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- Volume 1 : 1999-2000 - Nationalisme et démocratie
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L'histoire de la revendication souverainiste québécoise
Table des matières
1Depuis une trentaine d'années, la revendication souverainiste québécoise, une revendication nationaliste, a souvent défrayé la chronique. On a beaucoup parlé, entre 1963 et 1970, des actions terroristes du Front de libération du Québec qui, à l'époque, ont provoqué quelques morts, dont celle d'un ministre du gouvernement provincial en octobre 1970. On a aussi beaucoup parlé de l'appui donné au mouvement souverainiste par le président de la République française, le général de Gaulle, le 24 juillet 1967 («Vive le Québec libre ! »). On a, également, fait grand cas de la victoire du parti des souverainistes, le Parti québécois, aux élections législatives provinciales du 15 novembre 1976, de son échec lors d'un premier référendum relatif au projet de faire du Québec un pays souverain, le 20 mai 1980, et de son deuxième échec, lors d'un nouveau référendum, le 30 octobre 1995. On a même fait état, dans les bulletins de nouvelles en Europe, aux États-Unis et dans quelques pays de la Francophonie et du Commonwealth, des réactions exprimées par des adversaires des souverainistes quand le Bloc québécois, un parti souverainiste, est devenu, à la suite des «élections fédérales» du 25 octobre 1993, l'opposition officielle, à titre de deuxième plus important parti représenté à la Chambre des communes d'Ottawa, avec 55 sièges sur 295. En bref, pour quantité de gens, au Canada et ailleurs, l'histoire récente du Québec, c'est l'histoire de la «longue marche» des souverainistes québécois.
2Même si l'on peut rechercher les origines lointaines du mouvement souverainiste québécois dans la conquête du Canada par les armées britanniques entre 1759 et 1761, c'est en 1968 seulement que ce mouvement a pris l'allure qu'il a aujourd'hui. C'est en effet en 1968 seulement qu'a été créé le Parti québécois, dont les dirigeants successifs ont formé le gouvernement provincial du Québec, de novembre 1976 à décembre 1985 et de septembre 1994 à maintenant. C'est ce parti, le Parti québécois, qui a donné au mouvement souverainiste l'organisation grâce à laquelle il s'est consolidé et développé.
3Les fondateurs du Parti québécois ont proposé une «souveraineté» moins radicale de celle que préconisaient les «indépendantistes» des années précédentes, qui voulaient «l'indépendance à tout prix». En effet, à la différence de ces personnes, qui ont rêvé, jadis, d'un Québec unilingue, d'un Québec français affranchi de toute domination, le Parti québécois a proposé et propose encore aujourd'hui une «souveraineté-association», autrement dit, une formule qui concilierait le désir de faire du Québec un pays souverain, membre de l'Organisation des Nations unies, et le désir de préserver la situation économique et sociale que le Québec connaît déjà. Pour dire les choses brièvement, les porte-parole du Parti québécois affirment vouloir un Québec souverain associé au reste du Canada.
4Quand ils affirment que leur objectif principal est de faire du Québec un pays souverain associé au reste du Canada, les porte-parole du Parti québécois résument l'article premier de son programme permanent, programme dont la formulation relève d'une instance de rassemblement, le congrès du parti, formé de représentants élus des quelque 125 associations de circonscriptions qui regroupent les membres du parti.
5Cet objectif, un Québec souverain associé au reste du Canada, est, depuis plusieurs années, soutenu par la majorité des francophones du Québec. En effet, selon les données de nombreux sondages d'opinion et selon l'analyse rigoureuse que l'on peut faire des résultats des référendums tenus au Québec en 1980, 1992 et 1995, parmi les adultes du Québec qui ont appris le français avant toute autre langue, plus de 50 pour cent préféreraient vivre dans un Québec souverain associé au reste du Canada. Appuyé par la majorité des francophones du Québec, le projet de faire du Québec un pays souverain déplaît à la plupart des électeurs qui, au Québec, ont appris une autre langue avant d'apprendre le français ou qui ne parlent pas le français, or ces électeurs constituent encore plus de 15 pour cent de l'électorat du Québec.
6Compte tenu du contexte dans lequel elle s'exprime, la revendication souverainiste québécoise étonne les personnes qui ne la partagent pas. Elle les étonne d'autant plus qu'elle obtient un soutien considérable au sein de la population de langue française du Québec, population dont l'adhésion aux principes de la démocratie représentative est attestée par les lois et pratiques en vigueur.
7Le soutien accordé, par la majorité des francophones du Québec, au projet de faire du Québec un pays souverain associé au reste du Canada, peut sans doute s'expliquer par l'histoire. L'histoire de la revendication souverainiste québécoise fait voir les motifs qui ont animé les personnes qui l'expriment. Elle fait également percevoir que les principes de la démocratie guident la masse des souverainistes québécois contemporains, qui sont des «nationalistes», tout comme le sont leurs adversaires. Au Québec, deux «nationalismes» s'affrontent, et ils s'affrontent dans une arène où s'imposent les principes de la démocratie représentative en vigueur aujourd'hui dans de nombreux pays.
8On pourrait (et on pourra) se demander, en conclusion, si l'affrontement entre deux «nationalismes» peut, vraiment, se résoudre dans le respect des principes de la démocratie représentative. On peut penser que la réponse à cette question est affaire de définitions; on peut aussi espérer que le «cas du Québec» apporte un jour, à cette question, une réponse différente de celles que l'histoire de l'humanité suggère, peu importe les définitions retenues.
Les origines de la revendication souverainiste québécoise
9Bien que les origines lointaines de la revendication souverainiste québécoise se trouvent dans la conquête du Canada par les armées britanniques au milieu de ce que l'histoire a appelé «la guerre de Sept Ans» (1756-1763), c'est vers 1961-1962 qu'il faut rechercher la naissance du mouvement souverainiste québécois contemporain. Cette naissance coïncide avec la publication de deux livres, J'ai choisi l'indépendance, paru en 1961, et Le Québec est-il une colonie ?, paru en 1962. Ces deux ouvrages ont été écrits par Raymond Barbeau, le président-fondateur de l'Alliance Laurentienne, une organisation crée en 1957 dont l'objectif était de faire du Québec un pays souverain.
10L'action menée par Raymond Barbeau reprenait, après un hiatus de quelque vingt ans, celle d'un quelques uns de ses aînés, dont Paul Bouchard, âme dirigeante d'un journal appelé La Nation qui avait paru entre 1935 et 1939.
11Alors que l'action de Paul Bouchard et de ses amis de La Nation avait cessé avec le début de la Deuxième Guerre mondiale, et alors que des actions similaires, cinquante années plus tôt, avaient été éphémères, l'action engagée par Raymond Barbeau et ses camarades a finalement mobilisé de très nombreuses personnes et elle peut paraître aujourd'hui marquer l'origine du mouvement souverainiste contemporain au Québec.
12Les arguments utilisés par Raymond Barbeau pour justifier son projet de faire du Québec un pays souverain étaient de la même eau que ceux de Paul Bouchard et d'autres personnes qui, avant lui ou après lui, ont souhaité «l'indépendance du Québec».
13Ces arguments servent de dénominateur commun aux nombreuses catégories de personnes qui réclament une plus grande autonomie pour le Québec, une autonomie qui pourrait prendre, selon l'humeur des uns ou des autres, la forme d'un statut particulier pour le Québec au sein du Canada ou la forme d'une souveraineté internationale reconnue au Québec ou encore une autre forme, moins ambitieuse que la souveraineté internationale.
14S'ils utilisent les mêmes arguments pour appuyer leurs revendications en faveur d'une autonomie plus grande, qui peut être aussi grande que la souveraineté internationale, ceux que l'on appelle aujourd'hui les «nationalistes» québécois se distinguent les uns des autres sous de multiples points de vue. Certains voudraient faire du Québec un pays socialiste, leur idée d'un pays socialiste étant généralement inspirée de modèles théoriques, les uns et les autres se distinguant selon les idéaux qu'ils vénèrent; quelques uns voudraient faire du Québec la «Suisse de l'Amérique», leur idée de la Suisse étant celle d'un paradis fiscal caractérisé par son l'apparente neutralité de son gouvernement et par l'apparente prospérité et l'apparente discipline de sa population. Entre ces deux options contrastées, on peut trouver toute la gamme des options politiques présentes dans les pays dits démocratiques, des options sociales-démocrates, des options libérales, et ainsi de suite. Bref, parmi les «nationalistes» du Québec, qui ont les mêmes arguments pour justifier toutes sortes de revendications, on trouve une très grande variété de «positions politiques» et ce serait caricaturer le mouvement souverainiste que le présenter à l'image d'une seule des nombreuses catégories de personnes qui le composent.
15Les arguments des «nationalistes» québécois, peu importe la forme de l'autonomie qu'ils réclament pour le Québec, peuvent être catalogués en trois principales catégories.
16Première catégorie : les autorités politiques du Québec n'ont pas les moyens législatifs qui permettraient au Québec d'être plus prospère qu'il ne l'est et les autorités fédérales du Canada, qui ont ces moyens, s'en servent aux dépens du Québec et au profit d'autres régions du Canada.
17Deuxième catégorie d'arguments : tant que le Québec reste une province canadienne comme les autres, les francophones du Québec ont intérêt à apprendre l'anglais et ils sont tentés d'abandonner l'usage de la langue française, comme le font les francophones du reste du Canada; de plus, tant que le Québec reste une province canadienne, ils sont en outre en butte aux attitudes négatives des personnes dont la langue d'usage n'est pas le français; enfin, tant que le Québec reste une province, ils voient arriver, autour d'eux, dans le milieu de leurs ancêtres leur ont légué, des nouveaux venus déterminés à leur imposer la langue anglaise, perçue comme la langue qui mène à la prospérité.
18Troisième catégorie d'arguments : formant une proportion de plus en plus petite de la population du Canada, les francophones n'ont aucun moyen démocratique de faire valoir leurs intérêts dès lors que ceux-ci entrent en conflit avec ceux des autres Canadiens et tant que les décisions relatives à ces intérêts relèvent du Parlement fédéral du Canada.
19Chacun des points précédents pourrait faire l'objet d'un long développement. Les livres qui proposent la souveraineté du Québec illustrent abondamment chacun de ces points et, pour ma part, j'ai jadis pris la peine de recenser les principaux arguments des souverainistes, et ceux de leurs adversaires, dans un ouvrage intitulé What does Quebec want ? .
20Ces arguments, présentés en 1978 aux lecteurs de langue anglaise dans What does Quebec want ?, n'étaient pas seulement ceux des militants des premiers partis indépendantistes mais aussi ceux que le premier chef du Parti québécois, René Levesque, avait évoqués dans le manifeste qu'il avait publié en 1968, Option Québec.
21Ce sont d'ailleurs les mêmes arguments qu'ont développés, par la suite, les dizaines de personnes qui ont écrit des livres pour expliquer et justifier le projet de faire du Québec un pays souverain. L'un de ces livres, L'Option, rédigé par deux parlementaires membres du Parti québécois, Jean-Pierre Charbonneau et Gilbert Paquette, peu avant le référendum de 1980, a même compté 620 pages.
Les grandes étapes de la «montée» de la revendication souverainiste québécoise
22Le 15 novembre 1976 est la première grande date dans l'histoire du mouvement souverainiste québécois, après le congrès de fondation du Parti québécois (terminé le 21 avril 1968). Le 15 novembre 1976, au terme des élections législatives provinciales au Québec, le Parti québécois a obtenu 71 des 110 sièges de l'Assemblée nationale du Québec, avec 41 pour cent des suffrages exprimés. Au cours des années précédentes, entre 1968 et 1976, plusieurs événements avaient contribué à mobiliser les appuis en faveur du Parti québécois. On cite généralement, à cet égard, la «crise de Saint-Léonard» de 1969 relative à la langue de l'enseignement public, la «crise du front commun» de 1972, qui avait mené à l'emprisonnement des chefs des trois principales centrales syndicales du Québec et, en 1974, les affrontements suscités par la politique «linguistique» du gouvernement provincial de l'époque. De 23 pour cent des voix aux élections législatives provinciales québécoises d'avril 1970, l'appui aux candidats du Parti québécois avait grimpé à 30 pour cent lors du scrutin de 1973 puis à 41 pour cent en 1976.
23Une deuxième grande étape dans l'histoire du mouvement souverainiste a été l'adoption, entre 1977 et 1979, des lois que les dirigeants du Parti québécois avaient promises lors de la campagne électorale de 1976. C'est ainsi que le français est devenu la langue officielle de la province du Québec, en vertu d'une Charte de la langue française (communément appelée «loi 101», référence au numéro du projet de loi de 1977 dont elle est issue). De même, le nouveau gouvernement a haussé le salaire minimum et les prestations d'aide sociale, accru la progressivité de l'impôt, «humanisé» le droit du travail et adopté diverses autres mesures d'inspiration sociale-démocrate. Le gouvernement a, enfin, entrepris de «renforcer» la démocratie, notamment en interdisant aux entreprises et autres organisations d'accorder des «dons» aux partis et de participer aux débats lors des campagnes électorales. Une loi a même imposé la publication des noms et adresses des électeurs ou électrices qui font des dons substantiels aux partis (le don maximum autorisé étant fixé à 3 000 dollars). La démocratisation a aussi mené à l'adoption d'une loi relative aux référendums, qui a été utilisée une première fois en 1980.
24Ce référendum, tenu le 20 mai 1980, marque, lui aussi, une étape importante dans l'histoire du mouvement souverainiste québécois, même si 59 pour cent des votes ont contrecarré le projet du Parti québécois. Par le truchement de ce référendum, tenu au Québec seulement, le gouvernement du Parti québécois voulait savoir si la majorité, dans l'électorat, approuvait son projet de «négocier» une nouvelle entente avec le reste du Canada, entente fondée sur le principe de l'égalité des peuples, en vertu de laquelle le Québec aurait obtenu le pouvoir exclusif de faire ses lois (autrement dit, la souveraineté) tout en conservant son association économique et monétaire avec le reste du Canada.
25Une autre étape marquante dans l'histoire du mouvement souverainiste s'est produite en novembre 1981, alors que les premiers ministres des provinces autres que le Québec et le premier ministre du Canada (Pierre Elliott Trudeau, à l'époque) se sont mis d'accord pour ajouter, à la Constitution du Canada, un texte, entré en vigueur en 1982, qui permet (et a permis) de restreindre l'autorité des institutions législatives des provinces de la fédération canadienne et qui a rendu plus complexe, sur le plan juridique, une éventuelle émancipation politique du Québec.
26Une cinquième étape dans l'histoire du mouvement souverainiste québécois contemporain est constituée par la série de difficultés qui ont marqué la vie du Parti québécois entre 1982 et 1990. La conjoncture économique a mené le gouvernement du premier ministre René Lévesque à imposer des décisions impopulaires en 1982 et 1983, puis, fatigué, René Lévesque a été remplacé, à la direction du parti et à la tête du gouvernement, par un jeune ministre, Pierre-Marc Johnson, qui, peu après, a échoué dans sa tentative de maintenir son parti au pouvoir (lors des élections législatives provinciales du 2 décembre 1985).
27Après quelques années de difficultés, le mouvement souverainiste a renoué avec le succès et les événements des années 1990-1994 constituent une autre étape dans son histoire. Parmi ces événements, le premier a été l'échec, en 1990, d'un projet de modification de la Constitution du Canada (l'Accord du lac Meech), qui aurait accordé au Québec un statut de «société distincte». L'échec, en 1990, du projet élaboré au lac Meech en 1987, a entraîné la création d'un parti fédéral «souverainiste» pour «mieux représenter le Québec» à Ottawa, le «Bloc québécois», dirigé par Lucien Bouchard, un ancien ministre du gouvernement fédéral. Ce nouveau parti, allié au Parti québécois, a mené la lutte contre un nouveau projet de modification constitutionnelle (l'Entente de Charlottetown) soumis à l'électorat lors d'un référendum tenu le 26 octobre 1992. Lors de ce référendum de 1992, 56,6 % des votants du Québec se sont rangés du côté du Bloc québécois et du Parti québécois. L'année suivante, le 25 octobre 1993, à l'issue des élections fédérales, le Bloc québécois est devenu le deuxième plus important parti de la Chambre des communes du Canada, avec 55 sièges sur 295. Ensuite, en septembre 1994, à l'issue des élections législatives provinciales au Québec, le Parti québécois a obtenu 77 des 125 sièges de l'Assemblée nationale (avec 44,7 % des suffrages exprimés). Jacques Parizeau, chef du Parti québécois depuis 1988, est devenu premier ministre du Québec et il a aussitôt entrepris d'obtenir, grâce à un nouveau référendum, un mandat autorisant l'Assemblée nationale du Québec à proclamer la souveraineté du Québec, après avoir proposé au reste du Canada un partenariat économique.
28Ce référendum, dernier épisode important de l'histoire du mouvement souverainiste québécois, tenu le 30 octobre 1995, a profondément déçu le premier ministre Jacques Parizeau, qui a décidé de prendre sa retraitre de la vie politique; 2 308 360 bulletins avaient favorisé les «souverainistes», 2 362 648 avaient favorisé leurs adversaires. Peu après, en janvier 1996, Lucien Bouchard, qui était auparavant chef du Bloc québécois, est devenu chef du Parti québécois et premier ministre du Québec.
29Le premier ministre Lucien Bouchard prépare ce qui pourrait être l'ultime étape dans l'histoire du mouvement souverainiste québécois, un nouveau référendum, à tenir, si possible, avant la fin de l'an 2000.
Conclusion
30L'avenir étant imprévisible et les prédictions, téméraires, il serait hasardeux de spéculer, aujourd'hui, au sujet du référendum que les chefs souverainistes se proposent de tenir vers l'an 2000. Nous pouvons néanmoins observer la place que tiennent aujourd'hui les facteurs qui ont été associés jusqu'ici à la croissance de l'appui accordé aux forces souverainistes québécoises. Ces facteurs, de deux ordres, peuvent possiblement expliquer cette croissance.
31Alors que le deuxième concerne la démographie, le premier ordre de facteurs relève des perceptions que les gens peuvent avoir de leur situation. À propos des facteurs du premier ordre, il est d'usage de citer les chefs souverainistes. En effet, dans leurs discours et dans leurs textes, les chefs souverainistes laissent voir l'amertume que suscite chez eux la comparaison entre la situation des francophones québécois et celle des autres Canadiens, tant du point de vue des indicateurs économiques que du point de vue des indicateurs socio-culturels. Ainsi, dans ses écrits, René Lévesque, le premier chef du Parti québécois, parle souvent de la conquête de la Nouvelle-France par les armées britanniques en 1759 et 1760. Dans Option Québec (page 162 de l'édition de 1997), il dit : «Nous fûmes des vaincus qui s'acharnaient à survivre petitement sur un continent devenu anglo-saxon». Plus loin, il écrit (page 167) : «Nous sommes, économiquement, des colonisés dont les trois repas par jour dépendent trop souvent de l'initiative et du bon vouloir de patrons étrangers. Avouons aussi que nous sommes loin d'être les plus avancés dans le domaine social, celui où s'évalue le mieux la qualité d'une communauté humaine. » Qu'il parle du «retard» du Québec ou du Canada français ou encore des francophones, qu'il parle du «colonialisme» pratiqué par la majorité canadienne à l'égard de la minorité formée par les Canadiens de langue française, qu'il parle de rapports de domination aux dépens des francophones, le discours souverainiste insiste habituellement sur la situation détestable qui est celle des Québécois de langue française.
32Cette perception n'est pas partagée par la totalité des Québécois de langue française, mais, selon des sondages que j'ai cités dans What does Quebec want ?, un livre publié il y a plus de vingt ans, elle l'a déjà été par la majorité d'entre eux, et cette perception fait partie des explications que l'on peut proposer pour rendre compte de la croissance de l'appui accordé au projet des souverainistes québécois peu après la fondation du Parti québécois en 1968.
33Parmi les personnes qui estiment que les Québécois francophones n'ont pas la part de la richesse canadienne qui correspondrait à leur proportion de la population du Canada, la plupart expliquent les écarts observés par la politique menée par les premiers ministres du Canada et par les gouvernements qu'ils ont présidés. Pour ces personnes, le problème découle de l'organisation du pouvoir politique et de l'exercice du pouvoir politique.
34Pour ces personnes, finalement, pour résoudre le problème, il suffirait d'attribuer aux autorités du Québec la totalité des pouvoirs législatifs, administratifs et judiciaires jusqu'ici exercés par les autorités fédérales du Canada.
35En plus de faciliter l'accès des francophones du Québec à une situation analogue à celle de leurs voisins d'Amérique du Nord, cette solution, selon les souverainistes, libérerait les Canadiens de langue anglaise du «problème» qu'ils voient eux-mêmes dans leurs relations avec la minorité de langue française. C'est ce qu'affirme René Lévesque dans Option Québec (page 187) : «L'autre majorité canadienne y trouvera son compte elle aussi [dans la souveraineté du Québec], puisqu'elle sera du même coup délivrée des contraintes que notre présence lui impose, libre de son côté de réaménager à son gré les institutions politiques et administratives du Canada anglais, libre de se prouver à elle même si elle tient vraiment à maintenir et à développer sur ce continent une société anglophone distincte des États-Unis».
36Les perceptions que les gens ont de leur situation ne sont pas celles que certains spécialistes des sciences sociales peuvent en avoir, notamment dans une perspective de démographie. La démographie canadienne révèle que les descendants des immigrants français en Amérique du Nord ont enregistré, jusqu'aux années «soixante», un taux très élevé de croissance dite «naturelle» et qu'ils ont su protéger leur langue grâce à une forte endogamie et à une sédentarisation qui a consolidé leur implantation sur le territoire dont ils héritaient. Cette démographie apprend aussi que les périodes de plus forte croissance ont toutes été suivies de fortes revendications à caractère «nationaliste». Cette démographie montre enfin que, depuis une quarantaine d'années, la minorité de langue française au Canada constitue une proportion rapidement décroissante de la population canadienne, tout en maintenant sa position relative au Québec.
37Par ailleurs, aujourd'hui, on peut montrer que les Québécois francophones qui sont en emploi ne sont pas rétribués différemment des autres personnes en emploi, catégorie d'emploi par catégorie d'emploi, alors qu'ils sont, collectivement, désavantagés par leur implantation sur le territoire, par leur démographie et par diverses autres particularités de la population statistique qu'ils constituent.
38Les facteurs démographiques ont eu une grande importance dans l'histoire des revendications souverainistes québécoises, mais ce sont les perceptions des gens qui, en dernière analyse, influencent directement les comportements. Pour les souverainistes à qui on les décrit, les diverses particularités de la population formée par les Québécois de langue française apparaissent comme l'héritage d'un passé caractérisé par la ségrégation et la discrimination. Inversement, les adversaires des souverainistes ne peuvent, aujourd'hui, rendre les autorités fédérales responsables de la discrimination et de la ségrégation qui peuvent encore subsister.
39Les autorités fédérales du Canada ont en effet adopté, depuis une trentaine d'années, une politique de soutien en faveur de la langue française et en faveur des Canadiens de langue française.
40Cette politique, selon les souverainistes, n'est pas suffisante et elle est partiellement contredite, à leur avis, par d'autres politiques qui avantagent les entreprises privées de grande taille qui sont presque toutes des entreprises contrôlées par des étrangers ou par des Canadiens de langue anglaise.
41Or, les adversaires des souverainistes font remarquer que le gouvernement provincial du Québec, formé par les dirigeants du Parti québécois, n'a pas, aujourd'hui, une politique qui donnerait la préférence à des entreprises québécoises dirigées par des francophones. Devant cet argument de leurs adversaires, les souverainistes pourraient retorquer que la politique actuelle du gouvernement provincial du Québec est indirectement dictée par les autorités fédérales du Canada, mais ils ne peuvent guère s'engager à appliquer une autre politique, advenant l'accès du Québec à la souveraineté, leur stratégie étant, justement, de proposer à la fois la souveraineté et le maintien de l'espace économique canadien actuel. Il s'ensuit que le débat entre les souverainistes et leurs adversaires peut se perdre dans les contradictions dès qu'il porte sur la politique économique.
42Il ne reste plus, alors, que le sentiment d'appartenance, la perception d'une identité partagée, la perception de l'altérité. Le choix qui confronte les Québécois, en bout de ligne, c'est le choix d'une nationalité. Les Québécois qui s'identifient à la communauté contenue dans les frontières du Québec ont tendance à soutenir le projet de faire du Québec un pays souverain, alors que les autres, qui s'identifient à une communauté dont les frontières débordent celles du Québec s'opposent à ce projet. Finalement, ce sont deux «nationalismes» qui s'affrontent.
43Aujourd'hui, parmi les personnes qui militent en faveur du projet de faire du Québec un pays souverain, rares sont celles qui envisagent d'autres recours que ceux qu'autorisent les lois et pratiques que les parlementaires des pays dits démocratiques considèrent comme démocratiques. En face des souverainistes, la plupart des membres des institutions parlementaires d'Ottawa préconisent aussi le respect des principes de la démocratie représentative et tiennent à l'application de la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit le droit d'expression. C'est ainsi que l'affrontement entre le nationalisme québécois et le nationalisme canadien se poursuit selon un mode que l'on peut qualifier de «démocratique».
44Il serait, certes, facile de citer des personnes qui, dans un camp ou dans l'autre, ont pu tenter de justifier ou de préconiser le recours à la violence pour imposer leurs vues, mais il semble bien que ces personnes ne sont pas représentatives de la majorité. Les propos des autorités laissent même espérer que la «question» du Québec sera éventuellement réglée, dans un sens ou dans un autre, sans recours à la violence.
45Pour le moment, la majorité au Québec, incluant à la fois les francophones et les personnes qui ne sont pas francophones, n'a pas encore appuyé, lors d'un référendum, le projet de faire du Québec un pays souverain, de sorte qu'aucun référendum canadien n'a encore été tenu pour contrecarrer la majorité exprimée lors d'un référendum québécois. En définitive, si la définition de la démocratie que l'on retient donne la priorité à une majorité plutôt qu'à l'autre, l'affrontement entre deux nationalismes, au Canada, pourrait se transformer en un affrontement entre deux définitions de la démocratie.
46Si l'on croit que la démocratie permet de régler les différends sans recours à la violence, on devrait chercher les compromis qui caractérisent depuis longtemps les pratiques démocratiques. Puisque les dirigeants des grands partis, au Québec comme ailleurs au Canada, ont soutenu jusqu'ici les principes de la démocratie, comme en témoigne l'histoire du mouvement souverainiste québécois, il est permis d'espérer que la question du Québec pourra être résolue pacifiquement, autrement dit, d'une façon différente de celle que l'humanité a généralement connue jusqu'à maintenant.
Bibliographie
47Barbeau, (R.), J'ai choisi l'indépendance, Montréal, Éditions de l'Homme, 1961.
48Barbeau, (R.), Le Québec est-il une colonie ?, Montréal, Éditions de l'Homme, 1962.
49Bernard, (A.), What does Quebec want ?, Toronto, James Lorimer and Company, Publishers, 1978.
50Charbonneau, (J.-P.) et Paquette (G.), L'Option, Montréal, Éditions de l'Homme, 1978.
51Levesque, (R.), Option Québec (précédé d'un essai de Bernard, (A.), Option Québec, 1968-1997), Montréal, Éditions Typo, 1997 (édition originale, Montréal, Éditions de l'Homme, 1968).
Annexe: Résultats des élections provinciales récentes au Québec
Pour citer cet article
A propos de : André Bernard
Professeur au Département de science politique, Université du Québec à Montréal