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- Volume 8 : 2008
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Fédérations multinationales et coordination multi-niveaux.
Comparaison des mécanismes de participation régionale à la politique européenne en Allemagne et en Espagne
Résumé
Comment expliquer le recours extensif au bilatéralisme dans les relations intergouvernementales (RIG) au sein des États multinationaux ? En étudiant le fédéralisme multinational sous l’angle des jeux d’acteurs, cet article contribue à sa compréhension comme système d’action et enrichit l’étude des RIG par la mise en évidence de nouveaux facteurs structurants. Il montre que l’hétérogénéité caractérisant l’ensemble des entités fédérées favorise le développement de relations individualisées avec l’État fédéral. La démonstration repose sur une comparaison de l’adaptation des RIG espagnoles et allemandes à l’intégration européenne. Les négociations au Conseil de l’Union européenne exigent une position nationale claire et unique, indépendamment du nombre d’acteurs dont les compétences sont concernées dans l’ordre interne. Cette exigence oriente les acteurs nationaux vers un mécanisme multilatéral de participation des entités fédérées à la politique européenne. Alors que le recours au multilatéralisme n’a pas même été questionné en Allemagne, l’Espagne peine à l’intégrer à son système basé sur le bilatéralisme. Le recours au mode d’organisation territorial, notamment au fédéralisme asymétrique et dual, et au multinationalisme permet d’expliquer ces difficultés.
Table des matières
Introduction
1Cet article s’intéresse à la coordination entre les différents niveaux territoriaux dans le cadre étatique1. Comment expliquer le recours extensif au bilatéralisme dans les relations intergouvernementales (RIG) au sein des États multinationaux ? Par État multinational, on comprend un État où se superposent une ethnie majoritaire et une ou plusieurs ethnies minoritaires d’importance significative2. La question de recherche porte donc sur la manière dont cette configuration d’acteurs influence la structure des relations entre les entités fédérées3 et l’État fédéral. Les États multinationaux recourent davantage à des mécanismes de coordination bilatéraux que les pays ethniquement plus homogènes, lesquels privilégient des mécanismes multilatéraux. Cette étude montre comment l’hétérogénéité caractérisant les entités fédérées d’un l’État multinational favorise le développement de relations individualisées avec l’État fédéral. Le fédéralisme multinational est traditionnellement lié aux questions de régionalisme et de statut territorial. En l’étudiant sous l’angle des jeux d’acteurs, cet article contribue à sa compréhension en tant que système d’action. Il approfondit également l’étude des RIG par la distinction entre bilatéralisme et multilatéralisme et la découverte de nouveaux facteurs structurants.
2Les cas d’étude réalisés consistent en une comparaison des institutions de coordination développées par l’Allemagne et l’Espagne dans le cadre de la politique européenne. La politique européenne est choisie pour la pression particulière qu’elle exerce sur les États fédéraux concernant leurs relations avec les entités fédérées. Là où ces dernières possèdent des compétences législatives, le transfert de compétences à l’Union européenne (UE) peut s’avérer problématique dès lors qu’il atteint les compétences des entités fédérées. Celles-ci, ne participant pas au processus de prise de décision européen se voient alors confisquer l’exercice effectif de leurs compétences au bénéfice de l’État qui les récupère via sa participation au Conseil de l’UE. Comme l’UE ne reconnait que les États, le problème est ramené en interne. C’est aux États de s’arranger avec leurs entités fédérées ; il leur faut se coordonner avec elles pour déterminer une position nationale qui tienne compte de leur avis, à défendre ensuite au Conseil de l’UE4. En outre, la nécessité de formuler une position nationale unique au Conseil de l’UE exerce une pression sur le mode de coordination à adopter en interne. Alors que le multilatéralisme permet le regroupement d’un ensemble d’acteurs derrière une décision unique ; le bilatéralisme (dès lors qu’il implique plus de deux acteurs) ne produit qu’une superposition de différentes décisions. La politique européenne presse donc les États fédéraux et leurs entités fédérées à se coordonner suivant un modèle multilatéral.
3Cette pression est similaire pour tous les États membres fédéraux ou quasi fédéraux de l’UE. Pourtant les solutions institutionnelles varient suivant les États. La différence observée des poids respectifs du bilatéralisme et du multilatéralisme dans la coordination multi-niveaux s’explique alors par le caractère multinational ou non de l’État considéré. Alors que l’Espagne multinationale doit illustrer l’hypothèse de manière positive, l’Allemagne, dont la population en termes ethniques est largement homogène5, doit l’illustrer a contrario. Cet article se base essentiellement sur des sources secondaires. La première partie de l’article présentera les principaux concepts utilisés et les facteurs intervenant dans le développement du bilatéralisme. Les deuxième et troisième parties traiteront respectivement des cas allemand et espagnol.
1. Multinationalisme, fédéralisme et bilatéralisme
4Cet article montre que le multinationalisme, compris comme configuration d’acteurs, est le principal facteur de bilatéralisme. Toutefois le lien entre multinationalisme et bilatéralisme n’est pas direct ; des éléments structurels interviennent dans le processus qui les relie. Car les RIG se développent dans le cadre d’une organisation territoriale. Celle-ci constitue à la fois une base structurelle pour le développement de nouvelles institutions et un ensemble de contraintes et opportunités avec lesquelles les acteurs doivent composer.
1.1. RIG et fédéralisme : Présentation des concepts
5Les RIG peuvent prendre plusieurs formes et être distinguées selon plusieurs critères, notamment selon le type d’acteur qu’elles impliquent, selon leur caractère horizontal (entre entités fédérées) ou vertical (entre entités fédérées et État), selon les règles qui régissent la prise de décision en leur sein et selon le caractère contraignant ou non de leurs décisions6. En proposant une classification des RIG selon leur caractère bilatéral ou multilatéral, cet article constitue un apport original aux études des RIG. La coordination peut être effectuée majoritairement dans des enceintes multilatérales, via une négociation globale impliquant l’État fédéral et l’ensemble des entités fédérées. Ce cas de figure permet la formation de coalitions et renforce la position des entités fédérées par rapport à l’État fédéral. Dans l’autre cas, la coordination passe par la négociation bilatérale : l’État fédéral négocie avec les entités fédérées une à une. De manière générale, celles-ci sont alors dans une position de faiblesse par rapport à l’État quoique la force de négociation des entités fédérées varie fortement. L’issue des négociations est donc souvent inégale d’une entité fédérée à l’autre.
6Le mode d’organisation territoriale est utilisé comme variable intermédiaire entre multinationalisme et bilatéralisme. Il se décline en deux axes, deux continuums dont les extrémités sont des idéaux organisationnels. Le premier correspond à l’opposition entre fédéralisme dual et fédéralisme coopératif. Le fédéralisme dual correspond à une nette séparation des pouvoirs entre les niveaux fédéral et fédéré, de sorte que chaque niveau puisse fonctionner de manière indépendante de l’autre. Dans le fédéralisme coopératif, la méthode de répartition des pouvoirs lie les niveaux fédéral et fédéré qui, rendus interdépendants, sont amenés à coopérer pour agir. Le deuxième axe correspond aux modèles de fédéralisme asymétrique et fédéralisme symétrique. Dans un système fédéral symétrique, tous les composants du système ont la même relation à l’autorité centrale, notamment en termes de division des compétences, de représentation et de participation aux activités fédérales7. À l’inverse, le fédéralisme asymétrique renvoie à la différentiation des statuts et droits des différents composants d’un système fédéral8.
1.2. Fédéralisme asymétrique et dual : pivot entre multinationalisme et bilatéralisme
7L’intervention du type de fédéralisme dans l’équation permet de lier multinationalisme et bilatéralisme dans un raisonnement en deux temps. Premièrement, le multinationalisme pousse une organisation fédérale à répartir les compétences de manière asymétrique et duale. Deuxièmement, le développement de RIG bilatérales est favorisé par une organisation fédérale asymétrique et duale (voir figure 1).
Figure 1 : Le rôle pivot de l’asymétrie et du dualisme entre multinationalisme et bilatéralisme
8La littérature sur le fédéralisme asymétrique distingue deux niveaux d’asymétrie : l’asymétrie de fait renvoie à des différences entre entités fédérées de nature culturelle, socio-économique ou politique. L’asymétrie constitutionnelle décrit une situation où certaines entités fédérées jouissent de plus d’autonomie que d’autres9. L’asymétrie de fait conduit souvent à une asymétrie constitutionnelle. Ceci est d’autant plus vrai dans un cas de multinationalisme, qui constitue une asymétrie de fait particulièrement saillante. La présence de nationalismes régionaux minoritaires est souvent à l’origine de différentes aspirations qui sous-tendent les processus de décentralisation et explique pourquoi certaines entités fédérées revendiquent plus d’autonomie que d’autres ou un statut particulier10. En outre, indépendamment du degré de décentralisation désiré, les nations minoritaires revendiquent souvent l’asymétrie pour elle même car elle permet la reconnaissance symbolique de leur statut de nation11. Enfin, l’asymétrie constitutionnelle est également activement défendue par une partie de la littérature comme la meilleure façon d’accommoder les diverses nationalités au sein d’un même État12. On peut donc considérer le multinationalisme comme un facteur d’asymétrie.
9Par ailleurs, les entités fédérées dont la population correspond à une ethnie minoritaire aspirent généralement à l’autonomie13 et tendent à manifester de la résistance face à la règle venant de l’extérieur, souvent perçue comme imposée14. Elles cherchent donc à bénéficier des responsabilités à la fois législatives et administratives dans certains secteurs bien définis. Ce modèle de répartition des compétences leur garantit plus d’autonomie que celui qui, pour un même secteur, distribue les compétences législatives et administratives à deux niveaux différents. Le résultat est un modèle à tendance duale qui permet aux entités fédérées et à l’État fédéral de conduire leurs activités avec relativement peu d’interactions15. Le multinationalisme est donc également un facteur de dualisme.
10D’un autre côté, les deux principales voies de représentation des entités fédérées au niveau fédéral sont la seconde chambre du parlement fédéral et les réunions inter-exécutifs (formelles ou informelles). Dans la plupart des cas, la seconde chambre n’est pas véritablement en mesure de remplir ce rôle. Par contre, les réunions intergouvernementales sont très développées dans tous les pays fédéraux et comblent les faiblesses de la coordination législative. Lorsque certaines questions n’intéressent pas toutes les entités fédérées, il arrive que, au lieu de viser une prise de décision collective, les gouvernements centraux et les entités fédérées utilisent des méthodes bilatérales ou de coopération multilatérale limitée (n’impliquant que quelques entités fédérées). C’est principalement le cas dans les fédérations asymétriques16. Compte tenu de la diversité des intérêts et des ressources entre entités fédérées, les négociations intergouvernementales se font sur mesure. Ce mode de négociation convient particulièrement aux entités fédérées les plus revendicatives qui n’ont pas intérêt à voir leurs demandes diluées dans une négociation globale17. Par conséquent, le fédéralisme asymétrique engendre du bilatéralisme.
11Le fédéralisme dual, en limitant l’interdépendance entre les niveaux territoriaux, limite les besoins de coopération entre l’État et les entités fédérées18. On peut alors imaginer que de tels États n’aient pas prévu dans leur constitution d’institutions de coordination très développées comme c’est le cas dans les fédérations les plus coopératives. Lorsque le besoin de coordination apparait, il est plus probable qu’il soit satisfait au cas par cas, au fil des problèmes soulevés. Les voies plus souples comme les accords intergouvernementaux sont alors les plus adaptées. Ce type de coordination flexible et relativement peu systématique laisse plus de possibilités institutionnelles, ce qui ouvre la porte au bilatéralisme. A contrario, lorsque les voies de coordination sont déjà désignées constitutionnellement, implantées dans la structure et la pratique d’organisation territoriale, la marge de manœuvre pour réformer le modèle est plus réduite. Si le fédéralisme dual ne pousse pas de manière directe vers la coordination bilatérale, il représente une absence d’obstacles structurels à son développement, auquel il contribue donc indirectement.
2. L’Allemagne
2.1. Un modèle de fédéralisme coopératif
2.1.1. Une répartition des compétences facteur d’interdépendance et de coopération
12Dans la rédaction de la Loi fondamentale allemande qui suivit la Seconde Guerre mondiale, les pouvoirs du niveau fédéré ont été conçus pour empêcher la réémergence d’un État central fort19. Dans une perspective de contre-pouvoir, le maître mot était donc interdépendance, laquelle fut réalisée au moyen d’une répartition fonctionnelle des compétences. Le pouvoir législatif est concentré au niveau fédéral et les Länder sont en charge de l’essentiel de l’exécution et de l’administration. En contrepartie, ils participent au processus législatif fédéral via le Bundesrat (deuxième chambre du Parlement)20.
13L’exercice conjoint du pouvoir législatif fédéral amène le Bund et les Länder à un grand degré d’interaction et de coopération, ce qui vaut à l’Allemagne d’être souvent citée comme un exemple de fédéralisme coopératif21. Le système allemand s’appuie en effet sur un grand nombre d’institutions formelles et informelles de coopération intergouvernementale horizontale (entre Länder) et verticale (entre les Länder et le Bund) caractérisées par la négociation multilatérale et la culture du consensus22.
2.1.2. Des RIG essentiellement multilatérales
14Le pilier du fédéralisme coopératif allemand est le Bundesrat. Il est composé des délégués des gouvernements des Länder et jouit d’un pouvoir considérable dans l’élaboration de la législation fédérale. Il a le droit d’initiative législative et peut opposer son veto sur de nombreux sujets23. Son accord est nécessaire pour plus de soixante pourcents des lois24.
15La culture institutionnelle dans les relations intergouvernementales se caractérise par l’importance du consensus et de la négociation multilatérale. Au Bundesrat, la règle est la majorité, mais les accords politiques qui préparent les votes témoignent d’un effort de recherche de consensus. Et dans beaucoup de négociations Bund-Länder, la plupart des décisions se prennent à l’unanimité, même là où les règles formelles permettent la majorité. Les Länder ont par ailleurs une attitude loyale entre eux. Les situations où l’un s’allie avec le Bund, laissant de côté les autres Länder pour préserver son propre intérêt, sont exceptionnelles.
2.2. Élargissement des rapports d’interdépendance et multilatéraux à la politique européenne
16Le transfert de compétences à l’UE a eu un effet centralisateur. Comme la politique internationale relevait exclusivement du Bund, les compétences purent être transférées à l’UE sans consultation du Bundesrat. Le Bund bénéficiait alors de l’exercice de ces compétences via sa participation au Conseil de l’UE, qui restait hors de portée des Länder, y compris dans leurs domaines de compétence exclusifs. Les années 60 et 70 avaient déjà été témoins de plusieurs mouvements de centralisation des compétences en Allemagne, obtenus par le Bund en échange d’une participation accrue des Länder à la politique fédérale par le biais du Bundesrat. Au fil des réformes constitutionnelles, cette dynamique a renforcé l’interdépendance des différents niveaux dans l’exercice conjoint des compétences fédérales. Les Länder ont progressivement négocié un élargissement de ce schéma d’évolution des compétences à leur participation à la politique européenne, en partie grâce au rôle moteur joué par ceux dont les ressources permettaient d’investir ces questions en profondeur, principalement les grands Länder de l’Ouest.
17Le Länderbeobachter (l’observateur des Länder) est créé en 1956 par un accord informel (il sera institutionnalisé en 1987). Il assiste aux réunions du ministre fédéral des Affaires économiques qui préparent la position de négociation de l’Allemagne au Conseil de l’UE en tant que membre de la délégation allemande. Il reçoit toutes les informations du Conseil de l’UE en même temps que les États membres et les transmet aux Länder et au Bundesrat25.
18En 1957, la loi de ratification du Traité de Rome prévoit l’obligation pour le Bundestag d’informer le Bundesrat sur les processus législatifs européens et de tenir compte de ses recommandations. C’est le Zuleitungsverfahren (la procédure d’information). La quantité d’informations transmises au Bundesrat s’est développée avec le temps et dans de nombreux cas, l’avis du Bundesrat a été suivi par le Bundestag. Toutefois, cette procédure ne garantissait pas que le texte négocié au Conseil de l’UE n’ait pas subi de modifications de dernière minute dont le Bundesrat n’ait pas été averti. Enfin les moyens d’action du Bundesrat restent limités : le flux d’informations dépendait du bon vouloir du gouvernement fédéral et la situation du Bundesrat n’allait guère plus loin que celle d’un observateur passif26.
19Les négociations se poursuivent et amènent en 1979 le Länderbeteiligungsverfahren (procédure de participation des Länder). Cette procédure concerne les compétences exclusives des Länder. Le volet interne comprend l’obligation fédérale d’informer les Länder de toutes les initiatives communautaires affectant leurs compétences exclusives. Les Länder peuvent alors formuler des recommandations, qui doivent recueillir l’unanimité des voix. Le gouvernement fédéral ne peut s’éloigner de ces recommandations que pour des raisons irréfutables affectant les objectifs de politique étrangère et d’intégration. Le volet externe de l’accord permet à deux représentants des Länder de participer aux corps consultatifs de la Commission et du Conseil de l’UE. Une participation active en matière de politique européenne est enfin reconnue aux Länder dans le domaine de leurs compétences exclusives. Cette avancée est pourtant de portée très limitée. L’exigence d’unanimité au stade de la coordination horizontale compromet l’effectivité de la procédure27. Entre 1979 et 1986, seulement une des trente-sept recommandations formulées a pu être transmise au gouvernement fédéral28.
20Au moment de ratifier l’Acte unique européen, le Bundesrat a utilisé son droit de veto pour négocier des droits de participation plus conséquent. Les Länder n’ont pas obtenu satisfaction pour toutes leurs revendications, mais le Bund s’est ouvert à la participation des Länder en reconnaissant que la politique européenne ne faisait plus partie de la politique étrangère traditionnelle. Le Bundesratsverfahren (procédure du Bundesrat), qui apparaît donc en 1986, oblige le gouvernement fédéral à informer le Bundesrat sur toutes les questions qui touchent les intérêts des Länder. Dans les domaines de compétence exclusive des Länder ou touchant un de leurs domaines essentiels, le Bundesrat peut émettre des recommandations formelles dont le gouvernement fédéral ne peut s’éloigner que pour des raisons irréfutables liées à des objectifs de politique étrangère ou d’intégration. Dans ces cas là, les représentants des Länder peuvent participer aux négociations dans les institutions européennes29. La procédure du Bundesrat représente un pas important qui va plus loin que la procédure d’information car les recommandations sont contraignantes pour le Bund. Il est aussi plus efficace que la procédure de participation des Länder car il repose sur le Bundesrat et l’utilisation de la majorité dans la phase de coordination horizontale.
21Au moment de ratifier le Traité de Maastricht, les Länder répètent la stratégie de 1986 et s’appuient sur la menace du veto pour obtenir une compensation adéquate à l’européanisation de leurs compétences. Ils réclament un droit constitutionnel de co-détermination de la formulation de la position allemande et sa représentation dans les négociations européennes. L’entreprise est couronnée de succès et délivre le nouveau «Europa-Artikel»30 en 1993. Les Länder bénéficient désormais de pouvoirs de codétermination entiers et contraignants, y compris dans les compétences fédérales dès lors que les intérêts des Länder sont affectés. Le transfert des compétences des Länder et du Bund nécessite la majorité des deux tiers du Bundesrat, dont l’accord est également indispensable à la ratification de chaque changement de traité de l’Union. Sur le volet externe, cette loi fournit la base légale à un contact direct des Länder avec les institutions européennes. Là où il s’agit d’une compétence exclusive des Länder, la délégation allemande au Conseil de l’UE est dirigée par un représentant des Länder. Enfin, le droit des Länder à participer aux groupes de travail du Conseil de l’UE et aux comités de la Commission est formalisé. Avant cette loi, cette participation, informelle, était largement dépendante de la bonne volonté du gouvernement fédéral31.
22Les Länder ne sont pas parvenus immédiatement à obtenir du Bund une compensation par la participation en interne à la prise de décision. Dans un premier temps l’européanisation a donc profité au Bund au détriment des Länder32. Mais au moment de la ratification de l’Acte unique et du Traité de Maastricht, leur droit de veto dope leur pouvoir de négociation. Ils obtiennent alors des avancées significatives leur permettant d’aligner leur participation à la politique européenne au niveau de leurs compétences exclusives et leur participation à la législation fédérale. Le mode de coordination ainsi établi reproduit les caractéristiques d’interdépendance et de multilatéralisme propres au fédéralisme allemand.
2.3. La réforme du fédéralisme allemand de 2005
23Ce modèle de fédéralisme coopératif, pour idéal qu’il puisse paraître, n’est pas sans problème. L’étendue des pouvoirs du Bundesrat face à ceux du Bundestag a contribué à rigidifier l’activité législative du pays. Cette situation était particulièrement problématique lorsque la majorité au Bundesrat correspondait à l’opposition au Bundestag et au gouvernement. La procédure législative était alors utilisée dans le cadre d’une opposition entre partis politiques et a entraîné le blocage d’un grand nombre de réformes importantes. Le problème finit par atteindre une telle ampleur sous la législature de 1999 que le besoin de réforme devint évident. La réforme du fédéralisme allemand fut donc une sorte d’échange : il s’agissait d’un côté de relativiser le pouvoir de veto du Bundesrat et de l’autre, de redistribuer les compétences législatives correspondantes aux Länder. Cette dévolution pris la forme d’un Abweichungsrecht (droit de s’écarter) des Länder. Ceux-ci ont désormais, dans les domaines concernés, le droit de compléter, d’élargir ou de modifier une norme fédérale préexistante. Le Abweichungsrecht a donc pour fonction de réguler l’usage de compétences concurrentes entre les Länder et le Bund. Les Länder puissants économiquement étaient en faveur de ce mécanisme, moins intéressant pour les Länder plus faibles dont les modestes ressources limitent les possibilités. Ces derniers sont donc susceptibles de moins faire usage du Abweichungsrecht que les plus forts. C’est pourquoi d’aucuns parlent d’asymétrie dans la réforme du fédéralisme allemand33. Toutefois, contrairement à l’usage classique du terme, cette asymétrie, ne porte pas sur la distribution des compétences mais sur leur usage.
24Les mécanismes de coopération en matière européenne étaient également à l’agenda des réformes. Le modèle de participation des Länder avait pour principal défaut de limiter la flexibilité allemande dans la poursuite des négociations au Conseil de l’UE, où il faut être capable de conclure des package deals rapidement. Ce n’était pas le cas de l’Allemagne compte tenu du nombre d’acteurs dont l’accord préalable était nécessaire. L’affaiblissement de l’Allemagne dans les négociations était réel : elle dût s’abstenir de voter dans de nombreux cas. Les deux principaux acteurs, les Länder et le Bund, s’accordaient certes sur la nécessité de réformer le modèle, mais pas sur la manière de le faire. C’est pourquoi les négociations n’ont abouti qu’à des changements mineurs. Le Bund voulait rationnaliser le mécanisme en réduisant l’influence des Länder, lesquels prétendaient l’améliorer en consolidant leur participation. Le compromis s’est donc retrouvé très proche du statu quo34. Compte tenu des intérêts des acteurs, un changement en profondeur n’aurait été possible qu’en accédant aux revendications maximales de l’un au détriment de l’autre.
2.4. Path dependency de la politique européenne
25Le développement progressif du système de participation des Länder à la politique européenne a reproduit le trait caractéristique du fédéralisme allemand : l’imbrication des niveaux de pouvoirs. Plusieurs facteurs ont concouru à cette évolution. Les caractéristiques de la négociation européenne qui exigent une position nationale claire amène les acteurs concernés à coopérer et à se rassembler derrière cette position nationale unique. Face à cette contrainte, la coordination multilatérale représentait la meilleure solution pour l’ensemble des acteurs. Du point de vue structurel, cela n’a pas posé de grande difficulté : il a suffit d’élargir les mécanismes fédéraux allemands pré-existants à la politique européenne. Par ailleurs, l’antécédent historique créé par l’élargissement des pouvoirs du Bundesrat en compensation d’une centralisation des compétences au niveau fédéral constituait, pour les Länder, un exemple de stratégie de négociation à suivre. Enfin, l’existence même du Bundesrat comme institution centrale de coordination intergouvernementale en faisait une place toute désignée pour installer la coordination en matière européenne. Les structures existantes ont donc, de diverses manières, constitué un support pour les revendications des Länder. En cela elles ont été déterminantes dans l’élaboration du système de participation des Länder.
26Douze ans plus tard, la remise en question de la structure fédérale allemande n’a pas influencé le système de participation des Länder à la politique européenne, dont la remise en cause était due à d’autres facteurs. Le problème général de la codécision législative était l’incapacité à coopérer malgré l’interdépendance. Dans le cas de la politique européenne, la coopération en interne ne présentait pas de tels blocages. Le problème était le manque de réactivité de ce système face aux exigences du Conseil de l’UE. Les deux réformes ont donc pris des chemins différents. Or, un changement institutionnel important n’est réalisable que si la configuration des acteurs et de leurs intérêts le permet. C’était le cas pour la réforme générale du fédéralisme avec l’adoption du Abweichungsrecht. Dans le cas de la politique européenne, l’antagonisme des positions des deux acteurs principaux relatives à la manière dont il fallait réformer le système de coordination n’a pas permis de dépasser le statu quo.
3. L’Espagne
3.1. Les RIG dans l’État espagnol multinational des autonomies
27Le hecho diferencial (fait différentiel) est au cœur du modèle espagnol des autonomies35. Dans cet État multinational, les Communautés autonomes dites historiques (Catalogne, Pays basque, Galice et Andalousie) mettent en avant leur spécificité, le hecho diferencial, pour obtenir un statut particulier. Elles négocient avec l’État central l’octroi de plus de compétences. De l’autre côté, l’État central, soucieux de maintenir l’unité du pays, préfère niveler les différences et approfondit le processus de décentralisation en élargissant certains des privilèges accordés aux autres Communautés autonomes, lesquelles le soutiennent dans ce mouvement. Ce phénomène est désigné par la fameuse expression café para todos (café pour tous). Mais les Communautés autonomes historiques aspirent à la reconnaissance constitutionnelle de leur particularité via une autonomie plus poussée. Elles n’apprécient pas d’être à égalité avec les autres Communautés autonomes et revendiquent à nouveau plus d’autonomie. Ainsi évolue l’État espagnol des autonomies, au gré de cette tension entre symétrie et asymétrie qui guide le processus de décentralisation progressif et continu que le pays a entrepris depuis 1978, date de l’entrée en vigueur de la Constitution36.
3.1.1. Faiblesse de la coordination multilatérale et absence de coordination horizontale
28La constitution a opté pour un bicaméralisme asymétrique avec un Sénat très faible. Il est défini comme chambre de représentation territoriale alors que le système électoral contribue à diluer la représentation des Communautés autonomes en multipliant les niveaux territoriaux représentés37. De facto le Sénat n’est donc pas le lieu où sont représentés les gouvernements des communautés autonomes. Cet obstacle l’empêche de devenir une véritable plate-forme de coordination multilatérale entre les Communautés autonomes38. En outre, face au Congrès des Députés, son rôle dans le processus législatif est pratiquement insignifiant.
29L’exécutif tente de pallier ce manque de coordination au niveau législatif avec les Conferencias sectoriales (Conférences sectorielles). Elles réunissent un ou plusieurs ministres de l’État central avec les ministres des Communautés autonomes du secteur considéré. Mais plusieurs obstacles les empêchent de devenir un bon instrument de RIG. Premièrement, elles n’ont pas de pouvoir de décision ; il ne s’agit que d’un forum de communication. Deuxièmement, leur niveau d’activité dépend du bon vouloir du ministre d’État correspondant qui a le pouvoir de convoquer les Conferencias. Et troisièmement, elles ne sont complétées par aucune institution de coordination horizontale (entre Communautés autonomes). Elles remplissent elles-mêmes cette fonction en même temps que celle de coordination verticale (entre les Communautés autonomes et l’État). Elles ne peuvent donc la remplir que de manière très peu effective car la présence systématique du ministre d’État empêche les Communautés autonomes de développer une position commune39.
30L’absence de coordination horizontale est également découragée par l’État central. Lors de la rédaction de la Constitution, la crainte était que plusieurs Communautés autonomes se fédèrent entre elles et atteignent une taille critique et une puissance politique leur permettant de se séparer de l’État. Pour éviter cela, la Constitution interdit les alliances politiques entre Communautés autonomes. Les accords intergouvernementaux sont autorisés mais soumis à un contrôle étatique40. Les contacts inter-Communautés autonomes sont donc découragés par l’État central.
3.1.2. Des RIG dominées par le bilatéralisme
31Les Convenios de colaboracion (accords intergouvernementaux) sont les contrats signés entre le gouvernement central et un ou plusieurs gouvernements autonomes. C’est la principale forme de RIG et la plupart sont bilatéraux41. Ils jouent un rôle fondamental dans le transfert de compétences et l’allocation de ressources financières. Même lorsque le contenu des Convenios est identique pour toutes les Communautés autonomes, le gouvernement central les signe généralement un par un avec chaque Communauté autonome42, ce qui indique le degré de généralisation et de systématisation du bilatéralisme. Les Juntas de cooperacion (commissions de coopération bilatérales) constituent l’autre principal support de coopération intergouvernemental. Également bilatérales, ce sont des plates-formes de discussion entre l’État et les Communautés autonomes dont la fonction principale est la préparation des Convenios.
3.2. L’adaptation espagnole à l’intégration européenne : Coopération intergouvernementale entre bilatéralisme et multilatéralisme
32La politique européenne est spécifique en ce qu’elle exerce une double pression sur les RIG. Börzel43 a très bien mis en évidence la pression exercée par le transfert de compétence à l’UE sur la nécessité de coopération entre État et les entités fédérées. Pourtant l’européanisation ne se limite pas à pousser vers plus de coopération, elle oblige également les entités fédérées et l’État à se coordonner de manière multilatérale. Les divisions internes ne doivent être transposées au Conseil de l’UE, sous peine d’affaiblir le pouvoir de négociation national. Or la seule manière d’associer les Communautés autonomes à la formation d’une position nationale unique sans que l’État n’ait le dernier mot est la négociation multilatérale. Car s’il fallait déterminer une position unique à partir d’un ensemble de négociations bilatérale, l’État central aurait nécessairement le pouvoir d’arbitrer entre les différentes positions. Il apparaît alors dans le cas espagnol une difficulté particulière : celle de créer un mécanisme de coordination multilatérale dans un système essentiellement bilatéral. Le résultat est donc hybride : le modèle de participation espagnol combine des éléments de bilatéralisme et de multilatéralisme.
3.2.1. De 1985 à 1987 : l’échec des premières tentatives
33En vue de l’intégration européenne (1986), il était nécessaire d’établir un système de coordination intergouvernementale visant une application effective du droit communautaire. Fin 1985, le gouvernement fit une première proposition, repoussée par les Communautés autonomes car il ne leur donnait pas suffisamment de pouvoir. Le gouvernement catalan fit une contre-proposition en 1986, refusée par les autres Communautés autonomes car elle était basée sur une représentation inégale des différentes Communautés autonomes au bénéfice des Communautés autonomes historiques. La proposition suivante, émanant du gouvernement central fut critiquée par le Pays basque et la Catalogne pour deux raisons : elle ne tenait pas compte du hecho diferencial et la présence du gouvernement espagnol empêchait la formulation d’une position commune entre les Communautés autonomes44.
34Il semble bien que tension entre symétrie et asymétrie, c’est-à-dire entre une représentation égale ou inégale des Communautés autonomes, a joué un rôle déterminant dans l’échec45. La volonté de coopérer est bien là, la difficulté est de se mettre d’accord sur la manière de l’organiser. Les Communautés autonomes historiques insistent pour la reconnaissance du hecho diferencial ; soit au travers de relations bilatérales avec l’État, soit au travers d’une position privilégiée dans un cadre multilatéral.
3.2.2. La CARCE et les accords de 1992 montrent la voie
35N’étant pas parvenus à un accord, l’État et les Communautés autonomes décident d’institutionnaliser leur dialogue en créant la CARCE (conférence pour les affaires relatives aux Communautés européennes) en 198846. Quelques accords portant sur des thèmes relativement consensuels sont signés dans les premières années. En revanche, la question de la modalité de participation des Communautés autonomes à la formation de la position nationale reste entière.
36Les accords des autonomies de 1992 portent sur la transformation de l’État espagnol des autonomies. Relativement à la question européenne, ils manifestent la volonté d’approfondir la CARCE comme base institutionnelle pour la participation des Communautés autonomes à la politique européenne. Il s’agit de perfectionner ses méthodes de fonctionnement et de continuer à chercher les instruments idéaux pour intégrer les Communautés autonomes à la politique européenne. L’idée d’intégrer la CARCE au système des Conferencias sectoriales est lancée.
3.2.3. L’accord de 1994 : participation dans le cadre des Conferencias sectoriales
37Après deux années de négociation au sein de la CARCE, les Communautés autonomes et l’État parviennent à un accord. Le modèle de participation sera basé sur les différentes Conferencias sectoriales. La coordination de la politique européenne sera donc traitée de manière sectorielle et intégrée aux Conferencias dont les secteurs sont concernés par l’UE. Cette coordination sectorielle, sera complétée par la Conferencia sectorial para los asuntos europeos (conférence sectorielle spécifique pour les affaires européennes) qui aura la fonction d’impulsion et de coordination générale47.
38Concernant les compétences étatiques, les Communautés autonomes pourront demander à être informées et rédiger un rapport non contraignant. Concernant les compétences partagées, la position espagnole au Conseil de l’UE se déterminera par une position commune entre l’État et les Communautés autonomes. Enfin, dans le cadre des compétences exclusives, les Communautés autonomes détermineront une position commune qui sera la position espagnole. Si elles ne parviennent pas à se mettre d’accord, l’État décidera en prenant en compte l’ensemble des arguments individuels48.
39Mais les faiblesses des Conferencias sectoriales n’ont pas été corrigées. Le fonctionnement des conférences est irrégulier et hétérogène. Et il n’existe toujours pas de mécanisme efficace de coopération horizontale permettant aux Communautés autonomes de parvenir à une position commune, condition pourtant nécessaire à leur participation effective. L’exigence d’unanimité affecte l’efficacité du système : de 1994 à 2004, seulement trois des vingt-cinq conférences sectorielles ont accompli la procédure prévue dans les accords de 199449.
3.2.4. Finalement, un modèle qui combine bilatéralisme et multilatéralisme
40Le multilatéralisme ne fonctionnant que de manière imparfaite, le bilatéralisme continue de marquer les RIG. Les Convenios en matière de politique européenne sont très nombreux et couvrent les sujets sur lesquels la négociation multilatérale n’aboutit pas. Toutefois, l’aspect le plus fascinant des relations intergouvernementales espagnoles est la capacité à articuler bilatéralisme et multilatéralisme dans une même initiative. Bilatéralisme et multilatéralisme ne se contentent pas de coexister, ils interagissent.
41La négociation précédant la participation du Pays basque à la CARCE illustre un cas de négociation dans laquelle l’échange porte sur des éléments de bilatéralisme, de multilatéralisme et de coordination horizontale. L’entrée tardive du Pays basque dans la sphère multilatérale est conditionnée à l’institutionnalisation de la négociation bilatérale. Jusqu’en 1995, le Pays basque a refusé de signer tous les accords des autonomies et réclamait l’institutionnalisation de la commission bilatérale Euskadi-Estado (Pays basque-État) pour les sujets européens. En 1995, le Pays basque reformule cette revendication et réclame en outre un corps des autonomies excluant l’État pour organiser la formation de la position de négociation des Communautés autonomes. L’accord est signé : la commission bilatérale est institutionnalisée à condition que le Pays basque participe à la conférence sectorielle pour les affaires européennes, c’est ainsi qu’il intègre le système multilatéral. En revanche, l’État refuse la création d’une enceinte de coordination horizontale.
42La coalition CiU-PP donne un exemple de négociation bilatérale à répercussion multilatérale. En 1996, se forme la coalition entre la CiU (coalition de deux partis catalans, au pouvoir au gouvernement catalan de 1980 à 2003, d’orientation centre autonomiste) et le Partido Popular (PP) qui dirige le gouvernement espagnol. La CiU appuye le gouvernement de Aznar à condition qu’il permette la création d’un Conseiller des Communautés autonomes à la représentation permanente espagnole devant l’UE. La coalition CiU-PP bénéficie ainsi à l’ensemble des Communautés autonomes, devenant un exemple de bilatéralisme à répercussions multilatérales.
43Les accords de la CARCE de 2004, dont l’objectif principal est de renforcer la présence des Communautés autonomes dans les institutions communautaires, améliorent la praticabilité du système multilatéral en l’agrémentant d’une dynamique du particularisme, traditionnellement liée au bilatéralisme. Ce faisant le système multilatéral est flexibilisé par le contournement de l’exigence d’unanimité au sein des Conferencias sectoriales. Désormais le silence d’une Communauté autonome peut être interprété comme une absence d’opposition, c’est-à-dire un accord. Certaines Communautés autonomes, intéressées par un certain sujet et motivées à représenter leurs intérêts dans ce domaine, étaient régulièrement empêchées d’agir par le désintérêt des autres. Cette règle présente une flexibilité par rapport à l’obstacle du multilatéralisme soumis à la règle de l’unanimité50. Elle devrait permettre à certains intérêts particuliers, communs à quelques Communautés autonomes, de dépasser le bilatéralisme pour trouver une voie de réalisation dans un multilatéralisme flexibilisé.
3.3. La difficulté d’activer le multilatéralisme dans un système bilatéral
44En Espagne, en ce qui concerne l’organisation territoriale, les acteurs dont le poids est significatif sont les Communautés autonomes historiques et l’État central. L’architecture de l’État espagnol des autonomies oscille entre symétrie et asymétrie car les intérêts des deux acteurs principaux tirent chacun dans un sens opposé.
45Quant aux RIG, le bilatéralisme s’est imposé grâce à la combinaison des intérêts des acteurs et de facteurs structurels et sociologiques. Structurellement, l’asymétrie est un facteur de bilatéralisme. En soulignant et en exacerbant les différences, elle favorise les démarches individuelles. En outre, la culture du hecho diferencial et de la concurrence n’incite pas les Communautés autonomes à envisager les choses de manière commune. Mais le bilatéralisme se nourrit également de la faiblesse du multilatéralisme. Celle-ci s’explique en partie par l’absence d’enceinte multilatérale dont les décisions auraient du poids et pourvue d’un mode de prise de décision facilitant l’action. Un autre problème structurel est l’absence d’institution dédiée à la coordination horizontale. Car la coordination entre Communautés autonomes est un préalable indispensable à une coordination multilatérale verticale dans laquelle les Communautés autonomes auraient un pouvoir de négociation significatif face à l’État.
46Ces pressions structurelles et culturelles pourraient toutefois être surmontées si les acteurs significatifs du système en avaient l’intérêt. Ils trouveraient alors les moyens d’établir cette coordination horizontale, soit par voie de changement institutionnel, soit de manière plus informelle. Mais il semble que la voie bilatérale convienne bien à l’État et aux Communautés autonomes historiques. L’État central n’a pas intérêt au développement de coalitions entre Communautés autonomes. L’interdiction constitutionnelle de signer des accords entre Communautés autonomes ainsi que le refus, en 1995, de créer une commission de coordination horizontale en matière de politique européenne semblent indiquer une stratégie de «diviser pour mieux régner». Et le fait que l’État en vienne à signer de manière bilatérale le même accord avec toutes les Communautés autonomes une par une montre bien l’absence d’intérêt à cultiver le multilatéralisme. Quant aux Communautés autonomes historiques, la voie bilatérale est la seule qui leur permet de ne pas diluer leurs revendications, d’obtenir un statut particulier, et de satisfaire leur besoin de reconnaissance en tant qu’entités différenciées.
47En matière de politique européenne la donne change. La nécessité de formuler une position nationale unique relativise l’efficacité du bilatéralisme. Si les Communautés autonomes veulent imposer leur point de vue dans les matières qui les intéressent, il leur est nécessaire de s’entendre avec les autres Communautés autonomes et avec l’État. La solution idéale est la coordination multilatérale et l’exemple allemand est étudié avec intérêt. Mais la route vers le multilatéralisme est semée d’embûches. Quel mode de décision adopter ? L’unanimité est source d’immobilisme et la majorité soulève l’insoluble question de la pondération greffée du hecho diferencial. En outre, l’asymétrie constitutionnelle représente ici un obstacle important : comment créer un consensus sur une question pour laquelle les uns et les autres ont des compétences et des ressources différentes et dont les intérêts ont donc toutes les chances de diverger ? La situation espagnole est donc complexe et donne lieu à un foisonnement de questions que l’Allemagne n’a pas eu à se poser car le Bundesrat existait déjà. Les acteurs n’oublient pas le bilatéralisme et l’intérêt qu’il continue de représenter pour eux, même en matière européenne. Mais il est par ailleurs indéniable que des facteurs extérieurs viennent relativiser son efficacité et indiquent la voie multilatérale. Face à cette complexité, le pragmatisme a progressivement guidé l’Espagne vers un modèle fait d’étonnantes combinaisons de bilatéralisme et de multilatéralisme.
Conclusion
48L’hypothèse qui explique la structure bilatérale des RIG par le multinationalisme via le fédéralisme asymétrique et dual (voir figure 1) est bien illustrée par la comparaison des cas allemand et espagnol en matière de politique européenne. En Espagne, l’illustration par la politique européenne montre que l’asymétrie constitue un lien évident entre multinationalisme et bilatéralisme. L’asymétrie, en tant qu’objectif institutionnel des minorités nationales, implique une démarche bilatérale de négociation avec l’État. En outre, prise comme facteur structurant, l’asymétrie exacerbe les différences et engendre des spécificités qui à leur tour favorisent des relations bilatérales. A contrario, dans le cas allemand, la symétrie joue un rôle de facilitateur dans le développement d’institutions multilatérales. Il est plus facile de réunir un ensemble d’acteurs derrière une décision lorsque ceux-ci bénéficient des mêmes compétences et ressources.
49Une structure territoriale duale marquée par l’absence de structures de coopération pré-établies et constitutionnellement formalisées, représente une marge de manœuvre importante à l’heure de développer un système de coordination. Dans le modèle allemand, qui représente le parfait opposé d’une organisation duale, l’inertie et le poids de ses structures coopératives multilatérales a entraîné leur élargissement progressif à un ensemble de domaines, dont la politique européenne. Le système dual est plus flexible ; l’exemple espagnol en matière de politique européenne montre que les solutions de coordination peuvent être particulièrement innovantes, en particulier concernant le recours à la dynamique du bilatéralisme.
50Les cas d’étude montrent que le caractère bilatéral ou multilatéral des RIG ne dépend pas d’un facteur unique. Les institutions relatives au mode d’organisation territorial ont une influence décisive dans l’organisation des RIG. Elles constitue la base sur laquelle les acteurs vont s’appuyer pour développer leurs relations comme le montre l’exemple du recours systématique au Bundesrat dans le cas allemand. Cependant, ces facteurs structurels ne doivent pas être considérés indépendamment du multinationalisme. L’asymétrie constitutionnelle et le dualisme sont des conséquences institutionnelles du multinationalisme, compris comme une configuration particulière d’acteurs et d’intérêts.
51Pour être consolidée, l’hypothèse nécessiterait d’être testée sur d’autres cas d’étude. Toutefois, le multinationalisme, compris comme l’existence d’une minorité ethnique dans un État-nation constitué sur la base d’une ethnie majoritaire, limite les cas envisageables. Le Royaume-Uni, l’Italie et le Canada pourraient constituer de bons candidats au test de l’élargissement de la validité de l’hypothèse. Il est également envisageable de recourir à d’autres politiques publiques.
52En étudiant le fédéralisme sous l’angle des jeux d’acteurs, cet article indique une approche par laquelle les études fédérales pourraient s’enrichir. Au-delà des configurations formelles et de leur évolution au gré des réformes institutionnelles, une fédération est un système d’acteurs qui interagissent au quotidien. Les implications de la présence de minorités ethniques dans un État vont plus loin que les mouvements régionalistes et la quête d’autonomie. Elles atteignent la manière dont se structurent les relations intergouvernementales. Et la compréhension de ces modes d’interactions en sort enrichie, tant du point de vue de leur typologie que des facteurs qui les structurent. En reliant multinationalisme, mode d’organisation territorial et RIG, cet article jette des ponts entre des champs des études fédérales généralement abordés de manière indépendante.
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Emmanuelle Mathieu
Chercheure, Université catholique de Louvain