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- Volume 6 : 2005-2006 - Affiliations, engagements, ...
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Valeurs, identités et capital social.
Paradigmes antagonistes ou approches convergentes pour une intelligence de la société wallonne ?
Tabla de contenidos
Introduction
1Ce bref article a pour objectif, sur la base d’une enquête empirique portant sur la société wallonne, de confronter les résultats d’analyses mêlant trois approches appartenant à des paradigmes ou courants épistémologiques réputés distincts (valeurs, identités et capital social) et d’en analyser les convergences ou divergences.
2Depuis plus d’une quinzaine d’années, les enjeux épistémologiques et méthodologiques de la théorie de l'opinion et des concepts de l’identité sociale ont été, de manière récurrente, au cœur de la stratégie de recherche du Centre d’Étude de l’Opinion de l’Université de Liège (CLEO). Tous les chercheurs qui ont partagé avec nous une partie de ce long parcours retrouveront sans doute ici quelques-unes des questions fondamentales qui ont nourri nos débats et guidé nos investigations pendant toute cette période. Nous ne nous risquerons toutefois pas à en tirer ici un bilan, car l’œuvre initiée par le Professeur René Doutrelepont est loin d’avoir livré tout son potentiel heuristique et continuera à vivre longtemps encore sous la plume de «ses» chercheurs.
3Dans le cadre de cet article, nous nous baserons essentiellement sur des analyses issues de la dernière vague de ce qui a longtemps été appelé le «wallobaromètre». Cette enquête a été réalisée par le CLEO entre novembre 2003 et janvier 2004 en collaboration avec l’Institut Wallon de l’Évaluation, de la Prospective et de la Statistique (IWEPS) et porte sur un échantillon de 2500 individus interrogés par téléphone (voir Houard et Jacquemain, 2006).
Les dimensions valorielles de la société wallonne
4Une large part du questionnaire utilisé pour cette enquête était consacrée à des questions d'opinion portant sur des attitudes liées à des thématiques telles que la compétition, les inégalités, les privatisations, le développement, l'éthique, l'immigration ou encore la vie en société. Cette batterie de questions fait écho au type d'approche que l'on a pu rencontrer, notamment, dans les différentes vagues des World Value Survey ou encore, plus récemment, dans certains modules de l’European Social Survey. Le courant théorique qui sous-tend ce type d'interrogation a été initié en Europe par Jan Kerkhofs et Ruud de Moor dès le début des années 80, mais c'est sans doute Ronald Inglehart qui en est aujourd'hui le plus illustre représentant (Inglehart et Welzel, 2005).
5Nous commencerons notre développement par une analyse synthétique de cet ensemble de 35 indicateurs. La forme de ces questions étant répétitive (mesure de l’adhésion à une proposition sur une échelle allant de «tout à fait d'accord» à «pas du tout d'accord») il apparaît en effet opportun de mener une analyse statistique permettant une réduction de la complexité de l'information au travers d’une approche factorielle. Notre objectif sera ici de ramener cet ensemble de questions à un nombre limité de facteurs (composantes principales) reflétant les dimensions sous-jacentes des attitudes ou opinions des wallons. Dans le cadre théorique évoqué plus haut, ces dimensions émergentes structurent les valeurs fondamentales permettant de caractériser un individu ou une société.
6Nos analyses révèlent qu'il est possible de schématiser les grandes dimensions qui sous-tendent les attitudes et opinions des wallons selon neuf composantes principales1. Ces facteurs représentent chacun une dimension valorielle irréductible aux autres. Ainsi les réponses formulées par un individu pour l'ensemble de la batterie de questions d'opinion peuvent être représentées par un positionnement sur chacun de ces neuf axes2.
Figure 1 : Composantes principales – Dimensions valorielles
7Ce type d’analyse ne permet bien évidement pas de refléter l’ensemble des configurations possibles des opinions exprimées par chacune des personnes interrogées. Toutefois, une large part de la variabilité des réponses peut être prise en compte si l’on accepte de réduire l’information disponible à ces dimensions sous-jacentes.
8L’émergence d’un premier facteur reflétant les attitudes face à l’immigration est statistiquement, mais aussi plus encore sociologiquement, lourde de sens : ce sont les attitudes face à l'immigration qui contribuent le plus à structurer l'ensemble des opinions des Wallons3.
9Notre analyse reflète également l'une des grandes tendances révélées par les enquêtes d’opinion un peu partout dans le monde : l’émergence croissante d’une série de valeurs dites postmatérialistes (Bréchon, Tchernia et Galland, 2002). Celles-ci se traduisent par une remise en cause des formes traditionnelles de la morale et une montée de l'individualisation, entendue comme défense des libertés individuelles et de l'autonomie des opinions.
10Certains analystes associent cette tendance à une dévalorisation de la notion de «bien public» et y voient une régression des valeurs de civisme. Nous devons toutefois constater que les dimensions fréquemment évoquées sous le vocable postmatérialisme ne sont, en fait, pas résumables par un seul indicateur. Ainsi, civisme, ouverture morale et défense des libertés individuelles apparaissent toutes trois comme des dimensions très structurantes des valeurs des Wallons mais restent toutefois irréductibles l'une à l'autre.
11La valorisation de la compétition, souvent associée à la notion de libéralisme économique, constitue une dimension singulière. L’analyse réalisée ici montre qu’une composante principale des valeurs «libérales» n’est pas systématiquement opposable à des valeurs liées à la répartition des richesses (réduction des inégalités ou partage des richesses) ou au rôle de l’État providence. Nous n’avons donc pas retrouvé ici, pour ce qui concerne cette analyse portant sur les valeurs des Wallons, un axe qui correspondrait au traditionnel clivage «gauche-droite».
12Enfin, les notions de responsabilités individuelles et de développement durable reflètent-elles aussi des configurations d’opinions structurantes et indépendantes.
13Il ne nous sera pas possible d’entreprendre ici l’étude systématique et approfondie des dimensions valorielles identifiées. Bien que l’exploration des éléments sociodémographiques en rapport avec ces valeurs soit à elle seule d’un grand intérêt4, cela nous conduirait au-delà des objectifs de cet article.
L’identité sociale et les valeurs des Wallons
14Dans la longue tradition des «wallobaromètres», une batterie de questions portant sur les «sentiments d’appartenance» a été appliquée de manière récurrente. Celle-ci permet d’appréhender la notion d’identité sociale non pas en termes de choix («vous sentez vous plutôt belge ou plutôt wallon ?») mais en fonction de dimensions de «fréquence», d’«intensité» et de «valorisation».
15Cette approche fait partie des options méthodologiques fondamentales de nos sondages. En effet, les recherches menées par le CLEO ont largement permis d’invalider les hypothèses, encore fort répandues, selon lesquelles le citoyen aurait une «préférence» identitaire : par exemple, valoriser positivement un sentiment d’appartenance à la Wallonie n’implique pas de se sentir moins fréquemment ou moins intensément belge5.
16À l’aide de cette batterie de questions, nous nous sommes plus spécifiquement attachés à dénouer les relations pouvant exister entre le sentiment d’appartenance à la Wallonie et les dimensions valorielles que nous avons pu identifier précédemment. Pour plus de clarté, nous avons construit un indicateur de l’«identité» wallonne à trois niveaux : faible, moyen et fort. Celui-ci synthétise à la fois la fréquence, l’intensité et la valorisation du sentiment d’appartenance à la Wallonie.
17Parmi les neuf dimensions sous-jacentes des valeurs des Wallons, cinq sont significativement liées au sentiment d’appartenance à la Wallonie. Il s’agit des attitudes face à l’immigration, du civisme, de l’ouverture morale, de la répartition des richesses et du rôle de l’État providence.
18A contrario, nous ne pouvons donc, à ce stade, rejeter l’hypothèse d’indépendance entre les valeurs concernant la liberté individuelle, la compétition, la responsabilité ou le développement durable et l’identité sociale wallonne du répondant.
Figure 2 : Identité wallonne et dimensions valorielles
19Comme l’illustre le graphique ci-dessus, une identité sociale wallonne forte s’accompagne d’une attitude plus négative face à l’immigration ainsi que d’une plus faible ouverture morale. Il existe un lien statistiquement significatif entre ces variables6. Si ceci n’est pas vraiment surprenant, cela confirme la relation perverse qui peut exister entre sentiment d’appartenance et identité sociale forte, d’une part, et rejet de l’autre ou intolérance, d’autre part. Il y a là bien évidement tout le terreau d’un discours politique «nationaliste».
20Toutefois, afin de ne pas risquer de passer à côté d’une variable cachée qui pourrait fausser cette inférence, nous avons mis cette relation à l’épreuve d’une modélisation linéaire généralisée (GLM) intégrant d’autres variables. Cette analyse nous a permis de vérifier que la liaison reste tout à fait significative lorsque les effets du sexe, de l’âge, du niveau de diplôme ou de l’activité professionnelle sont intégrés au modèle. Plus étonnant encore, le positionnement sur une échelle politique «gauche-droite» n’absorbe pas les effets de ces variables.
21D’autre part, l’identité sociale wallonne est positivement liée aux valeurs de civisme. Ainsi, plus un répondant aura tendance à se sentir wallon, plus il rejettera des attitudes qui sont inciviques ou qui pourraient nuire à la vie en société (faire une fausse déclaration fiscale, jeter ses déchets dans un lieu public, …). À nouveau, une modélisation linéaire nous a permis de vérifier que la liaison reste tout à fait significative lorsque les effets du sexe, de l’âge, du niveau de diplôme ou de l’activité professionnelle sont pris en compte. Il est intéressant de noter ici au passage que l’affiliation politique ou le positionnement sur une échelle «gauche-droite» ne sont pas liés à cette valeur «civisme».
22Enfin, une forte identification à la Wallonie implique également, le plus souvent, des attentes plus grandes par rapport au rôle de redistribution de l’État et une attitude plus égalitariste en matière de répartition des richesses. Si l’âge, le sexe ou le positionnement politique sont des facteurs explicatifs, eux-aussi, de ces valeurs, le sentiment d’appartenance à la Wallonie apporte une information complémentaire déterminante comme nous l’a cette fois encore démontré une modélisation linéaire.
23En guise de première conclusion, nous pouvons constater, à ce stade, que les relations observées, malgré la diversité des courants théoriques mis en œuvre, semblent faire émerger des modèles démocratiques cohérents, en tout cas familiers, pour le sociologue politique : d’une part tolérance et libéralisme (qui sont sous-tendues par des valeurs négativement corrélés à l’identité wallonne) et de l’autre civisme et communauté (renvoyant à de valeurs positivement corrélées à l’identité wallonne)7.
24Cette première confrontation de deux approches réputées appartenir à des paradigmes épistémologiques distincts montre à elle seule tout le potentiel qu’une approche intégrée est susceptible d’offrir. Mais avant d’en arriver aux conclusions finales, nous ferons encore un détour par une deuxième approche croisée.
Valeurs et capital social
25Nous l’avons vu, les attitudes face à l’immigration et le civisme constituent deux des dimensions les plus déterminantes des valeurs des Wallons. Existe-t-il un lien entre ces dimensions valorielles et le capital social des personnes interrogées ? C’est ce que nous allons maintenant envisager.
26D’autres textes de ce numéro étudient plus longuement la complexité de la notion de capital social. Dans le cadre de cet article nous envisagerons simplement quelques-unes de ses facettes : le recours possible à une aide, la confiance interpersonnelle, la confiance dans les institutions et la pratique du vote si celui-ci n’était pas obligatoire.
27Un premier indicateur de capital social est la possibilité qu’a une personne de trouver de l’aide auprès d’autrui. En l’occurrence, l’indicateur utilisé ici est la possibilité d’emprunter une petite somme d’argent (- de 300 €).
Figure 3 : Recours possible à une aide / attitudes face à l’immigration
28Le schéma ci-dessus illustre la relation8 existant entre cet indicateur de capital social et les valeurs liées à l’immigration : moins un individu a accès à un réseau d’entraide, plus il aura tendance à avoir une attitude négative face à l’immigration. Ceci reste vrai si l’on neutralise par une modélisation linéaire l’influence de la plupart des indicateurs sociodémographiques classiques, y compris le niveau de revenu du répondant ou ses préférences politiques.
29Sociologiquement, le sens de l’inférence est ici difficile à établir. En effet, nous venons de le voir, un individu «isolé» socialement, quelles que soient ses autres caractéristiques personnelles, aura une plus forte tendance à rejeter l’autrui «différent». Rien ne nous permet cependant a priori d’affirmer que cet isolement n’est pas lui-même un effet secondaire d’une attitude, plus générale, de rejet ou de méfiance vis-à-vis de l’autre9.
Figure 4 : Confiance interpersonnelle / attitudes face à l’immigration
30C’est ce que semble nous confirmer l’analyse croisée d’un deuxième indicateur de capital social. En se positionnant par rapport à la question «Trouvez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ?», les individus dont les attitudes sont les plus négatives envers l’immigration sont aussi ceux qui se montrent les plus méfiants envers autrui10. Cependant, si nous intégrons ces deux indicateurs (recours possible à une aide et confiance) dans un modèle nous pouvons vérifier que ces deux dimensions du capital social ne s’absorbent pas l’une l’autre : isolement et méfiance renforcent, en s’additionnant, le rejet de l’immigration.
31Nous retrouvons des relations tout aussi significatives11 et des différences encore plus marquantes lorsqu’on aborde le capital social par le biais ses composantes formelles. Celles-ci se traduisent traditionnellement par le degré de confiance dans les institutions (ici le degré de confiance dans la Région wallonne) et la pratique du vote si celui-ci n’était pas obligatoire.
Figure 5 : Confiance dans les institutions / attitudes face à l’immigration
Figure 6 : Pratique du vote / attitudes face à l’immigration
32Les Wallons qui ont le moins confiance en leurs institutions sont aussi ceux qui iraient le moins souvent voter si cela n’était pas obligatoire (il existe un lien significatif entre ces deux indicateurs du capital social). Toutefois, ici encore, le pouvoir explicatif de ces deux indicateurs reste intact lorsqu’on les introduit conjointement dans un modèle multivarié en lien avec les attitudes face à l’immigration. Nous pouvons en conclure qu’une attitude négative face à l’immigration traduit le plus souvent une moindre confiance dans les institutions et une moindre implication dans le processus démocratique.
33Il apparaît clairement ici qu’une attitude positive face à l’immigration progresse avec tous les indicateurs de capital social (structurel ou cognitif, formel ou informel). Ceci constitue en soi un constat fort intéressant. Mais qu’en est-il d’autres dimensions valorielles ?
Figure 7 : Confiance dans les institutions / civisme
34Nous retrouvons également un lien tout à fait significatif12 entre la dimension valorielle «civisme» et la confiance dans les institutions : une attitude ne valorisant pas le civisme est étroitement liée à une moindre confiance dans les institutions. Nous pourrions faire le même commentaire concernant l’implication démocratique, toutefois les tests d’inférence ne nous permettent pas, avec le degré de certitude requis, de rejeter ici l’hypothèse d’indépendance13.
35Globalement, si nous devions poursuivre ici la présentation de nos analyses ce sont près de 25 relations statistiquement significatives que nous pourrions explorer de la simple confrontation des neuf dimensions valorielles avec les quatre indicateurs de capital social retenus… De quoi amplement démontrer qu’il n’y a pas vraiment d’antagonisme entre ces deux paradigmes.
Conclusion
36Valeurs, identités et capital social sont intimement liés, nous avons pu l’établir à de nombreuses reprises dans le cadre de ces quelques analyses. D’une part, les combinaisons valeurs-identités renvoient à des patterns sociopolitiques et à différents modèles démocratiques. D’autre part, capital social et valeurs convergent pour refléter les différents aspects de l’intégration sociale.
37Statistiquement, le plus intéressant de tout ceci est que ces convergences ne signifient pas que les indicateurs issus de différents paradigmes s’annulent les uns les autres ou reflètent de manière différente la même réalité. Nos tentatives de modélisation nous ont systématiquement démontré que le poids explicatifs des uns n’absorbe pas celui des autres.
38D’un point de vue épistémologique, nous pensons qu’il n’existe pas d’indication a priori de préséance explicative d’une de ces composantes de la société sur les autres. Les valeurs forgent-elles les identités et conditionnent-elles le capital social ? Les identités sont-elles la clé de voûte qui soutient le tout ou est-ce plutôt le capital social ? Il s’agit là du genre de débats qui ont conduit certains à «choisir leur camp» et à privilégier une approche plutôt que l’autre… C’est ce qui nous a conduit à privilégier l’ouverture, Feyerabend à Popper.
39Le politique a lui aussi sa part de responsabilité dans ce découpage domanial car il attend du sociologue qu’il lui indique les leviers sur lesquels agir. Mais l’évolution du «wallobaromètre» au fil de ses vagues successives démontre peut-être que nos décideurs sont un peu mieux préparés aujourd’hui qu’hier à accepter que des problèmes complexes ne peuvent recevoir des solutions simplistes.
40Pendant de nombreuses années, ce qui a caractérisé le parcours que nous avons pu accomplir aux côtés de René Doutrelepont, c’est la curiosité intellectuelle. Alors, fidèles à sa mémoire nous continuerons à chercher les convergences sociologiques, méthodologiques ou épistémologiques pour une meilleure intelligence de la société.
Bibliographie
41Bjornskov (C.), «The multiple facets of social capital», in European Journal of Political Economy, 2006, 22(1), p. 22-40.
42Bréchon (P.), Tchernia (J.-F.) et Galland (O.), «La dynamique des valeurs en Europe. Dimensions spatiales et temporelle» in Futuribles, 2002, n° 277, p. 177-186.
43Houard (J.) et Jacquemain (M.), Capital social et dynamique régionale, Bruxelles, De Boeck, 2006.
44Inglehart (R.) et Welzel (C.), Modernization, cultural change, and democracy : the human development sequence, New York, Cambridge University Press, 2005.
45Mesure (S.) et Renaut (A.), Alter Ego. Les paradoxes de l’identité démocratique, Alto-Aubier, 1999.
46Paldam (M.) et Svendsen (G. T.), «An essay on social capital: looking for the fire behind the smoke», in European Journal of Political Economy, 2000, 16(2), p. 339-366.
47Putnam (R. D.), «Le capital social», L'Observateur OCDE, 2004, n° 242, p. 14.
48Roberts (J. M.), «What's “Social
Notes
Para citar este artículo
Acerca de: Frédéric Heselmans
Assistant et Maître de conférences à l’Université de Liège