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- Volume 13 : 2013
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Conclusion : De la «vague nationale» à l’économie politique des forums nationalitaires
Résumé
L’hypothèse d’une vague nationale dans les années 1960 et 1970 est heuristique, si l’on accepte d’élargir la définition du nationalisme aux mobilisations nationalitaires, c’est-à-dire sans se focaliser seulement sur les partis politiques, la revendication d’un État, la distinction entre nationalismes majoritaire et minoritaire ou la promotion d’une «haute-culture» stricto sensu. Une approche sociologique et symbolique de ces mobilisations, orientant le regard vers la construction sociale et symbolique des groupes sociaux, valorise plutôt le rôle du nationalisme pour institutionnaliser un forum «national», constitutif d’un cadre symbolique, politique et culturel d’un débat démocratique propre. Cette fonction socio-symbolique est d’autant plus importante qu’elle remet en cause radicalement des mécanismes structurels très lourds (rapports centre-périphérie, fordisme). De même, la résilience relative des mobilisations nationalistes, sensibles aujourd’hui encore, est remarquable parce qu’elle est signe que le nationalisme, même minoritaire, peut contribuer à l’émergence d’une certaine capacité de résistance, d’adaptation ou de pilotage de la part de certains groupes au sein du contexte contemporain.
Inhoudstafel
1S’il est vrai que les revendications nationales sont cycliques1, force est de reconnaître que les vagues se succèdent et ne se ressemblent pas. D’un côté, l’enchaînement de quatre vagues «classiques» depuis le 18e siècle conduit à penser que le nationalisme est une force durable, qui se lève à chaque bouleversement de l’ordre (inter)étatique. En ce sens, l’une des conclusions majeures de la dernière vague, issue de l’éclatement du Bloc de l’Est, est la pérennité du nationalisme : ils ne sont plus nombreux ceux qui voient dans le nationalisme cette «chouette de Minerve»2 qui prend son envol au crépuscule ; pour reprendre un propos humoristique, il semblerait bien au contraire que la mort du nationalisme ait été grandement exagérée3. D’un autre côté, le simple constat de l’existence de «vagues nationales» est assez peu éclairant sur la signification du nationalisme en tant que tel et sur l’identification des grands paramètres pour le saisir (sa nature, sa forme, son contenu, leurs évolutions). À partir de l’hypothèse de l’existence d’une vague nationale dans les années 1960-70, ce dossier entend suggérer quelques pistes de compréhension des facteurs et dynamiques que recouvrent les vagues nationales : et si, faute de vraiment saisir ce qui compose le nationalisme, nous avions négligé une «vague nationale» qui, inspirée de la décolonisation, secoue les grands États-nations sans aboutir à la création de nouveaux États ?
2Ces enjeux sont résumés dans la présente hypothèse d’une vague nationale suffisamment significative, entre les années 1960 et 1970, pour bousculer nombre de grands États constitués (y compris et souvent les plus établis politiquement et les plus développés économiquement, comme en Europe de l’Ouest) ; il restera cependant à expliquer la forme particulière que prend cette vague-ci puisque, contrairement à ses homologues antérieures mais aussi postérieures, elle n’aboutit pas à la création de nouveaux États. Cette exception ne conduit cependant pas à infirmer le pari heuristique de notre hypothèse (il s’agit bien d’une vague nationale) tant le phénomène apparaît massif : en deçà même des luttes les plus emblématiques de l’époque (Organisation de Libération de la Palestine, Irish Republican Army ou revival autochtone et aborigène dans les anciennes colonies britanniques), il est finalement assez peu d’États, au moins occidentaux, à n’avoir pas connu de mobilisations régionalistes ou nationalistes. Et les explications manquent encore largement, comme le souligne la sociologie de l’époque sur l’action collective, qui offrit des explications qui firent long feu quand elle n’avoua pas, plus modestement, être en présence d’une énigme4.
1. Une vague nationalitaire : une redéfinition du nationalisme
3L’introduction du numéro thématique a posé l’hypothèse d’une «vague nationale» intercalée entre les mouvements de décolonisation des années 1940-1960 et l’émancipation des peuples suite à l’effondrement du bloc soviétique. Il y aurait donc dans les années 1960-1970 une vague propre, dont les racines plongeraient dans le regain nationalitaire de nombre de territoires périphériques à la confluence de tendances structurelles (la «modernisation»), de luttes globales (décolonisation) et de la crise introduite par «l’esprit de mai» 1968. Toutes les analyses de ce numéro évoquent la question de la mobilisation politique des identités ethniques, sous des labels au demeurant très différents (nationalisme ou néo-nationalisme, mobilisation politique ou ethno-nationaliste). En utilisant la terminologie commode de la littérature sur les clivages politiques en Europe, l’on peut suivre D.-L. Seiler, qui rappelle que toutes ces mobilisations sont la traduction politique de la résistance territoriale à la construction des grands États-nations, qui entend «médiatiser la volonté politique d’une société locale incluse dans une communauté stato-nationale dont elle se sent différente», en fonction d’écarts significatifs par rapport à la culture majoritaire (langue, religion, coutumes, etc.). Ainsi, nous sommes face à une «vague nationale» au sens de nationalitaire, qui se traduit par l’essor de mouvements autonomistes exprimant la révolte de la périphérie, dans les termes, novateurs et radicaux, d’une critique économique et politique des États dominants5.
4Ce cadre d’analyse, européen par définition, reste d’une grande pertinence pour comprendre les mobilisations dans plusieurs cas examinés, tels que la Bretagne et la Sardaigne – sans même parler des périphéries nord-catalane, galicienne, celtiques, etc. Il est aussi assez étonnant de constater combien il peut s’appliquer partiellement dans des contextes non-européens, notamment pour les Francophones du Canada, et en particulier les Acadiens, qui sont à la fois minoritaires et périphériques par rapport aux pouvoirs provinciaux et canadiens. Et comment ne pas évoquer ici les Autochtones et les Métis, éternels minoritaires à la périphérie des périphéries sociales ? L’hypothèse de base du modèle rokkanien repris par Seiler apparaît confirmée : les mobilisations autonomistes se construisent en réaction à la construction stato-nationale englobante – même si le cas du Québec est sans doute plus complexe6.
5Cette première définition oblige à plusieurs élargissements. D’abord, la focale ne doit pas ici être trop placée sur les partis politiques eux-mêmes : si parfois ces mouvements prennent effectivement une forme partisane notable (Bretagne, Acadie) voire forte (Québec), leur réalité est bien souvent plurielle, appuyée par des associations culturelles (en Bretagne) et des réseaux de sociabilité et d’influence qui traversent les institutions de la société civile (les francophones hors Québec au Canada) voire des personnalités marquantes (pour les Autochtones et Métis au Canada notamment). Plus rarement, il existe aussi des organisations clandestines (Bretagne, Québec), elles-mêmes bien plus éclatées et changeantes qu’il y paraît. Cette malléabilité organisationnelle des mobilisations examinées conduit à élargir le regard sur le nationalisme en replaçant les partis politiques dans le cadre plus souple des mouvements sociaux, de leurs entrepreneurs, réseaux et univers symboliques7.
6Un second élargissement d’importance, souligné en introduction, a trait au fait que cette vague nationale ne débouche pas sur la création d’États. Ce faisant, une partie de la «vieille» équation moderniste tombe en désuétude, puisque le critère étatique pour jauger l’existence d’un nationalisme perd grandement de sa pertinence. S’il est vrai que tout nationalisme vise à établir un État propre à une culture, la vague observée est moins «nationale» que «nationalitaire», c’est-à-dire enserrée dans des États anciens (France, Royaume-Uni) ou en voie de consolidation (Italie, Espagne, Canada). Elle laisse même entrevoir un spectre large d’objectifs politique, du souverainisme québécois à l’autonomisme sarde, en passant par la revendication d’une reconnaissance comme peuple fondateur du Canada (dans les acceptions radicales du biculturalisme en Acadie ou du multiculturalisme pour les Métis). Cette évolution justifie que certains parlent de mouvements post-souverainistes, pour lesquels la souveraineté du peuple ne passerait plus par la seule incarnation étatique (posture qui autoriserait des variations intéressantes, en termes d’espace public – cf. infra).
7Un troisième élargissement, complémentaire du précédent, conduit à dépasser l’un des grands partages du nationalisme, à savoir la distinction stricte entre nationalismes majoritaires (lire : étatique) et minoritaires, pour laisser place théoriquement à un continuum de mécanismes de construction nationale (plus ou moins stabilisée sous des formes institutionnelles)8 et, analytiquement, à des configurations complexes où nationalismes majoritaires et minoritaires se combinent sur certains territoires minoritaires, dans des jeux de miroir (concurrence, mimétisme) qu’illustrent bien les cas canadien (avec la diversité des communautés présentes), italien ou espagnol9 (cf. infra).
8Quatrième élargissement : la question de la forme culturelle de ces revendications nationales n’est pas plus évidente. Si l’on suit les grandes approches, modernistes ou pérennialistes, une vague nationale devrait se caractériser par la revendication d’une «haute-culture» homogène et uniforme hautement valorisée ou une revalorisation drastique de l’ethnicité et de «l’ethno-histoire» dans une œuvre sociétale de régénération nationale10. Or, au-delà de quelques exceptions (le Québec, la Catalogne, l’Écosse…), on trouvera peu de cultures dans cette vague nationale aptes à suivre la voie royale de la modernisation nationaliste, consistant à faire passer la culture du statut subalterne de cadre symbolique des modes de vie traditionnels au statut magistral d’une culture reflétant une société globale, moderne et cohérente. En effet, ces cultures ethniques ont souvent les plus grandes difficultés à ne pas rester durablement minoritaires, faute de pouvoir affirmer l’existence incontestée d’un «peuple» moteur d’une appartenance propre et exclusive. Souvent laminées par la culture dominante, elles sont largement contraintes à envisager leur survie sous la forme accommodante d’une recherche des voies de co-existence entre diverses cultures présentes sur un même territoire (pour les identités acadienne, métis, autochtone, bretonne) – ce territoire étant lui-même contesté la plupart du temps.
2. Repenser le nationalisme : l’économie politique des forums nationalitaires
9Ces élargissements successifs justifient un déplacement de la problématique : peut-être faut-il renoncer aux conceptions du nationalisme comme congruence achevée entre une communauté politique (un État) et une communauté culturelle (une culture ethnique) – bref, s’écarter des grands courants d’analyse classiques, en suivant deux pistes analytiques complémentaires.
2.1. Une redéfinition sociologique : du nationalisme au forum nationalitaire
10Le débat autour du nationalisme a récemment été revivifié par deux approches qui tentent de dépasser l’opposition classique modernisme/pérennialisme en insistant sur le rôle des univers symboliques et discursifs dans la construction des groupes nationaux. Ainsi, les «ethno-symbolistes» rappellent la place du matériau pré-moderne dans la mise en forme contemporaine des revendications ethniques ; de même, les nouvelles approches évoquées par U. Özkırımlı11, qui traduisent l’impact du cultural turn en sociologie (et que l’on pourrait à ce titre qualifier de «socio-symbolistes»), soulignent la contingence et la fluidité des cultures mobilisées, fabriquées et reproduites par les groupes nationaux et leurs leaders (politiques, intellectuels, médiatiques, etc.). Un premier intérêt de ce déplacement de la problématique du nationalisme est de donner toute leur place aux jeux et luttes symboliques qui viennent donner vie aux formes les plus instituées et les plus visibles des réalités nationales («la» culture, «l’»État, «la» société). Un second intérêt est de rappeler l’importance de la texture du social, auquel viennent s’arrimer les phénomènes politiques et culturels caractérisant le nationalisme.
11La sociologie a en effet beaucoup à dire sur les luttes sociales et symboliques entre les composantes du groupe12. Selon R. Brubaker, il faut déréifier la notion de groupe ethnique pour envisager la construction des groupes (groupness) à partir de processus diversifiés (ethnicisation, nationalisation, etc.), qui relèvent d’une lutte sociale entre des groupes collectifs précaires (des «champs relationnels») pour la monopolisation de la représentation du groupe (y compris l’État englobant)13. Ici, le nationalisme renvoie à des processus multiples d’institutionnalisation, où les facteurs politiques et culturels sont mobilisés en vue de susciter la cristallisation de groupes sociaux particuliers : les nations. Deux dimensions sont ici inséparables : les définitions symboliques du nationalisme (schémas cognitifs et cadres discursifs) et leur substrat social (les groupes sont fluides et précaires, créés dans des événements). Elles permettent d’élargir la vision du nationalisme au-delà de ses deux fonctions canoniques (la construction d’un État et d’une haute-culture), pour considérer comment il construit le social, en participant à la création d’une société nationale «complète» ou une «société globale»14. A minima, le nationalisme débouche sur l’institutionnalisation d’un forum national, d’une scène de débats, de discours et de symbolisation où le groupe considéré est l’objet d’un travail discursif et symbolique qui contribue à son «cadrage», à opérer une définition des origines, enjeux et potentiels nationaux. Sous cette perspective d’espace public, le nationalisme est un discours reliant identité nationale et participation démocratique dans les conflits autour de la définition des communautés comme sujets politiques15. Les débats effectués dans ce forum restent à ce titre des réalités fondamentalement politiques qui renvoient aux acteurs et partis politiques, à l’action collective et à son contexte, bien plus qu’à l’encadrement juridique de l’État ou aux racines ethniques primordiales16. Même sous des formes peu institutionnalisées, ce pré-formatage des débats, définis comme nationaux, canalise les mobilisations démocratiques et les fait converger vers une dynamique de délibération (relativement) partagée – instaurant quelque chose comme un «peuple» national, une destinée collective voire une «historicité».
12Sous cette perspective, l’approche sociologique rappelle assez bien que la vague nationale des années 1960-70 prend place dans une période de changements structurels majeurs qui, par l’intermédiaire de cadres d’interprétation nouveaux (l’anticolonialisme) ou remobilisés (la lutte des classes), s’expriment dans une contestation radicale des institutions dominantes. En ce sens, il serait dommageable de réduire cette vague nationale à un échec, en vertu d’une définition puriste de ce qu’elle aurait dû être («le» mouvement social) ou faire (la souveraineté) – bref, une définition trop exigeante conceptuellement pour n’être pas négative empiriquement. Car les réelles faiblesses politiques et culturelles des (nationalismes qui prétendent à l’existence des) «nations» concernées ne doivent pas conduire à sous-estimer la portée de mobilisations nationalistes. Par la revendication d’une haute-culture, elles rebattent les cartes de la donne étatique, notamment au cœur même des États-nations les plus puissants.
13Au nom d’une acception exacerbée du progressisme, ces mobilisations sont porteuses de projets de construction nationale globalement et radicalement alternatifs, dans leurs fins (contre le colonialisme, la domination ethnique et l’État central) ou leurs moyens (la violence terroriste contre la démocratie en Bretagne et au Québec). Au-delà de différences sensibles, elles opèrent toutes ce mouvement d’inversion symbolique et de contestation radicale, en matière politique (débouchant sur une lutte et souvent sur différentes formes de reconnaissance politique) et en matière culturelle (aboutissant souvent à une réhabilitation symbolique des identités minoritaires). Ce faisant, leurs acteurs participent à une entreprise de reconquête d’un espace légitime de pratiques culturelles longtemps stigmatisées et réprimées, leur permettant de trouver une signification positive et une multiplicité de rôles dans le contexte contemporain (repère identitaire, légitimation des institutions politiques, ressource de développement économique, etc.).
14Le nationalisme avait été un temps réduit par les grands États au statut de principe réaliste de régulation des relations internationales, et par les élites ethniques locales au statut d’idéologie de la Réaction face à la modernité et son cortège de perversions (laïcité et libre-pensée, libéralisation des mœurs et décadence morale, syndicalisation et contestations populaires, etc.). Minoritaire et anticolonialiste, il réapparaît ici comme un cadre symbolique d’émancipation collective, de contre-hégémonie, porteur d’une révolution cognitive qui, à tout prendre, vaut peut-être celles de la mixité des dortoirs de Nanterre, de l’Établi ou du Capitalisme Monopolistique d’État. Cette hypothèse apparaît d’autant plus fondée lorsqu’elle est replacée dans le contexte des forces structurelles de l’économie politique de l’époque.
2.2 Une relecture structurelle : l’économie politique de la vague nationalitaire
15Un dernier élargissement du nationalisme est sans doute nécessaire, au-delà du constat de l’importance de la mise en forme symbolique du social : celle-ci ne raconte qu’une partie de l’histoire, qu’il faut resituer dans son cadre structurel. Les quelques pistes en termes d’économie politique suggérées ici visent à rappeler la profondeur des enjeux portés par les mobilisations nationalitaires (et qui en expliquent certaines faiblesses, abordées en conclusion) : cette vague nationale recouvre un ensemble de mobilisations qui, dans leurs formes diverses, marquent un refus global des régulations instaurées par les États-nations dominants et acquièrent de ce fait un statut d’expression privilégiée de la crise des rapports centre-périphérie et des constructions réciproques du capitalisme et de l’État sur les territoires.
16La vague des mobilisations nationalitaires des années 1970 se caractérise en effet par la remise en cause générale du modèle de développement des grands États nations mis en place durant les Trente Glorieuses. Nombre de territoires concernés sont au cœur des politiques étatiques de développement régional (le Canada Atlantique, l’Italie Méridionale, l’ouest de la France) – même si certaines régions très dynamiques à cet égard font exception (Alsace). Dans une certaine mesure, cette vague nous parle de la fin d’un monde, où l’on croyait que la résistance «traditionnelle» de la périphérie devait progressivement s’effacer pour se mettre au diapason de la modernité portée par le centre, ses élites modernisatrices et leurs relais locaux. Pour l’Europe, les travaux de S. Rokkan et D. Urwin17 sur les rapports centre-périphérie racontent comment la modernisation des périphéries suscite des contestations de l’intégration nationale et de l’État, qui peuvent déboucher sur des luttes politiques durables, là où il existe une identité culturelle forte (langue, mythes, symboles, histoire, etc.). Ces mobilisations politiques de l’identité, avec les réactions des États, expliquent assez bien l’essor de la vague nationalitaire pour l’Europe18. Ailleurs, en Amérique du Nord en particulier, c’est le modèle de développement, basé sur un keynésianisme et un fordisme qui avaient suscité de grandes espérances, qui trouve ses limites et suscite des résistances de plus en plus fréquentes19. Ainsi au Canada, la crise économique remet en cause les logiques économiques du «fordisme perméable» mais aussi l’univers symbolique national-canadien porté par les institutions fédérales : de nouvelles formes d’action collective contestent le régime au nom d’identités politiques minoritaires, au premier rang desquelles le nationalisme québécois et les nouvelles luttes sociales (de type nouveaux mouvements sociaux)20.
17Ces conflits, qui lient souvent les enjeux de la reconnaissance (politique et culturelle) et du développement régional (notamment en Acadie, en Bretagne, en Sardaigne, etc.), soulignent les difficultés des États centraux à achever la modernisation-nationalisation de la construction de «leur» société. Là réside sans doute une autre des caractéristiques de cette vague nationale des années 1970 : elle traduit, dans des termes radicaux, les limites des mécanismes politiques, culturels et économiques de la construction des grands États ; elle revendique une redéfinition de la place des communautés territoriales au sein du nation-building, pour leur conférer un rôle plus actif que dans les politiques étatiques de contrôle du développement inégal et dans la «citoyenneté du fordisme»21.
18La fragilisation des grands États permettra de fait à certains groupes minoritaires de restaurer ou d’instaurer une polity à plusieurs niveaux, où les affiliations se font multiples et les identités politiques «duales» (en particulier dans les «nations sans État»), ou tout au moins de faire-valoir une certaine reconnaissance de leurs particularités politiques et / ou culturelles22. Dans certains cas, la mobilisation de certains groupes nationalitaires ira jusqu’à la formulation de modèles relativement originaux de développement, où la culture minoritaire est un cadre symbolique qui structure non seulement la scène politique mais aussi, parfois, les conceptions de la solidarité et la protection sociales23. On retrouve ainsi, par des voies détournées, l’un des enseignements sur les mouvements sociaux nationalitaires dans les années 1970 : il est question ici d’une certaine forme de maîtrise de «l’historicité», ou tout au moins d’une communauté symbolique qui s’institutionnalise par l’intermédiaire d’instruments diversifiés (politiques, économiques ou culturels) qui la dotent d’une capacité d’auto-détermination, de «faire société»24 avec et contre les logiques hétéronomes de son environnement politique et économique.
Conclusion
19Revenons à la problématique générale de ce numéro thématique, fondé sur l’hypothèse d’une vague nationale dans les années 1970. Celle-ci conduirait à reconsidérer l’enchaînement des résurgences du nationalisme, non seulement pour y découvrir un nouvel avatar, mais aussi pour en questionner les caractéristiques de base (comment interpréter cette vague nationale qui n’instaure pas d’État ?). Observons seulement, avec modestie, que si le débat reste ouvert, l’hypothèse avancée ici paraît finalement assez heuristique, pour peu que l’on s’écarte des définitions canoniques du nationalisme. Cette vague permet même de remettre le nationalisme sur ses pieds, en l’envisageant sous l’angle des processus sociaux d’institutionnalisation des nations (et les contradictions, potentialités, etc. de ces processus) plus que sous l’angle du fétichisme institutionnel (un État, une culture). Plus largement, ce «bouillonnement» social signale une crise des mécanismes étatiques d’intégration nationale sur certains territoires, mais aussi la capacité de certaines mobilisations à opérer une mise en forme nationale du social pour dégager des marges de manœuvre voire de pilotage face à un environnement macro-structurel en plein bouleversement. Ainsi, le nationalisme examiné ici serait minoritaire, une action collective qui viserait à instituer une «société globale», en tension avec des structures politiques et économiques englobantes, en générant un forum civil et démocratique (fonction sociale), assis sur un substrat culturel (fonction culturelle) et un cadre institutionnel communs (fonction politique).
20Des distinctions seraient à faire pour rendre compte de la diversité des arrangements institutionnels qui donnent naissance à ces forums nationaux25 ; en particulier, il serait passionnant d’examiner systématiquement les différences entre certains petits États souverains, fragilisés dans leur œuvre de totalisation par la mondialisation, et certaines grandes nations sans État (ou «États régionaux»), dotées d’une capacité réelle d’intégration sociétale comme le Québec26. Contentons-nous ici de souligner plutôt une source commune de fragilité qui menace, structurellement et en permanence, la dynamique discrète de construction nationale des nations sans État. Par définition, cette dynamique est soumise à une forte pression, la coexistence de différentes tentatives de construction nationale conduisant à une nécessaire multiplicité des identités nationales, qui se présentent sous une forme souvent moins exclusive que duale voire authentiquement hybride, où se jouent les rapports de force entre différents groupes. Si, dans une certaine mesure, cela peut être de prime abord assez rassurant (comme en témoigne la mise en exergue des identités emboîtées, multiples, complémentaires, etc.), il faudrait pousser l’analyse pour examiner concrètement ce que produisent ces hybridités, contradictions, incongruences – sauf à confondre les vertus du métissage et celle du darwinisme culturels. Le phénomène est d’autant plus important que, particulièrement visibles dans le cas des groupes nationalitaires, il caractérise sans doute tous les nationalismes, y compris majoritaires et étatisés. On voudrait toutefois finir de manière plus positive, en soulignant la capacité de résilience du nationalisme minoritaire.
21Sans revenir sur l’ensemble de la littérature sur le regain contemporain du nationalisme27, force est de constater, plus de quarante ans plus tard, que ces mobilisations étaient bien plus qu’un feu de paille. Si elles participent au reflux des mouvements sociaux dans les années 1980-90 dans leur dimension la plus progressiste (les thématiques de la lutte des classes et de l’anticolonialisme disparaissent assez rapidement), elles résistent plutôt mieux que nombre de «Nouveaux» mouvements sociaux, notamment parce que l’économie politique du nationalisme continue à leur être favorable. Ainsi, l’adaptation des grands États à la mondialisation laisse de plus en plus de place aux mobilisations territoriales, qui passent souvent par des formes diverses d’autogouvernement, que l’on parle de décentralisation (en France, au Québec), de dévolution (au Pays de Galles, en Écosse), d’autonomisation (au Pays Basque, en Catalogne) ou d’un multiculturalisme teinté de développement des communautés (Canada). De même, la globalisation économique est vivement saisie par ces territoires nationalitaires, qui tentent de concilier l’adaptation de la société au marché (notamment via un «régionalisme de libre-échange») et une redéfinition des principes de la solidarité nationale28. Enfin, les actions plus ambitieuses des États en matière culturelle, visant à faire une société nationale par la culture, ont largement reflué face à un nouveau contexte international qui, activant des formes de «globalisation vernaculaire»29, favorise des méthodes flexibles d’identification et d’intégration (une «acculturation flexible»)30 où les cultures nationalitaires peuvent trouver des espaces nouveaux.
22Ceci autorise peut-être un dernier propos quant à la texture du social travaillé par le nationalisme. À la suite des études de Charles Tilly sur l’interaction structurelle entre la politique contestataire et la construction simultanée du capitalisme et de l’État, on sait que l’histoire des contestations populaires en Occident consiste en une longue série de défaites des unités socio-politiques de taille restreinte face à des unités étatiques et capitalistes de plus en plus massives31. Là réside peut-être l’un des grands intérêts du regain des identités nationalitaires : il n’est pas indispensable de croire en l’existence d’un «Nouveau» mouvement social pour constater que les nationalismes minoritaires des années 1970 ont allumé des contrefeux face à ces évolutions de très grande ampleur et que, souvent, ils brûlent encore.
Voetnoten
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Over : Yann Fournis
Professeur