Fédéralisme Régionalisme

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Marc Jacquemain

Identités et valeurs politiques : quelle homogénéité pour l’Eurégio ?

(Volume 3 : 2002-2003 - Mobilité et identités dans l'Eurégio Meuse-Rhin)
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1L’existence d’une entité sociale quelconque peut s’étayer à partir de faits institutionnels ou matériels. L’existence de l’Eurégio Meuse-Rhin, en ce sens, sera donc attestée par les dispositifs juridiques multiples qui en consacrent la réalité effective. Cette réalité institutionnelle n’est pas nécessairement garante de  l’existence de pratiques sociales (notamment de flux d’échanges1) et il peut donc y avoir là un premier décalage. L’existence juridico-politique d’une entité n’implique pas davantage sa réalité subjective : dans quelle mesure les membres qui la constituent se perçoivent effectivement comme faisant partie d’un même collectif.

2Dans le texte qui suit, ce que nous avons appelé «réalité subjective» sera appréhendée sous deux axes différents mais liés :

  • d’une part,  à travers les sentiments d’appartenance des habitants de l’Eurégio et la perception qu’ils ont de leur similarité ou différence ; ce sera l’axe «identitaire» ;

  • d’autre part, à travers la comparaison d’un certain nombre de valeurs politiques portant, de manière générale, sur le positionnement matérialiste/postmatérialiste et sur les valeurs de participation.

3Il ne s’agira bien sûr que d’une première approche et de nombreuses questions resteront donc en suspens. Mais l’esquisse que l’on peut ainsi dessiner est déjà en soi révélatrice.

1. La diversité identitaire

4La notion «d’identité» étant aujourd’hui omniprésente dans l’analyse socio-politique, on commencera par en préciser le sens dans le cadre de la présente recherche.

5On ne peut, à partir d’une enquête quantitative, percevoir plus que certaines dimensions de «l’identité» d’un groupe ou d’une région quelconque. Le présent travail en a sélectionné deux, fondamentalement :

  • le sentiment d’appartenance de chacune des personnes interrogées à sa région, son pays, et l’Europe. Ce sentiment est appréhendé sous deux aspects : son intensité, d’une part, sa fréquence de l’autre ;

  • la perception des différences entre soi-même et les habitants des autres composantes de l’Eurégio.

6Ces deux dimensions ne présupposent aucune conception essentialiste de «l’identité» d’un groupe ou d’une entité quelconque : elles s’appuient sur la conception cognitive de l’identité sociale telle qu’elle a été développée notamment par les psychologues sociaux Tajfel et Turner essentiellement dans les années 70 et 80. En quelques mots, cette conception conçoit l’identité d’une personne, au sens de «l’auto-définition de soi», comme étant constituée d’un aspect spécifique (identité individuelle) et d’un aspect dérivé de l’appartenance à des groupes (identité sociale). La perception des autres comme membres d’un groupe est, au fondement, un processus cognitif de catégorisation. Ce processus, bien sûr, a des implications multiples et il est sous la dépendance, à la fois de facteurs conjoncturels et structurels2.

7Le fait de se percevoir, par exemple fortement et/ou fréquemment liégeois ou belge, ou européen est donc à la fois le résultat de processus de sédimentation culturelle (l’identité «liégeoise» par exemple s’enracine dans l’histoire principautaire) mais aussi celui de facteurs conjoncturels voire événementiels : le sentiment d’appartenir à une ville ou une région peut être momentanément «exalté» par un événement sportif, culturel, politique tout à fait ponctuel, pour retomber ensuite.

8L’enquête d’opinion ne peut faire la différence entre les deux aspects, puisqu’elle produit une «photographie instantanée». Mais elle peut permettre de faire des comparaisons à un moment donné du temps : le sentiment européen est-il plus marqué parmi les habitants de la province de Liège ou parmi ceux du Zuid-Limburg ?  Les jeunes ont-ils un sentiment national plus prononcé que les plus âgés (ou l’inverse)3 ?

9Il ne s’agit donc pas de percevoir l’existence d’un sentiment «eurégional» à proprement parler : compte tenu de la faible présence de l’Eurégio dans l’espace symbolique, une question telle que «vous sentez-vous appartenir à l’Eurégio» (quelle que soit sa formulation) aurait plus que vraisemblablement mené à une incompréhension totale de la part des personnes interrogées. Par contre, un premier pas consiste à voir quelles sont les composantes de l’Eurégio qui peuvent se prévaloir d’une identification plus ou moins forte de leurs citoyens ; dans quelle mesure également l’identification à l’Europe ou à la nation varie selon ces différentes composantes. Et enfin, dans quelle mesure les habitants de chaque région ont le sentiment de se différencier ou non  de ceux des autres composantes.

1.1. Les sentiments d’appartenance

10L’appréhension du sentiment d’appartenance s’est faite au moyen de six questions : d’abord le sentiment d’appartenance à l’Europe, à son propre pays, à sa propre région4 et à l’Europe est-il «faible», «moyen» ou «fort» ? En second lieu, ce sentiment est-il éprouvé «jamais», «rarement», «souvent», «très souvent» ou «tout le temps» ?

11Ce format de question peut surprendre : l’usage le plus courant, dans ce genre d’enquêtes consiste à demander aux personnes interrogées d’ordonner leurs sentiments d’appartenance : quelle est, dans les différentes entités dont les gens font partie, celle qui a le plus d’importance à leurs yeux, celle qui vient ensuite, etc.

12Cette forme «comparative» présente l’avantage d’être plus immédiatement lisible mais elle ne permet pas de mesurer la complémentarité des différentes formes d’appartenance, puisqu’elle les met d’emblée en concurrence5. On a donc préféré appréhender indépendamment chacun des sentiments d’appartenance sur une double dimension de fréquence et d’intensité. Ce choix méthodologique est directement inspiré de la tradition de recherche du CLEO et en particulier des travaux menés sur l’identité wallonne entre 1988 et 1997.

13Pour simplifier les données et ne pas traiter chaque fois deux dimensions (intensité et fréquence), on a construit un indicateur synthétique pour chacune des entités faisant l’objet du questionnement (région, état national, Europe). Cet indicateur est tout simplement le produit des réponses sur les deux dimensions. On a donc ainsi un indice d’appartenance, imparfait, certes, mais qui se rapproche d’une variable quantitative et peut raisonnablement être traité comme tel6.

14On vérifie d’abord l’idée de complémentarité entre les différents sentiments d’appartenance : les coefficients de corrélation linéaire entre les différents indices pris deux à deux sont tous positifs7.

15La distribution des indices d’appartenance entre les habitants des six régions concernées est présentée au tableau 1.

16Tableau 1. Moyenne du sentiment d’appartenance (indice synthétique), ventilées par région d’origine des répondants.

17Puisque l’indicateur est susceptible de varier de 1 à 15, il saute aux yeux que les distributions présentent un «biais de positivité» : elles sont décalées vers les valeurs supérieures. Aussi  n’est-ce pas les chiffres bruts qui sont intéressants en tant que tels mais leurs comparaisons.

18Remarquons d’abord que le sentiment européen est sensiblement moins éprouvé, dans l’ensemble de l’échantillon, que les sentiments nationaux et régionaux (qui se tiennent de très près). Deuxième constat : les sentiments d’appartenance nationale, régionale et européen présentent chaque fois des différences significatives selon la région d’origine des répondants.

19Si l’on compare synoptiquement les lignes et les colonnes du tableau 1, on peut voir globalement se dégager trois «modèles» d’articulation des sentiments d’appartenance (en laissant de côté le Luxembourg, qui n’est présent que pour mémoire) :

  • un modèle «néerlandais» qui regroupe les Limbourgs belge et hollandais. Ces deux régions présentent en effet un profil fort comparable. D’abord, le sentiment régional y est particulièrement fort, supérieur à la moyenne générale et supérieur au sentiment national dans chacune des deux régions. Ensuite, le sentiment européen y est sensiblement plus faible que la moyenne et donc, par contraste, nettement plus faible que le sentiment régional. On pourrait donc, à première vue, qualifier ce modèle identitaire de régionaliste : dominance du sentiment régional sur le sentiment national et dominance nette des deux premiers sur le sentiment européen.

  • Un modèle «germanique», qui apparie (partiellement) la Regio Aachen et  la Communauté germanophone. La caractéristique de ce modèle est que le sentiment européen y est fortement marqué, sensiblement au-dessus de la moyenne de l’échantillon et nettement moins éloigné qu’ailleurs du sentiment national ou régional. Pour le reste, la Communauté germanophone se distingue de la Regio Aachen par des sentiments d’appartenance plus marqué aux trois entités. On pourrait dire que les identités sont globalement plus «affirmées» chez les germanophones de Belgique que chez les Aachenois. De plus la priorité région/nation est inversée : en communauté germanophone on se sent globalement d’abord de sa région, alors que c’est l’inverse en Regio Aachen. Le point commun des germanophones des deux côtés de la frontière est donc un modèle identitaire que l’on pourrait qualifier d’européiste puisque le sentiment européen y est valorisé  au même titre que les autres appartenances.

  • Un modèle «liégeois», enfin, qui se caractérise par une faiblesse de tous les sentiments d’appartenance mais surtout le sentiment européen. C’est donc la province de liège qui apparaît le plus «en marge», comme si la question de l’identité y avait globalement moins d’importance qu’ailleurs (sauf peut-être sur la dimension nationale, où les chiffres liégeois sont peu éloignés de la moyenne). On pourrait dire qu’il s’agit globalement d’un modèle d’identité faible.

20Cette première typologie est un simple constat instantané et on se gardera bien d’en tirer aucune conclusion essentialiste : en l’état, il est impossible de savoir si les résultats ici rassemblés sont essentiellement le fruit de facteurs conjoncturels où s’ils relèvent d’éléments structurels plus durables. Seule une récurrence de l’enquête pourrait faire cette distinction entre tendances lourdes et mouvements plus superficiels.

21Mais, même si de telles tendances structurelles devaient s’avérer, il ne serait pas acquis pour autant qu’elles traduiraient des différences culturelles entre régions. Les sentiments d’appartenance dépendent aussi de caractéristiques sociologiques inégalement distribuées parmi les différentes régions : ils peuvent varier en fonction de l’âge des répondants, de leur statut socioprofessionnel ou de leur niveau d’éducation, par exemple.

22En premier, lieu, la notoriété de l’institution «Eurégio» est très variable d’une région à l’autre : seuls 29 % des Liégeois déclarent connaître l’Eurégio Meuse-Rhin, alors que ce pourcentage monte à 70 % chez les germanophones de Belgique. Ailleurs, il se situe un peu en dessous ou un peu au-dessus de 50 % (sauf chez les Luxembourgeois, bien entendu). Parmi l’ensemble des répondants, toutes régions, confondues, ceux qui connaissent l’Eurégio ont aussi un sentiment européen plus prononcé. Evidemment, il est difficile de savoir ici où est l’effet et où est la cause : la connaisance de l’institution eurégionale peut être à l’origine d’un sentiment européen plus marqué comme elle peut en être le produit. Il reste que cette information confirme le modèle qui vient d’être esquissé : les Liégeois se sentent globalement moins concernés par la dimension européenne de leur identité et, à l’inverse, ce sont les germanophones de Belgique qui y sont le plus sensibles.

23Mais des déterminants de nature plus sociologiques jouent également un rôle. En premier lieu, le type d’habitat, comme le montre le tableau 2.

24Tableau 2. Indice synthétique des sentiments d’appartenance en fonction de l’habitat des répondants.

25Le sentiment régional est plus faible dans les centres villes. Inversement, le sentiment européen est plus faible dans les zones «hors agglomération». Il y a donc quelque chose que l’on pourrait appeler un «effet de cosmopolitisme» : dans les zones rurales ou semi-rurales, la «prédominance» du sentiment régional sur le sentiment européen est accentuée alors qu’elle est fortement atténuée dans les centres villes8.

26Le deuxième facteur significatif est l’âge. Les sentiments d’appartenance sont significativement plus marqués dans les catégories d’âge les plus élevées.

27Tableau 3. Indice synthétique des sentiments d’appartenance en fonction de l’âge.

28Si le sentiment national croît continûment avec l’âge, les choses sont un peu plus complexes pour le sentiment régional et le sentiment européen. Il y a de toute façon, dans les trois cas, une rupture significative entre les plus jeunes et les aînés, tous les sentiments d’appartenance étant plus «saillants» chez ces derniers. Mais la rupture ne se fait pas au même âge : en ce qui concerne le sentiment régional, le «saut» se fait à quarante ans, alors qu’il a lieu plus tard en ce qui concerne le sentiment national9.

29Certes, il y a derrière ces chiffres, en premier lieu, un effet assez naturel du vieillissement : les sentiments d’appartenance s’affirment dans les tranches d’âges les plus âgées du simple fait que la socialisation politique s’effectue, puis dans un deuxième temps, que la mobilité se réduit et que la dépendance à l’égard de la solidarité collective s’accroît. Ce qui est plus neuf, c’est de voir le sentiment européen présenter le même déficit chez les jeunes que les autres identifications. L’Europe ne semble plus séduire spécifiquement les plus jeunes. Elle est devenue une appartenance «d’arrière-plan».

30A nouveau, il est trop tôt pour savoir s’il s’agit d’un phénomène spécifique à l’Eurégio, d’une situation conjoncturelle particulière ou d’une tendance de fond. Il reste que ce «repli» des plus jeunes en matière européenne, dans une région qui se veut carrefour, doit au moins attirer l’attention.

31Dans le même ordre d’idée, on épinglera la relation entre activité professionnelle et sentiments d’appartenance. Les actifs constituent un peu plus de la moitié de l’échantillon total (53,4 %) et le pourcentage varie de 48,3 pour la Regio Aachen à 56,4 pour le Luxembourg.

32Tableau 4. Indice synthétique du sentiment d’appartenance : différences entre actifs et non actifs.

33Ici aussi, un constat : le sentiment national et le sentiment régional sont globalement plus marqués chez les inactifs mais pas le sentiment européen – ou du moins pas de manière statistiquement significative. Comme la majorité des inactifs se retrouve chez les plus âgés, ce résultat est assez logiquement corollaire du précédent et il conforte l’analyse suggérée10. Il reste que cette analyse ne peut manquer de poser question aux décideurs de tous ordres, dès lors que l’on considère le sentiment d’appartenance comme une ressource mobilisable (en dehors de tout jugement de valeur, bien sûr).

34Dernier élément que l’on prendra en compte dans cette première analyse, le niveau d’éducation.

35Tableau 5. Indices synthétiques des sentiments d’appartenance en fonction du niveau d’études.

36Les différents sentiments d’appartenance ne sont pas sensibles de la même façon au niveau d’études :

  • pour le sentiment national, il n’y a pas de différence significative selon le niveau d’éducation ;

  • le sentiment régional, lui, est plus faible parmi ceux qui ont un niveau d’étude supérieur ;

  • enfin, le sentiment européen est surtout marqué chez les universitaires mais il est surtout faible parmi les diplômés du supérieur non universitaire. Ce contraste maximal entre deux catégories assez proches est bien sûr frappant.

37Bien entendu, les dispositifs institutionnels jouent un rôle dans ces différences : si les universitaires sont, globalement, nettement plus sensibles à l’Europe que les étudiants du supérieur non universitaire», c’est au moins en partie parce que les dispositifs de mobilité ne sont pas les mêmes pour ces deux catégories : l’espace européen, est en train de devenir, de par le processus de Bologne l’espace «naturel» des études universitaires, ce qui n’est pas encore le cas pour le supérieur non universitaire.

38On peut peut-être aller un peu plus loin : il n’est pas interdit de penser si on se permet un peu d’audace interprétative, que ces chiffres traduisent assez bien les idées aujourd’hui dominantes sur le «monde de la mobilité» : les peu diplômés sont davantage sensibles à leur réalité immédiatement régionale, parce que c’est à l’intérieur de celle-ci qu’ils trouveront leurs principales opportunités d’emploi. Les universitaires se sentent plus concernés par l’espace européen, pour les raisons symétriques. Entre les deux, l’espace national, apparaît plus «neutre» et n’est pas valorisé différemment selon les niveaux d’études.

39En synthèse, de même qu’on peut esquisser un modèle «régional» de distribution des identités (voir supra), on peut esquisser également un modèle «sociologique» (en récapitulant les tableaux 2 à 5) :

  • le sentiment national est plus marqué chez les plus âgés, les inactifs et chez ceux qui habitent hors des centres urbains ; il est globalement indifférent aux niveaux d’éducation ;

  • le sentiment régional partage les mêmes caractéristiques mais en outre, il est plus marqué chez les moins diplômés ;

  • le sentiment européen, lui est plus marqué chez les universitaires, chez les plus âgés, chez les inactifs et il décline à mesure que l’on s’éloigne des centres urbains.

40On peut bien sûr réintroduire ex post une logique comparative (voir supra) et se demander dans quelles catégories de la population tel sentiment vient en premier lieu. Entre appartenance nationale et régionale, les différences globales sont minimes. C’est tantôt l’un et tantôt l’autre qui vient en premier lieu, sans qu’il y ait jamais «dominance» très nette de l’un des deux.

41Le sentiment européen, lui, est partout dominé sauf chez les universitaires où il devance le sentiment régional.

42Ces premiers résultats sont intéressants, précisément en ce qu’ils étayent, même si c’est assez modestement, les modèles sociologiques qui évoquent la dualisation de l’espace11. Il faut toutefois se garder d’aller trop loin :

  • d’abord parce que les différences observées (dont on a pris soin de vérifier qu’elles sont statistiquement significatives) restent modérées dans leur ampleur ;

  • ensuite parce que cet aspect «sociologique» du modèle fait l’impasse sur les différences culturelles entre régions : vu la taille globale de l’échantillon, il n’était pas possible de proposer des analyses internes à chacun des sous-échantillons régionaux et on a donc traité le public de l’Eurégio comme un «tout». Il sera important, à l’avenir, de vérifier l’homogénéité effective des déterminations sociologiques12.

1.2. Le sentiment de différentiation

43Une autre composante de l’identité est le sentiment de se différencier ou non de «l’outgroup13». La question posée était chaque fois «dans quelle mesure vous sentez-vous différent d’un citoyen de …» et la réponse pouvait aller de «pas du tout différent» (0) à «très différent» (3) en passant par les intermédiaires : «plutôt pas différent» (1) et «plutôt différent» (2).

44Le tableau 6 donne pour chaque région, le score moyen de différentiation par rapport à chacune des autres régions (en incluant le Luxembourg). On y a ajouté le score moyen de différenciation par rapport aux citoyens des autres pays européens. Dans le tableau qui suit, le score moyen de chaque région par rapport à elle-même a été conventionnellement fixé à zéro : comme il s’agissait de demander aux personnes interrogées de se différencier en tant que citoyen d’une région donnée, on n’a pas souhaité leur demander dans quelle mesure ils se sentaient différents des autres citoyens de leur propre région.

45Tableau 6. Indices de différenciation : dans quelle mesure vous sentez-vous différent d’un citoyen de …

46Le tableau se lit donc de la manière suivante :

  • en colonne, la région dont il s’agit de se différencier. Le chiffre en italique gras dans la ligne «total» indique le «score moyen» reçu par cette région pour l’ensemble des personnes interrogées (en ce compris  ses propres habitants). On voit dans cette dernière ligne que toutes les régions se situent entre 0,77 et 0,87, soit juste en dessous de la valeur «plutôt pas différent». Ce n’est pas le cas, bien sûr pour le reste de l’Europe qui reçoit un score moyen de 1,4 soit entre «plutôt pas différent» et «plutôt différent14». La dernière ligne indique donc dans quelle mesure les habitants d’une région sont en moyenne perçus comme différents par l’ensemble des répondants ;

  • en ligne, la région d’origine des répondants. On peut voir ainsi, par exemple, que le score moyen de différenciation des habitants du Zuid-Limburg par rapport aux citoyens du Limbourg est de 0,4375, soit une valeur assez proche de «pas différent du tout». Ce score n’est pas symétrique : le score moyen attribué aux citoyens du Zuid-Limbourg par les habitants du Limbourg est de 0,7113. Autrement dit, les Limbourgeois belges perçoivent davantage de différences avec les Limbourgeois hollandais que l’inverse. De même, les Liégeois se perçoivent moins différents des Belges germanophones que ces derniers ne se perçoivent des Liégeois. Les «affinités électives» ne sont donc que partiellement réciproques.

47Lorsqu’on observe les chiffres saillants, soit qu’ils soient particulièrement élevés (chiffres supérieurs à 1,3 qui sont soulignés) soit parce qu’ils sont particulièrement faibles (chiffres inférieurs à 0,7 en italiques), on voit qu’ils se situent essentiellement sur les mêmes lignes mais qu’ils se répartissent de manière dispersée entre les différentes colonnes.

48Dans l’ensemble, en effet, la manière dont les différentes composantes de l’Eurégio sont perçues par les autres varie peu. C’est la région de Liège qui paraît globalement «la moins semblable» aux autres avec le score de 0,87, et c’est la communauté germanophone qui est perçue comme la plus «semblable» à toutes avec à un score de 0,77 mais il s’agit là de différences minimes.

49En revanche la manière dont les différentes composantes se perçoivent globalement comme différentes des autres varie nettement plus : on remarque par exemple que les Limbourgeois hollandais se sentent globalement semblables aux citoyens de toutes les autres régions ; à l’inverse, les habitants de la communauté germanophone se perçoivent davantage différents des autres que la moyenne.

50On peut le vérifier en calculant un «score global de différenciation perçue»  qui somme, pour chaque personne, ses réponses relative aux cinq autres régions : on obtient alors un indice qui varie de 0 (on est tout à fait semblable à tous les autres) à 15 (on est très différent de tous les autres)15. Cet indice de différence global se distribue de la manière suivante parmi l’ensemble des personnes interrogées :

  • 43 % des répondants (toutes régions confondues) ont un score inférieur à 5 ;

  • 40 % des répondants ont un score compris entre 5 et 9 ;

  • 17 % des répondants ont un score compris entre 10 et 15 ;

  • La moyenne générale est de 4,8.

51Mais comment ces scores se distribuent-ils entre les composantes de l’Eurégio ? Existe-t-il des «patterns» sous-régionaux ?

52Tableau 7. Indice de différenciation global en fonction de la région d’origine du répondant.

53Dès lors, davantage que des proximités ou des disparités spécifiques entre les régions prises deux à deux, ce qui apparaît d’abord, ce sont des sentiments globaux de différenciation associés à certaines régions :

  • les Limbourgeois hollandais se perçoivent fort peu différents des habitants des autres régions : la moyenne pour le Zuid-Limburg est un peu au-dessus de la moitié de la moyenne générale ;

  • les germanophones de Belgique se perçoivent sensiblement plus différents : leur moyenne est égale à 1,5 fois la moyenne générale ;

  • les autres régions (y compris le Luxembourg) se situent près de la moyenne.

54Il y a donc contraste entre le sentiment d’appartenance européen (point 1.1) et le sentiment de similarité : les Hollandais du Zuid-Limburg se sentent moins européens que le moyenne, mais ils sont ceux aussi qui se perçoivent comme les plus semblables aux autres citoyens de l’Eurégio. Les Belges germanophones, au contraire, ont un sentiment européen fort, mais ce sont ceux aussi qui se perçoivent comme les plus différents des autres citoyens de l’Eurégio. Il y a ainsi disjonction entre deux composantes majeures de l’identité eurégionale : l’identité européenne et le sentiment de similarité par rapport à ses voisins. On peut d’ailleurs vérifier cette observation au niveau des individus, et pas seulement à l’échelle des régions : la corrélation, sur l’ensemble des personnes interrogées, entre le sentiment européen et le sentiment global de différenciation par rapport aux autres est proche de zéro.

55Ce «sentiment de différence» ne se structure pas seulement en fonction de considérations régionales ou locales : il relève aussi de considérations sociologiques. On peut en effet ventiler l’indice global de différenciation en fonction de variables comme l’âge, le niveau d’études, l’activité, par exemple…

56Tableau 8. Indice de différenciation global en fonction de quelques variables de segmentation.

57On a repris dans le tableau 8 quelques variables classiques de segmentation qui discriminent l’indice global de différence :

  • ceux qui connaissent l’Eurégio se sentent en moyenne plus différents de leurs voisins que ceux qui ne la connaissent pas ;

  • les plus jeunes se sentent plus différents de leurs voisins que les plus âgés ;

  • les actifs se sentent plus différents que les inactifs ;

  • en ce qui concerne le niveau d’études, on constate une courbe en «U» : le sentiment de différence est élevé chez ceux qui n’ont aucun diplôme16 et chez les diplômés du supérieur long (universitaire ou non).

58Il semble donc que l’on pourrait parler d’un différentialisme élitiste : l’activité, l’accès aux ressources éducatives ou cognitives, le fait d’avoir moins de cinquante ans… semblent favoriser le sentiment de différence par rapport à ses voisins. Sans présenter les résultats ici pour ne pas alourdir le texte on peut ajouter que :

  • ceux qui ont une bonne connaissance de l’anglais se sentent plus différents que ceux qui en n’en ont aucune connaissance ou une connaissance modeste ; à l’inverse, ceux qui ont une bonne connaissance du dialecte local se sentent globalement moins différents de leurs voisins ;

  • ceux qui ont un accès personnel à Internet se sentent plus différents en moyenne que les autres ;

  • l’effet de ces différentes variables est globalement cumulatif : ainsi ceux qui connaissent l’Eurégio ont un indice plus élevé que les autres à niveau d’étude égal. L’impact du diplôme et de la connaissance de l’Eurégio additionnent ainsi leurs effets pour différencier au maximum, d’un côté, ceux qui ont un diplôme élevé et qui connaissent l’Eurégio, de l’autre, ceux qui ont un diplôme peu élevé et qui ne connaissent pas l’Eurégio.

59Tous les indicateurs vont donc dans le même sens : l’accès aux ressources cognitives favorise le sentiment de différence par rapport aux voisins immédiats. Par ailleurs, ce sont les mêmes variables qui favorisent également le sentiment de différence par rapport aux autres pays européens. A nouveau, nous n’avons pas présenté le résultat ici mais on peut montrer que le sentiment de différence interne à l’Eurégio et le sentiment de différence par rapport aux pays européens en général varient de concert (même si c’est de manière imparfaite et non déterministe).

60Il faut, cela dit, rester prudent à l’égard de ce sentiment de différence :

  • s’il est plus élevé dans les catégories de la population cognitivement les mieux dotées, il se situe, dans presque toutes les catégories un peu en dessous ou un peu au-dessus d’une valeur moyenne «plutôt pas différent17» ; il y a donc bien une tendance à un «différentialisme élitiste» mais elle exprime des nuances – parfois fortes – plutôt que de véritables oppositions de comportement ;

  • par ailleurs, sentiment de différence n’équivaut pas à «sentiment de rejet» ; l’enquête n’a pas abordé la thématique du rejet ou de l’hostilité à l’égard des habitants des autres régions.

61Il reste que, même en interprétant les résultats avec toute la prudence requise, on peut globalement les considérer comme contre-intuitifs : l’idée qui vient la plus naturellement à l’esprit est que le sentiment de différenciation serait le produit de stéréotypes et que ceux-ci seraient plus répandus dans les catégories de la population cognitivement les moins favorisées. Manifestement, les chiffres obtenus pointent en sens inverse.

62Une première explication possible serait que la disponibilité de ressources cognitives caractériserait les personnes qui voyagent le plus en dehors des frontières de leur propre région. La fréquentation des autres composantes de l’Eurégio serait alors l’occasion de remarquer des différences que l’on ne soupçonnerait pas. Dans cette hypothèse, ce qui serait en cause, ce ne serait pas l’inégalité d’accès aux ressources cognitives, mais l’inégalité d’accès à la mobilité.

63Nous avons testé cette hypothèse en construisant un indicateur basé sur la fréquence des voyages dans les autres régions de l’Eurégio. Nous ne présenterons pas ici les résultats, car cela supposerait d’entrer dans des considérations méthodologiques assez lourdes, mais les conclusions sont sans équivoque : il n’y a pas de relation entre la fréquence des déplacements au sein de l’Eurégio et le sentiment de différenciation. Le sentiment de différenciation est donc lié seulement au type d’accès aux ressources cognitives indépendamment des pratiques de mobilité.

64Peut-être alors faut-il revoir l’interprétation donnée aux différences perçues : plutôt que d’exprimer des stéréotypes (différences perçues entre catégories de personnes), elles pourraient exprimer, à l’inverse, en quelque sorte, l’individualisation identitaire. Les personnes disposant des ressources cognitives les plus élevées seraient globalement plus individualistes, dans leur perception d’elles-mêmes que celles appartenant aux catégories sociales les moins pourvues. Le sentiment de différence d’avec autrui serait alors un sentiment individuel et non une opposition en termes d’in-group et d’out-group18. Un élément important vient étayer cette suggestion : le sentiment de différentiation à l’égard des citoyens des autres régions n’est absolument pas lié à l’indicateur de sa propre appartenance. Autrement dit, le fait de se sentir plus attaché à sa région, à son pays ou à l’Europe ne présente pas de corrélation avec l’indice de différentiation. Dans le cadre de la théorie retenue de l’identité sociale (voir plus haut), ce résultat est pour le moins paradoxal. Par contre, si l’on y voit dans le sentiment de différentiation une manifestation d’individualisme, alors il est assez logique que celui-ci ne soit pas lié aux sentiments d’appartenance collective.

65L’hypothèse est donc séduisante mais elle ne peut être guère plus qu’une hypothèse puisque nous n’avons pas dans notre questionnement de mesure d’individualisme. Par ailleurs, elle présente aussi certaines difficultés : faudrait-il en conclure, par exemple, que la «culture» du Zuid-Limburg serait moins individualiste que celles des germanophones de Belgique ou de la Regio Aachen ?

2. Valeurs politiques

66On abordera ici deux aspects :

  • d’une part, l’opposition matérialisme/postmatérialisme, telle qu’elle est issue des travaux de Ronald Inglehart ;

  • d’autre part, un certain nombre de questions relatives aux dimensions de la démocratie.

67Dans ce deuxième point, on se limitera à présenter sommairement les différences entre région et à voir dans quelle mesure ces différences s’articulent avec celles que l’on a pu mesurer en termes d’identité.

682.1. Matérialisme et postmatérialisme

69L’opposition entre valeurs matérialistes et postmatérialistes est, pour le politologue américain Ronald Inglehart, un indice important du niveau de «modernisation politique» d’un pays, d’une région, voire d’une partie du globe.19 

70Exposée de manière schématique, la théorie s’appuie sur une logique de «rendements décroissants» qui régule les processus sociaux en général via la satisfaction des besoins humains. Pour n’en retenir que l’aspect qui nous intéresse ici, Inglehart oppose les valeurs «matérialistes» centrées sur les besoins fondamentaux de subsistance et de sécurité, d’une part, et les valeurs «postmatérialistes», centrées sur les besoins d’affiliation, de reconnaissance et d’expression de soi. La modernisation rapide des sociétés occidentales après la seconde guerre mondiale, en assurant à la fois la sécurité physique (absence de guerre durant une période prolongée) et la sécurité matérielle (progrès technique et diffusion des biens de consommation) aurait produit le déclin, en Europe et aux Etats-Unis, des valeurs matérialistes au profit des valeurs postmatérialistes. Pour le dire de manière extrêmement schématique, les premières seraient devenues de moins en moins «fonctionnelles» dans les sociétés occidentales contemporaines et auraient ouvert ainsi la porte aux secondes. Cette transformation ne se produit pas de manière homogène : les personnes issues des générations plus âgées et des catégories sociales plus fragiles restent davantage attachées aux valeurs matérialistes, alors que les générations socialisées dans une période de croissance rapide et/ou dans des milieux sociaux plus favorisés se tournent davantage vers les valeurs postmatérialistes20.

71Pour Inglehart, le «test» de l’adhésion à l’un ou l’autre type de valeur passe par la détermination des priorités politiques des personnes interrogées. La version «canonique» de l’indicateur se présente comme suit : il s’agit de choisir, à trois reprises, deux objectifs parmi quatre (on présente en fait aux répondants trois cartes reprenant chaque fois deux items jugés matérialistes et deux items jugés postmatérialistes). On représente ensuite les trois cartes aux répondants en leur demandant de choisir l’objbectif globalement préféré et celui qui, dans l’ensemble, leur paraît le moins important. L’indicateur est construit à partir de cet ensemble de réponses. Il est malheureusement pratiquement impossible de l’utiliser sous cette forme dans le cadre d’une enquête téléphonique.

72On s’est donc limité à l’indicateur «réduit» qu’Inglehart avait utilisé lors de ses premières enquêtes et qui ne reprend que quatre questions. Cet indicateur «réduit» est évidemment beaucoup plus sensible aux effets de conjoncture : chacun des items pèse en effet fortement dans l’indicateur, et il devient difficile d’attester que l’on se trouve devant la représentation de dimensions sous-jacentes plutôt que devant des choix d’items individuels.

73Tableau 9. Choix des deux items considérés comme les plus importants pour la politique du gouvernement (sur quatre proposés).

74Dans la logique d’Inglehart, ce choix de deux items permet de produire un indicateur de matérialisme/postmatérialisme :

  • ceux qui choisissent simultanément les objectifs relatifs au maintien de l’ordre et à la hausse des prix sont considérés comme «matérialistes» ;

  • ceux qui choisissent simultanément les objectifs relatifs à la liberté de parole et à la consultation des citoyens sont considérés comme «postmatérialistes»

  • ceux qui font un choix «panaché» (un item matérialiste et un item postmatérialiste) sont considérés comme mixtes.

75Lorsqu’on calcule l’indice mat/postmat selon la procédure qui vient d’être proposée, on obtient les résultats suivants pour l’ensemble de l’échantillon :

  • 14 % des répondants tombent dans la catégorie «matérialiste» ;

  • 17 % des répondants tombent dans la catégorie «postmatérialiste» ;

  • le solde, soit 69 % des répondants tombent dans la catégorie «mixte».

76Ces chiffres sont compatibles avec l’évolution prévue par Inglehart (avec toutefois un taux plus faible que prévu de postmatérialistes). Et par ailleurs, on peut vérifier que les clivages entre matérialistes et postmatérialistes obéissent à la logique de la «révolution silencieuse» : les postmatérialistes sont plus nombreux chez les jeunes, chez les plus éduqués, chez les actifs et chez les non croyants. Les matérialistes sont plus nombreux dans les catégories symétriques. Toutefois l’importance prise par la catégorie «mixte» confirme la perte de pertinence de cet indicateur minimal et il rend les analyses peu fiables. C’est pourquoi, plutôt que de présenter les résultats en termes de dimensions mat/postmat, on a jugé plus pertinent de présenter des profils à partir de chacun des quatre items pris séparément.

77En procédant, ainsi, on peut d’emblée remarquer que la variabilité des valeurs politiques entre les composantes de l’Eurégio est assez marquée :

  • Le maintien de l’ordre est choisi à plus de 70 % par les deux entités germanophones, mais à moins de 50 % par les Liégeois et les Limbourgeois.

  • La consultation des citoyens ne recueille que 27 % des suffrages dans le Limbourg hollandais mais autour de 45 % à Liège et dans les deux régions germanophones.

  • La Lutte contre la hausse des prix est citée par 23 % des Limbourgeois hollandais mais par 40 % des Liégeois.

  • La Protection de la liberté de parole est citée par moins de 50 % dans les régions germanophones et par plus de 75 % dans le Sud-Limbourg.

78Si l’on fait maintenant la synthèse, région par région, (en laissant de côté le Luxembourg, cité pour mémoire), on voit se dégager trois profils :

  • en région liégeoise et dans le Limbourg belge, on choisit moins souvent que la moyenne «maintenir l’ordre» et plus souvent que la moyenne «combattre la hausse des prix». Par contre dans ces deux entités, le choix des deux items postmatérialistes est proche de la moyenne eurégionale. Ce premier profil (qui caractériserait donc la partie belge de l’Eurégio) ne se distingue donc pas par un écart sur la dimension mat/postmat mais par une saillance spécifique des préoccupations économiques au sein du pôle matérialiste21. On pourrait donc conventionnellement proposer de parler de profil économiste ;

  • dans les deux régions germanophones, les items relativement saillants sont «maintenir l’ordre» et «donner plus la parole aux gens». Par contre, l’item «protéger la liberté de parole» est sensiblement moins souvent choisi qu’ailleurs. Il y a donc à la fois insistance sur la valeur de sécurité et, au sein des items postmatérialistes, plutôt sur la consultation citoyenne que sur le droit individuel de s’exprimer. Nous proposerions de baptiser cette configuration profil communautaire22 ;

  • enfin, le Zuid Limburg se caractérise à l’inverse par une moindre sensibilité à la consultation citoyenne et par une plus grande importance accordée à la liberté personnelle d’expression. Il semble donc bien le symétrique de la configuration précédente et l’on pourrait parler de profil individualiste.

79Il est bien entendu que cette proposition de typologie est fortement conjecturale : elle repose sur un échantillon de neuf cents personnes et sur une série de quatre questions seulement. Il reste que sur base de l’enquête, il y a au moins deux pistes intéressantes à suivre : d’abord, celle-ci suggère l’existence de sensibilités politiques différentes entre les composantes de l’Eurégio (des différences de près de 30 % dans les choix de priorités sont évidemment autre chose que des nuances). Ensuite, mais c’est évidemment une autre question, elle invite à revenir sur la logique d’Inglehart pour voir s’il ne serait pas utile de la faire «éclater» en davantage de dimensions.

80Sans donc, que l’on puisse caractériser certaines composantes de l’Eurégio de plutôt «matérialistes» ou plutôt «postmatérialistes», on se voit néanmoins se dégager des profils de valeurs politiques sensiblement différents23. On peut d’ailleurs vérifier qu’à ces profils de valeurs correspondent aussi des conceptions différentes de la démocratie.

2.2. Dimensions valorisées de la démocratie

81Pour compléter le point précédent, six questions ont été posées concernant différents aspects de la démocratie susceptibles d’apparaître comme plus ou moins important. Pour chacun de ces points, on a construit un indice basé sur les valeurs suivantes :

820 = Pas important

831 = Secondaire

842 = Important

853 = Indispensable.

86On ne présentera pas les pourcentages de réponse pour chacune de ces questions. On a choisi de présenter un seul tableau, représentant la réponse «moyenne» dans chacune des régions pour chacune des questions. Ce tableau est plus abstrait mais il a l’avantage d’être beaucoup plus synthétique et de permettre de ramasser le commentaire.

87L’interprétation des chiffres est assez simple : un résultat proche de 0 signifie que la grande majorité des personnes interrogées a répondu «pas important». Un résultat proche de 3 signifie que la majorité des personnes interrogées a répondu «indispensable». Certes le calcul d’une telle moyenne pourrait masquer des dichotomies importantes au sein de chaque région24. Mais avant de construire le tableau, nous avons vérifié que ce cas de figure ne se pose pas. On peut donc raisonner, en confiance, linéairement : plus le résultat est élevé, plus la majorité de la population accorde de l’importance à l’item.

88Tableau 10a. Dimensions valorisées de la démocratie : score moyen par région.

89La moyenne générale, dans la colonne de droite, nous indique, pour l’ensemble de l’échantillon, quels sont les items qui sont consensuels et quels sont ceux pour lesquels l’avis est plus mitigé. On voit ainsi se dégager une hiérarchie :

  • les droits de l’homme, la garantie du niveau de vie et le traitement égalitaire de tous sont les items les plus plébiscités puisque la valeur moyenne de l’échantillon se situe entre 2,4 et 2,5.

  • la tenue des élections, la participation des citoyens et la consultation populaire semblent moins important puisque la moyenne se situe entre 1,9 et 2,1.

90Si l’on s’intéresse maintenant aux différences entre régions, on voit que ces différences sont significatives, sauf pour deux items : la participation par des associations (qui est assez universellement peu valorisé) la priorité aux droits de l’homme (qui est universellement valorisé). C’est pourquoi nous n’avons pas indiqué les chiffres pour ces deux items.

91On pourrait bien sûr, analyser les différences entre les régions sur chacun des six items, mais ce serait fastidieux et peu lisible. Une analyse factorielle permet de ramener les six questions à deux dimensions, qui correspondent précisément aux deux blocs précédemment dégagés25. Il vaut la peine de présenter le tableau issu de cette analyse factorielle, parce qu’il permet de visualiser presque immédiatement la signification des deux blocs :

92Tableau 10b. Dimensions valorisées de la démocratie – analyse en deux facteurs.

93En visualisant les relations entre items de cette façon, on peut aisément labelliser les deux facteurs (ou dimensions) :

94Le facteur 1 correspond à la dimension égalitaire de la démocratie (traitement égal, revenu suffisant pour chacun, droits de l’homme).

95Le facteur 2 correspond à la dimension participative de la démocratie (élections, associations, consultations populaires).

96Globalement, on peut donc dire que la dimension égalitaire de la démocratie fait l’objet d’un consensus plus marqué que sa dimension participative. Certes les indices du tableau 10 peuvent paraître un peu abstraits mais on aura une bonne idée de leur signification si l’on prend conscience que la différence entre le résultat pour la «priorité aux droits de l’homme» (2,5) et la «participation citoyenne par des associations» (1,9) équivaut à 60 % des répondants qui passeraient d’une modalité de réponse à la modalité immédiatement inférieure. Mais plus intéressant pour l’analyse est sans doute de voir comment les habitants des différentes régions se différencient dans leur adhésion aux deux facteurs.

97Sans entrer dans les détails ici, il est possible, à partir de l’analyse qui précède, de voir comment chaque région «score» sur chacun des facteurs. Autrement dit, on peut remplacer l’ensemble des résultats du tableau 10 simplement par deux informations pour chaque région : est-elle plutôt favorable au facteur 1, au facteur 2 ou, éventuellement, aux deux ?

98Chaque région a sa spécificité, et elle peut se distinguer (en négatif ou en positif) sur chacune des dimensions. On se limitera ici à signaler pour chaque région ce qui est le plus saillant :

  • au Limbourg et au Zuid Limburg, rejet de la dimension participative ;

  • en région liégeoise, adhésion à la dimension égalitaire ;

  • en communauté germanophone, rejet de la dimension égalitaire ;

  • en Regio Aachen, adhésion à la dimension participative.

99On a ainsi, une carte, certes fort sommaire, mais utile des dimensions saillante de la démocratie au sein de chacune des régions. On peut retrouver cette carte dans la dernière colonne du tableau synoptique présenté au point suivant.

3. Esquisse synoptique

100Est-il possible, à partir de l’ensemble des informations présentées, de se faire une idée synthétique des «profils identitaires et valoriels» des composantes de l’Eurégio ?

101Lorsqu’on reprend, pour l’ensemble des composantes, les quatre dimensions évoquées dans cette contribution, on obtient le tableau suivant (en négligeant le Luxembourg).

102Tableau 11. Esquisse de profils combinés.

103On n’insistera pas sur la prudence avec laquelle ces résultats doivent être pris. Rappelons les principaux caveat méthodologiques :

  • les profils sont construits à partir d’un nombre de questions relativement limité et à partir d’un échantillon global de 900 personnes. Il ne peuvent donc être que des hypothèses de travail, à vérifier dans des recherches ultérieures ;

  • les profils des régions sont définis les uns par rapport aux autres : aurait-on comparé avec des régions très différentes au sein de l’Europe que l’on aurait sans doute trouvé les composantes de l’Eurégio plus semblables entre elles ; on remarquera cependant, pour nuancer, que sur les différentes dimensions, le Luxembourg n’est jamais en position «extrême» : sur chaque dimension, certaines régions sont plus éloignées entre elles qu’elles ne le sont du Luxembourg ;

  • enfin, on ne peut saisir ici que la tendance «dominante» au sein de chaque population. Mais on l’a vu, la variabilité des attitudes individuelles à l’intérieur de chaque région est importante et elle peut en partie être rapportée à des variables sociologiques classiques. A côté d’une variabilité régionale, il y a donc une variabilité sociologique au sens propre. Malheureusement, vu la taille de l’échantillon, il est impossible de traiter simultanément les deux sources de différenciation. Par exemple, il est impossible de savoir si le modèle de «différentialisme élitiste» que nous avons vu s’esquisser vaut de la même manière pour toutes les régions ou bien s’il est fortement accentué dans certaines et atténué dans d’autres.

104Ces précautions prises, il reste que l’on voit se dégager, globalement, des rapprochements entre régions :

  • Il pourrait bien exister un modèle «belge» de positionnement identitaire et valoriel, puisque le Limbourg et la province de Liège se caractérisent à la fois par la prédominance de la sensibilité «économique» sur l’échelle mat/postmat et par un sentiment de différentiation «moyen» à l’égard des autres régions. Mais il y a tout de même des différences sensibles : les sentiments d’appartenance, pris globalement, sont sensiblement plus faibles à Liège que dans le Limbourg, ce qui épouse une différence culturelle bien attestée par ailleurs entre Flandre et Wallonie. Par ailleurs, Liège est sensiblement plus marqué par son positionnement à gauche : forte culture de l’égalitarisme (mais pas de rejet de la dimension participative).

  • Il pourrait exister également un modèle «germanique» de positionnement puisque la Regio Aachen et la Communauté germanophone se caractérisent à la fois par des sentiments d’appartenance forts et par une sensibilité que nous avons baptisée «communautaire» sur le plan valoriel. La nuance entre les deux régions vient ici du fait que le sentiment de différentiation à l’autre est sensiblement plus marqué en communauté germanophone. Dès lors, on pourrait dire que cette sensibilité communautaire prend une connotation plus positive en Regio Aachen (adhésion plus marquée à la participation citoyenne) et plus négative en Communauté germanophone (sentiment de différence fort et adhésion moindre à la dimension égalitaire26).

  • Enfin, il y a des éléments de modèle «Thyois», si on nous permet cette expression : le Limbourg et le Zuid Limburg accordent la même importance à l’identité régionale et sont peu intéressés par la dimension participative de la démocratie. Mais le sentiment de différentiation particulièrement faible et la priorité accordée à la liberté individuelle de parole au Zuid Limburg cadre plutôt avec l’image de «culture de tolérance» traditionnellement accolée à la société néerlandaise, alors que l’intérêt pour la question économique et le sentiment de différentiation moyen semblent plutôt indiquer, chez les Limbourgeois un individualisme «privatif» au sens que lui donne Albert Hirchsman : désintérêt relatif de la sphère publique.

105En tout état de cause, il ne faut pas accorder à cet exercice de synthèse – très provisoire - d’autre statut que celui d’hypothèse de travail, plausible, mais encore très fragilement étayée et dont le principal mérite devrait être de servir de base de départ à des recherches ultérieures. Il serait en particulier extrêmement intéressant si de voir si cet «instantané» en termes d’enquête d’opinion peut trouver des appuis dans des données historiques et culturelles ou bien encore d’une démarche plus herméneutique d’entretien qualitatif. Mais c’est évidemment un tout autre projet.

Bibliographie

106Abrams (D.), Hogg (M.A.), Social identifications. A social psychology of intergoup relations and group processes, Routledge, London and New York, 1988.

107Bauman (Z.), Le coût humain de la mondialisation, Paris, Hachette Littératures, 1999.

108Inglehart (R.), The silent revolution, Princeton, Princeton University Press, 1977.

109Inglehart (R.), Modernization and postmodernization, Princeton, Princeton University Press, 1997.

110Jacquemain (M.), Doutrelepont (R.), Vandekeere (M), «L'identité wallonne saisie par l'enquête. Une approche constructiviste de l'identité collective», in Res Publica, 1994, vol. XXXVI, 3/4, p. 343-359.

Notes

1  Voir à ce sujet l’article de Patrick Italiano dans ce même numéro.
2  Pour une synthèse, voir Abrams (D.), Hogg (M.A.), Social identifications. A social psychology of intergoup relations and group processes, Routledge, London and New York, 1988.
3  Sur le caractère non essentialiste de la notion d’identité, voir : Jacquemain (M.), Doutrelepont (R.), Vandekeere (M.), «L'identité wallonne saisie par l'enquête. Une approche constructiviste de l'identité collective», in Res Publica, 1994, vol. XXXVI, 3/4,
p. 343-359.
4  Région au sein de l’Eurégio : les Liégeois se sont vus interroger sur leur appartenance à la province de Liège, les Maastrichtois sur leur appartenance au Sud-Limbourg, etc.
5  Les enquêtes les plus récentes tentent de répondre en partie à cette objection, mais sans y arriver totalement. Ainsi, dans une enquête sur le sentiment national belge, a-t-on pu voir apparaître des modalités de réponse comme «d’abord belge et ensuite flamand», «d’abord flamand et ensuite belge», «uniquement belge», «uniquement flamand»… On ne se lancera pas ici dans une longue discussion méthodologique sur les avantages et les inconvénients des différentes formulations.
6  L’intensité est mesurée sur une échelle à trois modalités : 1  = faible ; 2 = moyen ; 3 = fort. La fréquence est mesurée sur une échelle à cinq modalités : 1 = jamais, 2 = rarement ; 3 = de temps en temps ; 4 = souvent ; 5 = tout le temps. L’indicateur synthétique varie donc entre 1 pour un sentiment faible et jamais éprouvé à 15 pour un sentiment fort et éprouvé tout le temps. Le produit des deux réponses permet de tenir compte des possibilités de «substitution» entre les deux : un sentiment éprouvé plus exceptionnellement mais fortement sera ainsi mis sur le même pied qu’un sentiment éprouvé souvent mais d’intensité faible. En rigueur de termes, on n’aboutit pas à une variable quantitative : la valeur numérique des modalités est arbitraire et l’indicateur ne peut pas prendre toutes les valeurs possibles. Il reste que, pour une première analyse, sachant que, de toute façon, on recueille des sentiments subjectifs, il paraît raisonnable de traiter cet indice synthétique comme si c’était une variable quantitative (notamment en procédant à des comparaisons de moyennes).
7  Ces indicateurs sont positifs mais relativement faibles : 0,190 pour la corrélation région/Europe, 0,213 pour la corrélation nation/Europe et 0,332 pour la corrélation région/nation. Plutôt que de «complémentarité», il serait donc sans doute plus juste de parler de «non concurrence» : les sentiments d’appartenance ne se construisent pas au détriment  les uns des autres, sans non plus s’appuyer les uns sur les autres. La vérification systématique de ce type de résultat laisse supposer qu’il y a un «effet individuel d’identification» : autrement dit certains individus sont plus prompts à s’identifier (à quelque entité que ce soit) que d’autres.
8  Pour le sentiment national, la différence en fonction des habitats n’est pas statistiquement attestée.
9  Ces «seuils» sont statistiquement significatifs. On n’a pas jugé utile de présenter les résultats ici. Le fait que le résultat ne soit pas significatif entre toutes les catégories d’âges n’empêche pas, bien sûr, d’obtenir des contrastes significatifs entre, par exemple «moins de 40 ans» et «40 ans et +».
10  En construisant un modèle multivarié, on s’aperçoit que le fait d’être actif ou non joue en sens inverse chez les plus jeunes et les plus âgés : parmi les moins de quarante ans, ce sont les actifs  qui ont les sentiments d’appartenance les plus forts, mais parmi les gens de quarante ans et plus ce sont au contraire les inactifs dont l’appartenance est la plus marquée. On a donc en somme un contraste maximal entre les inactifs jeunes (étudiants et jeunes ménagères) et les inactifs âgés (retraités). Il serait bien sûr intéressant de creuser davantage cette structure particulière mais cela nous entraînera bien au-delà de cette contribution.
11  Voir en particulier Bauman (Zygmunt), Le coût humain de la mondialisation, Paris, Hachette Littératures, 1999.
12  Cela a été fait dans quelques cas où la décomposition de l’échantillon ne posait pas de problème statistique insupportable : ainsi, on peut montrer que la prédominance des différentes identités chez les actifs se vérifie dans toutes les régions mais avec une ampleur variable : elle est plus marquée que le moyenne dans le Limbourg belge et plus faible que la moyenne en région liégeoise. Il n’en reste pas moins intéressant de vérifier qu’il n’y a nulle part inversion de la relation.
13  Abrams (D.) Hogg (M.A.), op. cit.
14  Ce score est partiellement biaisé du fait que chaque habitant de la région interrogée a été conventionnellement supposé répondre «pas du tout différent» pour les citoyens de sa propre région, ce qui affaiblit l’indice moyen de différenciation. On aurait pu mettre ces données en «non réponses» mais cela aurait posé des problèmes insolubles pour la construction de l’indicateur suivant. A nouveau, ce qui importe ici, ce n’est pas la valeur intrinsèque de l’indicateur que les comparaisons qui peuvent être faites.
15  On n’a pas tenu compte ici uniquement des différences par rapport aux six sous-régions et pas par rapport aux autres pays d’Europe.
16  Ceux qui n’ont aucun diplôme ne représentent que 4 % de l’ensemble de l’échantillon. Il est possible aussi qu’il s’agisse d’une catégorie hétérogène : ceux qui ont un diplôme non reconnu dans le pays où ils vivent sont comptabilisés dans les «sans diplôme».
17  Ce qui correspond à une valeur de 5 sur notre indicateur (soit pour chacune des régions, hormis la sienne, la valeur 1). Une valeur moyenne «plutôt différent» correspondrait à une valeur de 10 pour notre indicateur, et le tableau 8 montre que l’on en est généralement assez éloigné. Il faut en outre tenir compte du fait que cet indice de «différence globale» est une construction, qui agglomère des sentiments de différence variables à l’égard des différentes composantes de l’Eurégio.
18  Nous devons cette suggestion à Patrick Italiano.
19  On trouvera la formulation canonique de la théorie dans Inglehart (R.), The silent revolution, Princeton, Princeton University Press, 1977. Vingt ans plus tard, il en présente une reformulation assez importante, en même temps qu’une tentative d’extension à l’échelle mondiale : Inglehart (R.), Modernization and postmodernization, Princeton, Princeton University Press, 1997. La théorie a donné lieu à une abondante littérature secondaire en sociologie politique
20  En fait la théorie est sensiblement plus complexe puisque parallèlement à une évolution des valeurs dominantes, elle prédit une évolution des clivages dominants : dans les sociétés d’industrialisation récente, domine le clivage gauche/droite, qui se construit autour des conflits de répartition de la valeur produite. Dans des sociétés de «quasi-abondance» comme Inglehart voit les sociétés occidentales contemporaines, domine un conflit autour des «valeurs culturelles» dont l’axe central serait une opposition entre tenants du conservatisme moral (respect de la tradition) et tenant de la «modernisation morale» (autonomie individuelle et libre disposition de soi). Il y a donc non seulement transformation des valeurs mais changement d’agenda comme on dirait dans le langage politique contemporain. L’articulation entre ces deux évolutions n’est pas toujours claire chez l’auteur et rend sa théorie parfois difficile à évaluer. Par la suite, Inglehart, (1997) a reconceptualisé son opposition «mat/postmat» comme une dimension au sein d’une théorie plus globale de la modernisation et d’un passage des «valeurs de survie» aux «valeurs de bien-être». Précisons que nous n’endossons pas ici l’ensemble des positions d’Inglehart, et que nous nous en tiendrons à l’opposition matérialistes/postmatérialistes.
21  Qui font référence au «besoin de subsistance» selon Inglehart.
22  Nous avons choisi ce terme parce que sont privilégiés en même temps l’ordre et l’expression citoyenne, ce qui sont deux valeurs caractéristiques d’une culture plutôt «communautaire» tandis que la liberté individuelle est moins valorisée. De plus, le choix simultané de ces deux valeurs transgresse l’opposition matéraliste/postmatérialiste d’Inglehart.
23  La différence sur la dimension mat/postmat est absorbée par le nombre important, dans chaque région, qui se déclarent «mixtes». Par contre, si on ne retient que les valeurs extrêmes, on voit apparaître des régions qui se distinguent comme plutôt matérialistes et d’autres comme plutôt postmatérialistes. Mais, in fine¸ ces oppositions apparaissent plus fragiles et moins lisibles que la typologie ternaire qui est ici proposée. Puisque nous avons renoncé à construire la dimension spécifique d’Inglehart, on ne présentera donc pas ici une analyse en termes de variables sociologiques.
24  50 % de personnes qui répondent «pas important» et 50 % de personnes qui répondent «essentiels» donneront une moyenne de 1,5 la même que si l’on a 50 % de réponse «secondaires» et 50 % de réponses «importants». En théorie, une distribution répartie sur les valeurs moyennes donne le même chiffre qu’une distribution répartie de la même manière sur les valeurs extrêmes.
25  Ce qui signifie en clair que ceux qui attribuent une valeur élevée pour l’item «droits de l’homme», le font aussi pour l’item «garantie du niveau de vie» et «égalité entre les citoyens». Symétriquement, ceux qui attribuent une valeur élevée pour «élections régulières» le font aussi pour «associations» et «consultation du peuple».
26  Remarquons que cette combinaison particulière à la communauté germanophone semble partiellement confirmer la suggestion faite plus haut, à savoir que le sentiment de différentiation pourrait en partie traduire un individualisme élitiste plutôt que le rejet de «l’outgroup». La coexistence d’un fort sentiment de différence, d’un désintérêt marqué pour l’égalitarisme et d’une relative neutralité à l’égard de la participation paraît bien confirmer une configuration individualiste.

Pour citer cet article

Marc Jacquemain, «Identités et valeurs politiques : quelle homogénéité pour l’Eurégio ?», Fédéralisme Régionalisme [En ligne], Volume 3 : 2002-2003 - Mobilité et identités dans l'Eurégio Meuse-Rhin, URL : https://popups.uliege.be/1374-3864/index.php?id=239.

A propos de : Marc Jacquemain

Chargé de cours adjoint ULg, Département de Sciences Sociales