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- Volume 9 : 2009
- Numéro 2 - Le fédéralisme sans l'État fédéral
- L’exercice fédéré des compétences locales.
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L’exercice fédéré des compétences locales.
À propos de la fonction de «chef de file» en droit des collectivités territoriales français
Résumé
La révision constitutionnelle du 28 mars 2003 a introduit dans le droit des collectivités territoriales un dispositif que l’on pourrait qualifier d’exercice fédéré des compétences locales. Selon l’article 72 alinéa 5 de la Constitution, lorsque l’exercice d’une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l’une d’entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune, autrement dit à exercer les fonctions de chef de file. À travers cette figure du chef de file, la Constitution semble admettre un principe de superposition entre collectivités territoriales, dérogeant à la règle de l’interdiction des tutelles entre collectivités, liée à leur liberté d’administration. Toutefois, la portée effective de ce nouveau dispositif repose sur sa mise en œuvre législative : or, le législateur fait montre d’une grande réserve, sans doute injustifiée, qui maintient l’idée de superposition entre collectivités à l’état de virtualité.
Tabla de contenidos
1«La décentralisation n’est pas le fédéralisme»1. Pour la plupart des juristes, qu’ils soient constitutionnalistes ou administrativistes, la chose est entendue : la notion de fédéralisme ne se rapporte qu’aux formes d’État. Les premiers en font une variété de l’État composé, plus aboutie que la confédération, et que la classification traditionnelle oppose à l’État unitaire, encore dit simple. Pour les seconds, en tout cas en France, le fédéralisme est bien souvent traité comme étranger à leur discipline : au mieux, la notion est évoquée pour dessiner en négatif les contours de la décentralisation. Cette dernière et le fédéralisme n’ont pas la même nature : elle est administrative, il est politique2. Mais ce faisant, les juristes se situent dans un cadre conceptuel où la notion de fédéralisme est déjà considérablement connotée : ils traitent précisément du fédéralisme étatique, lié aux formes d’État.
2Or, il ne saurait être tenu pour la figure unique du fédéralisme. L’État fédéral est avant tout une construction politique et juridique née de la transposition à l’institution étatique d’une théorie générale du fédéralisme. Comme le rappellent justement d’éminents juristes, «le fédéralisme s’étend au-delà de l’organisation de l’État et peut toucher tous les rapports sociaux, toutes les activités humaines, économiques, sociales, culturelles»3. Le fédéralisme, au sens large4, renvoie à l’idée d’alliance – foedus en latin. C’est un mode d’organisation sociale dans lequel une pluralité d’entités (États, groupements, associations, syndicats, mutuelles, etc.), disposant d’une large autonomie, délèguent certains de leurs pouvoirs à un organisme rassembleur (État fédéral, fédération, etc.). Il s’agit donc de combiner l’existence d’un centre avec le maintien d’une autonomie au profit des entités membres.
3Ainsi, la France, bien qu’État unitaire décentralisé, pourrait constituer un objet d’étude du fédéralisme, entendu au sens large ; plus spécialement d’ailleurs, c’est sur le terrain du droit des collectivités territoriales que pourrait être examinés les rapports du fédéralisme avec les structures institutionnelles françaises.
4L’«Acte II» de la décentralisation, ouvert par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 sur l’organisation décentralisée de la République5, a profondément renouvelé l’état du droit en la matière ; non pas qu’il ait consacré quelque forme de fédéralisme au sens strict, quoique les rapports de la métropole et de certaines collectivités ultramarines suscitent des interrogations en ce sens6, mais parce qu’en s’attachant à octroyer plus de libertés et de responsabilités aux collectivités territoriales, cette réforme a introduit en droit français un certain nombre de mécanismes juridiques qui semblent reposer sur une logique inspirée par la théorie du fédéralisme. Toutefois, le cadre de la «nouvelle décentralisation»7 marque une évolution significative : pas tant, finalement, en raison des prérogatives reconnues aux collectivités territoriales, que des mutations dont il est annonciateur. En effet, pour l’essentiel, le schéma demeure celui d’une décentralisation strictement administrative, où les autorités nationales, notamment le législateur, restent maîtresses de l’effectivité des nombreuses facultés ouvertes par le constituant8, mais à certains égards, la réforme de 2003 semble avoir jeté les bases d’un possible bouleversement de la carte administrative locale. Sur le plan statutaire, la voie est ainsi ouverte à la différenciation, en rupture avec l’uniformité actuelle. Le développement logique du système mis en place en 2003 peut conduire à une décentralisation plurielle, la plus grande autonomie de chaque collectivité s’accompagnant d’une diversification des rapports du centre avec ses périphéries.
5D’une certaine manière, la décentralisation de l’«Acte II» est propice à l’essor de relations teintées de fédéralisme, entendu au sens large : plus de diversité dans l’unité9. Cependant, il ne faut pas exagérer la nature des transformations possibles ; la tendance à l’autonomisation des collectivités ne saurait suffire à modifier l’essence de la décentralisation. Cela étant, ces spéculations ne portent que sur les relations des collectivités territoriales avec l’État, ce qui paraît logique dans la mesure où la question du fédéralisme revient très vite, pour un juriste, sur le terrain des formes d’État : si le fédéralisme s’insinuait dans l’organisation territoriale française, c’est la forme unitaire décentralisée qu’il affecterait. La théorie du fédéralisme n’est jamais envisagée dans les relations qu’entretiennent les collectivités territoriales entre elles10.
6Pourtant, la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 semble bien avoir introduit dans ces relations un mécanisme qui n’est pas, à l’analyse, complètement étranger à la logique fédérale, dans son acception large.
7L’article 72 alinéa 5 de la Constitution permet en effet à la loi, «lorsque l’exercice d’une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, […d’] autoriser l’une d’entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune». Selon la terminologie consacrée en la matière, cette disposition reconnaît au législateur la faculté d’ériger une collectivité territoriale ou un de leurs groupements11 en «chef de file», pour l’exercice en commun de certaines compétences.
8Cette innovation se veut une réponse apportée aux limites que la répartition juridique des compétences entre collectivités territoriales rencontre en pratique. En effet, cette répartition s’est faite par transferts législatifs de blocs de compétences aux différents échelons de collectivités – consacrant d’ailleurs l’idée d’une spécialisation de ces dernières –, que contredit toutefois la reconnaissance, au profit de chacune d’entre elles, d’une clause générale de compétence12. Or, la réalité montre que l’exercice des compétences locales est marqué par un jeu croisé de collaborations, dont résulte un certain enchevêtrement, souvent cause de doublons – donc de gaspillages de moyens – et d’un manque de lisibilité de l’action publique.
9L’enjeu de la notion de chef de file est donc de permettre d’organiser juridiquement cette coopération de fait, de la rationaliser, la rendre plus efficace, en autorisant ce qu’on pourrait qualifier d’exercice fédéré de certaines compétences locales. Il s’agit bien, en effet, de fédérer au sens de grouper dans un but commun, les interventions des différents acteurs concernés par l’exercice d’une compétence nécessitant «le concours de plusieurs collectivités territoriales» ; le constituant mentionne d’ailleurs une «action commune». Mais plus que grouper les interventions de chacun, l’article 72 alinéa 5 semble permettre leur organisation selon un mode fédéral, supposant un centre coordonnateur. Ce rôle est celui de la collectivité qui se voit chargée d’«organiser les modalités de [l’]action commune», autrement dit du chef de file. Or, ce dernier bénéficie, en toute logique, d’une prépondérance sur les autres acteurs, d’un pouvoir éminent13. Affleurerait ainsi l’idée d’une hiérarchisation entre les collectivités14, qui s’inscrit pourtant en faux avec une conception française de la décentralisation fondée sur le dogme de l’égalité, supposant que toutes les collectivités territoriales se valent, et qu’aucune d’entre elles ne peut exercer de tutelle sur une autre15.
10Ce hiatus entre principe de prohibition de la tutelle et figure du chef de file fait sans doute tout l’intérêt du dispositif de l’article 72 alinéa 5 au regard de la théorie du fédéralisme. Il invite en effet à s’interroger sur la nature des relations instituées entre des collectivités territoriales jouissant toutes du principe constitutionnel de libre administration16, et un chef de file censé incarner une collectivité de surplomb. C’est finalement la question de l’agencement des principes d’autonomie et de superposition, propres à la logique fédérale et systématisés par Georges Scelle s’agissant du fédéralisme étatique17, qui se trouve rapportée aux relations entre collectivités territoriales. Si l’autonomie est consubstantielle à ces dernières, la superposition, qui implique l’exercice d’une autorité supérieure, est plutôt étrangère aux modes classiques de collaboration entre collectivités territoriales. Ce caractère inédit, et l’attachement à l’idée d’autonomie locale, expliquent qu’on hésite à voir en l’article 72 alinéa 5 autre chose qu’un exercice au mieux coordonné de certaines compétences locales, dans lequel le consentement de chaque collectivité serait la mesure de toute sujétion. Pourtant, nous pensons que c’est bien un exercice fédéré des compétences locales, sous l’égide d’une figure prééminente, que l’«Acte II» de la décentralisation a rendu possible.
11L’admission, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, d’un principe de superposition entre collectivités territoriales peut difficilement être niée (1). Toutefois, la portée d’un tel principe demeure encore limitée : la loi, qui doit lui donner corps, ne semble pas pleinement tirer les conséquences du texte constitutionnel (2).
1. L’admission constitutionnelle d’un principe de superposition entre collectivités territoriales
12Les relations entre collectivités territoriales ont été construites sur le principe de prohibition de toute tutelle entre elles (1.1). Doté d’un statut jusqu’ici législatif, mais conforté par la jurisprudence constitutionnelle, ce principe paraît toutefois, et assez paradoxalement, avoir été affaibli par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 : certes, elle le consacre expressément dans la loi fondamentale, mais c’est sans compter le fait qu’elle autorise le législateur à y déroger ponctuellement (1.2).
1.1. La prohibition initiale de toute tutelle entre collectivités territoriales
13La suppression, ou plutôt la mutation, en 1982, de la tutelle juridique de l’État sur les collectivités territoriales, s’est accompagnée d’une interdiction valant entre les entités décentralisées elles-mêmes : aucune d’entre elles ne peut exercer de tutelle sur une autre. Si la définition précise de la notion de tutelle a pu poser des difficultés, on s’accorde à la définir comme «l’ensemble des procédés – approbation, annulation, substitution, suspension ou révocation individuelle et collective des élus – mis par la loi entre les mains du pouvoir central pour faire prévaloir l’intérêt général qu’incarne l’État face aux intérêts particuliers que représentent les collectivités secondaires»18. Il faut donc comprendre qu’en 1982, la notion de tutelle ainsi définie s’est vu transposer aux relations entre collectivités territoriales. Est donc prohibée «toute hiérarchie entre les collectivités territoriales, et partant, toute contrainte juridique qu’une collectivité pourrait exercer sur une autre»19.
14La règle a été inscrite dans la loi, d’abord implicitement par l’article 1er de la loi du 2 mars 1982 (devenu l’article L.1111-1 du CGCT) qui reprend la formule de l’article 72 de la Constitution20, en disposant que «les communes, les départements et les régions s’administrent librement par des conseils élus». Ce n’est qu’avec la loi du 7 janvier 1983, relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État21, qu’une règle plus directe sera édictée, codifiée à l’article L.1111-3 du CGCT : «les transferts de compétences prévus par la présente loi au profit des communes, des départements et des régions ne peuvent autoriser l’une de ces collectivités à établir ou exercer une tutelle, sous quelque forme que ce soit, sur une autre d’entre elles»22.
15Le principe de prohibition de la tutelle d’une collectivité territoriale sur une autre avait donc valeur législative ; la loi pouvait ainsi, a priori et en vertu du principe selon lequel le législateur peut toujours déroger à ses propres règles, aménager dans certains cas des formes de tutelle entre collectivités territoriales, pour l’exercice de certaines compétences. Le Conseil constitutionnel en a pourtant décidé autrement : il a censuré la loi du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire23, qui instituait une forme de coopération entre collectivités territoriales, entraînant la désignation d’une collectivité chef de file24, chargée d’exercer des compétences relevant d’autres collectivités25.
16La décision a alors été présentée comme sanctionnant l’introduction de la notion de collectivité chef de file au regard de la prohibition des tutelles entre collectivités territoriales. Pourtant, le Conseil se fonde sur la violation de l’article 34 de la Constitution pour censurer la loi : ce qu’il reproche au législateur n’est pas d’avoir introduit une forme de tutelle, mais d’avoir méconnu sa compétence. Cette décision sanctionne une incompétence négative26 : «il appartient au législateur en vertu de l’article 34 de la Constitution de déterminer les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ; que par suite, il ne saurait renvoyer à une convention conclue entre des collectivités territoriales le soin de désigner l’une d’entre elles comme chef de file pour l’exercice d’une compétence ou d’un groupe de compétences relevant des autres sans définir les pouvoirs et les responsabilités afférents à cette fonction ; que dès lors, le législateur a méconnu la compétence qu’il tient des articles précités de la Constitution».
17Mais il ne fait guère de doute que la tutelle d’une collectivité sur une autre et la faculté de désigner un chef de file pouvaient être invalidées au regard du principe selon lequel les collectivités s’administrent librement ; si le législateur est compétent pour déterminer les conditions de la libre administration et plus précisément les principes fondamentaux des compétences des collectivités territoriales27, le Conseil aurait pu lui reprocher directement d’avoir porté au principe de l’article 72 une atteinte excessive. La loi du 27 février 2002, relative à la démocratie de proximité28, a réitéré la notion de collectivité chef de file mais n’a pas été déférée au juge constitutionnel ; aussi, sa conformité à la Constitution n’est-elle pas vérifiée. La censure de 1995 tenant essentiellement à l’indétermination de la notion de chef de file, à la carence du législateur dans la définition des pouvoirs et responsabilités afférents à cette fonction, et au renvoi pour ce faire à des conventions locales, la loi aurait peut-être pu reconnaître la faculté, suffisamment circonstanciée, de désigner un chef de file parmi les collectivités exerçant certaines compétences en commun. Toutefois, la question restait en suspens et la position du Conseil constitutionnel incertaine.
1.2. L’introduction d’une faculté de dérogation à la prohibition des tutelles
18La censure de la Haute instance était à l’évidence directement visée lorsque le projet de loi constitutionnelle sur l’organisation décentralisée de la République a proposé d’introduire dans le texte suprême la faculté de désigner une collectivité chef de file, sans d’ailleurs employer ouvertement l’expression29. Mais craignant sans doute que le principe de libre administration ne suffise pas, en lui-même, à contenir les potentialités générées par une telle disposition, les sénateurs ont tenu à inscrire en même temps la prohibition de la tutelle entre collectivités dans le marbre constitutionnel. L’alinéa 5 de l’article 72 dispose donc :
«Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre. Cependant, lorsque l’exercice d’une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l’une d’entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune».
19L’introduction de la faculté, pour une collectivité, d’exercer les fonctions de chef de file a donc précédé, dans les faits, le rappel dans le texte constitutionnel de la prohibition des tutelles. Mais il n’en demeure pas moins que, tel qu’il se présente aujourd’hui, l’alinéa 5 s’analyse comme l’édiction d’une prohibition de principe à laquelle il est permis au législateur de déroger ponctuellement. C’est indéniablement par prudence que ce rappel préalable de l’interdiction des tutelles a été fait dans le texte constitutionnel. En effet, il n’était pas impossible d’introduire seule la faculté pour le législateur d’habiliter une collectivité ou un groupement de collectivités à organiser les modalités d’une action commune ; ainsi instituée, cette faculté pouvait être considérée comme l’un des moyens par lesquels le législateur détermine les conditions de la libre administration des collectivités territoriales, conformément à l’office que lui assignent les articles 34 et 72 alinéa 3 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel aurait même pu continuer à veiller à ce que l’usage de cette faculté se concilie avec le principe cardinal de libre administration, comme il le fait s’agissant des autres lois en la matière. Toutefois, les sénateurs ont à l’évidence craint que cette faculté ruine le principe d’égalité entre collectivités territoriales et ils ont vu dans la constitutionnalisation de la prohibition des tutelles, un gage de sécurité30. Or, c’est peut-être bien l’inverse qu’ils ont permis.
20Sur un plan normatif, l’article 72 alinéa 5 pose une interdiction assortie d’une faculté de dérogation. C’est en tout cas le sens que l’on comprend de l’usage de l’adverbe «cependant» entre la proposition rappelant le principe de prohibition des tutelles et celle ouvrant la faculté de désigner un chef de file. Certes, «cependant» peut exprimer la concomitance31, ce qui signifierait ici que la prohibition des tutelles s’impose en tout état de cause, mais qu’il est possible de désigner un chef de file, qui n’aura toutefois pas le pouvoir d’exercer une tutelle. Mais cet usage, littéraire, n’est vraisemblablement pas celui adopté par le constituant : l’emploi de «cependant» marque ici l’opposition32, et c’est en ce sens qu’on peut dire que la faculté de faire d’une collectivité un chef de file constitue un mécanisme dérogatoire. Cette interprétation, qui est partagée33, est d’ailleurs confortée par les travaux préparatoires de la réforme34. Dorénavant, la Constitution permet donc expressément d’écarter la règle de l’égalité entre collectivités, et très probablement de manière plus radicale que si le dispositif de coopération entre collectivités n’avait été pensé que comme une modalité de la libre administration, devant se concilier avec un principe d’interdiction des tutelles, certes jurisprudentiel, mais auquel il n’était précisément pas dérogé.
21Il convient toutefois de préciser que cette faculté de dérogation n’anéantit pas ledit principe d’interdiction des tutelles : en soit, il demeure une règle structurante des relations entre collectivités territoriales. Ce n’est qu’à l’occasion de l’exercice d’une compétence donnée, qui suppose précisément «le concours de plusieurs collectivités», que ce principe sera écarté : la dérogation est donc conditionnée par l’article 72 alinéa 5 de la Constitution, et le Conseil constitutionnel pourrait vérifier, à l’occasion de l’examen d’une loi mettant en œuvre cette disposition, la réalité de la nécessité du concours de plusieurs collectivités pour l’exercice d’une compétence. En outre, par hypothèse, cette dérogation ne peut porter que sur des compétences précises, identifiées par le législateur, et ne saurait affecter l’ensemble des compétences de chaque collectivité. Notons, enfin, que le rôle du législateur est central dans le dispositif : il identifiera les compétences susceptibles de se prêter à un exercice fédéré, mais il devra aussi déterminer la collectivité ou le groupement de collectivités qui jouera le rôle de chef de file. À cet égard, le principe de subsidiarité, selon lequel «les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon»35, devrait trouver à s’appliquer : il s’impose dorénavant à la répartition législative des compétences, en assignant à cette dernière un objectif d’efficacité et d’optimisation36. Il serait logique qu’il opère s’agissant d’un dispositif visant à renforcer l’efficacité des actions croisées des collectivités territoriales.
22Force est donc de reconnaître que le texte constitutionnel ouvre aujourd’hui la voie à un principe de superposition entre ces collectivités. La formule peut paraître incongrue dans le cadre conceptuel traditionnel du droit français des collectivités territoriales, mais tel est bien ce que suggère l’articulation des dispositions de l’article 72 alinéa 5 de la Constitution. Il reste toutefois à apprécier la portée de ce principe de superposition, qui demeure à l’évidence en deçà de ce que permet dorénavant la Constitution.
2. La portée encore limitée du principe de superposition entre collectivités territoriales
23Si la loi met en œuvre le dispositif de l’article 72 alinéa 5 de la Constitution au profit des régions et des départements, elle ne rend pas à proprement parler possible un véritable exercice fédéré de compétences locales. La réserve du législateur (2.1) maintient pour l’heure le principe de superposition à l’état de virtualité, qu’il conviendrait de concrétiser (2.2).
2.1. Une mise en œuvre législative timorée
24Les lois qui, sur le fondement de l’article 72 alinéa 5 de la Constitution, ont reconnu des chefs de file pour l’exercice de compétences locales, se sont montrées prudentes. La lecture des dispositifs législatifs en la matière révèle un souci constant de conciliation des prérogatives confiées à la collectivité chef de file avec les principes de libre administration et d’égalité entre collectivités territoriales ; aucun pouvoir de tutelle n’est donc dévolu au chef de file. Encore faut-il s’entendre sur les mots : par pouvoir de tutelle, on désigne bien ici ce pouvoir dans son acception stricte, juridique. La tutelle, qui ne saurait exister sans texte, implique en ce sens un pouvoir d’autorisation, d’approbation, d’annulation et de substitution d’action37 ; le Conseil d’État en a d’ailleurs une conception restrictive, qui exclut d’analyser en terme de tutelle certains rapports d’influence, d’ordre plus factuel, qui peuvent exister entre collectivités38. Dès lors, sauf si les lois qui le désignent en application de l’article 72 alinéa 5 lui reconnaissent les prérogatives précédemment rappelées, un chef de file est privé du pouvoir de tutelle. Tel est bien le cas de la région ou du département, érigés en chefs de file par la loi du 13 août 2004 sur les libertés et responsabilités locales39, ou celle du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance40.
25L’article 1er de la loi de 2004 attribue ainsi la fonction de chef de file à la région en matière de développement économique : elle «coordonne sur son territoire les actions de développement économique des collectivités territoriales et de leurs groupements, sous réserve des missions incombant à l’État»41. Or, pour ce faire, la loi ne dote pas la région de prérogatives révélant un pouvoir de tutelle : elle se voit investie d’un rôle d’initiative (élaboration d’un schéma régional de développement économique), d’orientation (définition, dans ledit schéma, des orientations stratégiques de la région en matière économique) ou encore de coordination (concertation lors de l’élaboration des schémas, complémentarité des actions de mise en œuvre…)42.
26Le département est également reconnu chef de file en matière de politique sociale43 : selon l’article 49 de la loi du 13 août 2004, il «définit et met en œuvre la politique d’action sociale en tenant compte des compétences confiées par la loi à l’État, aux autres collectivités territoriales ainsi qu’aux organismes de sécurité sociale. Il coordonne les actions menées sur son territoire qui y concourent. Il organise la participation des personnes morales de droit public et privé mentionnées à l’article L.116-1 à la définition des orientations en matière d’action sociale et à leur mise en œuvre»44. La loi le dote à cette fin de prérogatives comparables à celles de la région dans son domaine d’intervention : initiative d’un schéma départemental d’organisation sociale et médico-sociale, coordination des actions menées et notamment de la participation des acteurs publics et privés. L’article 56 de la loi de 2004 confie également au département la définition et la mise en œuvre de l’action sociale en faveur des personnes âgées ; il coordonne notamment, dans le cadre du schéma départemental d’organisation sociale et médico-sociale, les actions menées par les différents intervenants45.
27S’agissant de la loi du 5 mars 2007, son article 1er prévoit que «le conseil général concourt aux actions de prévention de la délinquance dans le cadre de l’exercice de ses compétences d’action sociale. Il statue sur l’organisation et le financement des services et des actions sanitaires et sociaux qui relèvent de sa compétence, notamment des actions qui concourent à la politique de prévention de la délinquance. Pour la mise en œuvre des actions de prévention de la délinquance […] une convention entre la commune ou l’établissement public de coopération intercommunale intéressé et le département détermine les territoires prioritaires, les moyens communaux et départementaux engagés et leur mode de coordination, l’organisation du suivi et de l’évaluation des actions mises en œuvre»46.
28L’instrument contractuel apparaît de manière évidente comme le pivot de ces dispositifs d’action commune des collectivités territoriales et, partant, comme un gage de bonne conciliation de la fonction prééminente attachée à la collectivité chef de file avec les principes de libre administration et d’égalité47. La contractualisation suppose en effet le consentement des acteurs ; le chef de file se voit certes confier la mission d’inciter ses partenaires à s’engager, mais il ne peut les y contraindre. À cet égard, il est possible de voir dans cette démarche contractualiste une expression du principe de participation qui œuvre dans le fédéralisme : en l’occurrence, une participation des collectivités fédérées à l’organisation des modalités de leur action commune.
29Toutefois, cette préférence du législateur pour la voie contractuelle a pour conséquence qu’«à l’absence de contrainte du chef de file sur les collectivités territoriales doit répondre la bonne volonté des collectivités territoriales qui doivent accepter la prééminence du rôle du chef de file, pour que ce rôle soit effectif»48. En d’autres termes, le souci de respecter les exigences juridiques d’autonomie et d’égalité des collectivités semble de nature à priver de portée l’innovation introduite par l’article 72 alinéa 5 et à déplacer son effectivité sur le terrain politique. L’intérêt de la consécration juridique du rôle de chef de file apparaît en fin de compte particulièrement fuyant, à tel point qu’on peut se demander si la réforme constitutionnelle modifie vraiment les choses en la matière. En cas de mauvaise volonté des acteurs locaux, ne s’expose-t-on pas à un statu quo par rapport à ce qu’étaient jusqu’ici les relations entre collectivités territoriales ? Des relations fondées sur l’interdépendance, la stricte juxtaposition des acteurs, aux antipodes de toute hiérarchisation, même fonctionnelle, qui devrait logiquement s’inscrire dans le cadre d’un exercice fédéré des compétences locales.
30Pour autant, cette situation est celle qui résulte de l’état actuel de la législation. Or, il ne fait guère de doute que la réserve du législateur est excessive, ou plus exactement injustifiée.
2.2. Des potentialités à concrétiser
31Non seulement les lois actuelles ne mettent pas en œuvre l’exercice fédéré des compétences locales dans sa pleine mesure, mais elles semblent reposer sur une méprise. En s’attachant à concilier les prérogatives du chef de file avec les principes de libre administration et d’égalité entre collectivités, le législateur se limite sans raison. En effet, l’article 72 alinéa 5 dispose en substance : 1°/ Aucune collectivité ne peut exercer une tutelle sur une autre – 2°/ Cependant, lorsque l’exercice d’une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités, la loi peut ériger l’une d’elles en chef de file. Or, tel qu’il est appliqué, cet alinéa semble compris ainsi : 1°/ Lorsque l’exercice d’une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités, la loi peut ériger l’une d’elles en chef de file – 2°/ Cependant, aucune collectivité ne peut exercer une tutelle sur une autre. Ces deux manières d’articuler les deux propositions n’emportent pas les mêmes conséquences ; seule la seconde implique que le chef de file ne puisse juridiquement imposer sa volonté aux autres collectivités, au nom de l’égalité et de la libre administration. Or, c’est bien la première formule qui figure dans le texte constitutionnel.
32Certes, il ne s’agit que d’un énoncé normatif, et l’on sait l’importance du rôle de l’interprète dans la définition de la norme juridique49. D’ailleurs, le Conseil constitutionnel n’a encore jamais eu à examiner la conformité à la Constitution d’une disposition législative instituant un chef de file50. Toutefois, en toute logique, il ne devrait pas, le cas échéant, censurer une loi dérogeant, pour «l’exercice d’une compétence [nécessitant] le concours de plusieurs collectivités territoriales», donc à titre exceptionnel, au principe de prohibition des tutelles entre collectivités. Le texte constitutionnel est assez clair et repose sur une syntaxe finalement assez élémentaire, bien qu’on tienne parfois sa rédaction pour ambiguë51.
33Ce qui est ambigu, c’est davantage la position des autorités nationales – constituant, législateur – au regard de l’idée de hiérarchie entre collectivités territoriales. En instituant le mécanisme de l’article 72 alinéa 5, l’objectif était de renforcer l’efficacité et la lisibilité des actions croisées des collectivités territoriales. Manifestement, le but n’est pas atteint : d’abord parce que les lois mettant en œuvre le dispositif ne font que perpétuer les agencements habituels des compétences locales, fondées sur l’interdépendance, l’autonomie et l’égalité ; ensuite parce qu’alors même que rien ne change profondément sur le terrain du fait de cette réserve du législateur, tout a pourtant changé dans le texte constitutionnel et qu’un fossé se creuse entre ce qu’il est dorénavant possible de faire – organiser un véritable exercice fédéré des compétences locales, impliquant une hiérarchie entre collectivités, un principe de superposition – et ce qui est fait. En définitive, à quoi sert ce nouvel alinéa à l’article 72, si ses potentialités ne sont pas exploitées ?
34Nous partageons le point de vue qui consiste à considérer cette disposition comme l’un des germes de transformation que la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 a introduit dans l’organisation territoriale française52 : les logiques d’individualisation statutaire – notamment outre-mer53, mais aussi à travers la constitutionnalisation de la notion de collectivité à statut particulier54 –, de découplage normatif – via l’expérimentation locale55 –, comme la reconnaissance de la fonction de collectivité chef de file, participent d’un même mouvement rompant avec le dogme de l’uniformité. Le chef de file a naturellement vocation à se distinguer, à s’élever au sein du groupe de collectivités qu’il fédère pour l’exercice en commun d’une compétence.
35D’aucuns estiment que la région est en première ligne pour incarner le chef de file ; toutefois, non seulement la Constitution ne préjuge pas de la collectivité pouvant se voir confier cette fonction56, mais encore, les lois adoptées montrent que le département, collectivité pourtant sujette à bien des spéculations, s’est également vu attribuer ce rôle. Faire de la région57 le chef de file naturel ouvrirait la voie à une transformation, à plus ou moins long terme, du paysage territorial français : la collectivité chef de file pourrait, si l’organisation décentralisée de la République s’orientait vers un régionalisme de type espagnol ou italien, devenir une collectivité intermédiaire entre l’État et les collectivités territoriales inférieures, traduisant la superposition inhérente au dispositif58, mais qui n’est aujourd’hui que virtuelle.
36À ce titre, il n’est pas inutile de souligner que le mécanisme de l’exercice fédéré d’une compétence locale est articulé par une disposition permissive. Comme de nombreuses autres innovations introduites par la révision de 2003 – expérimentation locale, différenciation statutaire, référendum, etc. –, la désignation d’un chef de file n’est pas imposée par la Constitution, mais proposée. En ouvrant de simples facultés, il n’est pas impensable que les pouvoirs publics aient entendu procéder à des expérimentations informelles, en soumettant aux faits, sur la base du volontariat, de nouvelles formules d’organisation institutionnelle ou normative. La technique a été mise en évidence au sujet de lois permissives ouvrant des facultés à l’administration59 et l’on peut conduire un même raisonnement s’agissant de l’introduction du principe de subsidiarité dans la Constitution60. Au vu des résultats constatés, les autorités compétentes pourront en tirer les conséquences en terme de généralisation ou d’évolutions juridiques, instruits par les bénéfices, ou au contraire les difficultés, induits par les mécanismes testés.
37Cette stratégie de prudence pourrait être celle d’un «Acte II» de la décentralisation qui aurait fait du chef de file le cheval de Troie de transformations institutionnelles à venir. D’ailleurs, la rédaction actuelle de l’article 72 alinéa 5, qui laisse au législateur la liberté d’ériger en chef de file toute collectivité, sans privilégier la région, tend à renforcer l’idée que l’institution du chef de file pourrait être dans sa phase d’expérimentation : certes, en théorie, même une commune pourrait assumer cette fonction, et les groupements de collectivités ont cette même vocation ; tout dépend, en définitive, de la compétence dont il convient d’organiser l’exercice en commun. Mais cette indétermination donne l’impression d’un tâtonnement, les réalités locales imposant que le chef de file soit plus volontiers incarné par une collectivité à l’assise territoriale plus large, comme la région ou le département – même si pour ce dernier, son rôle de chef de file en matière sociale tienne sans doute plus à une volonté de cohérence avec ses attributions habituelles qu’à des considérations de taille critique.
38Le fédéralisme, comme l’explique Georges Scelle, concilie deux besoins complémentaires : d’une part, un besoin d’autonomie et de liberté de chaque groupe pour réaliser sa solidarité propre ; d’autre part, un besoin d’ordre, qui exige l’autorité nécessaire à la réalisation de la solidarité la plus large entre les groupes61. Tels sont les termes d’une équation qu’il n’est pas toujours aisé de résoudre. La reconnaissance de la fonction de collectivité chef de file dans la Constitution ne permettra d’instaurer un véritable exercice fédéré des compétences locales que lorsque le législateur y sera parvenu. Pour l’heure, les solutions législatives brident l’ordre et l’autorité au nom de l’autonomie et de la liberté, mais un meilleur équilibre est envisageable, qui traduirait mieux les termes de l’article 72 alinéa 5.
39Sans doute l’inconnue dans cette équation n’est autre que la forme qu’on entend donner à plus ou moins long terme à l’organisation territoriale de la France. La décentralisation d’aujourd’hui n’est certes pas le fédéralisme, mais l’organisation décentralisée de la République pourrait, demain, s’inspirer des logiques inhérentes à cette théorie, au nom de l’efficacité de l’action locale. Si l’ordre et l’autorité62 sont nécessaires dans les relations entre collectivités, c’est en effet non pas pour restreindre leur liberté et renier leur autonomie, mais bien pour mieux organiser leur coopération.
Bibliographie
40Caudal (S.) et Robbe (F.) (dir.), Les relations des collectivités territoriales, Paris, L’Harmattan, 2005.
41Clément (P.), Rapport sur le projet de loi constitutionnelle sur l’organisation décentralisée de la République, Doc. AN, n° 376 : http://www.assemblee-nationale.fr/12/rapports/r0376.asp.
42Gélin-Racinoux (L.), «La fonction de chef de file dans la loi du 13 août 2004», AJDA, 2007, p. 283.
43Joye (J.-F.), «La notion de ‘chef de file’ en droit des collectivités territoriales. Entre échec et progrès de la clarification des compétences locales», CT-I, juillet 2003, p. 12.
44Kada (N.), «L’acte II de la décentralisation et le principe d’égalité», RDP, 2005, p. 1273.
45Lambert (A.), Les relations entre l’État et les collectivités locales, rapport remis au Premier ministre, décembre 2007, p. 7 : www.premier-ministre.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_etat_collterritoriales_071207.pdf.
46Tesoka (L.), Les rapports entre catégories de collectivités territoriales, Aix-Marseille, PUAM, 2004.
Notes
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Acerca de: Cédric Groulier
Maître de conférences en droit public à l’Université Paris-Est, Largotec EA 4688, Université Paris XII Val-de-Marne, IPAG