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- Volume 7 : 2007
- Numéro 2 - Société civile, globalisation, gouverna...
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Gouvernance et démocratie : quel ordre ?
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Introduction
1L’évolution de la réalité internationale de ces dernières décennies a fait surgir le débat autour des concepts de globalisation et de gouvernance. Ce dernier concept a d’abord été l’objet d’analyses basées principalement sur sa définition telle qu’elle ressort de rapports du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque mondiale (BM)1. Les travaux articulés sur cette base ont été suivis de réflexions plus critiques2. Dans cette perspective, a été posé le constat du glissement du concept de «gouvernement» vers celui de «gouvernance». Un tel glissement a pu être observé dans la convergence de trois facteurs : la remise en vigueur après des siècles d’obsolescence du concept de «gouvernance» par des organisations intergouvernementales comme le FMI, l’utilisation des plus en plus fréquente de ce même concept par les décideurs politiques, et la revendication par des acteurs non-étatiques de diverses natures (corporation multinationales, lobbies, etc.) de pouvoir intervenir dans le processus de prise de décision.
2Parmi les hypothèses explicatives de ce glissement réside celle reposant sur l’impact de la crise de transformation que traverse l’État contemporain3. Celui-ci est confronté à une crise de légitimité sans précédent en raison des difficultés croissantes qu’il éprouve d’une part de remplir ses missions de cohésion sociale, économiques et de sécurité, et d’autre part de proposer des projets mobilisateurs créateur de sens4 voire même d’incarner une identité collective. Cependant, la question de la gouvernance et de la crise de l’État se pose dans un contexte marqué à la fois par le phénomène de globalisation et celui de crise de la démocratie5. Gouvernance et démocratie constituent donc deux paramètres encadrant la question du rôle de l’État et de la ré-articulation des rapports entre l’acteur étatique et le système social et international. En outre, les questions de la gouvernance et de la démocratie se posent tant au niveau des États qu’au niveau global.
3En apparence, ces deux paramètres semblent animés de logiques convergentes l’une vers l’autre : toutes deux portent en elles par exemple une référence à l’ordre dans le système politique qu’il soit local ou global. L’objet de la présente contribution consiste à investiguer la question de savoir dans quelle mesure cette convergence entre gouvernance et démocratie est réelle ou, au contraire, s’il n’y a pas divergence voire opposition entre les deux ? Parle-t-on du même ordre quand il s’agit de gouvernance ou de démocratie dans un cadre de globalisation ou de «glocalisation»6 ? Un tel questionnement amène à considérer que poser la question de l’ordre revient, d’une certaine manière, à souligner le débat des rapports entre gouvernance et démocratie. Si ces concepts sont essentiellement envisagés en tant que tels, c’est principalement dans la perspective des rapports internationaux qu’ils seront approchés.
1. Le glissement du gouvernement vers la gouvernance et la question de l’ordre
4Investiguer la question du rapport entre gouvernance et ordre dans le contexte évoqué en introduction implique de revenir un instant à l’observation du glissement du gouvernement vers la gouvernance. Comment ce phénomène peut-il s’expliquer ? Une des clés de cette question réside dans la nature de la crise de l’État : une crise de souveraineté7 et de légitimité. Une telle crise confronte alors l’État à une question : s’il n’est plus en mesure de donner du sens à son action (cf. l’éditorial du quotidien français La Tribune du 21 mai 2007 se réjouissant de la fin des «idéologies»), s’il est en panne de projet, orphelin d’utopie, comment peut-il retrouver une légitimité ? Deux réponses alternatives s’offrent à l’État. Il peut tout d’abord tenter de retrouver une légitimité en agissant sur le fond d’un contenu politique. C’est, d’une certaine manière, la signification de l’«axe du mal» évoqué par le président George W. Bush dans ses discours durant son premier mandat à la Maison Blanche, en l’occurrence une tentative de créer du sens à partir d’un enjeu de sécurité par la définition d’un ennemi aussi identifiable que possible. C’est également dans cette perspective, quoique dans un autre ordre d’idée, que peut être interprété le discours de Nicolas Sarkozy sur la «politique de civilisation» début janvier 2008. Mais l’État peut aussi agir sur la méthode d’action : c’est l’idée de l’État «régulateur», l’État «arbitre», l’État «médiateur»8, … tant dans les rapports internes que dans les rapports internationaux Cette deuxième approche permet alors d’évacuer jusqu’à un certain point la question de fond de l’action politique.
5Ainsi, de la méthode, est posée comme principe de base l’efficience, la gestion : la gouvernance définie par Philippe Schmitter comme «la meilleure affectation des ressources disponibles et limitées»9. Il s’agit alors moins de «gouverner» que de «gérer» … les ressources disponibles – ce qui est débattu à Davos, aux réunions du G 8 ou au sommet alternatif de Nairobi en 2007 – ou les conflits et les crises. Une telle logique permet de masquer l’absence de vision ou de conception cohérente, voire prospective, au profit de la gestion au cas par cas, dans une logique d’efficience. D’un point de vue politique, la gouvernance prend fondamentalement sa source dans une nécessité et une volonté de trouver réponse aux insuffisances ou aux limites de l’État, dans une sorte d’aspiration à remplir un vide du pouvoir. Une aspiration donc au rétablissement d’un ordre.
6Mais un ordre à quelle fin ? À des fins inhérentes à la logique fondamentale de la gouvernance telle qu’elle ressort de la définition de Philippe Schmitter ou d’autres définitions issues des rapports du FMI10 11 : l’efficacité dans la gestion des ressources disponibles et limitées. En fonction de cette logique d’efficience, il ressort dans le glissement du gouvernement vers la gouvernance un processus qui suit son cours politique autonome – ce que souligne Philippe Schmitter – de la gouvernance vers la «bonne gouvernance»12. Celle-ci tend alors à étendre son champ d’action pour y inclure des éléments du champ politique (les droits de l’homme, la démocratie, …). On observe ainsi une sorte de processus interactif d’un État en crise de sens qui, pour en retrouver, évacue la question en se concentrant sur la méthode et puis montre celle-ci comme porteuse d’un sens qu’elle ne possède pas par elle-même mais qu’elle s’est appropriée.
2. L’enjeu démocratique
7L’accumulation des facteurs de crise provoque une remise en cause sans précédent de la légitimité de l’État et, au-delà de l’État lui-même, du modèle démocratique de gouvernement sur lequel il repose. Cependant, toute réflexion sur la démocratie confronte l’analyste au problème de la pluralité des définitions possibles d’un tel concept. Ce dilemme résulte notamment du fait que la démocratie, malgré qu’elle ne soit pas universellement appliquée et qu’elle fasse l’objet d’interprétations diverses selon les objectifs politiques poursuivis par les décideurs politiques, représente une des références globales du monde contemporain, références à l’égard desquelles tout acteur du système international est tenu de se situer. C’est ce qu’exprime Jean-François Kervégan lorsqu’il note que : «la démocratie ne désigne plus un régime parmi d’autres, mais semble être l’horizon de tout ordre politique légitime»13. En outre, non seulement dans sa conception mais également dans sa réalisation, différents types de démocratie peuvent être observés : démocratie «libérale», «sociale», «socialiste», «populaire», «directe», «indirecte», … Enfin, la démocratie peut être exercée à plusieurs niveaux (local, régional, national, …) et concerner des entités politiques aux degrés d’achèvement démocratique variables, certains acteurs s’avérant plus démocratiques que d’autres. Pour avancer cependant dans la présente analyse, il convient de partir, comme le suggère Giovanni Sartori, de la signification littérale de ce concept : le pouvoir du peuple, l’appartenance du pouvoir au peuple14. La célèbre formule d’Abraham Lincoln dans son discours de Gettysburg de 1863 s’inscrit dans cette même perspective : «le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple». Pour sa part, Kervégan précise que la démocratie est le règne du peuple, du demos, ce qui implique la communauté politique entière.
8Parmi les conceptions qui dominent l’idée de démocratie contemporaine, se trouve le modèle de démocratie représentative. Ce type de démocratie comporte plusieurs principes : l’affirmation de droits individuels, la séparation des pouvoirs, et la représentation. En dépit de l’importance de cette conception dans le monde actuel, ces principes ne permettent toutefois pas d’aller plus avant dans la réflexion sur la démocratie dans la mesure où ils ne constituent que des expressions et des résultantes sous des formes spécifiques à cette approche, de principes plus fondamentaux de la démocratie. Quelles caractéristiques communes ou quels principes fondamentaux communs peuvent alors être dégagées des diverses approches ? La première caractéristique la plus couramment avancée est la liberté, celle-ci désignant d’abord l’indépendance juridique et politique, un état contraire à celui de l’esclave. Dans une perspective aristotélicienne, la liberté signifie disposer à son gré de la part de son existence qui ne ressortit pas à l’espace public. Selon cette conception d’Aristote, cette liberté trouve une de ses garanties dans la possibilité, sur le plan politique, d’être tour à tour gouvernant et gouverné. Une telle liberté rejoint alors le principe de participation à la vie politique de la collectivité, principe définit par Michaël Greven comme une confiance dans l’intégrité de l’autre, et le fait que chacun soit convaincu que le respect de la loi est important, même si cela n’apporte pas de bénéfice personnel immédiat15. La démocratie comporte donc, pour sa viabilité, le sentiment de confiance des membres du demos les uns vis-à-vis des autres et à l’égard du régime politique. La participation définie en termes de confiance fonde la légitimité du régime démocratique en permettant que soit assurée l’inclusivité des membres du démos.
9La liberté, comprise dans une perspective démocratique, est fondée sur l’égalité qui constitue de la sorte le second principe fondamental de la démocratie. L’essence même de ce principe d’égalité est apparue dès l’Antiquité lorsque la démocratie de l’époque a vu le remplacement du principe d’eunomie (de «bonne» norme selon un idéal aristocratique) par celui d’isonomie, d’égalité des membres du demos. Mais pour Aristote, cette égalité était exclusivement politique ; elle ne traduisait pas une exigence de justice sociale. Or, aujourd’hui, une telle exigence, apparue plus récemment dans l’histoire de la démocratie, représente un enjeu fondamental de légitimité politique. Liberté et égalité sont étroitement liées dans la pensée démocratique. Un tel lien entraîne deux implications : d’une part, comme cela a été souligné auparavant, la faculté d’être tour à tour gouvernant et gouverné et, d’autre part, le respect du précepte de non oppression des minorités.
10Liberté et égalité constituent donc des enjeux de la question de l’ordre dans la société politique. Elles se rapportent dès l’origine à l’objectif essentiel de la démocratie, la légitimité comme fondement de l’ordre au sein d’une collectivité. Dans les premières étapes de la démocratie antique, le but principal de ce nouveau système consistait à définir un régime acceptable par tous les membres du demos. Cependant, le concept de légitimité est lui-même sujet à débat quant à sa portée. La légitimité politique est fondée principalement sur deux principes : d’une part l’efficience, ce qui se réfère alors au modèle schumpetérien de gouvernement par les élites et, d’autre part, l’inclusivité envisagée comme la concertation et la participation (directe ou indirecte) du plus grand nombre possible de membres du demos, ce qui se rapporte alors à l’archétype de gouvernement par les masses.
11La crise de légitimité affectant l’État réside notamment dans la dimension de participation des citoyens et de représentation des élus dans ce cadre démocratique. Une telle crise se manifeste notamment par un déclin, une fragilité croissante du soutien des électeurs aux partis traditionnels, comme en attestent par exemple l’ampleur des mouvements de voix d’une élection à l’autre, le recours à l’abstention, ou encore l’expression de votes de sanction bénéficiant alors à des partis extrémistes. Conscients de cette fragilisation, les gouvernants éprouvent d’autant plus de difficulté à donner du sens à leurs actions et projets politiques. Car aux facteurs de crise se conjuguent les attentes paradoxales des citoyens tiraillés entre d’une part une volonté de voir les gouvernements gérer l’État avec efficacité et compétence, ce qui ressort davantage du modèle élitiste schumpetérien de gouvernement fort, et d’autre part l’aspiration à une participation des masses aux décisions notamment à travers des consultations locales destinées à influencer les élites politiques16. À cet égard, on peut observer la coexistence du malaise des citoyens et celui des dirigeants politiques, deux malaises autant attribuables à l’absence de choix clairs des électeurs ou des gouvernants en faveur de l’un des deux modèles, qu’à une impossibilité, une incapacité ou à des difficultés récurrentes de trouver un équilibre entre ces deux positions.
12Le système international n’échappe pas davantage à la tension du débat sur la démocratie puisqu’en dépit du fait qu’elle représente une valeur de référence globale, les instances internationales comme l’ONU prêtent le flanc à la critique de déficit démocratique. De telles critiques portent notamment sur l’existence de membres permanents au conseil de sécurité ou sur l’octroi d’un tel statut à certains États, ou encore sur le poids différencié des États dans les organisations spécialisées comme le FMI ou la BM.
3. Gouvernance et démocratie : convergence vers le même ordre ?
13Cependant, en dépit de cette période de turbulence plus ou moins marquée selon les États, la démocratie porte également en elle l’instauration de l’ordre au sein de la communauté politique qu’elle soit locale ou internationale. Une convergence entre démocratie et gouvernance peut ainsi être trouvée dans l’établissement d’ordre qu’elles recherchent toutes deux. Si le lien entre la démocratie et l’ordre est davantage établi sur un plan intra-étatique, la question est plus ouverte au niveau global. Dans quelle mesure la démocratie crée-t-elle ou contribue-t-elle à créer de l’ordre sur la scène internationale ? Sans prétendre épuiser un tel sujet dans la présente contribution, il convient d’observer la contribution de la «théorie de la paix démocratique»17, théorie en vertu de laquelle les États démocratiques ne se font pas la guerre. Paix et démocratie sont donc liées dans cette optique. La paix, définie en termes génériques comme l’absence de violence armée entre unités politiques18, porte en elle l’idée d’un certain ordre dans le système international. La relation ne peut toutefois pas être envisagée dans les deux sens. Si la paix ne peut être conçue dans un désordre international davantage synonyme ou caractéristique de guerre, l’ordre ne signifie pas par lui-même l’existence de la paix, comme en atteste l’exemple de l’ordre international bipolaire de la guerre froide (avec les conflits dits «périphériques») ou les ordres multipolaires des époques précédentes. La relation entre paix et ordre est donc unidirectionnelle et peut être exprimée de manière synthétique par l’expression : il n’y a pas de paix sans ordre, mais il peut y avoir un ordre sans paix. Par ailleurs, si plusieurs courants de théories des relations internationales évoquent l’importance de l’ordre dans les rapports mondiaux, la «théorie de la paix démocratique» est celle qui permet d’aborder le plus directement la question de la contribution de la démocratie à la paix, et par conséquent à un ordre dans le système international. Force est toutefois de constater qu’à l’instar des rapports entre paix et ordre, la relation entre la démocratie et l’ordre ne peut être établie que dans un sens, celui dans lequel la démocratie peut contribuer à l’instauration ou à la consolidation d’un ordre international, alors que l’ordre dans le système international ne peut être considéré comme un pré-requis à l’avènement d’une éventuelle démocratie globale19.
14L’histoire même récente montre combien l’ordre international a pu être établi, en dépit d’une certaine fragilité de celui-ci, entre États qui n’étaient pas tous démocratiques. Par contre, les rapports entre gouvernance et ordre semblent pouvoir être révélés dans les deux sens. Le recours par les acteurs sur la scène globale à davantage de gouvernance indique combien celle-ci est envisagée comme une réponse à une attente d’ordre. En outre, dans la gouvernance, l’ordre constitue une condition d’efficacité, et, inversement, l’efficacité de la gouvernance doit, aux yeux des partisans de l’avènement d’une gouvernance globale, contribuer à l’émergence ou à la consolidation de l’ordre au sein du système international.
15Cette relative convergence sur une aspiration à l’ordre permet d’arriver à une question plus fondamentale sur laquelle se rejoignent la démocratie et la gouvernance, la question de la légitimité. En effet, tant la démocratie que la gouvernance reposent sur une aspiration fondamentale de l’acceptation par la collectivité de son mode d’organisation. Mais, la convergence sur ce point semble cependant s’arrêter là. Car au-delà du fait que ces deux concepts semblent porteurs de légitimité, les processus de légitimation ou les racines de légitimités sont différentes pour les deux : la légitimité de la gouvernance repose essentiellement sur le critère d’efficacité alors que la démocratie fonde sa légitimité sur le principe de participation, de concertation du plus grand nombre, bref, sur le principe d’inclusivité.
16Les divergences de logiques entre démocratie et gouvernance se révèlent avec plus de clarté lorsque l’on se réfère aux caractéristiques fondamentales du régime démocratique : égalité et liberté. Défini comme un des fondements de la démocratie, le principe d’égalité ne reçoit pas la même importance dans la gouvernance. La gouvernance est marquée par un ascendant des enjeux économiques sur les autres enjeux. Cela conduit Gerry Stoker à observer que : «Governance identifies the blurring of boundaries and responsibilities for tackling social and economic issues»20. La gouvernance est ainsi progressivement dominée par une logique d’économie néoclassique. Son objectif est de deux ordres : la satisfaction des consommateurs et le bénéfice croissant des investisseurs. Dans le monde contemporain, la satisfaction des consommateurs ne pouvant être entièrement assurée, le deuxième objectif, le bénéfice des investisseurs, paraît dominer le jeu économique, et ce, dans une perspective de logique financière davantage que d’optique de développement. C’est ce que souligne Philippe de Woot lorsqu’il observe la montée en puissance du «capitalisme financier»21 au point de voir dans la globalisation la domination de Wall Street (la finance) sur Main Street (l’économie de l’industrie) dans un but d’efficience. Dans cette perspective, la question peut alors être posée de savoir dans quelle mesure les intervenants de différentes natures dans le processus de gouvernance sont égaux. Pour répondre à cette question, il convient de noter d’une part que le processus de gouvernance fait l’objet de luttes d’influence entre les différents acteurs. Dans de nombreux cas, la décision issue du processus est marquée par les intérêts du ou des acteurs les plus influents. D’autre part, la question de l’égalité n’est pas considérée comme essentielle dans la gouvernance car cette dernière est principalement orientée vers un objectif d’efficacité. En d’autres termes, dans la gouvernance, le critère d’égalité ne peut être pris en considération que dans la mesure où il permet ou n’entrave pas la finalité d’efficience affirmée.
17Le critère de liberté est également abordé différemment selon que l’on se réfère à la démocratie ou à la gouvernance. Il a été précisé auparavant que, dans l’approche démocratique, la liberté comportait un aspect politique consistant à être tour à tour gouvernant et gouverné. Dans le processus de gouvernance, quels acteurs peuvent être tour à tour gouvernants et gouvernés ? Dans quels domaines ? À la différence de la démocratie, la fonction gouvernante ou exécutive dans la gouvernance n’est pas issue d’un processus électif auxquels participent l’ensemble des membres de la collectivité politique. Elle est davantage attribuée à l’issue de tractations voire de rapports de force entre les acteurs les plus influents et éventuellement entérinée par les autres. Comme cela a déjà été évoqué ailleurs, les nominations aux fonctions dirigeantes d’organismes comme le FMI ou la BM sont révélatrices à cet égard d’un système censitaire. Cet état de fait constitue une remise en cause du principe de participation égalitaire caractéristique de la démocratie. Certes, en apparence, la démocratie et la gouvernance semblent se rejoindre sur un tel principe dans la mesure où la gouvernance tend à élargir le nombre d’acteurs intervenant dans le processus de prise de décision. Cependant, la convergence s’arrête là. En démocratie, le principe de participation s’adresse à tous les membres du demos alors que dans la gouvernance la participation n’est permise qu’aux acteurs organisés et reconnus comme concernés par l’enjeu devant faire l’objet d’une décision. En outre, à l’instar de la question de l’égalité, le principe de liberté n’est pris en compte dans la gouvernance que dans la mesure où elle permet ou n’entrave pas l’impératif d’efficience. Cette réflexion sur le principe de participation peut aussi être prolongée à propos du critère démocratique relatif à la non oppression des minorités, mis en évidence depuis peu et contraire aux principes rousseauistes de la fuite des minorités dissidentes. Si un tel critère représente une caractéristique fondamentale du régime démocratique occidental contemporain, la question n’est pas prise en compte en tant que telle pour la gouvernance. Dans cette optique, la gouvernance marquée par la logique économique porte davantage d’exclusion des non-intervenants au processus que d’inclusivité, et ce au nom de la légitimité fondée sur l’efficience.
18Ces réflexions nous amènent à souligner deux différences plus fondamentales entre les deux concepts : d’une part, la gouvernance globale est souvent perçue comme un processus (mais pourrait être analysée comme un régime) alors que la démocratie est souvent définie comme un régime c’est-à-dire un mode d’organisation des pouvoirs à finalité politique (mais elle peut être définie comme processuelle) ; d’autre part, alors qu’en gouvernance, une certaine hiérarchie des enjeux peut être observée à partir de la priorité accordée aux questions économiques et du présupposé d’intérêts économiques objectivables entre les différents acteurs productifs, il ne peut être question de hiérarchie a priori des enjeux en démocratie puisqu’aussi bien, le processus démocratique consiste en une dispute sur la hiérarchisation des enjeux. La démocratie contemporaine liée à l’existence de l’État occidental moderne constitue le cadre dans lequel l’acteur étatique est appelé à remplir ses trois fonctions de base en matière de cohésion sociale, d’économie et de sécurité. La seule hiérarchie que revendique a priori la démocratie est la suprématie du politique sur tout autre champ.
4. Quels rapports entre démocratie et gouvernance : domination de l’une sur l’autre ?
19Si de telles divergences existent substantiellement entre démocratie et gouvernance, de quelle nature peuvent être leurs rapports ? Il peut être utile, pour répondre à une telle question, de tenter de déterminer si, dans le monde contemporain, la logique démocratique tend à dominer celle de la gouvernance ou l’inverse. Dans son essence, la démocratie représente le règne du peuple, du demos, c’est-à-dire de la communauté politique toute entière. Cependant, si l’on se réfère à la remarque de James Rosenau sur la gouvernance : «Governance, in other words, is a more encompassing phenomenon than government. It embraces governmental institutions, but it also subsumes informal, non-governmental mechanisms whereby those persons and organizations within its purview move ahead, satisfy needs, and fulfil their wants»22, la gouvernance apparaît alors comme une volonté d’élargir au-delà du cercle gouvernemental la participation d’acteurs non étatique aux mécanismes de prise de décision.
20En quoi cette réflexion peut-elle nous éclairer sur les rapports entre démocratie et gouvernance, et la question de l’ordre ? L’histoire nous apporte un élément de réponse utile à ce propos. Dans la Grèce antique, la démocratie a constitué une réponse à la crise du régime en place, de l’ordre traditionnel, aristocratique et tribal. Bien plus tard dans l’histoire, à la fin du 18e siècle, une étape importante de l’évolution de la démocratie a été franchie avec les révolutions nationales anti-absolutistes qui constituèrent également une réponse à une crise de régime. De nos jours, le système international traverse une crise de transformation. L’ordre international bipolaire de la seconde moitié du 20e siècle a fait place à une période de transition plus chaotique entre un système international qui n’est plus vraiment interétatique et un nouvel ordre, encore indéfini. L’actuelle période de transition est notamment caractérisée par le phénomène de globalisations multiples et des enjeux dépassant les capacités de contrôle ou de gestion d’une seule catégorie d’acteurs quels qu’ils soient (États, corporations multinationales, organisations intergouvernementales, organisations non-gouvernementales, etc.) Dans ce contexte, l’État moderne est lié au régime démocratique, régime qui constitue un des paramètres de référence politique universelle en dépit des différences de degrés de son application. Or l’État contemporain traverse une crise de légitimité23 qui se manifeste notamment par une crise de la démocratie, comme cela a déjà souligné auparavant, observable entre autre dans la fragilité du soutien électoral aux partis traditionnels.
21Mais un autre aspect de la crise de la démocratie réside également dans une certaine radicalisation des attentes démocratiques. Lorsqu’est dénoncé un déficit démocratique en raison d’une consultation jugée insuffisante par la collectivité, la réponse souvent avancée consiste à renforcer l’inclusivité du processus démocratique en recourant davantage ou élargissant de manière excessive les phases de concertation avant une prise de décision. Se faisant, le processus décisionnel s’en trouve alourdit et son efficacité affaiblie. C’est alors que surviennent d’autres critiques contre les faiblesses de la démocratie dénoncée comme inefficiente. Cette critique est souvent synthétisée par la formule lapidaire : «c’est bien beau de discuter ; encore faut-il décider et être efficace !» La démocratie devient ainsi synonyme de paralysie dans la prise de décision. De la sorte, son développement excessif génère sa remise en cause par un appel à la gouvernance. L’excès ou la dérive de la démocratie peut ainsi provoquer une transformation du demos en despote aux attentes contradictoires, une remise en cause de libertés et l’appel à une certaine dictature au sens antique du terme au nom d’une efficacité à retrouver.
22Dans le même ordre d’idée, la démocratie porte en elle le critère de souveraineté, c’est-à-dire de décision ultime. Or la souveraineté de l’État est également remise en cause24 par des phénomènes tels que la globalisation ou le développement des relations transnationales. Si, à l’heure actuelle, la souveraineté est attachée à l’État, peut-on parler, dans le cadre de la gouvernance globale, d’une souveraineté toujours synonyme de décision ultime mais plus diffuse, dans laquelle l’État ne serait plus qu’un acteur parmi d’autres ? C’est d’une certaine manière dans ce sens que James Rosenau observe la prolifération des sphères d’autorité25. Dans cette perspective, dans quelle mesure la gouvernance globale n’apparaît-elle pas comme une nouvelle phase de l’histoire, comme une réponse à la crise ou aux limites de la démocratie ?
23Replacée dans la perspective de la question de l’ordre, cette interrogation peut nous amener à nous interroger sur le fait de savoir dans quelle mesure la gouvernance globale représente une réponse à une demande de davantage de démocratie ou, au contraire, si davantage de démocratie constitue une réponse à une évolution vers la gouvernance globale ? Sans vouloir épuiser un tel sujet, il convient d’observer que, notamment dans l’approche de Joan Corkery, la démocratie est considérée comme un élément de contexte dans lequel la gouvernance peut se développer. Elle semble donc être insérée dans un cadre démocratique. Mais inversement, la définition de Joan Corkery semble aussi indiquer que la démocratie constitue un des éléments de la gouvernance parmi les points communs que ce processus partage avec ce régime politique. Cependant, un tel raisonnement se heurte à deux limites ou questions. Plusieurs exemples observables dans le monde contemporain permettent de montrer que la démocratie n’est pas une condition exclusive pour la gouvernance. Ainsi l’Organisation mondiale du commerce (OMC) fonctionne entre acteurs étatiques qui ne sont pas tous démocratiques : la Chine a adhéré à l’OMC sans pour autant être considérée comme un État démocratique. Par ailleurs, la question peut être posée de savoir si, et jusqu’où la démocratie a besoin de la gouvernance. Une telle question permet de mettre en relief un autre aspect des relations entre démocratie et gouvernance. Il a déjà été souligné auparavant que la suprématie du politique sur tout autre champ représente le substrat de la démocratie. Cette suprématie du politique constitue une divergence fondamentale entre la démocratie et la gouvernance. En effet, la gouvernance n’est pas dans son essence l’affirmation de la suprématie du champ politique, mais plutôt un processus voulant englober ou se situer, avec sa logique, à l’intérieur des différents champs.
Pour ne pas conclure
24Si une certaine convergence superficielle entre démocratie et gouvernance peut être observée sur certains aspects de l’égalité et de l’ordre, des logiques divergentes entre ces deux concepts semblent toutefois l’emporter quand est approfondie plus avant l’analyse de la question de l’ordre : l’ordre dans une finalité d’efficience pour la gouvernance, l’ordre davantage posé sur le principe d’égalité dans la démocratie. Les deux approches de la démocratie et de la gouvernance par rapport à l’ordre ne doivent toutefois pas être envisagées comme exclusive l’une de l’autre, d’abord parce que toutes deux ont en commun, à travers la question de l’ordre, de chercher à apporter une réponse à l’enjeu ultime du processus que représente la gouvernance et du régime politique que représente la démocratie : la question de la légitimité dans la collectivité politique. Or sur ce point, au-delà une fois encore d’une approche superficielle qui verrait les deux se rejoindre sur le principe de la légitimité, les deux divergent à nouveau sur les fondements et les processus de légitimation : l’efficience pour la gouvernance et la participation pour la démocratie. Même si idéalement l’efficacité et la participation devraient être considérées comme complémentaires pour constituer l’assise de la légitimité, dans la réalité la démocratie et la gouvernance s’appuient chacune prioritairement sur un seul critère qui lui devient spécifique.
25On peut certes imaginer que la démocratie et la gouvernance pourraient mutuellement contribuer à un regain de légitimité en apportant à l’autre le critère qu’il a tendance à délaisser : une démocratie rendue plus efficace par la gouvernance, et une gouvernance rendue plus démocratique. Sur ce point cependant, deux remarques s’imposent. D’une part, comme constaté dans la présente contribution, la gouvernance peut être appelée à la rescousse en cas «d’excès» de démocratie jugée inefficace. C’est d’une certaine manière s’éloigner du principe d’isonomie pour en revenir à celui d’eunomie, ce qui est sous-entendu dans le principe de «bonne» gouvernance relevé par Philippe Schmitter (cf. supra). D’autre part, sur le plan global, la démocratie n’a pas la même signification partout dans le monde. Et elle est loin d’être appliquée de la même manière. Il est intéressant à cet égard d’observer que l’on parle de «gouvernance globale» alors que, dans la réalité, la démocratie n’est pas d’application universelle.
26Enfin sur le plan global, il est significatif de constater une autre différence entre démocratie et gouvernance, en l’occurrence une certaine répartition des rôles. En dépit des obstacles à la convergence des logiques de démocratie et de gouvernance globale, persiste une aspiration à un ordre, cet ordre encore articulé autour d’une autorité incarnée par l’État même si ce dernier est en crise. L’État reste le point de convergence d’attentes et d’intérêts contradictoires selon la nature des acteurs en présence, qu’ils soient publics ou privés, économiques, politiques ou autres (religieux notamment). D’aucun veulent réduire le rôle de l’État alors que d’autres souhaitent élargir son intervention. Il est appelé, dans un monde marqué par ce que James Rosenau appelle la prolifération des sphères d’autorité, à gouverner l’ingouvernable. De manière plus générale, ce n’est pas seulement l’État qui représente l’instance de référence pour tous les acteurs (à l’exception des acteurs marginaux comme les groupes terroristes). C’est également l’ensemble des acteurs publics sur la scène internationale, en particulier l’ONU et dans une moindre mesure l’OMC. Mais dès que l’on se réfère à ces organisations intergouvernementales, on en revient davantage à une démarche de gouvernance plutôt que de démocratie globale. Pourquoi ? Notamment parce que la démocratie est très, voire trop, connotée de sa dimension étatique elle-même liée au concept de gouvernement. Or l’idée de gouvernement reste essentiellement voire exclusivement acceptée au niveau de l’État, pas au niveau global. Pour l’instant, au niveau global, il ne peut être observé qu’une «gouvernance sans gouvernement» selon les termes de Rosenau26. En outre, l’idée de démocratie globale paraît encore trop abstraite alors qu’elle est davantage exigée au niveau local. Ainsi, en matière d’ordre dans le monde (ce qui n’est pas forcément synonyme d’ordre mondial), gouvernance et démocratie apparaissent presque complémentaires. La réalité contemporaine semble caractérisée par une sorte de répartition des rôles entre le global et le local : une gouvernance contribuant à un certain ordre au niveau global et un ordre démocratique au niveau des États qui pratiquent un tel régime.
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34Laïdi (Z.), Un monde privé de sens, Paris, Fayard, 1994.
35Manin (B.), Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, Champs, 1996.
36McCarthy (P.) et Jones (E.), Disintegration or Transformation ? The Crisis of the State in Advanced Industrial Societies, New York, St. Martin’s Press, 1995.
37Mendis (P.), Glocalization : the human side of globalization as if the Washington consensus mattered, Cambridge, Lulu Press, 2007.
38Rosenau (J.) et Czempiel (E-O.) (éd.), Governance Without Government : Order and Change in World Politics, New York, Cambridge University Press, 1992.
39Russett (B.), Grasping Democratic Peace, Pricenton, Princeton University Press, 1994.
40Sartori (G.), The Theory of Democracy Revisited. Vol. one and two, Chatam, Chatam House, 1987.
41Schmitter (Ph.), «Réflexions liminaires à propos du concept de gouvernance», in Gobin (C.) et Rihoux (B.) (éd.), La démocratie dans tous ses états : systèmes politiques entre crise et renouveaux, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2000, p. 50 à 59.
42Stoker (G.), «Governance as Theory : five propositions», International Social Science Journal, vol. 50, n° 155, 1998, p. 17-28.
43Strange (S.), The Retreat of the State : the Diffusion of Power in the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
44Symes (V.), Levy (C.) et Littlewood (J.), The Future of Europe : Problems and Issues for the Twenty-First Century, Londres, Macmillan, 1997.
Voetnoten
Om dit artikel te citeren:
Over : Pierre Vercauteren
Professeur aux FUCaM