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Identités et politique : quinze ans dans un miroir
Table des matières
1En parcourant, dans cet article, quelques enseignements-clés d’un programme de recherche initié par René Doutrelepont il y a 18 ans, nous nous proposons de montrer que l’intuition derrière le thème «identités», inscrite dans son contexte politico-institutionnel, s’est montrée féconde, en reflétant indirectement des lames de fond de l’opinion modelées par les grands événements de la scène politique de ces vingt dernières années. Nous allons essayer d’illustrer les éclairages nouveaux apportés par ces recherches, pas toujours adoptés, d’ailleurs, par les «faiseurs d’opinion» parce que non fonctionnels à leur agenda. Il apparaîtra au passage comment, aussi, identités et positionnement politique, dans le public, sont dans un rapport dialectique plutôt qu’univoque.
2Ces années de recherches ont donné lieu à de nombreuses publications, synthétiques ou thématiques, qui ont souvent touché, par le biais des identités, d’autres domaines de la sociologie ou des sciences politiques, et c’est en reprenant des aspects traités à différents endroits au fil des années que nous allons tenter de consolider trois grands thèmes. Nous les avons choisis parce que, à nos yeux, parmi les plus en prise avec des enjeux politiques quant au périmètre de nos institutions, tendues depuis les années quatre-vingt entre régionalisme, fédéralisme, et supranationalisme. Les identités wallonne, belge et européenne, socle de cette tradition de recherche, s’y prêtent évidemment, et mesurer les invariants ou, au contraire, les évolutions sur des vagues d’enquête étalées sur plus de quinze années permet de mettre en évidence l’intuition qui, en partant d’objets d’étude à première vue anecdotiques, a permis de contribuer à éclairer une époque.
3Les fondements théoriques, empruntés aux psychologues sociaux Tajfel et Turner1, ont été rappelés dans l’introduction. Ils nous permettent d’envisager les identités indépendamment, parallèlement et non nécessairement en concurrence, et c’est un point sur lequel nous allons pouvoir interroger la pratique politico-médiatique en temps de tensions communautaires. Nous allons donc voir comment les identités s’organisent «spontanément» dans la plus grande partie de la population, qui se conforme ou non aux agendas politiques. Le recul et la répétition d’enquêtes permettent aussi de mettre en perspective ces résultats et de s’offrir une lecture, à travers eux, de l’impact de grands processus politiques, ce sera notre deuxième point dans cet article. Le troisième point viendra incidemment, en relevant au passage le lien entre identification à une région, un pays, d’une part, et positionnement politique au sens strict d’autre part : nous verrons comment les partis continuent à façonner, ou à représenter les sensibilités différentes au sein de leur électorat.
Identités : parallélisme ou substitution ?
4Nous nous permettons d’intituler ce paragraphe en reprenant le titre d’un chapitre écrit par l’équipe du CLEO dans un ouvrage collectif publié par l’Université de Caen en 19922. Souvenons-nous du contexte du démarrage des recherches sur l’identité, à la fin des années quatre-vingt : la réforme de l’État belge, amorcée depuis des décennies, s’apprête à se concrétiser, en 1989, par le transfert de nombreuses compétences politiques aux entités fédérées, Régions et Communautés. Sous la pression d’un courant régionaliste – dont le versant flamand reste particulièrement virulent plus de quinze ans plus tard, mais à l’époque l’aspiration à plus d’autonomie au sud du pays n’est pas en reste –, cette concrétisation de la réforme de l’État donne enfin des contenus concrets et substantiels à la politique régionale, suscitant l’espoir d’un nouvel élan. Par contre, le dilemme de la priorité aux Régions ou aux Communautés était alors beaucoup plus débattu et incertain qu’aujourd’hui. L’étude des identifications de la population aux différentes entités est alors un sujet d’actualité, en parallèle avec les préférences de la population quant aux matières à régionaliser ou à communautariser. Même si, aujourd’hui, la question des solidarités Wallonie-Bruxelles reste un thème d’actualité récurrent, on peut dire que ces institutions font désormais partie du paysage.
5En cette fin des années quatre-vingt, il était très fréquent de lire dans la presse des résultats de sondages mesurant les préférences de la population pour une auto-définition en tant que belge versus wallon (ou flamand, ou bruxellois lorsque l’enquête couvre l’ensemble du pays). Ce type d’enquête a souvent mis en évidence une plus grande prégnance de l’identification régionale en Flandre, et un relativement plus grand sentiment d’appartenance belge chez les Francophones.
6Les choses n’ont guère changé quinze ans plus tard. En octobre 2004 encore, Le Soir et la RTBF commandaient à Dedicated Research un sondage, à l’occasion de «l’affaire Bruxelles-Hal-Vilvorde», dont l’article de présentation commençait par «Existe-t-il un sentiment identitaire wallon, bruxellois ou flamand ?»3. La question des identités remonte donc toujours à la surface à l’occasion des tensions communautaires, ce qui serait en soi banal, si l’on ne retrouvait, comme vingt ans plus tôt, la question présentée en termes de préférence entre les identifications : «En termes de sentiments identitaires, on notera que Bruxellois (41 %) et Wallons (49 %) se sentent avant tout belges et européens avant de se référer à leur identité régionale. Ce qui n'est pas une surprise. À l'inverse, les Flamands se sentent d'abord flamands (47 %) et ensuite belges (38 %)»4. Plus précisément, la question de l’enquête est énoncée sous la forme : «Aujourd’hui, vous vous sentez principalement : belge ; wallon ; etc.». Loin de nous l’intention de contester à la presse ou au monde politique le droit de poser les questions dans les termes qui leur paraissent les plus significatifs, mais cet exemple relativement récent nous permet d’illustrer un acquis des années de recherches du CLEO sur le thème des identités.
7En s’inspirant de la théorie de l’identité sociale, qui énonce la multiplicité des identités disponibles pour chaque individu, une chose étant cette disponibilité, une autre leur activation dans des circonstances qui s’y prêtent, il allait de soi que nous poserions, à l’inverse de l’usage, les questions d’identification indépendamment l’une de l’autre, en mesurant successivement la disponibilité, l’importance et la valorisation de l’appartenance belge, wallonne et européenne5. Cette option permet donc de voir dans quelle mesure les sentiments d’appartenance s’inscrivent plutôt dans une dynamique concurrentielle (plus on se sent wallon, moins on se sent belge, et vice versa) ou complémentaire (les sentiments d’appartenance tendent à être parallèles, qu’ils soient forts ou faibles).
8Nos résultats sont de ce point de vue massifs et constants : même dans les moments de tensions communautaires maximales, la grande majorité des citoyens se situent sur un continuum allant depuis l’identification maximale et simultanée à tous les niveaux proposés à une indifférence patente pour toutes ces identifications à la fois.
9Le calcul de corrélation entre la fréquence du sentiment wallon6 et celle du sentiment belge est déjà sans appel, à défaut d’être facile à appréhender : la corrélation est indiscutablement significative, de signe positif – ce qui permet de conclure à la complémentarité –, et de valeur relativement élevée – ce qui permet de dire que l’effet de complémentarité est plutôt important.
10On peut se représenter plus intuitivement, mais plus clairement ce que signifie cette corrélation, en relevant que ceux qui opposent les deux identifications, c'est-à-dire, qui choisissent simultanément une valeur faible (jamais ou rarement) pour une des deux entités et forte (très souvent ou tout le temps) pour l’autre, dans un sens ou dans l’autre, représentent seulement 14,3 % de la population wallonne. On pourrait dire, indépendamment du droit d’un commentateur ou d’un chercheur à forcer le choix des répondants7, que moins d’un Wallon sur six pense spontanément dans les termes que posent la plupart des enquêtes – et des éditoriaux – sur le sujet. La théorie de l’identité sociale fournit, si l’on veut, un cadre d’explication évident à cette observation. Son point de départ, la catégorisation, implique que l’on utilise, selon les circonstances, les catégories perçues comme pertinentes8. En l’occurrence, on sera, le cas échéant, liégeois à Charleroi, wallon à Bruxelles, belge à Paris et européen à Tokyo : on ne se revendiquera probablement pas, devant un Chinois de Chine, du Wallon de Seraing plutôt que celui de Chênée… Ce que nous apprend ce résultat empirique n’est donc pas que l’identité wallonne ou belge ne serait pas pertinente, mais que dans le contexte d’une enquête, fût-elle centrée sur les identités et les choix politico-institutionnels, la grande majorité des gens ne se positionne pas dans la logique d’opposition des identités, mais plutôt dans celle de leur imbrication.
11Il n’empêche, les 15 % qui s’inscrivent dans cette logique méritent d’être identifiés. On peut, dans leur cas, parler de personnes qui refusent, dévalorisent ou estiment non avenue – bref «non disponible» – une des deux identités proposées. Curieusement, ils ne présentent que peu de caractéristiques saillantes par rapport à l’ensemble de la population. Ainsi, l’âge ou l’aisance financière ne présentent pas de lien significatif. Le positionnement sur l’échelle gauche-droite n’est pas davantage pertinent, ni la proximité déclarée avec l’un ou l’autre parti politique. Seul le niveau de diplôme donne des résultats significatifs, mais peu spectaculaires : les peu diplômés (niveau primaire) ne sont que 10 % à opposer les identités, proportion qui monte à 17 % chez ceux qui ont un diplôme du supérieur. On remarquera par contre que, parmi les 85 % «restants», une écrasante majorité se situe du côté des «identités fortes», sur l’extrémité supérieure des échelles de réponse, plutôt que sur l’extrémité basse.
12On pourrait nous reprocher, dans cette analyse, d’avoir fixé un critère trop restrictif pour isoler ceux qui établissent une hiérarchie entre les niveaux d’identification. Si nous assumons ce choix pour la mise en évidence de ce qui nous paraît le plus significatif dans l’acquis de nos années de recherches, nous nous devons de mentionner les résultats d’une analyse moins exigeante : celle qui se contente de relever le «rang spontané» des identités belge et wallonne, c'est-à-dire de repérer ceux qui, tout simplement déclarent une fréquence de sentiment d’appartenance plus haute pour l’une que pour l’autre9. On relèvera que 50 % exactement des répondants attribuent au sentiment wallon exactement la même fréquence qu’au sentiment belge. Si ce résultat est moins spectaculaire que le précédent, nous ne le considérons pas moins significatif, puisque les identités sont activées selon les circonstances : pour la moitié des répondants, les occasions de se sentir wallon sont ni plus ni moins fréquentes que celles de se sentir belge.
«Belgicains» versus «Wallingants» : positionnements minoritaires
13Le lecteur ne nous en voudra pas d’utiliser ici des étiquettes un peu provocatrices, sans aucune intention de railler ou dévaloriser de quelque façon que ce soit telle ou telle opinion, tel ou tel positionnement personnel : notre intention n’est nullement ironique, tout au plus un clin d’œil derrière la recherche d’expressions immédiatement compréhensibles. Une fois établi l’effet le plus massif, la complémentarité, on peut se pencher sur les distinctions statistiquement secondaires, fussent-elles politiquement plus chargées de sens.
14Parmi ceux qui opposent les identités, ceux qui choisissent «belge» au détriment de «wallon» sont de loin les plus nombreux, dans un rapport du un à quatre environ. Le critère moins sévère de la comparaison des fréquences, exposé plus haut, donne un résultat qui, évidemment, va dans le même sens, mais dans de moindres proportions, de un à deux, comme le montre le tableau suivant.
15L’interprétation de ces chiffres pourrait se faire comme suit : 12 % environ des Wallons «récusent» leur identité wallonne, pour 3 % qui récusent leur identité belge. Par contre, le second tableau pourrait signifier qu’indépendamment de ces positions radicales, les occasions de se sentir belge sont plus nombreuses que celles de se sentir wallon pour deux fois plus de personnes que l’inverse, du moins dans le contexte politique, institutionnel et médiatique actuel. Nous reviendrons plus loin sur les hypothèses de déterminants liés au contexte général.
16Ces proportions générales établies, nous pouvons à nouveau nous intéresser aux caractéristiques des sous-groupes. En termes sociodémographiques, c’est à nouveau le diplôme qui joue le seul rôle significatif : on remarque que, si comme on l’a relevé plus haut, ce sont les plus diplômés qui opposent le plus les identités, c’est presque entièrement en faveur de l’identité belge.
17Nous garderons cet effet de niveau de diplôme à l’esprit pour interpréter les résultats suivants, car ils peuvent en partie être un reflet indirect de différences de niveau scolaire. On remarquera avec intérêt que la préférence belge est plus marquée chez ceux qui ont passé la plus grande partie de leur parcours scolaire dans l’enseignement libre catholique : 14,1 %, contre 9,5 % pour ceux qui ont fréquenté l’officiel. Ce résultat pourrait, à première vue, renvoyer aux piliers qui structurent – ou structuraient – la société belge, le pilier chrétien étant généralement plus associé aux opinions monarchistes, et dès lors plus unitaristes, mais on trouve un démenti immédiat de cette interprétation en prenant en compte la mutuelle : les moins «belgicains» sont les affiliés des mutuelles socialistes (9 %), alors qu’à l’opposé, ce sont les affiliés de la mutuelle libérale qui le sont le plus (17,2 %). Les mutuellistes chrétiens sont dans la moyenne. On peut évidemment relativiser le marquage idéologique associé à la mutuelle et considérer qu’il s’agit d’un indicateur peu significatif, mais c’est probablement davantage le niveau social et scolaire qui fait ici la différence.
18Le positionnement politique est un paramètre au moins aussi intéressant à prendre en compte, et ici aussi, on peut soupçonner une interaction avec les niveaux de scolarisation moyens. Nous disposons de deux indicateurs, l’auto-positionnement sur un axe gauche-droite, et la proximité déclarée avec un parti10. Dans les deux cas, nombreuses sont les non-réponses, mais la taille de l’échantillon permet de traiter sans difficulté des questions même en présence de moins de 50 % de réponses valables : seuls 70 % des répondants se situent en termes de gauche-droite, et 35 % se déclarent proches d’un parti. Mais même dans ce dernier cas, nous pouvons encore compter sur 900 réponses.
19Si la logique des piliers idéologiques laissait prévoir plus de «Belgicains» au CDH, les résultats des sympathisants Ecolo doivent sans doute s’expliquer par le cumul d’un effet idéologique et d’un effet de diplôme, alors que l’on voit que les «Wallingants» sont virtuellement absents des supporters du CDH. Au total, le profil des libéraux se trouve plus proche de celui des socialistes, ce qui alimente aussi l’interprétation en termes confessionnels/non confessionnels.
20Ces effets se traduisent toujours par une plus grande prégnance du sentiment wallon, et moindre du sentiment belge, dans l’électorat socialiste – comme c’était déjà évident en 1990, mais l’effet semblait plus fort à cette époque11. De même, là où le PSC était un peu plus belge – mais avec une bipolarisation sur les valeurs extrêmes – on retrouve aujourd’hui un CDH dont les sympathisants ont le plus haut score pour l’appartenance belge (dans l’absolu, indépendamment des effets de complémentarité ou de concurrence). Par contre, en 1990, le PRL présentait l’électorat le plus belge (dans l’absolu), tandis qu’aujourd’hui le MR est sur la même position que le PS à cet égard, tout en restant moins marqué wallon...
21Il est passablement curieux d’observer que, si les interprétations idéologiques ou de préférences partisanes n’étaient pas immédiates ni univoques, le positionnement gauche-droite est, lui, parfaitement lisible. On peut dire sans caricaturer aucunement qu’il y a un lien linéaire : plus on est à gauche et plus on sera «wallingant» ; plus on se situe à droite, et plus on sera «belgicain». Il n’empêche que, même chez ceux qui se situent le plus à gauche, la proportion reste favorable à l’identification belge. À l’opposé, les plus marqués à droite sont les seuls à compter moins de 80 % de positions complémentaires.
22En définitive, la préférence wallonne, perçue au travers des sentiments d’appartenance, reste extrêmement minoritaire, et il est étonnant que, compte tenu d’une telle structure de l’opinion et des identités, on continue à utiliser aussi souvent cette approche pour prendre la température communautaire, du moins en région wallonne. La population ne «mord» pas à une conception antagoniste des identités régionales versus nationale, et quand elle le fait, c’est plutôt en faveur de l’identité belge. De plus, paradoxe peut-être de la Belgique, plus on se situe à droite moins on est régionaliste du point de vue de l’identification, alors qu’en Flandre on pourrait aisément supposer le contraire. Nous ne disposons malheureusement pas de données équivalentes pour la Flandre qui, si elles allaient dans le sens que nous laissent entrevoir les éditorialistes flamands, fourniraient sans doute un contraste majeur avec celles que nous venons de commenter : prégnance nettement supérieure de l’identité flamande, et marquage à droite de celle-ci.
Identités figées, identités manipulables ?
23À partir de ces résultats on pourrait, à ce stade, faire l’hypothèse que, justement, les sentiments d’appartenance sont un mauvais indicateur, qu’ils sont trop stables alors que le paysage politique bouge et évolue nécessairement, que les questions communautaires se posent bel et bien même si les gens préféreraient une Belgique pacifiée – après tout, tout le monde aspire à la paix. On voit en tous cas qu’à l’époque concernée12, le principe de complémentarité est une donnée de base, dont le caractère massif laisse difficilement entrevoir un possible retournement, et se prête donc mal à toute tentative de manipulation en faveur d’un agenda politique. Évidemment, personne n’a oublié qu’en avril 1968, les étudiants français ne pensaient qu’à leur petite vie individuelle, mais en général les liens structurels entre variables, dans les données d’enquête, sont beaucoup plus robustes que les grandeurs mesurées elles-mêmes. Nous avons déjà évoqué brièvement l’évolution du positionnement en termes d’identités wallonne et belge des électorats des différents partis. Il paraît pourtant peu probable que les plus doués des politiciens ou des journalistes parviennent dans un avenir prévisible à inverser les tendances de fond, mais il n’en est pas moins vrai que les identités fluctuent dans le moyen terme, et que les événements ou le climat politique ont un impact sur elles, comme nous allons le montrer en faisant une lecture longitudinale des sentiments d’appartenance belge, wallon et européen de 1991 à 2004.
24On peut en effet raisonnablement faire l’hypothèse, à partir de la théorie de l’identité sociale, d’un rapport de celle-ci, sur le moyen terme, avec des éléments d’image ou de conjoncture associés aux entités (régionale, nationale, européenne), à la marge si l’on veut, mais de telle sorte que l’on peut essayer de leur faire «raconter» une perception globale de ces niveaux de pouvoir. C’est la deuxième illustration, à nos yeux, de l’acquis des années de recherches menées au CLEO sur le thème des identités.
25Les treize années en question ont vu changer la scène institutionnelle de manière telle que l’on peut légitimement penser que ces changements entrent en ligne de compte dans l’évolution des sentiments d’appartenance. Au pire, c’est en négatif : à certains moments, il peut devenir plus gênant de se présenter comme belge ou comme wallon, comme nous allons le voir. Nous allons nous risquer, dans les pages qui suivent, à proposer une lecture interprétative des événements politiques et médiatiques majeurs en relation avec les fluctuations des sentiments identitaires relevés sur ces périodes. Nous ne pouvons évidemment prétendre tenir là l’explication univoque de ces évolutions, mais nous pensons néanmoins pouvoir ainsi montrer, quand bien même certains éléments invoqués prêteraient à discussion, que les sentiments d’appartenance sont influencés par leur contexte.
Retour sur la fin des années 80
26Les premières enquêtes ont été réalisées à partir de la fin 1988 à cadence semestrielle, jusqu’en 1991. Cette répétition rapprochée des mesures a montré une relative stabilité des identifications dans le court terme : les enquêtes ont confirmé les niveaux absolus et surtout relatifs des sentiments d’appartenance d’une vague à l’autre. Le court terme était pourtant à ce moment très chargé : la phase majeure de réforme de l’État, avec transferts d’importantes compétences et moyens de ce que l’on appelait alors le «national» au profit des Régions et Communautés a été mise en œuvre en 1989. C’est d’ailleurs ce contexte qui a inspiré le démarrage de nos recherches, ne sachant pas à ce moment si elles s’avèreraient stables ou fluctuantes au gré de la conjoncture.
27À ce moment, on peut penser que les Régions – la Wallonie en ce qui nous concerne – étaient porteuses d’un espoir d’une plus grande proximité de la politique, échappant aux marchandages communautaires usants des années écoulées : dossier sidérurgique, infrastructures, systèmes des «compensations»... L’État belge cède alors des prérogatives vers le bas, mais l’intégration européenne est aussi à l’horizon. C’est à la fin de la même période que s’ouvre le débat sur les critères qui rendront célèbre Maastricht, mais c’est aussi le moment des premières accélérations de l’histoire européenne avec la question de la réunification allemande, qui change les équilibres globaux au sein de ce qui alors s’appelle encore la CEE. L’Europe est alors potentiellement un ensemble de taille significative à l’échelle mondiale (vu de Belgique…), mais toujours en construction, quittant à peine le berceau.
État des lieux en 1991
28Ces premières enquêtes montrent donc à l’époque que les Wallons se sentent un peu plus souvent belges que wallons, mais que le sentiment européen est loin derrière, comme on peut le lire dans le tableau ci-dessus. On peut imaginer que l’occasion de se sentir belge se présente, par exemple, lors des compétitions sportives internationales, comme l’illustre l’exemple des Congolais fêtant la victoire des Diables rouges13, et qu’en tous cas la Belgique reste un espace d’identification tout à fait pertinent. Les résultats sont plus serrés pour la mesure de l’intensité (44 % «fort» belge, 42 % «fort» wallon), mais européen reste très en retrait avec seulement 24 % de réponses «fort», bien que l’Europe fût à l’époque, comme nous l’avons rappelé, porteuse de grands projets, sinon garante d’un avenir radieux et pacifique. En effet, en matière de valorisation, on remarque que l’identité européenne suscite autant, sinon plus de fierté que les deux autres : les trois entités présentent des résultats très similaires, avec notamment une quasi-inexistence de personnes qui considéreraient «européen» comme dévalorisant, alors que pour l’intensité, 28 % qualifiaient leur sentiment européen de «faible».
29De ces chiffres, on pourrait conclure que l’identité européenne n’était pas encore très «disponible» à cette époque, même si elle jouissait d’une bonne image : par contraste, plus de 8 % des répondants considéraient «wallon» comme dévalorisant, presque quatre fois plus que pour «européen».
30Mais l’aspect le plus explicite des données récoltées s’observe en prêtant attention à la ventilation par âge des résultats : l’identité wallonne est plébiscitée par les plus âgés : chez les retraités elle dépasse «belge» sur la fréquence. Elle paraît alors comme «plombée» par une image d’un autre temps, peut-être davantage associée à une langue qui disparaît qu’aux potentialités d’une autonomie politique.
31Dans l’ensemble, les identités «institutionnelles», comme on les a alors appelées, semblent se construire avec la socialisation, ou être l’apanage de cohortes plus âgées : on remarque que, dans l’ensemble, toutes les identités progressent avec l’âge. C’est le cas pour «belge», «wallon», ainsi que pour les autres entités testées alors comme «francophone» ou les identités sous-régionales. Une exception apparaît cependant dans le cas de l’identification européenne, la seule où les jeunes sont porteurs. Cette identité, on l’a vu, est clairement en déficit par rapport aux autres sauf précisément chez les moins de 25 ans où elle les dépasse. L’effet vient autant de leur désintérêt marqué pour «belge» et «wallon» que pour l’émergence d’«européen». Cette particularité a laissé croire, à ce moment, à l’amorce d’un changement d’époque. L’Europe ne signifie pas encore grand-chose pour les adultes, même si elle est en construction progressive depuis longtemps, mais c’est un horizon pour les jeunes, un espace plus vaste auquel ne collent peut-être pas (encore) les stigmates du «politique» au sens péjoratif que ce terme peut avoir.
1997 : la désillusion
32Après six enquêtes semestrielles, la stabilité observée et la quantité de données recueillies sur les aspects annexes (opinions sur des thèmes en rapport, …), il ne paraît plus utile de poursuivre la réalisation d’enquêtes aussi fréquentes, et ce n’est qu’en 1997 qu’une nouvelle vague est organisée. Enquête portant sur l’identité et les opinions, cette recherche de 1997 tombe en plein dans l’émotion de l’affaire Dutroux et des remises en question du «système» belge, de ses dysfonctionnements. On aurait pu croire que le sentiment belge soit le principal à subir le contrecoup de ce contexte, mais les autres identités subissent la même chute : si l’on synthétise les réponses du tableau ci-dessus en un indice unique, la fréquence du sentiment belge passe, entre 1991 à 1997 de 2,56 à 2,36 et le sentiment wallon de 2,43 à 2,22. On ne peut y voir un effet direct de responsabilités du pouvoir wallon, la Wallonie n’ayant pas de compétences en matière de justice ou de police, mais ceci éclaire sans doute la robustesse évoquée plus haut des liens structurels de complémentarité des identités14. D’ailleurs, en termes d’image, l’affaire se passe à Charleroi, donc en Wallonie, même si à l’étranger c’est la Belgique qui est identifiée comme «porteuse» du monstre pédophile. La réaction générale s’interprète donc plutôt dans la direction d’un repli individualiste, familial, qu’en termes de substitution des identités de référence. On n’est plus ni belge ni wallon, on se contente de «protéger ses enfants».
33Par ailleurs, à la même époque, la conjoncture économique n’est guère brillante : la Wallonie est autonome sur le terrain de l’emploi, et elle ne se situe donc pas en dehors des débats. Quant à l’Europe, elle nous a offert ses «critères de convergence». La pilule fut amère, les pouvoirs nationaux n’ont pas hésité à se décharger de la responsabilité de mesures impopulaires sur «Bruxelles». En 1997, les millions d’emplois que cette convergence devait nous apporter en échange étaient plutôt en train de disparaître que de se créer. À voir la chute du sentiment européen en 1997, plus forte encore que celle de belge ou wallon, on pourrait même penser que ce désenchantement européen était déjà plus marquant que l’émotion causée par le monstre de Marcinelle. D’autant que si, en 1991, «européen» était plus valorisé que les autres niveaux, dès 1997 il passe nettement en dessous. C’est alors, étonnamment, le sentiment wallon qui, des trois, suscite le plus de fierté. Il y a bien quelque chose de changé depuis 1991, et les enquêtes sur l’identité permettent de saisir ce changement de climat.
2004 : le rebond
34Il se passe à nouveau plus de six ans avant qu’une enquête, cette fois centrée sur le capital social, nous donne l’occasion de répéter les mêmes mesures des sentiments d’appartenance, et à nouveau le tableau a nettement changé.
35On observe un rebond général, sur les trois niveaux, mais de façon non homogène. Passé l’opprobre collectif pour avoir porté en son sein un Dutroux, on redevient volontiers belge : c’est le sentiment qui a le plus progressé, sur l’échelle de fréquence, pour dépasser nettement le niveau de 1991. Les occasions de se sentir belge sont évidemment plus nombreuses ces dernières années : plus que le football, c’est surtout le tennis féminin qui fait sortir les drapeaux noir-jaune-rouge aux fenêtres, et il s’agit sans aucun doute de ces «occasions» particulièrement visibles de se sentir belge, de l’enthousiasme spontané au support médiatique. On a aussi connu le long bras de fer avec l’administration Bush sur la guerre en Irak. Sur ce dossier, comme sur quelques autres, la Belgique s’est souvent montrée au premier plan de la «morale internationale» : opposition ferme à la guerre, compétence universelle pour juger les crimes contre l’humanité, voici au moins deux occasions pour se voir comme un «valeureux petit pays», avec le courage d’opinions en phase avec celles du public. Il semblerait donc qu’ici aussi la mesure des sentiments d’appartenance traduise une humeur populaire qui peut s’expliquer à la lumière des événements politiques nationaux et internationaux.
36Le sentiment wallon aussi a redépassé son niveau de 1991. Si l’on peut penser être, en partie, dans une position moins défavorable par rapport à la Flandre qu’il y a treize ans («on n’est plus demandeurs»), ce n’en est pas moins étonnant compte tenu de la composition sociodémographique du sentiment wallon relevé en 1991, qui aurait plutôt fait prévoir un déclin progressif mais inéluctable de la pertinence de l’identification à la Wallonie. Mais peut-être, après 15 ans de Vlaams Blok, le sentiment wallon s’alimente-t-il aussi de la démarcation d’une Flandre aux reflets brunâtres.
L’«exception» européenne
37La dimension européenne, qui paraissait porteuse d’avenir en 1991, reste ici désespérément à la traîne. L’Europe s’est certes en grande partie opposée à la politique américaine, mais justement, l’opportunité de se définir comme «européen» par opposition aux Américains semble ne pas avoir pris. L’Europe a peut-être surtout, à cette occasion, montré ses divisions et son incapacité à faire pièce efficacement aux plans guerriers de George Bush Jr. Les millions d’emplois promis avec Maastricht et l’avènement de l’euro restent entre-temps virtuels, mais il faut aussi reconnaître que, dans les débats politiques internes, l’Europe a souvent porté le chapeau des «contraintes», en même temps que l’élargissement mettait de plus en plus en évidence les difficultés institutionnelles de prise de décision. L’Europe est sans doute devenue, ou restée, loin du citoyen, et est trop peu lisible pour créer une identification franchement positive, y compris dans la comparaison avec les États-Unis, si l’on quitte le domaine géopolitique pour celui des performances économiques affichées. Depuis lors, les référendums sur le traité constitutionnel n’ont sans doute pas renforcé le sentiment européen, révélant un contexte de panne institutionnelle de la construction européenne. Dans ce contexte, le sentiment européen «souffre» dans toutes les mesures dont nous disposons.
38Être «européen» est moins souvent ressenti que «belge» ou «wallon», en 2004, dans des proportions plus grandes encore qu’en 1991, mais ce déficit est encore plus marqué sur l’intensité de ce sentiment (22 % se sentent «fort» européens contre 54 % pour «belge» et «wallon»). C’est le seul qui régresse par rapport à il y a douze ans. Quant à la valorisation, elle confirme le résultat déjà obtenu en 1997, en plus accentué. Là aussi, «belge» et «wallon» sont nettement remontés, avec cette fois un léger avantage pour l’image de l’appartenance wallonne : depuis 1997, elle a pris l’avantage sur la fierté d’être belge, et cela se confirme en 2004. La fierté d’être européen reste nettement en retrait : 15 % de l’échantillon se dit «très fier» d’être européen, là où ils sont respectivement 42 et 45 % à être «très fiers» d’être belge ou wallon.
Les Wallons ne sont pas morts
39L’analyse par catégories d’âge précise à nouveau le phénomène. Les sentiments «wallon» et surtout «belge» ont fortement progressé chez les jeunes depuis 1991, et sont restés stables ou se sont tassés chez les plus âgés. À l’inverse, le sentiment européen a progressé à peine chez les plus de 65 ans, mais a diminué chez tous les autres. Le résultat final est un graphique où «belge» et «wallon» sont des sentiments qui croissent avec l’âge, comme on le relevait déjà en 1991, contrairement au sentiment européen qui a un profil «plat» sur les catégories d’âge. Il présente de ce fait aujourd’hui un déficit dans toutes les catégories, y compris chez les jeunes, contrairement à ce que l’on observait au début de nos recherches.
40Ce n’est donc pas une stabilité des identifications que nous relevons : vu le temps passé depuis les premières enquêtes, ceux qui étaient dans une classe d’âge donnée en 1991 sont dans celle supérieure aujourd’hui : si les identités étaient avant tout liées à un effet de génération, comme on pouvait le penser en voyant un sentiment wallon ancré chez les plus vieux lors des premières enquêtes, on aurait dû voir s’éteindre cette appartenance régionale avec la génération en déclin, alors que l’identité européenne aurait dû commencer à s’affirmer chez les trentenaires au moins. Si nous comparons l’identité européenne de ces derniers avec leur propre génération en 1991, le recul se confirme, alors que les mêmes se sentent beaucoup plus belges et wallons qu’il y a douze ans.
Conclusion
41Les fluctuations des identifications que nous venons de montrer nous semblent étayer une approche de l’identité comme quelque chose qui se construit dans l’expérience et le rapport à un contexte (local et global) et non comme un donné ontologique. Ceci nous paraît démontrer l’intérêt du travail de recherche effectué jusqu’ici, et sa poursuite à l’avenir. Le creux de 1997 montre comment des éléments de conjoncture affectent l’identité à un moment donné. Mais le caractère conjoncturel se manifeste par le rebond mesuré en 2004. Par contre, l’évolution du sentiment européen, qui se confirme et s’accentue, paraît relever davantage du divorce entre les citoyens et un «machin», pour paraphraser de Gaulle, éloigné d’eux.
42Ni produit d’un terroir plus ou moins imaginaire, ni ressort que l’on pourrait faire sauter en poussant sur un bouton, les sentiments d’appartenance nous paraissent donc plutôt une sorte de thermomètre, certes avec une certaine inertie, plutôt que l’expression d’un rapport obligé avec des racines historiques lointaines. La perspective de recherche amorcée en 1988, et destinée à se prolonger en collaboration avec l’IWEPS, a permis de faire avancer la compréhension des rapports entre le citoyen et les différents niveaux de pouvoir. Dès le départ, le concept d’identité sociale a paru représenter un maillon entre l’individu, en dernier ressort celui que l’on interroge pour les besoins de l’enquête, et les dimensions macro-sociales intéressant le sociologue et abordées par la politique au sens large.
43Transposés à l’identification en termes de classes ou de groupes sociaux, les mêmes mécanismes peuvent sans doute s’opérer, c’est en tout cas ce que la théorie prédit. Les tentatives d’investiguer les appartenances aux catégories sociales ont souvent donné des résultats plus éclatés et moins lisibles. Les appartenances spontanées, dont la famille, sont par ailleurs traitées dans un autre article dans ce même numéro. Par contraste, la question des entités régionale, fédérale et européenne, qui parfois suscitait peu d’enthousiasme en dehors de l’équipe de recherche, s’avère un miroir particulièrement intéressant de l’histoire politique récente et mérite à ce titre, quinze ans plus tard, le nom qui lui avait été donné à son début : le «wallobaromètre».
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Patrick Italiano
Chercheur à l’Université de Liège