Fédéralisme Régionalisme

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Dr Pierre Verjans

La sécurité pour des élections libres et transparentes

(Volume 5 : 2004-2005 - La IIIe République Démocratique du Congo)
Article
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Introduction

1L’objectif de cette contribution est de situer l’importance de la question de la sécurité par rapport à l’ensemble du processus qui doit mener à des élections libres, transparentes et démocratiques. De multiples analyses en science politique montrent que l’État a pour fonction première la protection et la sécurité de ses citoyens. La démocratie vient en sus, une fois et à condition que l’État existe.

2La question politique prioritaire aujourd’hui, en République Démocratique du Congo, est celle de la gestion de la sortie de la transition : cette sortie se fera-t-elle par un coup d’État et une prise de pouvoir par un pouvoir non légitimé, par une destruction de cet État qui est en train de se reconstruire ou par des élections offrant au peuple de sanctionner positivement ou négativement les dirigeants en place ?

3La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens écrivait Clausewitz dans une lettre expliquant son livre sur la guerre. Mais, à l’inverse, il faut mettre de l’ordre dans nos esprits : il apparaît bien plutôt que la politique ne devient possible que quand le recours à la guerre est impossible pour différentes raisons que nous allons tenter d’analyser ci-après.

L’État : un appareil de domination

4«Nous entendons par État une «entreprise politique de caractère institutionnel» [politischer Anstaltbetrieb] lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime»1.

5On ne va pas revenir ici sur l’extraordinaire fécondité de l’analyse wébérienne et nombre d’ouvrages socio-politiques sortent magnifiquement éclairés par la lanterne du sociologue allemand. On aura déjà compris que Weber traite en fait de l’État moderne, au sens où il suppose une légitimité de ce groupement de domination et au sens où cet appareil agit par le biais de règlements. Ce monopole de la contrainte physique légitime revendiqué émerge pourtant d’une longue histoire remplie de sang et de fureur qui dura plusieurs millénaires en Europe occidentale.

Version médiévale de la domination étatique

6Il nous faut donc aller chercher un autre auteur, moins plongé dans l’actualité des dix-neuvième et vingtième siècles et préoccupé de l’origine de l’État en Europe. Avant la création de l’État-Nation et probablement à la genèse de ce système, les formations sociales médiévales ont vécu une concurrence territoriale durant plusieurs siècles. Norbert Elias a posé la question du contenu de ces ensembles. De quoi étaient composés ces pré-États ?

7Norbert Elias définit la dynamique de l’Occident comme la mobilisation incessante de ressources au service d’un pouvoir étatique en compétition permanente avec tous ses voisins. L’État, défini comme double monopole de la violence et de la fiscalité, entretient une armée qui lui assure le paiement de l’impôt, celui-ci servant à payer celle-là. Ces deux monopoles se soutiennent l’un l’autre et ils fondent le centre de l’État. Cet État est en concurrence avec tous ses voisins pour la survie dans un espace démographiquement plein en fonction des technologies de l’époque.

«Mais ce qui est caractéristique des seules sociétés fondées sur une division très poussée des fonctions, c’est l’existence d’un appareil administratif permanent et spécialisé chargé de la gestion de ces monopoles. C’est précisément la mise en place d’un appareil de domination différencié qui garantit la pleine efficacité du monopole militaire et financier, qui en fait une institution durable. Dorénavant, les luttes sociales n’ont plus pour objectif l’abolition d’un monopole de la domination, mais l’accès à la disposition de l’appareil administratif du monopole et la répartition de ses charges et profits. C’est à la suite de la formation progressive de ce monopole permanent du pouvoir central et d’un appareil de domination spécialisé que les unités de domination prennent le caractère d’États»2.

8Les concepts les plus opérants pour Norbert Elias tournent donc autour de la domination, de la violence et de la fiscalité. Dans ce type de raisonnement, la légitimation est effacée de l’histoire de la naissance de l’État. C’est à l’époque moderne que l’État va chercher à se légitimer au fur et à mesure et que le consentement de la population va être considéré comme un atout pour les États. Ce phénomène s’est surtout déroulé après la révolution française.

Version classique chinoise de la domination étatique

9Avant cependant d’examiner cette évolution des dix dernières générations, tentons de voir chez deux auteurs, Sun Tzu et Machiavel, attentifs au fonctionnement de l’État traditionnel, quelle analyse ils ont pu produire du lien entre la violence et l’État.

10Or, Sun Tzu propose son Art de la Guerre à l’époque qui précède l’installation de l’empire chinois. L’époque des Royaumes Combattants ensanglante comme une violence fondatrice une civilisation qui va s’organiser pour tenter de diminuer les dangers inhérents à la cohabitation d’ambitieux «seigneurs de la guerre»3. Le texte de Sun Tzu apparaît comme fondateur, non d’une religion ou d’une morale – Confucius a déjà enseigné les bases d’un échange vertueux de services interclassiste –, mais de l’efficacité d’un système judiciaire qui occupe une position sociale telle qu’il peut prétendre au monopole de la violence, c’est-à-dire fondateur d’un pouvoir militaire et politique, au même titre que le Livre du Prince Shang, écrit durant la même période troublée.

11En principe, pour Sun Tzu, ce n’est pas en vue d’une recherche de glorification ou par la volonté de grandir et d’écraser les voisins que l’État paie une armée, mais simplement en fonction de la réalité, d’une évidence sur laquelle aucun jugement moral n’est porté, le fait que, sans armée, un État risque de disparaître. Ce risque de disparition n’est pas un accident simplement probable dépendant de la plus ou moins bonne volonté des États voisins mais est inhérent à la nature de l’État laquelle repose sur la puissance et donc sur ses capacités de maintien de l’ordre interne et externe. Aussi, en cette époque, après que Confucius ait proposé une voie très réaliste pour vivre une vie relativement sereine dans un monde sans pitié, la justification de l’étude de la stratégie dans la politique repose-t-elle sur un jugement de fait plutôt que sur un jugement de valeur :

Sun Tzu a dit :

«La guerre est une affaire d’importance vitale pour l’État, la province de la vie et de la mort, la voie qui mène à la survie ou à l’anéantissement. Il est indispensable de l’étudier à fond»4.

12Dans un traité de stratégie, l’auteur s’intéresse principalement aux facteurs de puissance, sans se poser trop de questions théoriques sur les fondements de l’État. Dans le texte rédigé par Sun Tzu, les facteurs de puissance de l’État en guerre apparaissent :

«Le premier de ces facteurs, c’est l’influence morale, le second, les conditions atmosphériques, le troisième, [le terrain, le quatrième,] le commandement et le cinquième, la doctrine»5.

Dans le texte de Sun Tzu, les fondements de la Image1 n’ont aucune prépondérance sur des considérations purement tactiques comme les conditions atmosphériques, les capacités du commandement ou la doctrine militaire, mot qui, d’ailleurs, aurait pu être traduit par «méthode»6.

13Dans l’optique stratégique de Sun Tzu, à l’exception du consentement populaire, ou, pour reprendre ses termes, «du fait que le peuple est en harmonie avec ses dirigeants, de sorte qu’il les suivra à la vie et à la mort sans craindre de mettre ses jours en péril» (Ch. I, v. 4), aucun critère classique occidental de définition de l’État n’apparaît. Ni le territoire, ni la population, ni l’appareil de pouvoir, ni la reconnaissance par les autres États ne définissent un État au sens strict. Ils interviennent dans l’évaluation des facteurs de puissance de l’État, bien sûr, dans le sens où, sans population, il n’y a pas de consensus populaire possible ; sans appareil de pouvoir, il n’y a pas de général ni d’organisation, d’autorité, de promotion des officiers au rang qu’il convient ou de logistique

14L’État dont parle Sun Tzu repose apparemment plus sur la violence que sur une légitimité populaire ; la légitimité dont on ne sait d’où elle vient, semble pourtant manquer au militaire pour prendre et garder le pouvoir tandis que la cohésion à l’intérieur de l’armée se base à la fois sur un système de sanctions et sur une relation de confiance, une identité collective, une motivation commune, un intérêt similaire. Le général, mercenaire engagé pour défendre une patrie avec des conscrits, s’insère dans une société avec ses contraintes économiques, culturelles et politiques. Son statut et celui du Souverain qui lui offre son emploi ne sont pas comparables, l’un occupe la position centrale du pouvoir et l’autre joue le rôle du défenseur du trône. Le texte de Sun Tzu, écrit comme un mode d’emploi de la domination étatique lie donc, dans son pragmatisme, la légitimité à la domination.

Version occidentale moderne de la domination étatique

15À l’époque où Léonard de Vinci, dans la suite de César Borgia, invente des machines de guerre et tente de penser, ou, dit plus justement, tente de calculer, grâce à l’arithmétique et à la géométrie, à la précision du dessin et à la discipline de l’observation, l’efficacité des machines de guerre utiles aux conquêtes, à l’époque où Alberti propose une théorie qui définit l’architecte par sa relation nécessaire à la peinture et à l’arithmétique plutôt qu’à la tradition et à l’accumulation corporative des connaissances7, Galilée expose les conditions d’un raisonnement rigoureux et Nicolas Machiavel pose un regard précis, méthodique, objectif, à la recherche de la vérité et non à la recherche de la consolidation d’un ordre moral, sur l’animal politique, conçu comme matérialiste, comme posant «en principe que le monde matériel perceptible par ses sens est la seule réalité, et qu’en dehors de cette réalité il n’y a rien»8. Les nouveaux définisseurs d’unités et mesureurs de relations interviennent autant dans l’humain, le social, le politique que dans le travail, le matériel, le physique ; et, de même que l’artisan, ce «bricoleur», pour reprendre l’analogie de Lévi-Strauss9, se voit dépossédé de son art par le mécanicien, l’homme de guerre se voit renvoyé au profit de l’homme d’État.

«On dit à tort que la machine remplace l’homme ; en réalité, un homme se substitue à un autre homme, une faculté humaine à une autre»10.

16C’est bien le mouvement qui anime Machiavel. Derrière ses conseils «de principatibus», littéralement : «à propos des principautés» apparaît ce qui pour Lévi-Strauss est la base de tout pouvoir, le consentement, moins ambitieusement pour le florentin, l’absence de haine : «le Prince (...) doit seulement étudier à n’être point haï»11. L’enjeu est de former une nouvelle classe de dirigeants qui devront, bien sûr être capables de faire la guerre, mais dont la tâche comportera d’autres obligations, plus politiques, au sens moderne, moins militaires, des spécialistes et ingénieurs sociaux plutôt que des artisans, bricoleurs du pouvoir à la tête d’une soldatesque rendant toute prévision sociale et politique trop aléatoire. Car le souci de l’accord du peuple trouve sa justification dans l’efficacité qu’il présente pour se maintenir au pouvoir.

17Des différents ouvrages politiques et historiques de Machiavel, les travaux républicains, faisant l’éloge de l’esprit civique et du sentiment de responsabilité dans le destin de la collectivité, constituent la partie la plus nombreuse et loin d’être la moins intéressante in se. Même dans ceux-ci, il reste aussi réaliste qu’il peut dans ses domaines de compétence. La nécessité, pour une collectivité qui veut assurer sa survie, de préparer la guerre éventuelle contre un pouvoir voisin est abordée avec un regard de diplomate habile à mesurer les rapports de force.

«(...) tous les arts que l’on ordonne en une cité pour le bien commun des hommes, toutes les institutions qu’on y fonde pour y faire régner la crainte de Dieu et des lois, ne serviraient de rien si l’on ne créait aussi des armes pour les défendre, lesquelles, si elles sont bien réglées, puissent sauvegarder ces institutions, même plus ou moins déréglées. Et sans l’appui de ces armes, la meilleure police s’écroule bien vite, ni plus ni moins que feraient les logements d’un superbe et royal palais, tout orné fût-il de gemmes et d’or, s’il n’était pas couvert de quelque chose qui le défendît contre la pluie»12.

18Dans son ouvrage le plus célèbre et le plus cynique, où, peut-être malgré lui, délivré qu’il est de toute tâche pédagogique, il tente d’établir un discours sur le pouvoir qui reste cohérent et où il va devoir atteindre des sommets de précision et de prudence dans ce qui apparaît plus comme une dénonciation des mœurs des puissants que comme de véritables conseils pour accéder au pouvoir. Alors que dans l’opuscule qui a donné le sens à l’adjectif qui travestit et popularisa son nom, il prône un matérialisme historique tout à fait distant du style de l’époque, si l’on excepte les pamphlets du type Éloge de la Folie ou Pantagruel L’analogie de ton, par l’utilisation dans ces ouvrages, au choix du lecteur, soit d’un point de vue égoïste pratique, soit de l’humour au deuxième et troisième degré, même s’il est plus fin chez le toscan, ne s’impose pas à première lecture. Mais la lecture classique, au premier degré, du travail du diplomate florentin a tant influencé la pensée politique ultérieure, avec quelques siècles de retard, qu’il semble autorisé, en début de recherche, de le lire pour ce qu’il dit et non pour ce qu’il occulte.

19Sun Tzu s’adressait à un occupant légitime du pouvoir et affectait de croire ou croyait que le pouvoir militaire ne permettait pas de prendre le pouvoir politique qui semblait d’une autre essence. Machiavel, plus impertinent, signale à celui à qui il dédie son livre, que le pouvoir militaire se trouve au cœur du pouvoir politique et permet même à quelqu’un de basse extraction, par exemple un descendant de banquier, d’accéder au pouvoir réservé ailleurs aux aristocrates et à Florence à la République. Le contrôle de l’armée est primordial pour occuper le pouvoir et détermine l’occupation et l’accession au sommet de la société. Le pouvoir politique doit donc garder en main le pouvoir militaire, dit le diplomate, contrairement à ce que disait le général chinois.

«Un Prince ne doit avoir autre objet ni autre penser, ni prendre autre matière à cœur que le fait de la guerre et l’organisation et discipline militaires, car c’est le seul art qui appartienne à ceux qui commandent, ayant si grande puissance que non seulement il maintient ceux qui sont de race Princes, mais bien souvent fait monter à ce degré les hommes de simple condition…»13.

«(…) savoir si un Prince a si grand État qu’il puisse en un besoin suffire à sa défense ou bien s’il lui faut toujours recourir à la protection d’autrui»14.

«(…) c’est un Prince ou une République qui fait la guerre. Le Prince doit y aller lui-même en personne et faire le devoir de bon Capitaine ; une République enverra de ses citoyens…»15.

20Le pouvoir est avant tout au bout du fusil, soit, mais à qui le soldat qui tient le fusil obéit-il ? Peut-il menacer sans arrêt le civil sans que son pouvoir ne s’émousse, autrement dit, quel est le prix de la mort pour le menacé ?

21Le contrôle militaire permanent d’une population n’est pas possible et en cas de tentative de renversement ou d’invasion, la légitimité du pouvoir en place ne peut se contenter d’être passive. Le Prince qui est accepté sans plus, dont le peuple n’est pas proche mais subit la présence simplement sans récriminer, tombera si le peuple n’a pas intérêt à le défendre parce qu’il l’aime ou pour une raison plus matérielle qui le pousse à l’aimer :

«Car on peut dire généralement une chose de tous les hommes : qu’ils sont ingrats, changeants, dissimulés, ennemis du danger, avides de gagner ; tant que tu leur fais du bien, ils sont tout à toi,…»16.

«(…) car les hommes oublient plus tôt la mort de leur père que la perte de leur patrimoine»17.

22Les deux pôles du pouvoir sont en place et leur relation dialectique est décrite, l’un ayant besoin de l’autre pour se maintenir au pouvoir, mais cherchant par ce pouvoir, à le dominer et l’autre tentant de faire un choix dans les moments de basculement ou d’instabilité du régime, en fonction de leur intérêt de dominés.

23Quels sont les facteurs intervenant pour fonder une légitimité relativement stable ? Nous les trouvons dans les précautions que le Prince doit prendre quand il envahit un domaine afin de s’en rendre maître.

«Le conquérant de cette sorte d’État, s’il veut rester en leur possession, doit prendre garde à deux choses : l’une, que l’ancienne race de leur Prince soit éteinte, l’autre de n’innover en rien en leurs lois et impôts»18.

«Mais quand on gagne des États sur une nation différente de langage, de coutumes et de gouvernement, il y a là de l’affaire…»19.

24Malgré ce qu’il a dit plus haut sur l’instabilité du peuple, la première considération de l’envahisseur doit porter sur le système de succession légitime qui peut toujours le menacer d’un retour probable ; ici, nous semblons tourner en rond : le premier critère de légitimité politique, c’est la légitimité politique ! Guy Hermet pourrait se réjouir de ce qui, pour lui ne serait pas une tautologie, mais l’affirmation de la spécificité du politique, «simple forme de sacralisation (…) de l’obéissance des gouvernés aux gouvernants»20. Après l’occupation temporelle du pouvoir, le deuxième facteur évoqué est celui du fonctionnement du système de régulation des conflits internes et l’intérêt économique des sujets. Mais ces conditions supposent que la nation soit homogène quant à la langue, les coutumes et le gouvernement. Dans le cas contraire, l’identité collective manque et il n’y a ni peuple ni nation.

25Chez Machiavel aussi la légitimation et la domination étatique sont liées. Comme le sage chinois, le diplomate florentin était parti de la question de la domination et n’avait pu éviter la question de la légitimité. Ainsi, ils rejoignent Max Weber qui avait lié les deux faces de la médaille étatique. La définition éliassienne de l’État, en faisant l’économie de la légitimité, permet d’avoir moins de problème empirique de vérification du fait politique de base que constitue l’existence de l’appareil étatique. Mais la concurrence entre les États européens va montrer l’efficacité de la démocratie. «Aux armes citoyens !» est un chant qui illustre qu’on défend mieux un pays où on est reconnu comme électeur qu’un pays où on est un sujet enchaîné.

L’institution de la représentation

26Les révolutions démocratiques vont imposer le système électoral et le principe de la représentation : on ne peut pas être soumis à des règles qu’on n’a pas eu l’occasion d’accepter ou de refuser. Ces citoyens modernes, d’abord riches bourgeois puis, à la suite de luttes populaires, ouvriers dans les pays industrialisés, vont faire naître une nouvelle idéologie, la démocratie. C’est la «grande transformation» du monde contemporain.

Les élections dans leurs contextes

27Dans la logique contemporaine, on attribue une qualité particulière aux systèmes représentatifs. Ces dispositifs institutionnels furent inventés dans les pays les plus développés entre 1760 et 1790, en Angleterre puis aux États-Unis et ensuite en France. On peut définir des dispositions par les quatre règles suivantes :

«les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers» ;

«les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis des volontés des électeurs» ;

«les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants» ;

«les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion»21.

28Le régime représentatif présente une efficacité et une attractivité tout à fait remarquable. C’est ainsi qu’un des chantres de ce système a pu constater l’effet de séduction que ce système exerce sur les sociétés du siècle dernier. «Parmi les divers types de régime qui sont apparus au cours de l’histoire des hommes, depuis les monarchies et les aristocraties jusqu’aux théocraties et aux dictatures fascistes et communistes de notre siècle, la seule forme de gouvernement qui ait survécu intacte jusqu’à la fin du XXe siècle a été la démocratie libérale. […] C’est-à-dire que pour une très large partie du monde, aucune idéologie à prétention universelle n’est actuellement en position de rivaliser avec la démocratie libérale, aucun principe universel de légitimité avec la souveraineté du peuple»22 écrivait Fukuyama peu après la chute de l’Union soviétique. Les élections ne constituent donc pour Bernard Manin qu’un des quatre principes des systèmes représentatifs.

Pourquoi les démocraties fonctionnent ?

29Le dernier livre du Prix Nobel d’Économie en 1998, Amartya Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, illustre les fonctions de la démocratie et, clairement, comme pour Bernard Manin, la démocratie n’est pas limitée à l’institution du vote et des élections mais à un débat public. Quelques idées fortes balisent sa réflexion :

«Premièrement, la liberté politique fait partie de la liberté de l’homme en général, et l’exercice des droits civiques et politiques, un point crucial dans une vie satisfaisante pour les individus et les corps sociaux. La participation à la vie politique et sociale a une valeur intrinsèque pour la vie humaine et le bien-être des personnes. C’est une privation majeure que d’être empêché de participer à la vie politique de la communauté.

Deuxièmement, comme je viens de le montrer (en rejetant la thèse selon laquelle la démocratie est en conflit avec le développement économique), la démocratie a une valeur instrumentale ou pratique importante, en amplifiant l’écoute accordée aux gens lorsqu’ils expriment et défendent leurs revendications à l’attention des politiques (y compris revendications pour des nécessités économiques).

Troisièmement […] la politique de la démocratie une chance d’apprendre les uns par les autres, et aide la société à donner forme à ses valeurs et à ses priorités. Même l’idée de "besoins", qui inclut la compréhension des "besoins économiques", requiert une discussion publique et un échange d’informations, de points de vue et d’analyses. Dans ce sens, la démocratie a une fonction constructive, qui s’ajoute à sa valeur intrinsèque pour la vie des citoyens et à son importance instrumentale dans les décisions politiques. La revendication de la démocratie à être considérée comme valeur universelle doit prendre en compte tous ces multiples aspects23».

30On voit que les analyses les plus précises des systèmes représentatifs mettent en évidence les éléments qui entourent les élections et non les élections elles-mêmes, spécifiquement la liberté d’expression et la dynamique du débat public.

Conclusions

31Nous avons tenté de voir, avec quelques auteurs importants en science politique, les priorités d’un programme de démocratisation d’une société.

32D’abord, il faut construire un État, unifier une armée capable de protéger les citoyens et la collectivité contre les agressions internes et externes. Ensuite, mais c’est une postériorité logique et non nécessairement chronologique, il faut bâtir une démocratie, c’est-à-dire un système de pouvoir où les dirigeants puissent être changés quand le peuple les trouve inopérants, insatisfaisants. Pour ce faire, il faut une liberté d’expression des points de vue qui permet de construire au fur et à mesure une culture du débat, une logique de construction d’un discours qui prenne en compte le discours de l’autre.

33Nous avons convoqué des auteurs allemands, chinois, néerlandais, italiens pour expliquer l’État. Quant à la démocratie, nous avons interpellé des auteurs français, nippo-américains et indiens pour insister sur les conditions de faisabilité des élections dans la sécurité.

34Avril 2005

Notes

1  Weber (M.), Économie et société, t. 1. Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 1995, p.  97.
2  Elias (N.), La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p. 26.
3  Girard (R.), La violence et le Sacré, Paris, Grasset, 1972.
4  Ibidem, p. 95 (Chapitre I, «Approximations», verset 1).
5  Ibidem, p. 96 (Chapitre I, verset 3); «Chang Yu : "L’ordre d’énumération ci-dessus est parfaitement clair. Lorsque des troupes sont levées pour châtier des fautifs, le conseil du temple apprécie d’abord la bienveillance des princes et la confiance de leurs peuples, ensuite l’opportunité de la saison et enfin, les difficultés topographiques. Après une délibération approfondie sur ces trois points, un général est désigné pour lancer l’attaque. Une fois que les troupes ont franchi les frontières, la responsabilité de la loi et du commandement incombe au général"». (Nous avons corrigé une erreur d’impression dans le texte et nous soulignons).
6  Ibidem, p. 96, note 4.
7  Moscovici (S.), Essai sur l’histoire humaine de la Nature, Paris, Flammarion, 1977, p. 235.
8  Giono (J.), «Préface», in Machiavel, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1952, p. XIII.
9  Levi-Strauss, (C.), La Pensée Sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 27.
10  Moscovici (S.), op.cit., p. 257.
11  Machiavel (N.), «Le Prince», in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1952, p. 341.
12  Machiavel (N.), «L’art de la guerre », in op.cit., p. 723.
13  Ibidem, p. 332.
14  Ibidem, p. 320.
15  Ibidem, p. 325.
16  Ibidem, p. 339.
17  Ibidem, p. 340.
18  Ibidem, p. 293.
19  Ibidem, p. 293.
20  Hermet (G.), Le peuple contre la démocratie, Paris, Fayard, 1989, p. 207.
21  Manin (B.), Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1996, p. 17-18.
22  Fukuyama (F.), La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, p. 70.
23  Sen (A.), La démocratie des autres, Paris, Manuels Payot, 2005, p. 65-66.

Pour citer cet article

Dr Pierre Verjans, «La sécurité pour des élections libres et transparentes», Fédéralisme Régionalisme [En ligne], Volume 5 : 2004-2005 - La IIIe République Démocratique du Congo, URL : https://popups.uliege.be/1374-3864/index.php?id=691.

A propos de : Dr Pierre Verjans

Chargé de cours adjoint à l’Université de Liège