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- Volume 13 : 2013
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Le réveil des revendications régionalistes et nationalitaires au tournant des années 1968 : analyse d’une «vague» nationale
Résumé
L’émergence des revendications nationalistes (ou du moins la vigueur et les modalités de leur expression) est largement cyclique, prenant la forme de ce que l’on peut appeler des vagues nationales. Les années 1960-1970 se caractérisent par une vague nationale (ou nationalitaire) au sein même des États occidentaux, du Québec à l’Écosse, de la Bretagne à la Sardaigne. Trois causes principales permettent d’expliquer la résurgence simultanée des revendications des minorités territoriales : 1) les changements socio-culturels profonds provoqués par les Trente Glorieuses, qui obligent les groupes sociaux et les individus à réinterroger leur environnement dès lors qu’ils quittent la reproduction de l’existant ; 2) l’influence interne des luttes de décolonisation et anti-impérialiste, qui fragilisent l’État-nation et offrent un nouveau répertoire discursif ; 3) l’impact cognitif des luttes sociales des années 1960-1970 autour de Mai-68, qui ouvrent une fenêtre d’opportunité idéologique sans précédent, redéfinissant en profondeur le «légitime» et l’«illégitime».
Tabla de contenidos
1Constructions sociales récentes, les nations et les aspirations nationalistes qui les façonnent, ne sont pas apparues simultanément sur l’ensemble de la planète. Comme le suggère Benedict Anderson1, les revendications nationalistes sont largement cycliques, et semblent fonctionner par «vagues», qui se caractérisent par une temporalité relativement restreinte, une identité idéologique similaire et une géographie particulière. Quatre vagues principales semblent scander l’histoire de l’émergence des nations modernes.
2Les premières nations modernes, produits du siècle des Lumières, et plus directement de la Révolution américaine (1776-1783) et de la Révolution française (à partir de 1789), apparaissent à la fin du XVIIIe siècle : les États-Unis et la France. La première vague nationale pour Benedict Anderson, qu’il qualifie d’«ère des pionniers créoles», est celle qui aboutit à l’indépendance des États d’Amérique latine au début du XIXe siècle, par le biais des guerres d’indépendance en Amérique du Sud (entre 1808/1810 et 1825/1833). Cette vague s’inscrit largement dans la dynamique des révolutions de la fin du XVIIIe siècle à plus d’un titre : au niveau conjoncturel les nations qui en sont issues tirent profit de l’invasion de l’Espagne par les armées napoléoniennes en 1808 pour s’émanciper de la métropole ; au niveau structurel et idéologique elle s’inspire très largement du processus d’indépendance des États-Unis et de la dynamique idéologique de la Révolution française2.
3La deuxième vague3, déclenchée par le «printemps des peuples» autour de 18484, est probablement la plus déterminante pour les nations sans État d’Europe, caractérisée par la «redécouverte» des cultures populaires (du Kalevala finnois au Barzaz Breiz breton) puis par l’émergence des revendications nationales dans toute l’Europe5. Une double dynamique centripète (constitution de l’Italie et de l’Allemagne, politiques uniformisantes de la IIIème République française à partir des années 1870, etc.) et centrifuge (émergence de velléités autonomistes puis indépendantistes en Hongrie, Irlande, Norvège ou encore Roumanie)6 est à l’œuvre qui voit notamment l’implosion des Empires, dont les composantes aspirent à se constituer en États-nations, et l’affirmation d’un principe des nationalités basé tout particulièrement sur un argument d’affirmation politique et sociale des particularités culturelles. La conclusion, l’aboutissement, de cette vague est à bien des égards les Traités de Versailles (1919), Saint-Germain-en-Laye (1919) et du Trianon (1920), qui consacrent le principe des nationalités et aboutissent à la création de nombreux nouveaux États en Europe centrale et de l’Est, sur les décombres, tout particulièrement, de l’Autriche-Hongrie.
4La troisième vague est constituée des mouvements de décolonisation qui, affirmant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, usant d’une rhétorique largement inspirée du champ discursif de la nation, aboutissent à ce qu’entre 1947 et 1963 la majeure partie des anciennes colonies d’Afrique et d’Asie obtient l’indépendance. Basés sur les frontières coloniales, aucun des nouveaux États n’est homogène ethniquement, incitant les nouveaux dirigeants à se lancer dans une politique de nation-building, ce qui n’est pas sans provoquer certaines tensions, notamment au Zaïre, avec la sécession du Katanga (1960-1963), et au Nigeria, avec la guerre du Biafra (1967-1970)7.
5Une quatrième vague enfin, à partir de 1985-1989, est provoquée par la glasnost puis la crise du bloc communiste qui aboutit à l’éclatement de l’URSS et de la Yougoslavie en 1991 puis à la partition de la Tchécoslovaquie en 1992. Catalysée notamment par «l’éveil» des pays baltes, qui les premiers prennent leur indépendance8, cette vague se caractérise par des processus indépendantistes très rapides, bien que nombre des conflits nationaux qui en sont issus perdurent toujours.
1. Les années 1968 et la multiplication des revendications nationales
6Une «vague» toutefois semble largement négligée par la littérature scientifique : le réveil des nations périphériques des années 1960 et 1970. Les études monographiques ne manquent certes pas, mais il n’existe que peu de réflexions globales et comparatives9 permettant de comprendre pourquoi, au même moment, se produit la Révolution tranquille au Québec, le nouveau dynamisme des revendications nationalitaires en Europe occidentale (Bretagne, Catalogne, Pays de Galles, etc.), l’émergence d’une revendication autochtone en Nouvelle-Zélande, Australie ou aux États-Unis, la création de l’Organisation de Libération de la Palestine, etc.
7Nous voudrions dès lors émettre l’hypothèse qu’une «vague» supplémentaire a débuté à la fin des années soixante, s’inspirant historiquement (en y cherchant notamment une filiation) très fortement des luttes de décolonisation, mais concernant cette fois directement l’intérieur des États qu’on pourrait qualifier d’économiquement développés (Europe de l’Ouest, Amérique du Nord, Australie et Nouvelle-Zélande principalement). Notons toutefois dès à présent que cette «vague» est de nature différente des autres en ce qu’elle n’aboutit à la création d’aucun État et que la plupart des mouvements qui l’animent n’ont d’ailleurs même pas cet objectif.
8Plusieurs luttes nationales sont symboliques de cette vague, au-delà de leur diversité. Il en va ainsi du combat des Palestiniens pour la création d’un État palestinien. Cette lutte naît pleinement en 1964 avec la création de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et le début des opérations armées. Mais c’est 1967 et la Guerre des Six Jours qui voit un réel tournant dans la lutte des Arabes contre le sionisme : le mouvement palestinien se durcit progressivement et prend un caractère national marqué10. L’intérêt pour la lutte du peuple palestinien naît et croît rapidement dans les milieux de la gauche alternative et de l’extrême gauche à partir de ce moment-là11. Plus largement, la lutte du peuple palestinien marque les esprits dans un contexte de résurgence des revendications nationalitaires. Lutte de décolonisation pour le droit d’un peuple à exister, le combat des Palestiniens se distingue assez nettement de la vague de décolonisation par son moment d’apparition, les années soixante, et surtout sa localisation au sein même d’un État appartenant au monde occidental (ou plutôt à ses frontières), Israël.
9Aux frontières du monde musulman et du monde occidental également, les Kurdes – tout particulièrement en Turquie – connaissent aussi dans les années 1960-1970 une renaissance nationale sur des bases idéologiques nouvelles et promue par des acteurs nouveaux. Avec le développement de l’éducation, la sécularisation de la société kurde et la libéralisation socio-politique de la Turquie (1961-1971), ce sont désormais de jeunes intellectuels modernes plutôt que les leaders tribaux et religieux traditionnels, qui prennent l’ascendant dans le mouvement kurde, et ceci avec un langage socialiste12.
10Autre lutte emblématique, le renouveau identitaire des Amérindiens aux États-Unis s’inspire très fortement du mouvement noir-américain13 (cf. le slogan de «Red Power») qui s’était développé dès 1955. Les actions revendicatives se multiplient à partir des années soixante avec de nouvelles formes, de nouvelles revendications, une nouvelle idéologie (qui s’inscrit entre traditionalisme et modernité, avec un profond ancrage écologiste). C’est l’occupation de l’île d’Alcatraz, dans la baie de San Francisco, en 1969, qui marque, aux yeux de l’opinion publique, la (re)naissance de la revendication amérindienne. Celle-ci culmine en 1978 avec une Longue Marche de San Francisco à Washington14. Une résurgence synchronique des revendications, quoique moins spectaculaire, a lieu au Canada, que ce soit chez les Amérindiens ou les Métis15.
11Les années 1960 marquent également une renaissance, sous une forme totalement différente, des revendications aborigènes en Australie, notamment à partir d’une série de longues marches (Freedom Ride) en 1965, organisées par un jeune leader, Charles Perkins, qui obtient le soutien des militants étudiants. Il s’agit d’attirer l’attention sur les discriminations dont sont victimes les aborigènes. L’apogée du mouvement a lieu en 1972 lorsqu’une tente – baptisée «ambassade aborigène» – est érigée sur la pelouse du parlement fédéral à Canberra, autour de slogans tels que «Si vous ne pouvez me laisser vivre aborigène, pourquoi prêcher la démocratie ?». L’occupation dure plusieurs mois. Une re-naissance artistique très vigoureuse a aussi lieu à partir de 1971, lancée de Papunya, au centre de l’Australie16.
12C’est un mouvement totalement nouveau qui surgit aussi au sein des Maori en Nouvelle-Zélande à partir des années soixante, marqué par un vif regain culturel et un ancrage féministe (une bonne partie des animateurs du mouvement sont d’ailleurs des femmes, à l’instar de Whina Cooper) et écologiste prononcé. Les deux temps forts de ce mouvement nationalitaire ont lieu en 1975, avec la marche de 600 km entre Hapua (à la pointe nord du pays) et le parlement à Wellington, et en 1977, avec l’occupation par les Ngati Whatua (une tribu maorie) du site de Bastion Point (à Auckland) pendant 506 jours pour exiger la restitution de leurs terres17. De façon moins affirmée, notons que le Japon aussi est touché par un timide réveil identitaire des Aïnous au cours des années 197018.
13Autre lutte déterminante, le Québec connaît également une révolution cognitive, dans le contexte de la Révolution tranquille des années 1960, qui prend notamment la forme d’une affirmation nationale nouvelle dans sa vigueur, sa radicalité et ses succès électoraux. Idéologiquement, la mouvance nationaliste se métamorphose profondément, et ceci de deux manières. D’abord en troquant une conception ethnoculturelle de la nation pour un projet territorial et «civique», ensuite en basculant complètement à gauche avant la fin de la décennie19. En 1968 est créé le Parti Québécois sous l’égide de René Lévesque. Le parti indépendantiste connaît rapidement ses premiers succès électoraux jusqu’à obtenir la majorité à l’Assemblée nationale du Québec en 197620.
14Enfin, l’Europe occidentale également est marquée par une résurgence simultanée de luttes régionalistes et d’émancipation nationale apparemment non liées directement les unes aux autres. Ce tournant des années 1960-1970 est particulièrement visible en France où, pour la première fois, la question des minorités périphériques est appropriée par la gauche de manière aussi visible. C’est de Bretagne et d’Occitanie essentiellement que vient ce nouveau dynamisme, avec des intellectuels tels que Morvan Lebesque et Robert Lafont, et la création de nouveaux partis nationalistes de gauche : Union Démocratique Bretonne (1964) en Bretagne, Lutte Occitane (1971) et Volèm Viure Al País (1974) en Occitanie. Les deux régions sont marquées également par un fort réveil culturel. Discrète au début de la période, la Corse à son tour redynamise les revendications nationalitaires dans l’hexagone à partir de 1975, avec les «évènements d’Aléria», puis la création du Front de Libération Nationale de la Corse (1976), même si là aussi le tournant culturel et politique date de la fin des années 1960, avec la création notamment, en 1966, du Front Régionaliste Corse21.
15Le Royaume-Uni est confronté dans les années 1960 à un triple réveil identitaire. Le plus violent et visible a lieu en Irlande du Nord. Malgré les discriminations dont sont victimes les catholiques depuis la partition de l’île, il faut attendre 1966/1968 pour qu’émerge un renouveau identitaire, sous une forme d’abord civique (Northern Ireland Civil Rights Association, People’s Democracy), puis rapidement violente suite aux émeutes d’août 1969, qui provoquent la résurgence de l’IRA (Irish Republican Army), puis au Bloody Sunday du 30 janvier 1972. Pour leur part, le Pays de Galles et l’Écosse se caractérisent avant tout par les succès électoraux inédits des partis nationalistes, mais aussi, surtout au Pays de Galles, par un renouveau culturel et linguistique. Le parti nationaliste gallois Plaid Cymru y obtient son premier député en 1966, avant d’en obtenir trois en octobre 1974 (10,8 % des suffrages). L’émergence électorale du Scottish National Party en Écosse est encore plus impressionnante : si l’on excepte une élection partielle en 1945, le SNP n’obtient son premier député qu’en 1970, mais en obtient déjà onze en octobre 1974 (30,4 % des suffrages).
16Après une intense répression et une marginalisation presque absolue durant les vingt premières années de la dictature franquiste, les revendications nationalistes commencent à réapparaître en Espagne à la fin des années 1950. La création d’ETA en 1959, et son ancrage à gauche à partir de 1962, donne un nouveau visage à la révolte basque. En 1968, l’organisation s’engage dans la lutte armée contre un double ennemi, le franquisme et le capitalisme, et fait ses premières victimes. Le réveil catalan, dans les années 1960, est plus pacifique mais tout aussi impressionnant, prenant la forme notamment d’un réveil culturel de grande ampleur autour de la langue catalane. La société civile se structure aussi précocement contre la dictature, dans le cadre de l’Assemblea de Catalunya, autour d’un programme fortement autonomiste. La réémergence de la question galicienne est plus timide. Après avoir pris une forme culturelle et linguistique dans les années 1960, elle se développe sous une forme plus politique à partir de 1972, notamment autour de l’UPG (Unión do Povo Galego), parti nationaliste galicien d’orientation marxiste-léniniste créé en 1964. Sous l’influence de ces trois mouvements, la transition démocratique en Espagne, à partir de 1975, reconnaît «le droit à l’autonomie des nationalités et régions qui la composent» (Constitution de 1978).
17En Belgique également, les années soixante et soixante-dix se caractérisent par l’entrée remarquée de partis politiques communautaires et régionalistes dans le système politique : la Volksunie (fondée en 1954) en Flandre, le Rassemblement Wallon (créé en 1968 par la fusion de plusieurs partis wallons) en Wallonie, et le Front Démocratique des Francophones (formé en 1964) à Bruxelles. Leurs succès électoraux en 1965 et 1971 aiguisent le clivage linguistique et renforcent les forces centrifuges dans les partis traditionnels, qui se scindent tous sur des bases communautaires en l’espace d’une décennie : les chrétiens-sociaux en 1968, les libéraux en 1972, les socialistes en 1978. VU, le RW et le FDF jouent également un rôle crucial dans l’évolution de la Belgique vers le fédéralisme à partir de 1970.
18Au final, rares sont les pays d’Europe occidentale épargnés par cette vague des années 1960-1970, tous ayant des minorités nationales en leur sein, si l’on excepte le Portugal22 et l’Islande. Mentionnons ainsi encore le renouveau et la radicalisation du nationalisme sarde en Italie23, les succès du mouvement jurassien en Suisse qui réussit à obtenir la création d’un canton du Jura en 1974 (plébiscite) / 1979 (accession à la souveraineté)24, le mouvement frison aux Pays-Bas25, les revendications des Slovènes de Carinthie (Autriche)26, le mouvement sami en Scandinavie27, ou la nouvelle radicalité gauchisante du mouvement inuit, notamment au Groenland avec l’émergence de Inuit Ataqatigiit en 1976 et de Siumut en 197728.
2. La vague des années 1960-1970 : hypothèses sur la temporalité
19Il y a donc une simultanéité de revendications nationales dans le monde occidental29 dans les années 1960 et 1970 qui mérite bien le qualificatif de «vague». Il s’agit désormais d’essayer de comprendre cette simultanéité et cette temporalité. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Mentionnons tout particulièrement les changements socio-culturels profonds provoqués par les Trente Glorieuses, les conséquences internes des luttes de décolonisation et l’impact cognitif des luttes sociales des années 1960-1970 autour de Mai-68 qui permet le développement général des mouvements identitaires d’émancipation.
2.1. Des changements socio-culturels profonds
20Les années 1950 et 1960, au cœur des Trente Glorieuses, sont un moment de croissance soutenue. Les mots d’ordre de ces années-là sont modernisation, progrès, bien-être matériel, rentabilité… Mais ce qui caractérise le plus cette période, c’est l’essor économique sans précédent et les profonds changements sociaux et sociétaux qui traversent tout le monde occidental30. Grâce à l’impact combiné de l’extension des réseaux mercantiles modernes et de l’arrivée des programmes sociaux du nouvel État providence, les régions périphériques connaissent une entrée dans la société de consommation (voitures, électricité, électroménager, téléphones, etc.) similaire à celle des régions plus centrales, quoique plus tardive31. Ces bouleversements de la vie quotidienne provoquent l’ébranlement des repères traditionnels, et posent les conditions sociales permettant un questionnement de la doxa nationale32 et l’émergence de revendications régionales.
21Les effets de cette modernisation économique sont renforcés par deux autres tendances sociales fortes de la période : l’urbanisation et la sécularisation rapide de la société. Ainsi, en France, la part de la population urbaine passe de 53,2 % en 1946 à 72,2 % en 197433. Cette évolution, traduisant la déstructuration du monde rural traditionnel, est encore plus radicale dans nombre de régions minorisées, notamment lorsqu’on observe la population relevant du secteur primaire. Ainsi, en Bretagne, la part du secteur primaire dans la population active passe de 40,52 % en 1962 à 16,54 % en 1982. En Galice, le phénomène est moins prononcé, mais reste toutefois remarquable, la part du secteur primaire passant de 67,74 % de la population active en 1960 à 48,6 % en 1981. Le taux d’urbanisation du Québec passe quant à lui de 66,8 % en 1951 à 80,6 % en 197134.
22La sécularisation de la société est, de son côté, le résultat de deux phénomènes : une pratique religieuse en recul constant et l’impact cognitif de Vatican II qui provoque une libération des consciences. Ainsi, aussi bien au Québec qu’en Acadie, les années 1960 voient la fin de l’emprise totalisante de l’Église catholique sur la société, la religion étant largement reléguée à la sphère privée35. L’autonomie de la réflexion religieuse laisse place à une multitude de référents idéologiques nouveaux.
23Un autre élément important du bouleversement social qui traverse le monde occidental pendant les deux décennies qui précèdent mai 1968 est l’essor de la scolarisation. L’accroissement très rapide de la longueur des études (secondaire puis universitaire) touche toutes les couches sociales et s’étend également aux régions périphériques, avec des effets proportionnellement plus importants qu’ailleurs. Partout, des jeunes d’origine populaire deviennent les premiers de leur famille à faire des études supérieures36. Or, l’importance des jeunes d’origine rurale ou ouvrière à l’université, et donc dans les milieux de gauche qui s’y créent après 1968, y introduit de nouvelles valeurs. Aussi bien en Bretagne qu’en Galice ou en Acadie par exemple, les jeunes étudiants du début des années 1970 ont très fortement vécu la rupture culturelle qui a traversé le monde rural des années 1960. Cette rupture est parfois profonde au point d’être visible jusque dans la langue d’usage. Ainsi, les étudiants issus de la Basse-Bretagne, élevés dans un monde bretonnant, comprennent le breton mais ne le parlent pas. Conscients du traumatisme qu’ont vécu leurs parents et grands-parents, ils sont quant à eux dégagés du sentiment d’infériorité par leur formation universitaire, mais sont au contraire à la recherche de racines qui agiraient comme pôle de stabilité dans ce bouleversement social. Dans d’autres cas, bien qu’elle soit moins marquée sur le plan linguistique, la rupture s’étend à presque toutes les autres dimensions de la culture : habillement, musique, nourriture, etc.
24La confrontation au monde (notamment via la télévision37) et au regard de l’autre (par exemple du fait du développement du tourisme38) enfin sont un autre vecteur de transformation sociétale particulièrement important dans les années 1950 et 1960, permettant la confrontation des sociétés périphériques à des valeurs nouvelles. John MacInnes insiste ainsi sur l’impact de l’arrivée de la télévision en Écosse pour produire à la fois un rapport direct au monde et un nouveau regard sur soi39.
25Ainsi, les transformations des deux décennies qui ont précédé Mai 68 ont obligé des groupes sociaux et des individus à réinterroger leur environnement dès lors qu’ils quittaient la reproduction de l’existant. Face à la nouveauté, les cadres cognitifs préexistants n’étaient en effet plus adéquats, mais la réinterrogation n’était que le début d’un processus.
2.2. L’influence des luttes de décolonisation
26Les luttes de décolonisation des années 1950 ont très fortement ébranlé les métropoles européennes, et tout particulièrement la France, qui a été confrontée notamment à une guerre de décolonisation en Algérie. Cette guerre a provoqué une reconfiguration de la gauche française, qui a été obligée de questionner son attachement à l’indivisibilité et à l’uniformité de la République. C’est le cas tout particulièrement du Parti socialiste unifié, dont un des principaux points de désaccord avec la SFIO (dont elle s’est scindée en 1958) était justement la question algérienne et le rejet du nationalisme de Guy Mollet, le dirigeant du parti. Mais la guerre d’Algérie est aussi un des points de départ d’une évolution vers la gauche d’une partie du mouvement breton. Ainsi, pour l’UDB, dont les principaux créateurs militaient au sein de l’UNEF, cette question est un des principaux points de la rupture avec le mouvement breton traditionnel40. L’impact de la guerre d’Algérie est encore plus important en Corse, l’installation par la France de 17 000 pieds-noirs sur l’île à partir de 1957 étant un facteur déterminant dans le développement du nationalisme corse41. Plus généralement, très présente encore dans les années 1960, la thématique de l’anticolonialisme42 a amené un certain nombre de militants de gauche à s’interroger plus avant sur la question des minorités nationales43. Tout laisse donc à penser que la guerre d’Algérie a permis de débloquer la réflexion sur le territoire de la république française, suggérant en tout cas des parallèles chez certains militants et au sein de certains mouvements.
27Si le Royaume-Uni fut ébranlé par l’indépendance de l’Inde, il ne fut pas confronté à une guerre aussi marquante que celle de l’Algérie, malgré la vague de décolonisation de la fin des années 1950 et du début des années 196044. La décolonisation se fait en effet globalement de manière négociée et les liens avec la métropole ne sont en général pas coupés, via l’intégration dans le Commonwealth. La crise identitaire et l’impact cognitif de la décolonisation sont néanmoins réels au Royaume-Uni et dans le Commonwealth. L’identité britannique, jusqu’alors plus impériale que nationale, se retrouve en crise. L’Empire britannique était en effet un ciment puissant pour lier le Royaume-Uni45. Et nombre d’analystes observent une continuité entre la décolonisation et le réveil national en Irlande du Nord, Pays de Galles et Écosse46.
28D’autres États, tels que l’Espagne, furent moins touchés directement par les décolonisations. En effet, l’Espagne avait perdu la majeure partie de ses colonies au XIXe siècle47. Elle rétrocède la plupart de ses territoires marocains en 1956-1958, la Guinée équatoriale en 1968, Ifni en 1969, avant d’abandonner le Sahara occidental en 1975, mais sans qu’il en résulte de crise majeure en métropole.
29La lutte anti-impérialiste ne se limite toutefois pas à la décolonisation. Une autre lutte cristallise en effet cette thématique au sein des gauches à la fin des années 1960 : le soutien à la lutte du peuple vietnamien contre l’«impérialisme américain». Des organisations spécifiques voient le jour, comme en France, avec la création du Comité Vietnam National (trotskysant) et des Comités Vietnam de Base (d’obédience maoïste), ou au Royaume-Uni, où la solidarité avec les Nord-Vietnamiens, organisée par la Vietnam Solidarity Campaign, est un combat fondamental pour l’extrême gauche. Au Québec, dès 1966, l’Union Générale des Étudiants du Québec (UGEQ) dénonce officiellement l’intervention américaine au Vietnam et met en place une dynamique de solidarité qui se révèle centrale dans la montée de la contestation étudiante des années 1966-1968. En Espagne, s’il n’y a pas d’organisation ni de mouvement social spécifique qui émerge en solidarité avec le Vietnam du Nord, ce combat n’en attire pas moins l’attention de toute la gauche clandestine, aussi bien nationaliste que communiste. On pourrait argumenter que la question vietnamienne est l’une des clés qui facilite l’alliance entre la lutte pour la décolonisation et celle contre l’impérialisme capitaliste, voire entre les mouvements nationalitaires et la gauche48.
30Ce lien implicite prend de fait symboliquement la forme du transfert du champ lexical de la décolonisation à l’intérieur même des États occidentaux. En France, Michel Rocard, leader du Parti socialiste unifié, prône la «décolonisation de la province» en 1966, dénonçant le déséquilibre entre Paris et le reste du territoire français et préconisant un aménagement rigoureux et équilibré du territoire. Plus radicale, la thèse du colonialisme intérieur est développée par l’occitaniste Robert Lafont en France49. Le concept lui permet d’expliquer le sous-développement régional par la dépossession des populations autochtones sur leur économie au profit d’intérêts économiques externes : c’est l’exploitation de la périphérie par le centre. Les régions qui en sont victimes, «régions prolétaires» (notamment la Bretagne, la Corse et l’Occitanie), se verraient condamnées, selon un «schéma colonial classique», à la production et à la vente des biens primaires et à l’achat des biens transformés. Le concept est largement utilisé par de nombreux groupes et intellectuels nationalitaires, que ce soit par l’UDB en Bretagne (où l’équation «Bretagne = colonie» structure le discours de l’UDB dès 1965), par Xosé Manuel Beiras en Galice, qui y introduit les thèses de Lafont (le concept sera largement repris dans les années 1970 par l’ensemble des gauches galiciennes, de l’UPG au PCG), ou encore par le Plaid Cymru au Pays de Galles et le PSd’Az en Sardaigne. De l’autre côté de l’Atlantique, la pensée de la décolonisation a également été structurante au Québec et en Acadie50.
2.3. Les luttes sociales des années 1968
31S’inscrivant dans les changements socio-culturels des Trente Glorieuses, et dynamisés par l’impact des luttes de décolonisation, la fin des années 1960 et le début des années 1970 sont l’occasion d’une des principales «crises» idéologiques de nos sociétés. Face à ces bouleversements sociaux et à cette modernisation rapide, les années 1960 se caractérisent par une conflictualité généralisée dans le monde occidental, avec des conflits agraires, ouvriers mais aussi étudiants, anti-racistes51, etc. Cette conflictualité participe à l’émergence de nouveaux cadres cognitifs, amène à la réinterrogation de la société. De nouvelles idées, de nouvelles mouvances idéologiques et culturelles apparaissent, à l’instar de la Nouvelle Gauche ou New Left52, du mouvement hippie53, puis, dans la décennie suivante, de l’écologie politique.
32Mai-68 n’est donc en rien un coup de tonnerre dans un ciel serein. C’est l’acmé d’une période de contestation sans précédent qui commence idéologiquement dans les campus californiens, s’étend en Italie, en Allemagne54 avant de trouver son expression la plus forte et symbolique en France au cours des mois de mai et juin 1968. Il ne fait aucun doute que les événements français sont majeurs par leur ampleur et surtout par la conjonction d’une lutte étudiante et d’une grève ouvrière quasi générale. Le Mai français a fasciné toutes les gauches, tous les mouvements étudiants du monde occidental. Mais il ne faut pas oublier que 1968 c’est aussi l’année du Printemps de Prague, qui a eu un impact au moins aussi déterminant. Localisée géographiquement pour les épisodes les plus significatifs (mentionnons encore les manifestations estudiantines de Tokyo, impulsées par les militants de la Zengakuren, les émeutes de la Saint-Jean Baptiste à Montréal, ou encore le massacre de Tlatelolco au Mexique, le 2 octobre), 1968 n’en a pas moins été une rupture cognitive pour l’ensemble d’une génération, rendant possible les réélaborations idéologiques des années 1970. Cette fenêtre d’opportunité idéologique est largement saisie par toute une série de mouvements permettant l’affaiblissement de toutes les institutions idéologiques et la multiplication des groupes et individus aspirant à définir le légitime et l’illégitime (ce qui caractérise les «nouveaux mouvements sociaux» d’après Michael Freeden55).
33De fait, souhaitons-nous suggérer ici, mai 1968 (au sens restreint mais aussi au sens large des «années 1968»56) a été la crise, l’ouverture de la structure des opportunités idéologiques, qui a permis la contestation de la doxa nationale étatique dans les territoires périphériques du monde occidental, et donc la réflexion en nouveauté sur la question nationale. Premier mouvement social global et transnational depuis 1848, selon Giovanni Arrighi, Terence Hopkins et Immanuel Wallerstein57, mai 1968 a en effet marqué la France, bien entendu, mais globalement également l’ensemble des sociétés du monde occidental, quoique de manière différenciée, aussi bien en nature qu’en degré.
34Comme l’ont mis en avant nombre d’auteurs, les mois de mai-juin 1968 se caractérisent plus par leur forme que par leur contenu. Ainsi, pour Bertaux, Linhart et Le Wita58 (1988), le mouvement n’a pas de véritable contenu, n’est porteur d’aucun programme revendicatif réellement défini, «il est à lui-même sa propre raison d’être59», se nourrissant d’une forme particulière de pratique : la communication entre égaux60. Ce qui a rétrospectivement le plus marqué les participants d’après leur enquête c’est «la libération de la parole61». De même, Kristin Ross lit Mai-Juin 1968 avant tout comme une «crise du fonctionnalisme» : les étudiants cessèrent de fonctionner comme des étudiants, les travailleurs comme des travailleurs et les paysans comme des paysans62, et donc, pourrions-nous continuer, les «provinciaux» cessèrent de fonctionner comme des «provinciaux». Ou encore, Louis Gruel souligne qu’au principe de la rébellion de mai 1968 il y a eu un affaiblissement de l’objectivité du monde institué permettant la rupture de l’adhésion routinière à l’ordre des hommes et des choses63.
35S’inspirant des travaux de Bernard Lacroix, Pierre Bourdieu et Michel de Certeau, Boris Gobille quant à lui parle d’un «rire de Mai64» qui «en dénaturalisant l’ordre symbolique et en donnant aux vocations d’hétérodoxie le droit d’intervenir dans la cité, […] contribue à politiser, c’est-à-dire à soustraire à la fatalité, ce qui auparavant, tenu pour acquis, échappait à l’espace de la délibération publique65». Pour lui donc, la spécificité de Mai 68 réside dans le fait que la révolte démasque «l’arbitraire des conventions quotidiennes», selon la formule de Bernard Lacroix66, ne se contente pas de proposer une alternative à l’ordre existant mais «attaque les fondements normatifs même grâce auxquels, sur de multiples scènes sociales […] s’imposait une hiérarchisation du monde social […] entre dominants et dominés, professionnels et profanes, entre le “normal” et le “déviant”, le légitime et l’illégitime67». Ainsi, en dévoilant, ou prétendant dévoiler, l’arbitraire des normes qui régissent et régulent l’ordre social, d’autant plus prégnantes qu’elles sont naturalisées comme allant de soi (c’est-à-dire de l’ordre de la doxa dirions-nous), le mouvement critique de Mai-Juin 68 aurait travaillé à délégitimer ce qui se présentait et était perçu auparavant comme légitime. Mai 68 aurait donc été aussi, de manière inconsciente souvent, une «légitimation de l’illégitime68», une ouverture à la parole hétérodoxique. «Rupture d’intelligibilité» défiant les croyances les plus solides, l’événement force ses acteurs à la découverte de l’altérité et du caractère inopérant en situation de leurs grilles de lecture habituelles69. À ce propos Michel de Certeau parle de «la joyeuse expérience d’une transgression créatrice de communauté70», qui suscite une réinvention des identités collectives hors des catégories politiques éprouvées des générations précédentes : les années suivant 1968 seront celles du front de libération des jeunes, du mouvement de libération des femmes, du front de libération des homosexuels, de la résurgence des mouvements nationalitaires, etc.71
Conclusion
36Prenant à contre-pied le monde académique d’alors qui, autour des théories diffusionistes de la «communication sociale», postulaient l’intégration inéluctable des États-nations72 et renvoyaient les nationalismes régionaux à une «révolte contre la modernité73», les années 1960 et 1970 sont marquées par une vague nationale à l’intérieur même des États-nations occidentaux. Celle-ci touche simultanément tous les pays comprenant des minorités territoriales. Trois hypothèses expliquent la temporalité de cette résurgence nationale : les changements socio-culturels profonds apportés par les Trente Glorieuses (entrée dans la société de consommation, effondrement du monde rural traditionnel, essor de la scolarisation, sécularisation accélérée par Vatican II, intégration cognitive dans un monde globalisé par les médias et le tourisme) ; l’impact interne des luttes de décolonisation et des luttes anti-impérialistes ; la rupture cognitive de 1968 qui crée une ouverture de la structure des opportunités idéologiques.
37On ne peut toutefois que remarquer que cette vague nationale, contrairement aux autres, ne débouche sur aucun nouvel État74. Profondément inscrite dans la modernité, dont elle est un produit, cette vague se caractérise par un ancrage dans les mouvements sociaux des années 1970, et notamment une porosité forte aux idées des gauches alternatives, du mouvement écologiste – qu’elle participe d’ailleurs à construire –, et du féminisme. De fait, mais ceci mériterait d’être étayé, suscitée par le matérialisme et le consumérisme, cette vague se rattache largement à une vision post-matérialiste du monde. Est-elle également post-souverainiste ? Clairement, cette vague, contemporaine de l’affirmation de la construction européenne, repense les notions même d’État et de souveraineté. Pour autant, les conclusions sont loin d’être uniformes. Alors qu’en certains territoires, la revendication indépendantiste se renforce, comme en Sardaigne, au Pays basque ou au Québec (où un premier référendum d’autodétermination est d’ailleurs organisé en 1980), la majeure partie des mouvements caractéristiques de cette vague semble aspirer plus à une redistribution territoriale du pouvoir qu’à la constitution d’un nouvel État-nation indépendant. Ainsi, la Volksunie flamande se range dans les années 1970 au concept de fédéralisme, laissant momentanément de côté le rêve d’un État flamand indépendant et participant même au gouvernement de l’État fédéral en 1977-1978. De même, en Écosse, le SNP atténue quelque peu son agenda indépendantiste, favorisant provisoirement une revendication gradualiste en faveur de la dévolution75. De gauche ? Écologiste ? Post-matérialiste ? Post-souverainiste ? Sur tous ces points, il conviendrait de mieux étudier l’identité même de cette vague, sa contribution idéologique, maintenant que son existence et ses causes ont été esquissées.
38Les années 1980 marquent la fin d’une période76, avec un recul quasi-généralisé du dynamisme nationalitaire77. D’un côté, les échecs de référendums (Écosse, Pays de Galles, Québec) créent des crises dans le mouvement nationaliste, de l’autre côté, certaines avancées institutionnelles (Espagne, France) désamorcent partiellement les revendications nationalistes. Le développement de la crise économique, provoquant une frilosité vis-à-vis des changements institutionnels, l’intégration des acteurs de cette vague nationale dans le jeu politique traditionnel, lui font perdre son élan, sa spécificité. Pour autant, nombre des acteurs émergés ou redynamisés au cours de cette période occupent encore un rôle central dans leur mouvance aujourd’hui. Mieux comprendre la vague nationale des années 1960-1970 est donc essentiel pour appréhender correctement les revendications nationalitaires contemporaines.
Notes
Para citar este artículo
Acerca de: Tudi Kernalegenn
docteur en science politique, membre du Centre de recherches sur l’action politique en Europe (UMR 6051), Institut d’études politiques de Rennes