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- Volume 10 : 2010
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- Fédéralisme, conflit ethnique et sécessionnisme : Le fédéralisme comme instrument de sécession non-violente
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Fédéralisme, conflit ethnique et sécessionnisme : Le fédéralisme comme instrument de sécession non-violente
Résumé
Le fédéralisme est généralement compris comme étant un mécanisme de gestion et/ou de prévention des conflits dans des contextes multiethniques. Toutefois, l’Histoire nous montre, à travers certains cas où il a été voué à l’échec, que celui-ci n’est pas une panacée. Le rapport entre fédéralisme et sécession est aujourd’hui perçu par certains auteurs et praticiens d’une façon plutôt négative. Le premier est largement conçu comme la cause du second. Néanmoins, le fédéralisme ne pourrait-il pas être lui-même l’instrument d’un sécessionnisme sans violence? Le fédéralisme s’adapte à différentes circonstances et il peut remplir des objectifs différents dans des contextes divers. Le but de cet article est d’apporter une autre perspective sur les relations entre le modèle fédéral, la conflictualité ethno-nationale et le sécessionnisme.
Tabla de contenidos
1. Introduction
1L’idée selon laquelle le fédéralisme serait exclusivement un mécanisme de gestion et/ou de prévention des conflits est depuis longtemps au cœur d’études critiques visant à juger la performance de ce système d’organisation étatique en tant qu’instrument de la paix. Il existe des opinions contradictoires sur le modèle fédéral. S’il continue à être présenté comme un instrument efficace de maintien de la paix (aussi relative soit elle) dans des contextes multiethniques et multinationaux dans les manuels de conflict prevention et conflict resolution ; il est également la cible de nombreuses critiques qui mettent en cause son aptitude à éviter la sécession d’une ou plusieurs parties d’un territoire donné. Il est néanmoins curieux de constater que la relation entre fédéralisme et sécession est toujours envisagée dans une logique de succès ou d’échec. Le fédéralisme n’atteindrait ses objectifs que s’il parvient à éviter une fragmentation territoriale entraînant l’indépendance d’une région appartenant à un État donné. La question qui guidera cet article est de savoir si le fédéralisme peut se réinventer pour devenir un instrument positif du sécessionnisme non-violent. L’argument central est donc que la relation entre le modèle fédéral et la conflictualité ethno-nationale ainsi que le sécessionnisme peut et doit être revu au profit d’une approche différente, selon laquelle les concepts de fédéralisme et sécession ne sont pas incompatibles. Le fédéralisme, comme instrument de la paix, est alors un dispositif politique et institutionnel qui ne vise pas à éviter la sécession, mais bien à encadrer la maturation institutionnelle d’États en devenir.
2. L’option fédéraliste et le droit de sécession
2«Pourquoi le fédéralisme ?» Cette question, posée par H. Tulkens dans un article1 qui met l’accent sur la pertinence de cette forme d’organisation de l’État en termes économiques, est importante si nous voulons vraiment en comprendre la portée. Tulkens présente trois structures institutionnelles alternatives : unitaire (ou centralisée), fédérale et confédérale. L’organisation centralisée de l’État est incarnée par la France, «pays de l’État jacobin»2, puisque l’État unitaire est considéré comme «il modello di francese organizzazione dello Stato»3. Le centralisme n’est, selon G. Ammon et M. Hartmeier, ni une institution politique ou gouvernementale, ni un simple appareil administratif, mais une structure d’administration de l’espace dont l’objectif principal est de créer, maintenir et consolider la nation à travers son unité territoriale4. En conséquence, la mentalité centralisatrice a abouti à la négation de la diversité régionale. En tant que tel, ce modèle d’organisation de l’État a donné lieu à une structure où prévaut une inégalité plus prononcée que dans l’État fédéral5. Le fédéralisme est le résultat de la coopération entre les membres constituant la fédération. Il est une alternative viable dans les États multinationaux, en particulier ceux où les facteurs ethnique, religieux ou autre sont sources d’instabilité, voire de conflit. Toutefois, comme le souligne R. L. Watts, le fédéralisme n’est qu’une forme d’association politique parmi d’autres. Le partage du pouvoir (power-sharing), ainsi que de compétences, à travers des institutions communes existent dans d’autres formes d’organisation politique. Selon la typologie proposée par Watts, on peut donc trouver des unions, des unions constitutionnellement décentralisées, des fédérations, des confédérations, des federacies, des États associés, des condominiums, des ligues, des organisations intergouvernementales fonctionnelles conjointes ou des hybrides6.
3L’union est caractérisée par une constitution qui favorise l’intégrité des entités qui la forment par le biais d’institutions communes au sein du gouvernement et non une dualité des structures de gouvernance (par exemple, la Nouvelle-Zélande). Dans les unions constitutionnellement décentralisées, l’État peut être considéré unitaire en raison du rôle d’autorité ultime qui appartient au gouvernement central. Cependant, elles renferment des entités infranationales autonomes et protégées par la Constitution (par exemple, le Japon, l’Italie ou le Royaume-Uni). Quant aux fédérations, elles sont caractérisées par la combinaison d’entités fédérées fortes7 et d’un État fédéral fort. Chaque composante de l’État fédéral (État et entités fédérées) est en relation directe avec la population dans l’exercice de ses fonctions législatives, administratives et fiscales. Les confédérations sont le résultat de la combinaison de deux ou plusieurs États souverains qui maintiennent malgré tout leur souveraineté intacte. Le gouvernement commun détient, par conséquent, des pouvoirs limités, généralement relatifs à la politique étrangère, à la défense et/ou aux affaires économiques. Contrairement aux fédérations, les confédérations ont pour base un traité et non une constitution. Les federacies8 sont basées sur des accords politiques asymétriques par lesquels une entité plus importante est liée à une ou plusieurs unités plus petites. Celles-ci ont un degré élevé d’autonomie par rapport aux autres entités constitutives de l’État, mais aussi une influence plus faible dans le gouvernement de la federacy. Cette association politique ne peut être dissoute que par un accord mutuel. Selon Watts, cette forme d’organisation politique est d’usage dans les relations entre un État et ses périphéries, ou bien entre un État et des îles éloignées (par ex. Åland et Finlande ou Portugal et Açores). Les États associés ressemblent aux federacies. Ils s’en distinguent par la possibilité d’une dissolution unilatérale (par exemple, la France et Monaco, l’Italie et San Marino). Les condominiums sont des entités politiques dont le gouvernement est assuré conjointement par deux ou plusieurs États (c’était le cas de la principauté d’Andorre jusqu’en 1993). Les ligues sont des unions d’États indépendants constituées dans un but particulier et desquelles les États-membres peuvent se retirer unilatéralement. Les organisations intergouvernementales fonctionnelles conjointes sont des organisations ou des agences créées par deux ou plusieurs États dans le but d’effectuer certaines tâches spécifiques. C’est le cas, par exemple, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Selon M. Bettati, les ligues et les organisations intergouvernementales fonctionnelles communes peuvent être une forme de confédération9. Finalement, les hybrides sont des systèmes politiques qui ont adopté et réuni les caractéristiques de diverses formes d’association politique (fédérale, confédérale, unitaire). La création de ces systèmes hybrides est une tendance récente, mais leur mise en œuvre dans des pays comme le Canada et l’Afrique du Sud ou des institutions supranationales comme l’Union européenne montrent qu’ils peuvent constituer une nouvelle voie pour l’organisation politique des systèmes de gouvernance politique10. Est-il possible que ces formes d’association politique, ou du moins certaines d’entre-elles, soient de réelles alternatives au centralisme ? Nous pouvons constater que la grande majorité de ces formes n’ont pas la capacité de gérer les idiosyncrasies infranationales, qu’elles soient ethniques, religieuses ou autres. En fin de compte, seules les fédérations, les confédérations, les federacies et les unions (décentralisées ou non) peuvent apporter une réponse institutionnelle à la pression centralisatrice et assimilatrice de l’État unitaire vis-à-vis de ses périphéries. Parmi ces systèmes politiques, celui qui paraît souvent le plus adéquat est le modèle fédéral. L’autonomie qu’il offre aux entités infranationales, notamment législative, ainsi que la participation aux décisions fédérales qu’il leur permet, sont en effet des facteurs explicatifs du rôle positif qu’il peut jouer en tant que promoteur de paix dans des contextes caractérisés par l’existence de certaines revendications ethno-nationalistes.
4Il est donc utile de comprendre les dynamiques de création d’une fédération. Celle-ci «peut se former de deux façons : par l’union d’États précédemment indépendants, par le morcellement d’un État précédemment unitaire»11. Ainsi, on peut parler, respectivement, d’un fédéralisme centripète (ou par agrégation) ou d’un fédéralisme centrifuge (ou par désagrégation)12.
5Les théories fédéralistes peuvent être regroupées au sein de deux tendances apparemment divergentes et contradictoires sur le plan doctrinal. Selon J. Ferrando Badía, il y a d’une part celles qui favorisent un fédéralisme interne s’opposant à l’État unitaire et promouvant le développement des entités locales autonomes (par exemple, les régions ou provinces). D’autre part, il y a les théories qui visent à décrire un fédéralisme à vocation internationale. Comme les précédentes, elles portent sur des mécanismes qui remettent en cause l’État-nation13 souverain en faveur de plus grandes unions ou organisations14. Dans les deux cas, l’État-nation classique est contraint de céder une partie de ses pouvoirs et compétences (et par conséquent de sa souveraineté15), aux entités fédérées dans le premier cas, et à l’organisation supranationale dans le deuxième cas.
6Le fédéralisme est généralement perçu comme un mécanisme plutôt efficace de gestion de la pluralité dans des contextes multiethniques où existe un certain nombre de revendications à caractère autonomiste, irrédentiste, sécessionniste ou autre16. Toutefois, l’éventualité d’une fragmentation territoriale ne peut pas être exclue. Selon V. O. Batkus, la sécession est la conclusion logique d’un processus de fragmentation territoriale, même s’il est possible de l’éviter17. Dans sa Verfassungslehre (ou «Théorie de la Constitution»), C. Schmitt est très clair sur ce qu’est une fédération ou, plutôt, sur ce qui la définit. Selon lui, il ne fait aucun doute qu’elle est avant tout une union durable qui, tout en reposant sur un libre accord, a pour objectif la préservation politique de chacun de ses membres18. Cette union est, de ce fait, le résultat d’une combinaison de facteurs centripètes (intérêts communs et menaces externes et/ou internes)19. Elle se concrétise grâce à un contrat qui l’institutionnalise et définit la cession d’une partie des compétences des États fédérés au profit de l’État fédéral (par exemple les affaires étrangères, la politique monétaire, la défense)20. Schmitt nous présente une autre caractéristique de la fédération qui se révèle être d’une grande importance. La fédération serait, selon lui, perpétuelle (ewig). Est-ce que cela signifie qu’une fois le modèle fédéral adopté, la simple présomption de sécession se trouve irrémédiablement exclue ? C’est en tout cas ce qui ressort de cette affirmation. Suivant cette idée de perpétuité présumée, il apparaît normal que le droit de sécession ne soit pas un droit constitutionnellement reconnu dans les fédérations21. Toutefois, l’observation des phénomènes fédératifs démontre que cela n’exclut pas son invocation par certains États au moment de leur entrée au sein d’une fédération ou même une tentative plus ou moins violente de s’en prévaloir qui peut être associée dans certains cas à une volonté populaire. Plusieurs exemples historiques en témoignent. Cela s’applique, notamment, aux États de Virginie, Rhode Island et New York qui ont négocié leur droit de sécession au moment de leur ratification de la Constitution américaine. En outre, plusieurs tentatives de sécession, réprimées par le gouvernement central (c’est-à-dire fédéral) peuvent être identifiées dans l’Histoire. Ce fut le cas dans certains pays considérés aujourd’hui comme des modèles de stabilité politique et de développement économique (comme les États-Unis, la Suisse, l’Autriche ou, encore, l’Australie). La guerre civile américaine a été, entre autres, la conséquence d’une perception différente de ce qu’était (ou devrait être) le droit de sécession des États-membres de la fédération. Elle a opposé les États du Nord, préconisant un modèle juridique qui contestait ce droit, et la Confédération des États du Sud, partisans d’un droit de sécession ayant pour fondement la doctrine de l’annulation («nullification») développée par J. Calhoun22.
7Toutefois, un certain scepticisme persiste sur l’efficacité du modèle fédéral. Dans un article intitulé «Is federalism a viable alternative to secession ?»23, W. Kymlicka soutient que c’est une erreur de voir dans le fédéralisme une solution infaillible pour éviter le sécessionnisme. Sans pour autant nier la valeur de cette forme d’organisation de l’État dans la gestion des différences ethniques et nationales, Kymlicka estime qu’il ne faut pas le surestimer. Selon lui, son efficacité demande un haut degré d’ingéniosité institutionnelle couplée à de la bonne volonté politique et, aussi, une part de chance24. Pour sa part, E. Nguyen n’hésite pas à présenter l’Espagne et la Belgique comme deux États dans lesquels le fédéralisme a contribué à l’exacerbation des revendications nationalistes au lieu de les atténuer25. L’auteur va plus loin en accusant la décentralisation d’être un modèle politique instigateur de la sécession et, par conséquent, du séparatisme. Selon lui, plus un État se décentralise pour répondre aux revendications (ethno-)nationales, régionalistes ou «micro-nationalistes», plus l’entité bénéficiant de ces mesures poursuit une politique séparatiste en direction de son indépendance26. Selon J. Snyder, l’ethno-fédéralisme est lui-même fréquemment la cause d’une division ultérieure27. C’est dans ce contexte qu’il analyse trois États ethno-fédéraux (la Yougoslavie, l’Union soviétique et la Tchécoslovaquie), seules entités étatiques postcommunistes qui se sont désintégrées.
8Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (ou droit à l’autodétermination) a généralement pour conséquence la transformation du modèle d’organisation de l’État. Le modèle fédéral est fréquemment privilégié, et non pas l’indépendance des territoires concernés. Il ne peut donc être considéré exclusivement comme un facteur de sécession28. Autodétermination n’est pas synonyme de sécession, même si la sécession peut être l’aboutissement d’un processus d’autodétermination. Les théories de la sécession distinguent deux autres types de sécession au-delà de celle fondée sur l’autodétermination. Nous suivrons la typologie proposée par J. Costa qui identifie trois types de théories de la sécession29. La première d’entre-elles se réfère aux théories dites de l’autodétermination, ou théories nationalistes. Le deuxième type renvoie à ce que Costa appelle les théories du choix. Enfin, le dernier type est constitué par les théories dites de la «cause juste». Ces théories se différencient par leur justification du sécessionnisme en tant que concept, qu’il soit la conséquence d’une décision unilatérale ou bien le résultat d’un processus de négociation. Les théories de l’autodétermination, ou nationalistes, sont fondées sur l’argument selon lequel les nations reconnues comme telles ont le droit à l’autodétermination, ce qui inclut le droit de devenir un État indépendant. Les théories du choix sont considérées comme étant les plus permissives. En fait, elles ne font que justifier la sécession par le simple souhait d’une majorité, exprimé par le recours au vote ou à un référendum. Les théories de la cause juste contestent l’idée de sécession per se. Des raisons satisfaisantes sont exigées pour valider la demande d’indépendance de la part d’une entité territoriale. Après une appréciation favorable, le territoire sécessionniste pourrait alors obtenir gain de cause (par exemple, en Suisse, la République et Canton du Jura). Dans le cas de minorités nationales, majoritaires au sein d’un territoire donné, il est fréquent d’enregistrer une augmentation des revendications vis-à-vis de l’État pour une plus grande autonomie (culturelle ou politique) et non d’une autodétermination (en tous les cas dans un premier temps). La sécession passe de la sorte en seconde place, hormis dans certains contextes où seule l’indépendance est envisagée par les élites et/ou la population locale. C’est habituellement avec cette intention que les arrangements fédéralistes sont établis, notamment les ethno-fédérations qui visent à promouvoir la cohabitation pacifique de différents groupes ethniques au sein d’un même État30.
3. Le fédéralisme transitoire
9Cette cohabitation pacifique de différents groupes ethniques au sein d’un même État n’est pas toujours évidente malgré l’existence de certains arrangements fédéralistes ayant pourtant ce but. En promouvant la sécession pacifique d’une ou plusieurs entités territoriales d’un État donné ou bien la dissolution d’un État, le fédéralisme transitoire aurait comme fonction de préparer l’indépendance pacifique d’un nouvel État. Il serait ainsi perçu comme une étape préalable indispensable dans l’avènement d’un nouvel État indépendant et un instrument de sécession non-violente.
10Le modèle fédéral n’a pas encore été utilisé avec l’objectif explicite de préparer, et donc d’entamer, un processus de subdivision territoriale visant la fragmentation ultérieure d’un État. Néanmoins, force est de constater que plusieurs fédérations n’ont pas survécu aux forces centrifuges portées par des tensions politiques ou des rivalités ethniques. Ce fut le cas des ethno-fédérations tchécoslovaque, soviétique et yougoslave en Europe, mais également d’autres expériences fédératives telles que la Birmanie (1948-1962), l’Indonésie (1949-1950), la Lybie (1951-1963), le Mali (1960), le Cameroun (1961-1972), la Fédérations des Indes Occidentales (1958-1962), ou encore la Serbie-et-Monténégro (1992-2006). La scission de certains de ces États fut accompagnée d’épisodes de violence. Le cas récent de l’ex-Yougoslavie est sans doute le plus exemplaire de ce type de dynamique et il reste inscrit dans la mémoire collective européenne. Mary Kaldor appele ces conflits les «nouvelles guerres» dans son livre intitulé «New and Old Wars: Organized Violence in a Global Era»31. Tous les morcellements étatiques n’eurent pas de conséquences aussi dramatiques que celui qui a affecté les Balkans occidentaux au cours des années 1990. Deux exemples de sécession non-violente qui nous paraissent pouvoir correspondre à un modèle de fédération transitoire : la Tchécoslovaquie et le Monténégro. La Tchécoslovaquie est une référence pour l’étude du sécessionnisme non-violent au sein d’un système fédéral. Dans le cas monténégrin, le processus qui a conduit à l’indépendance du Monténégro est lui aussi notable, par l’absence de violence(s). Peut-on les considérer comme des exemples aboutis d’un fédéralisme transitoire ? Le cas norvégien est lui aussi très intéressant, malgré le fait que le royaume de Suède n’était pas un régime fédéral, quoique certains aspects permettent de voir en lui une sorte de proto-fédération32.
11Le succès d’un régime fédéral en tant que mécanisme de gestion et/ou de prévention des conflits se résume classiquement non seulement à sa capacité à entretenir des relations intercommunautaires ou interethniques pacifiques mais aussi et surtout à la préservation de l’intégrité territoriale de l’État où il a été établi. Ainsi, il est clair que quand le projet tchécoslovaque d’un seul pays composé de deux nations a pris fin en 1993, c’est aussi son système fédéral qui a été remis en cause. Les critiques sur l’échec de ce projet de nation-building doivent être perçues comme des critiques envers le fédéralisme en tant que contribution utile à la gestion des tensions au sein de sociétés multiethniques. La notion de fédéralisme transitoire vise à apporter un éclairage théorique différent sur des dynamiques de ce type.
3.1. Le cas tchécoslovaque
12La fin de la Grande Guerre (1914-1918) a signifié, entre autres, la mort de plusieurs empires multinationaux (Autriche-Hongrie, Empire Russe et Empire Ottoman) et, par conséquent, un renouveau de la question des nationalités en Europe centrale et orientale. Celles-ci ont été placées pour la première fois au centre des négociations dans l’immédiat après-guerre. Les Traités de Saint-Germain-en-Laye (1919) et du Trianon (1920) apportèrent d’importants changements géopolitiques dans la région. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes apparut alors comme un principe inaliénable défendu par le président américain Woodrow Wilson et adopté par les puissances victorieuses33. Et ce, en dépit des nouvelles minorités (majoritairement germanophones) qui sont ainsi engendrées dans de nouveaux pays, souvent en quête d’identité34. Si la Tchécoslovaquie est née de la volonté commune des Tchèques et des Slovaques de vivre ensemble au sein d’un État commun35, elle résulte aussi des intérêts géopolitiques des Grandes Puissances.
13La question qui suivi fut de savoir quel système politique serait le plus adéquat pour le nouvel État tchécoslovaque. Comme ce fut le cas dans nombre de ces nouveaux États-nations d’Europe centrale et orientale, la République tchécoslovaque a opté pour une organisation unitaire de l’État. Ce choix fut basé sur l’idée selon laquelle il n’y avait qu’une seule nation tchécoslovaque, dont le peuple s’exprime dans deux langues différentes36. Les élites politiques étaient conscientes des spécificités du nouvel État37. S’il est vrai que le pays est le résultat d’un compromis entre ses deux principaux groupes ethniques (Tchèques et Slovaques), les relations entre eux ne furent jamais stabilisées dans le sens où la question slovaque fut à l’agenda politique jusqu’à l’éclatement du pays en 1992. Les Slovaques se sentirent trahis au lendemain de la création de la Tchécoslovaquie. Toutefois, et malgré l’existence de conflits politiques réguliers entre les deux communautés, il n’y a pas eu d’épisodes de violence. L’année 1918 marque le commencement d’une histoire à deux qui durera un peu plus de 80 ans, malgré un court interlude durant la Seconde Guerre mondiale avec la création d’un État slovaque indépendant éphémère38. On peut se demander pourquoi le modèle fédéral ne fut pas instauré d’emblée, évitant peut-être ainsi les tensions tchèques-slovaques qui eurent pour conséquence ultime la dissolution de la Tchécoslovaquie. Selon R. Schlesinger, une part de la réponse se trouve dans le fait que la Slovaquie, sous domination hongroise pendant dix siècles au sein de l’Empire d’Autriche-Hongrie, n’a pas eu les opportunités de développement dont les Pays tchèques ont disposé sous l’autorité autrichienne plus libérale. C’est pourquoi à l’heure de l’indépendance, elle avait besoin de l’aide tchèque pour créer les bases de son développement culturel et économique. Cependant, cette relation de grand à petit frère commença à changer quand ce dernier eut la perception que cette aide était devenue superflue et était payée au prix fort sur le plan de l’autonomie39.
14Au moment de la Révolution de Velours en 1989, la plupart des observateurs des évènements qui se déroulaient en Europe centrale et orientale estimaient que les arrangements fédéraux et/ou confédéraux étaient voués à un brillant avenir dans la région40. L’évolution politique de ces pays ne confirma pas cette analyse. Le fédéralisme allait, au contraire, perdre cette aura basée sur son statut de solution institutionnelle permettant de sauver l’intégrité territoriale des États multinationaux. La période entre 1990 et 1992 a vu l’érosion des compromis fragiles entre les responsables politiques tchèques et slovaques tant sur la nature de l’État que sur les relations entre les autorités fédérales et les républiques. Les élections de 1992 furent, pour ainsi dire, le catalyseur de la fin de la Tchécoslovaquie41. Les désaccords préexistants ne firent qu’empirer la situation jusqu’à ce que la solution trouvée soit la dissolution pure et simple de la fédération tchécoslovaque et son remplacement par deux États indépendants, le 1er janvier 1993. Ce fut le résultat d’accords politiques. Aucun référendum ne fut réalisé ni en République Tchèque ni en Slovaquie, nonobstant les promesses de Vladimir Meciar. La question du rôle du fédéralisme dans l’éclatement de la Tchécoslovaquie se pose. Le système fédéral ne fut instauré dans le pays qu’à la fin des années 1960, sous la tutelle du Parti communiste tchécoslovaque. Une des principales critiques faites à l’égard du fédéralisme tchécoslovaque réside dans le fait qu’il n’existait pas à l’époque de la Révolution de Velours de parti fédéral hormis le Parti communiste. Plusieurs sondages effectués après la dissolution montrent qu’une majorité de Tchèques et de Slovaques étaient pour la continuation de la fédération. Les responsables politiques tchèques et slovaques ne partageaient pas une vision commune du futur de la fédération. Les Slovaques ne toléraient plus une position ressentie comme subalterne, ou secondaire, au sein de la fédération, ce qui explique l’élection de Meciar. Les résultats du sondage post-sécession peuvent donc apparaître comme paradoxaux par rapport à ceux du scrutin électoral qui porta Meciar au pouvoir.
3.2. Le cas monténégrin
15La question du fédéralisme transitoire est tout aussi pertinente dans le cas monténégrin. Possédant déjà les pouvoirs d’un État souverain au moment de la chute de Slobodan Milosevic, la République du Monténégro pouvait être perçue comme un État quasi-indépendant. Néanmoins, après la guerre du Kosovo, son indépendance effective était, provisoirement, politiquement impossible. La stabilité de la région était prioritaire. Ainsi, et sous une certaine pression de la communauté internationale, la Communauté d’États Serbie-et-Monténégro, créée en 2003, a succédé à la République fédérale de Yougoslavie42. Il est essentiel de comprendre que malgré la création de cet État, perçu par beaucoup de Monténégrins comme une imposition des élites politiques de Belgrade, Podgorica et Bruxelles, l’accord de Belgrade stipulait qu’une des parties de cette Communauté d’États avait le droit de la quitter après une période de trois ans. C’est ainsi qu’un référendum sur l’indépendance fut organisé en 2006, soit précisément trois ans après l’établissement de la Communauté d’États Serbie-et-Monténégro. La majorité des électeurs se prononça pour l’indépendance du Monténégro à 55,53 % contre 44,47 % en faveur de l’union avec la Serbie. Le taux de participation total s’éleva à 86,49 %. Il importe de comprendre le rôle que le système fédéral (selon certains auteurs celui-ci était plus proche d’un système confédéral43) a eu dans le processus qui conduisit à l’indépendance du Monténégro. Est-t-il possible d’y voir une capacité spécifique du fédéralisme à doter un territoire donné des institutions politiques, des infrastructures et des outils économiques nécessaires à son existence ultérieure en tant qu’État indépendant ?
16Le Monténégro a su saisir les opportunités qui lui étaient offertes au sein de la fédération yougoslave pour préserver une grande partie de sa souveraineté. Le Monténégro possédait, en 2000, la plupart des pouvoirs et compétences qui étaient auparavant dans les mains du gouvernement fédéral yougoslave (à l’exception du contrôle de l’armée fédérale ainsi que du trafic aérien). Ayant atteint une quasi-indépendance vis-à-vis de la fédération et, par conséquent, de la Serbie, les autorités monténégrines n’ont pas vu d’un bon œil la perte de cet acquis. C’est pourquoi la création de cette Communauté d’États en partenariat avec la Serbie peut être vue comme une structure politique subordonnée à un processus de transition sur la voie de l’indépendance du Monténégro. Il s’agit d’une question de perception. Sur la base de l’idée de perpétuité de la fédération présentée par C. Schmitt, il paraît improbable que l’Union européenne ou le gouvernement serbe envisageaient l’indépendance monténégrine à court terme. D’un autre côté, les partisans de l’indépendance de Monténégro avaient cette idée en tête, l’union fédérale entre les deux républiques étant conçue comme temporaire44 et, donc, transitoire.
3.3. Les conditions d’un fédéralisme transitoire
17S’il est vrai que le fédéralisme est fréquemment perçu comme un instrument politique et institutionnel de promotion de la paix au sein des peace studies, il est tout incorrect de penser qu’il a nécessairement vocation à être éternel comme le défendait Carl Schmitt. Connecter fédéralisme et sécessionnisme peut paraître contradictoire mais dans certains cas une alliance provisoire peut soutenir un processus de séparation pacifique. Le fédéralisme pourrait ainsi être un instrument de sécession non-violente. Un fédéralisme transitoire consisterait en la promotion de la sécession pacifique d’une ou plusieurs entités territoriales d’un État donné ou la dissolution d’un État, produisant par conséquent un ou plusieurs États indépendants ou l’annexion d’entités sécessionnistes (et irrédentistes) à un autre État. Le développement d’un fédéralisme transitoire suppose la réalisation de plusieurs conditions : tension ethnique potentiellement violente, revendications structurelles pour une indépendance nationale, règlement institutionnel du conflit (pré- ou post-conflit armé), et légitimation des revendications directe (par la volonté populaire) et indirecte (par les représentants politiques).
18La première condition pour que le fédéralisme puisse assumer ce nouveau rôle et, par conséquent, remplir des objectifs différents de ceux pour lesquels il est habituellement instauré, est l’existence effective d’une situation de tension ethnique localisée dans un territoire donné susceptible d’engendrer un conflit armé. Ce climat de tension n’est pas inévitablement synonyme de conflit violent latent, mais devra malgré tout s’appuyer sur des revendications d’indépendance. Notons que dans les deux cas présentés, le conflit ne présentait pas un caractère violent. Il entraîne néanmoins la sécession non-violente d’une de ses composantes, en provocant la dissolution de l’État préexistant. Le conflit politique, au contraire, était présent et les tensions politiques centrées sur la question de l’avenir de la fédération de plus en plus récurrentes. L’élection de Meciar est le résultat de cette contestation d’une fédération qui tardait à répondre aux revendications slovaques. La révolution de velours a permis de mettre fin au régime communiste en Tchécoslovaquie mais pas de régler la question nationale. Toutefois, le cas tchécoslovaque n’apparaît pas comme une illustration parfaite du fédéralisme transitoire. La demande d’indépendance s’est exprimée davantage dans le discours de partis politiques nationalistes qu’à travers une volonté populaire objectivée par un référendum comme ce fut le cas pour le Monténégro. On peut sans doute affirmer que l’échec de l’expérience multinationale tchécoslovaque doit plus à une décision politique qu’à une réelle volonté populaire. Il faut toutefois souligner la responsabilité du peuple qui mena au pouvoir des hommes politiques tels que Vaclav Klaus ou Vladimir Meciar, acteurs de la dissolution de la fédération tchécoslovaque. La volonté populaire en tant que fondement légitimaire de la sécession peut s’exprimer à travers certains instruments juridiques, tels que la réalisation de référendum. Ce fut le cas au Monténégro, contrairement aux républiques tchèques et slovaques. Sur la base de cette condition, le fédéralisme transitoire ne s’appliquerait pas dans un contexte de tensions où s’expriment de simples demandes de reconnaissance des spécificités locales (par ex. la Flandre Française ou la Comunidad Valenciana). Selon la nature des revendications, d’autres solutions sont possibles. Elles pourraient passer par la mise en œuvre de certaines mesures concernant le droit des minorités, que ce soit au niveau national ou supranational (par ex. la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires).
19Dans le cadre d’un fédéralisme transitoire, il est également nécessaire d’instaurer un processus de règlement des conflits. Selon K. Cordell et S. Wolff, il consisterait en trois phases : la négociation, l’implémentation et l’opération45. L’implémentation de structures politiques infranationales est essentielle. La préexistence d’un haut degré d’autonomie locale (législative, parlementaire et économique) a pour objectif de doter les régions sécessionnistes de compétences institutionnelles presque similaires à celle d’un État souverain indépendant et, par conséquent, de les préparer à l’indépendance. Ceci ne signifie pas néanmoins que la préexistence de cette autonomie locale est synonyme de fédéralisme, comme il fut indiqué lors de la présentation concise des formes d’association politique. Cette maturation de l’État par le biais d’une restructuration interne sur une base «fédéralisante» n’est qu’une variante de l’émancipation d’une nation sans État à l’intérieur d’une structure étatique préexistante.
20Dans le cadre d’un fédéralisme transitoire, il est essentiel de créer les conditions optimales pour que la transition soit l’aboutissement d’un double mouvement alliant les élites politiques (top-down) à la population en général (bottom-up). La garantie d’une transition unissant diverses volontés peut être légitimée à travers la conclusion d’accords sur la réalisation d’un référendum portant sur l’indépendance d’une entité. Celui-ci peut également être prévu par une clause dans des accords de paix. C’est notamment le cas pour le Sud-Soudan46, Bougainville ou l’Irlande du Nord. Lors de la signature d’accords de paix, un certain timing est dès lors défini pour la réalisation d’élections libres, souvent subordonné à d’autres conditions, notamment le transfert de pouvoir d’une entité à l’autre. Il faut donc prendre en compte le fait que la réalisation de ces conditions demande souvent du temps, spécialement pour ce qui est des mouvements électoraux.
21Enfin, l’acceptabilité de la sécession par la communauté internationale peut soulever des difficultés. Il est important de souligner l’importance des questions d’ordre géopolitique ainsi que celles liées au droit humanitaire, à la base de plusieurs interventions militaires et de création de nouveaux États (notamment au Kosovo). Il est donc fondamental d’être attentif à la dimension internationale de la question et au rôle des acteurs extérieurs qui auront à reconnaître les États nouvellement créés.
4. Conclusion
22Il est aujourd’hui évident que le modèle fédéral n’est pas la panacée attendue par plusieurs auteurs qui en ont fait l’apologie en espérant qu’il permette d’atteindre la paix perpétuelle chère à l’abbé Saint-Pierre ou J.-J. Rousseau. L’Histoire a montré que ce n’était pas un système parfait, parfois dans la violence comme ce fut le cas en ex-Yougoslavie. En tant que mécanisme de gestion et/ou prévention des conflits dans des contextes multi-ethniques le modèle fédéral peut être conçu comme un système de transition politique entre une situation de tensions ethniques ou nationales, ou bien de conflit armé, et la sécession pacifique de l’entité pour laquelle l’indépendance est la seule solution politiquement possible. Il existe certains exemples (imparfaits) de cet usage alternatif du modèle fédéral. Il est possible d’établir les conditions dans lesquelles ce modèle théorique est susceptible de se développer. L’étude des cas tchécoslovaque et monténégrin, et dans une moindre mesure le cas norvégien, permet de poser une série de constats empiriques essentiels pour le développement de ce concept. Un haut degré de self-government aux niveaux régional et local, une autonomie législative et parlementaire, permettent aux nations sans États de se doter de pouvoirs traditionnellement dans les mains d’un État souverain. Le fédéralisme fonctionnerait alors non plus comme un mécanisme complexe de décentralisation de l’État mais comme le préparateur de l’indépendance pacifique d’un nouvel État. Il serait, au contraire, perçu comme une étape préparatoire fondamentale dans l’avènement d’un nouvel État indépendant.
Notes
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Acerca de: Daniel Rodrigues
Centro de Estudos Sociais, Faculdade de Economia, Universidade de Coimbra, Portugal