision intègre désormais une approche plus communautaire, permettant, dans certaines hypothèses, d’adopter des décisions à la majorité qualifiée.
25Le troisième pilier, à coté de la PESC, est conceptuellement intergouvernemental. Il instaure des coopérations renforcées en matière judiciaire, policière et douanière. Toutefois, si pour la PESC, l’interaction avec la méthode communautaire est essentiellement fortuite11, pour la coopération judiciaire, policière et douanière, elle est perméable et inscrit les deux modes d’intégration dans une approche évolutive vers le communautaire. Ainsi, l’article K.1 du Traité sur l’Union liste les neuf domaines d’intérêt commun comme, par exemple, la politique d’asile, la lutte contre la toxicomanie ou la coopération douanière, pour lesquels les États membres se consultent et s’informent mutuellement. Pour ces domaines, à l’instar de la PESC, le Conseil peut arrêter des positions ou des actions communes. Il s’agit donc également d’une intégration intergouvernementale. Toutefois, pour les six premiers domaines énumérés, la Commission dispose d’un droit d’initiative et l’article K.9 prévoit la possibilité d’une communautarisation ultérieure de ces compétences. En outre, cet article permet la prise de décisions, sur proposition de la Commission par le Conseil et, après avis du Parlement, relatives aux ressortissants des pays tiers qui doivent disposer d’un visa pour entrer sur le territoire communautaire. En étendant la possibilité de recourir à ce mode décisionnel communautaire, le Traité de Maastricht affirme l’aspect évolutif de la construction européenne en considérant que le mode communautaire constitue la finalité du processus qui, peut être parfois précédé d’une phase intergouvernementale préalable, considérée comme nécessaire pour préparer les États à céder la compétence.
26Cet enthousiasme des États membres pour la construction européenne au début des années 1990 a également permis de donner naissance à des mécanismes parallèles de coopération renforcée entre États membres qui souhaitent poursuivre l’intégration de l’Union sans qu’il soit possible de recueillir l’unanimité des douze États membres. Ceux-ci sont élaborés parfois en marge des traités, tant via le mode intergouvernemental que le mode communautaire. Ainsi peut-on citer le renforcement de l’Europe sociale à 11, la création de l’espace Schengen ou encore l’établissement d’une Europe de la défense.
27Cette volonté d’une intégration par étapes, dont le mode communautaire constitue la finalité, fut confirmée par le Traité d’Amsterdam qui consacra une partie de la coopération douanière, judiciaire et policière dans le volet communautaire. De même, si la PESC est maintenue dans le champ intergouvernemental, elle vit, malgré tout, une de ses règles essentielles, celle de l’unanimité dans la prise de décision, s’atténuer quelque peu par la règle de l’abstention constructive et la possibilité de décider à la majorité pour les instruments de mise en œuvre12.
28Ainsi, les années 1990 virent reconnaître la multiplicité des modes d’intégration de l’Union européenne (UE) dont le point commun est la conscience qu’ils constituent tous une phase plus ou moins élaborée vers le mode communautaire qui en est l’aboutissement.
29Les avatars du Traité constitutionnel et l’adoption du Traité de Lisbonne vont partiellement remettre en question ce principe d’évolution, en clarifiant sensiblement l’articulation des modes d’intégration de la construction européenne tout en légitimant la multiplicité de ceux-ci. En effet, la nouvelle articulation entre le Traité sur l’UE (TUE) et le Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) va à la fois définir précisément leurs champs d’action respectifs et organiser leurs interactions.
30Sur le plan de l’intégration communautaire, l’affirmation du principe d’attribution qui accorde à l’Union un pouvoir d’action dans «les limites des compétences que les États membres lui ont attribuées dans les traités pour atteindre les objectifs que ces traités établissent et qui souligne que toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres»13 définit clairement, pour la première fois, la ligne de partage des compétences entre les États et l’Union14. Par le passé, ce principe était de facto accepté. En effet, une organisation internationale ne dispose que des compétences reconnues par le traité qui l’instaure. Par contre le fait que, pour l’UE, il convenait de le formaliser doublement dans le Traité et dans une déclaration annexée au Traité15, démontre que le processus d’intégration communautaire pouvait, peut-être, dans l’esprit de certains, induire implicitement un renversement de la compétence résiduelle.
31Le Traité de Lisbonne s’attache aussi à définir de façon minutieuse le contenu des catégories de compétences de l’Union en portant une attention toute particulière aux compétences partagées16. Ces dernières se caractérisaient par une communautarisation progressive de la compétence au fur et à mesure que l’Union légiférait au dépend des États membres, dont la marge de manœuvre pour adopter des dispositions nationales se réduisaient en conséquence. Il était plus ou moins admis que cette occupation progressive de la compétence était irréversible et pouvait, à terme, entraîner sa mutation en compétence exclusive de facto. Dans une certaine mesure, la politique agricole était devenue une compétence exclusive par ce processus. Le Traité d’Amsterdam et surtout le Traité de Lisbonne y mirent fin en instaurant la réversibilité des compétences, qui permet à l’Union de cesser d’exercer une compétence. Cela «peut se produire lorsque les institutions compétentes de l'Union décident d’abroger un acte législatif, en particulier en vue de mieux garantir le respect constant des principes de subsidiarité et de proportionnalité»17. Ce mécanisme peut même être initié par les États membres, lesquels peuvent inviter la Commission à soumettre des propositions visant à abroger un acte législatif. La Commission a, d’ailleurs, accepté d’accorder une «attention particulière à ce type de demande»18.
32De la même façon, les dispositions de l’article 352 du TFUE, qui permettent à l’Union d’agir dans le cadre de ses politiques alors que les traités n’ont pas prévu des pouvoirs d’action à cet effet et qui avaient été utilisées assez largement se trouvent à la fois renforcées et limitées.
33En effet, la nouvelle rédaction de cet article ne fait plus référence au fonctionnement du marché commun ni n’opère de distinction, entre le TFUE et le TUE, ce qui, de prime abord, laisserait supposer que l’application de cet article pourrait être envisagée dans le cadre de n’importe quelle politique de l’UE. Toutefois, la PESC se voit écartée d’emblée ainsi que tout autre domaine où l’harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres est explicitement exclue par les traités.
34Par ailleurs, l’article 352 est complété par deux déclarations annexées au Traité de Lisbonne qui en contraignent sérieusement l’usage. La première rappelle que cet article ne peut servir de base pour une action basée uniquement sur la promotion de la paix, des valeurs de l’UE et du bien-être de ses peuples et qu’en aucun cas, des actes législatifs ne peuvent être adoptés dans le domaine de la PESC19. La seconde rappelle que cet article ne peut servir de fondement à l’adoption de dispositions qui aboutiraient, en substance, dans leurs conséquences, à une modification des traités échappant à la procédure que ceux-ci prévoient à cet effet20.
35Finalement, l’usage de cet article est contraint par un droit d’examen des propositions par les parlements nationaux au regard du respect du principe de subsidiarité.
36En ce qui concerne le domaine des coopérations renforcées, formellement instituées en 1997 par le Traité d’Amsterdam, le Traité de Lisbonne en précise le contenu et en élargit la portée. Sur le plan symbolique, il structure surtout les deux modes de coopération renforcée dans un seul ensemble au sein du TUE et du TFUE, brisant du même coup l’ancienne adéquation entre intégration communautaire et TFUE et intégration intergouvernementale et TUE21. Cette double légitimation démontre aussi la volonté de ne pas faire primer un mode d’intégration sur l’autre, ni de considérer que l’intergouvernemental constitue nécessairement une phase transitoire vers le mode communautaire.
37De même, la distinction des organes des deux modes d’intégration s’estompe partiellement. Depuis la formalisation de l’intergouvernemental avec la CPE, celle-ci s’est rattachée au Conseil des Ministres, organe central des deux modes d’intégration, sans lequel aucune décision d’importance ne peut être adoptée. Le Traité de Lisbonne va renforcer cette intégration des institutions. Si le rôle du Parlement européen dans le cadre de la PESC n’est guère fondamentalement modifié, celui-ci dispose désormais, dans le cadre de la codécision, de la faculté d’influer sur celle-ci au travers de certaines politiques dont il a la compétence. Ainsi, la politique commerciale commune qui inclut, notamment, la mise en œuvre des décisions du Conseil de sécurité des Nations unies, se fait au travers de deux décisions. L’une, dans le cadre de la PESC, pose le principe d’interruption de certaines relations économiques avec le pays concerné, l’autre met en œuvre ce principe en adoptant les dispositions de droit communautaire nécessaires en codécision avec le Parlement22. Il y a, ici, une certaine forme d’interdépendance entre les deux modes d’intégration et leurs instruments.
38Le Parlement dispose aussi d’un pouvoir de contrôle indirect sur les organes spécifiques de la PESC. En effet, parmi les nouvelles dispositions du Traité relatives aux organes et institutions de l’Union qui interviennent en cette matière, il y a la création du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) et la mutation du poste de Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune en Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (HRAEPS). Or la nomination par le Conseil européen du HRAEPS est soumise à l’approbation du Parlement européen et, il est certain que celui-ci sera attentif à la manière dont le candidat prendra en considération ses recommandations. De plus, si la création, l’organisation et le fonctionnement du SEAE sont simplement soumis à consultation du Parlement européen, ce dernier dispose du pouvoir de décision budgétaire quand aux moyens alloués à la PESC.
39Cet estompement progressif de la différence des instruments des deux modes d’intégration concerne également la Commission européenne, institution, symbole et gardienne du mode communautaire. Depuis la création de la CPE, la Commission a toujours obtenu le droit de participer aux réunions des instruments de la PESC et même d’y être «pleinement associée» à partir du Traité de Maastricht23. Cette qualité d’observateur actif de la PESC va être affectée par la mutation du Haut Représentant induite par le Traité de Lisbonne. En effet, cet acteur essentiel et symbolique de la PESC va, à l’instar de la Commission pour le mode intergouvernemental, désormais interagir avec le mode communautaire. En désignant le Haut représentant en qualité de vice-président de la Commission tout en le soumettant à la procédure de désignation et d’approbation des membres de la Commission, le Traité imbrique les deux modes d’intégration et fait perdre la visibilité externe liée à leurs modes de fonctionnement respectifs.
40Dans la même logique, la constitution du SEAE, par l’inclusion des délégations de la Commission auprès des pays tiers et des organisations internationales, des fonctionnaires des services compétents du secrétariat général du Conseil ainsi que du personnel détaché des services diplomatiques nationaux, renforce la perception de l’Union, sur la scène extérieure, comme une seule entité, tout en effaçant la visibilité individuelle des institutions de l’Union et de ses modes d’intégration.
Conclusion
41La construction européenne, initialement élaborée autour du seul mode d’intégration communautaire, s’est vue progressivement adjoindre et formaliser d’autres formes d’intégration articulées autour d’un mode plus intergouvernemental. Si, dans un premier temps, ces deux processus s’inscrivent dans une certaine forme de concurrence assortie d’une ignorance réciproque, l’évolution des traités les fait progressivement interagir pour donner naissance à une multiplicité de processus dont le commun dénominateur est de donner corps à l’intégration européenne.
42En réorganisant l’articulation entre les traités européens et en reconnaissant formellement, par des dispositions structurées et non nécessairement transitoires, la multiplicité des modes d’intégration, tout en effaçant la perception de ceux-ci sur la scène extérieure, le Traité de Lisbonne affirme que l’intégration européenne est à la fois polymorphe et indivisible, à l’image de sa devise «unie dans la diversité».
Notes
To cite this article
About: Quentin Michel
Professeur et responsable de l’Unité en études européennes au Département de science politique de l’Université de Liège