Appropriation phénoménologique du concept de « seeing-in » dans la théorie des images : Une confrontation des théories de Richard Wollheim et d’Edmund Husserl
Résumé
Les analyses de la conscience d’image (Bildbewusstsein) forment un aspect de la pensée d’Edmund Husserl qui est encore insuffisamment étudié et discuté entre phénoménologues, malgré tout ce qu’elles peuvent offrir aux recherches pluridisciplinaires, notamment aux études visuelles (visual studies) ou à la science de l’image (Bildwissenschaft). L’examen des idées husserliennes sur ces aspects confronte deux difficultés. Une première difficulté exégétique, due au caractère fragmentaire et provisoire des écrits, mais aussi à sa longue distribution dans le temps, parallèle à l’évolution de la pensée principale de Husserl. Une deuxième difficulté concerne la possibilité de dialogue entre une philosophie fortement marquée par sa propre méthodologie, comme l’est la phénoménologie, et les recherches appliquées qui se nourrissent de méthodologies diverses. Cette présentation traite brièvement de ces deux problèmes. Premièrement, elle propose une interprétation systématique et historique de la théorie husserlienne de l’image en tant que « voir-dans » (hineinsehen, hineinschauen). Deuxièmement, elle explore les parallèles possibles entre cette théorie et l’analyse psychologique de l’image de Richard Wollheim. Finalement, l’article conclut en énumérant quelques avantages et désavantages qui suivent la théorie des deux philosophes puis en argumentant à faveur d’une théorie tri-aspectuelle de l’image.
Introduction
1Étant une discipline théorique si abstraite, la philosophie rigoureuse subit parfois des difficultés à franchir la frontière entre l’analyse conceptuelle et l’univers, toujours en mouvement créatif, du monde de la vie. Malgré son engagement déclaré dans ce monde, la phénoménologie n’est pas exempte de ce défi. Entre les multiples « applications » possibles des concepts philosophiques dans les domaines d’autres disciplines, dont une partie à été examinée dans le séminaire dont est tiré ce dossier, le thème des arts a ses propres difficultés. Les aventures techniques des arts, qui les positionnent à l’avant-garde des explorations pluridisciplinaires, posent par exemple des limites aux essais eidétiques de la phénoménologie. Dans le cas de la contemplation des images — la conscience d’image, selon Husserl — nous sommes face à un défi supplémentaire. Les analyses husserliennes sur ces aspects sont étendues dans le temps (les textes les plus importants ont été écrits entre 1894 et 19251) et attachées à des problèmes divers qui nous empêchent, parfois, de discerner ce qui concerne la conscience d’image de ce qui concerne un autre thème (soit l’intentionnalité, l’imagination, la méthode ou l’esthétique, entre autres)2.
2Nous allons tenter de surmonter ces difficultés en deux étapes. Premièrement, nous ferons une esquisse de la théorie husserlienne des images, centrée sur le concept du voir-dans. Cette notion réunit et traduit au moins trois concepts que Husserl utilise fréquemment, mais pas forcément de manière toujours technique : hineinsehen, hineinschauen et hineinblicken. Notre choix terminologique n’est pas dû seulement à l’adaptation du concept au phénomène, il est aussi dû à sa proximité avec l’une des théories de l’image les plus importantes aujourd’hui, celle du philosophe et théoricien des arts anglais Richard Wollheim. Pour cette raison, dans la deuxième partie de cet article, nous examinerons la compatibilité de la théorie husserlienne avec les thèses du philosophe anglais. En choisissant ce chemin, nous chercherons un moyen de nous approcher d’une « application » de la phénoménologie husserlienne de l’image dans les arts visuels. Ce choix méthodologique explique le titre de notre article.
Phénoménologie de la conscience d’image
3Une discussion entre Edmund Husserl et le philosophe polonais Kazimierz Twardowski est connue grâce à son apparition concise dans la 5e « Recherche logique »3. Celle-ci se concentre sur la théorie des images (Bildertheorie), qui est une explication philosophique et populaire de la conscience qui consiste à affirmer que toute présentation (Vorstellung) est, en réalité, une re-présentation ou présentification (Vergegenwärtigung). Cette idée implique que toute présentation (Vorstellung) est une conscience médiate, médiatisée par un contenu qui fonctionne comme une image. Cette conception de la conscience qui, selon Husserl, est partagée par Twardowski et Franz Brentano, conduit à un faux redoublement (Verdoppelung) du monde. Dans la 5e « Recherche logique », Husserl réfute ladite théorie des images et propose de manière alternative une conception non-médiate de l’intentionnalité qui établit les bases pour décrire la perception comme une donation de la chose en elle-même (Selbstgegebenheit) dans le mode de l’être incarné (Leibhaftigkeit).
4Cette discussion, publiée en 1901, a une origine plus lointaine : dans certains textes préparés entre 1894 et 1901 on peut également trouver des remises en question des thèses de Twardowski4. Ce débat a une importance décisive dans le développement de la phénoménologie, comme l’a mis en relief Karl Schuhmann en signalant que cette discussion établit les bases de la pensée husserlienne5. Dans le contexte d’une analyse de la présentification stricto sensu, Husserl propose donc une interprétation particulière sur le fonctionnement des images qui permet, justement, de les séparer des autres actes intentionnels. Comme point de départ de notre argument, nous pouvons extraire quelques thèses à ce sujet.
5Premièrement, dans ces textes, nous trouvons un virage méthodologique qui est probablement la thèse la plus importante et la plus féconde. Cette thèse affirme que les images sont des objets intentionnels issus d’un mode de conscience particulier, la conscience d’image (Bildbewusstsein). Le virage méthodologique consiste justement à ne pas penser aux images à partir des propriétés objectives, mais à les analyser selon la forme de la conscience qui se dirige à elles6.
6Le virage méthodologique permet à Husserl de constater deux caractéristiques ultérieures de la conscience d’image. La première est le caractère médiat de l’intentionnalité de la conscience d’image. Une caractéristique peut être futile quand elle est pensée de manière isolée, étant donné qu’il semble évident qu’une image est la présentation (Vorstellung) d’un objet à travers un autre objet que nous appelons l’image, c’est-à-dire qu’elle est une représentation (Repräsentation)7. Mais, dès qu’elle est pensée en face des présentations tout court (schlichte Vorstellungen), le caractère médial lui donne une distinction essentielle.
7Dans la seconde caractéristique, Husserl remet en question l’importance de la ressemblance objective (objektive Ähnlichkeit) entre l’image et l’objet représenté. La ressemblance, selon Husserl, ne suffit pas à faire d’un objet l’image d’un autre. Le plus important est la forme de conscience qui s’appuie sur les (possibles) traits ressemblants. C’est cette forme particulière de conscience, la conscience d’image, qui donne à un objet présent (gegenwärtig) la possibilité d’être le représentant (Repräsentant) d’un autre8.
8Jusqu’ici, il ne s’agit que des premiers indices qui donnent une direction à la recherche, mais qui nécessitent un déploiement. Ces premiers indices se sont développés dans les années suivantes, en particulier dans le cadre de ses cours sur les « Éléments fondamentaux de la phénoménologie et de la théorie de la connaissance » (1904-1905).
9Il y a au moins deux raisons exégétiques de poids pour la maigre attention accordée à la théorie husserlienne de la conscience d’image, et toutes les deux dépendent du contexte dans lequel sont apparues les analyses husserliennes de l’image. Premièrement, il s’agit de l’archiconnue opposition husserlienne à la Bildertheorie qui peut être interprétée de manière erronée comme un mépris envers la conscience d’image. La deuxième raison concerne, pour sa part, les objectifs de l’analyse de Husserl en 1904-1905 et la structure de ce célèbre cours. Étant donné que nous avons déjà mentionné quelques idées autour de la Bildertheorie, nous nous concentrons sur la deuxième raison.
10Le cours de 1904-1905 a comme objectif de développer une phénoménologie de l’intuition (où la perception, l’imagination et la conscience du temps sont incluses) qui sert de fondement pour une critique de la raison (Kritik der Vernunft)9. La troisième partie, qui concerne la conscience d’image et l’imagination (sous le nom, principalement, de Phantasie) place Husserl en face d’un examen profond et difficile d’une de ses idées précédentes ; à savoir que les présentifications (Vergegenwärtigungen) ont toutes la structure de la conscience d’image. Cette idée n’appartient pas exclusivement à Husserl. Bien au contraire, comme les philosophes savent le reconnaitre, il s’agit d’un lieu commun depuis, au moins, Aristote : la mémoire et l’imagination fonctionnent à la manière de la conscience d’image, c’est-à-dire que l’objet ou évènement adressé in absentia est supplanté par son représentant, l’image mentale10.
11D’une manière similaire à la discussion précoce sur l’intentionnalité entre 1894 et 1901, Husserl restreint l’hypothèse représentationaliste dans le cours de 1904-1905. Il va y construire les bases pour distinguer entre les présentifications reproductives et les présentifications perceptives11. Dans les premières présentifications, nous trouvons la mémoire, l’anticipation et l’imagination. Dans les secondes, Husserl situe la conscience d’image (qui inclut la contemplation de peintures, photographies, sculptures et images en mouvement, toutes figuratives, selon ce que les exemples d’Husserl nous montrent) et la contemplation des arts performatifs. Nous allons nous concentrer sur le genre de présentifications perceptives, plus particulièrement sur l’espèce de la conscience d’image. Les modèles que nous allons prendre en compte pour notre analyse seront ceux de Husserl : les peintures, les gravures et les photos figuratives.
12Nous avons mentionné la manière dont Husserl pense que la conscience d’image en tant que représentation figurative (Bildlichkeitsvorstellung) a un caractère médial, « une certaine médiateté [Mittelbarkeit] du présenter [Vorstellen] qui manque à la présentation perceptive »12. Il est temps d’analyser cette médiation imaginale.
13Husserl caractérise la conscience d’image comme une expérience d’intentionnalité complexe. Cela veut dire qu’il s’agit d’une expérience composée de plusieurs couches d’actes intentionnels. Nous pouvons donc dire que l’acte de conscience d’image a une triple intentionnalité. Premièrement, une intention s’adresse à la chose-image (Bildding). Une peinture et une photo, comme celles que Husserl avait en tête, peuvent aussi être perçues comme des choses, des objets qui apparaissent au milieu d’autres choses, avec des dimensions physiques et des propriétés sensibles qui concernent le toucher, la vue, l’odorat, etc. Cette chose a certainement un lien avec le monde des choses sensibles. Un clou tient le cadre de la peinture, par exemple. Quand je saute du lit dans mon petit appartement, les murs peuvent trembler et la chose-image peut, à son tour, tomber à cause de cette vibration.
14Or, l’image est perçue comme une chose uniquement dans certaines circonstances. Par exemple, lorsque l’on veut chercher un nouveau support pour l’affiche qu’on vient de récupérer, lorsque l’on veut trouver l’équilibre pour la photo qui s’appuie sur nos livres ou nettoyer la vitre qui protège un portrait de famille. Mais la chose-image n’est pas le centre de l’attention de la conscience d’image. Elle reste dans l’arrière-plan (Hintergrund), elle est présentée, mais inauthentiquement13. Ce qui apparait devant nous est l’objet-image (Bildobjekt). Une apparition purement visuelle, une figure qui ne se laisse pas affecter par les changements du monde de la chose-image14. Celle-ci est pour Husserl « l’image représentante » [repräsentierendes Bild]. Prenons l’exemple d’Husserl :
Bien sûr un corps tridimensionnel nous apparaît avec la répartition corporelle de ses couleurs, tel par exemple dans la gravure de l’empereur Maximilien à cheval, une figure apparaissant dans les trois dimensions, mais visuellement édifiée à partir de nuances de gris et de contours. Elle n’est évidemment pas identique aux esquisses de gris qui se trouvent réellement sur l’image physique, sur la feuille de papier15.
15Cet objet-image « n’a absolument aucune existence »16 selon Husserl ; c’est un objet purement intentionnel, rien d’autre qu’un apparaître stimulé ou « éveillé » par les traits physiques de la chose-image, mais définit par son statut de représentant, c’est-à-dire par son rapport avec un autre objet. En d’autres termes, ce n’est pas l’apparaître de la chose-image, ni l’une de ses esquisses. C’est, au contraire, un apparaître qui a la fonction de représenter quelque chose d’autre. L’objet-image montre le sujet-image absent : « Ce qui fait représentativement fonction dans le contenu de l’objet-image est particulièrement remarquable : il figure [stellt dar], il présentifie [vergegenwärtigt], met en image [verbildlicht], rend intuitif [veranschaulicht] »17.
16« Sujet », en français dans le texte original, est le terme que Husserl choisit pour décrire ce que l’on voit dans l’objet-image ; soit, dans son exemple, l’empereur Maximilien. Le sujet-image n’apparait pas, selon Husserl, mais on le « voit », il est rendu intuitif, comme le précise l’extrait cité. L’entrecroisement particulier de l’objet-image avec le sujet décrit bien la particularité de la conscience d’image et donne tout son sens à l’expression « voir-dans ». Nous suivons ici l’interprétation de Nicolas de Warren :
Une image est un objet perceptif dans lequel j’aperçois une apparence qui, elle, n’est pas actuellement présente ou réelle. C’est ce phénomène du « voir-dans » qui définit l’essence de la conscience d’image. On ne regarde pas une image, mais on voit dans une image. (…) [Une] image est un apparaître perceptif dans lequel se donne un « non-apparaître ».18
17Husserl utilise son schéma contenu-appréhension de l’intentionnalité (Auffassung-Auffassungsinhalt Schema) pour expliquer cet entrecroisement19. Dans la conscience d’image, il y aurait deux appréhensions (Auffassungen) au lieu d’une, ce qui explique la médiateté (Mittelbarkeit) centrale dans la définition de la conscience d’image. La première appréhension constitue l’objet-image en tant que figuration qui représente le sujet-image. Celui-ci est constitué par la deuxième appréhension. La distinction de deux appréhensions est fournie par l’analyse, car les deux appréhensions sont vécues dans leur entrelacement, elles sont intriquées l’une dans l’autre. Il ne s’agit pas de deux expériences séparées (ni écartées ni simultanées), le voir-dans-image n’est pas une comparaison entre deux objets perçus séparément. Au contraire, il s’agit de « deux appréhensions entrelacées l’une à l’autre »20. Grâce à cette structure de médiateté, ce qui apparait peut se montrer comme s’il était un autre21.
18L’objet-image dépend du sujet et le sujet dépend de l’objet-image. Parler d’un objet-image sans un sujet-image ne semble pas avoir du sens. L’image a ce « conflit » en elle-même : elle prétend donner plus qu’elle ne donne. On voit le sujet dans les traits de l’objet-image, cependant nous sommes conscients d’une certaine différence. Selon la perspective qu’on veut assumer, on peut le penser comme la promesse d’une meilleure donation intuitive possible ou comme le témoignage de l’insuffisance d’une Vorstellung qui ne sera jamais ni une Gegenwärtigung ni une auto-exhibition (Selbstdarstellung). La ressemblance à laquelle Husserl fait référence est ce rapport de proximité et de distance entre l’objet-image et le sujet-image22.
19L’objet-image renvoie au-delà de soi-même. Mais il ne le fait pas à la façon d’un symbole. La conscience d’image possède une référence interne, pendant que la conscience significative est externe. Selon Husserl :
[L’appréhension] symbolique (…) renvoie vers l’extérieur. L’appréhension en image montre aussi un autre objet, un [objet] toujours agencé pareil, analogue, qui se figure dans l’image [sich im Bild darstellenden], et surtout elle montre l’objet au travers de soi-même [durch <sich> selbst hindurch]23.
20Cette différence entre l’image et le symbole, ou le signe (Husserl n’est pas très précis dans sa démarcation de ces deux derniers), acquiert de l’importance dès que l’on amène la phénoménologie de la conscience d’image dans des discussions plus appliquées. À notre avis, compte tenu de leur proximité théorique, le moyen d’accès le plus efficace de faire cette tentative se trouve dans un rapprochement des idées de Husserl avec la théorie de l’image du philosophe anglais Richard Wollheim — une théorie pensée depuis son origine en lien avec les arts visuels.
Représentation picturale en tant que « seeing-in » chez Wollheim
21Richard Wollheim est le responsable de la divulgation du concept de « voir-dans » (seeing-in) en tant que description clé des expériences que nous vivons devant les images ou les représentations picturales (pictorial representations). Il n’était pas au courant du développement de la théorie similaire d’Edmund Husserl, étant donné que la plupart des manuscrits et cours du philosophe allemand à ce sujet étaient inconnus jusqu’en 1980 et qu’ils n’avaient pas reçu assez d’intérêt dans l’époque et le contexte dans lesquels Wollheim écrivait24.
22La théorie de Wollheim nous sert à situer les thèses d’Husserl dans une polémique. Wollheim s’opposait en effet à la très influente perspective sémiotique de Nelson Goodman. L’œuvre de Goodman avait répandu l’idée d’un virement paradigmatique dans la description des représentations picturales. Pour simplifier, contempler une image ressemble plus à lire qu’à voir, selon le modèle divulgué par Goodman25. Ce virement paradigmatique est critiqué dans les écrits de Wollheim : ce dernier affirme fermement que les représentations picturales doivent être analysées selon l’expérience qui les rend possibles, selon « leur phénoménologie »26. Cette perspective lui fait signaler que la représentation en image est fondamentalement perceptuelle27, une sorte de « voir » (seeing)28. Cette analyse lui permet d’établir les conditions minimales requises pour une expérience appropriée d’une image représentationnelle, un « voir-dans » :
231) Pour qu’une image représente quelque chose, il est nécessaire qu’il y ait une expérience visuelle de celle-ci.
242) Si un spectateur approprié (suitable) voit cette image, il vivra ladite expérience.
253) Cette expérience est, ou inclus, la conscience visuelle (visual awareness) de la chose représentée29.
26Si la première condition établit la nécessité de l’expérience visuelle, c’est uniquement grâce à la troisième condition que l’expérience est pleinement différenciée du lire. Sans la troisième condition, il serait encore possible d’interpréter cette expérience visuelle comme un complément ou composant du lire, car les lettres et autres signes visuels doivent aussi être vus avant d’être lus. Cependant, la troisième condition rend explicite le mode d’accès à la chose représentée (represented thing). Anticipant une différence que l’on rendra plus explicite par la suite, non seulement la surface (par exemple, la toile peinte) est vue, mais la chose représentée aussi. L’importance de la deuxième condition demeure dans le caractère approprié du spectateur. Cela ne se referre pas seulement aux conditions physiques, mais aussi aux croyances et concepts que le spectateur doit posséder pour pouvoir voir la chose représentée. Sans la pénétration des concepts et croyances dans la perception de la chose représentée, celle-ci serait extrêmement limitée. Pour Wollheim, cependant, nous sommes capables de voir dans une image plus que ce que l’on est capable de voir dans la perception commune.
27Ces conditions requises minimales sont remplies par l’expérience de voir-dans (seeing-in), une expérience qui, selon Wollheim, est bi-aspectuelle (twofold). L’expérience est bi-aspectuelle parce qu’en regardant une surface marquée de manière appropriée nous sommes visuellement conscients de la surface marquée et de quelque chose d’autre « devant ou derrière ». Ces deux aspects sont aussi appelés « aspects configurationnel et de reconnaissance » (configurational and recognitional aspects) »30.
28Pour Wollheim il est important de préciser que l'expérience bi-aspectuelle n’est pas seulement un ensemble de deux expériences indépendantes l’une de l’autre. Ce n’est pas non plus une alternance de deux expériences (comme dans la situation canard/lapin)31. Au contraire, « si je regarde une représentation en tant que représentation, alors ce n’est pas seulement permis, mais requis, que je fasse attention simultanément à l’objet et au medium »32. La bi-aspectualité signifie pour Wollheim que nous sommes conscients visuellement du medium et de la chose représentée, mais aucun des deux n’est réduit à l’autre33.
Conclusions sur le parallèle
29Nous trouvons entre Husserl et Wollheim une compatibilité méthodologique, particulièrement lorsque l’on considère le Husserl pré-transcendantal. L’approche psychologique de Wollheim et l’analyse intentionnelle d’Husserl coïncident dans leur assomption de la description de l’expérience du spectateur comme point de départ et critère principal pour l’évaluation des théories. À notre avis, c’est cette approche commune qui conduit à décrire la représentation picturale comme une expérience composée de multiples aspects visuels simultanés.
30Cependant, il y a une limite dans la description « phénoménologique » de Wollheim. Selon lui, elle ne nous laisse pas analyser plus en détail les composants ou le fonctionnement de l’expérience bi-aspectuelle34. Les philosophes qui ont écrit après Wollheim ont poursuivi ou critiqué la position du philosophe anglais. Certaines questions concernent la définition des aspects composant la bi-aspectualité ou même son passage à une tri-aspectualité. Dans ce contexte, l’analyse d’Husserl a mis à notre disposition des arguments à faveur d’une théorie tri-aspectuelle.
31Il faut dire d’abord que l’une des discussions contemporaines les plus fertiles concerne le sens de la « chose représentée » (represented thing) pour Wollheim. Dans sa notion de « chose représentée », Wollheim semble mélanger l’objet tridimensionnel qui apparait dans la surface (l’objet-image, selon Husserl) avec l’objet existant ou fictif qui est représenté dans l’image35. Cette discussion permet de se concentrer sur la nature des aspects impliqués dans l’approche du seeing-in, et plus particulièrement sur la différence entre le medium et la chose représentée. Notre proposition, inspirée par Husserl, consiste à « forcer » la lecture du seeing-in de Wollheim pour lui donner un caractère tri-aspectuel. Pour réussir dans cette tentative, il faut d’abord redéfinir les aspects de l’expérience du seeing-in selon Wollheim. Plus particulièrement, il s’agit de modifier son interprétation de l’aspect configurationnel ou medium. À notre avis, il faut attribuer à l’aspect configurationnel le caractère de l’apparition d’une forme plutôt que d’une chose matérielle. En effet, l’aspect configurationnel ne concerne pas l’apparition d’un objet commun, semblable à un objet perçu quelconque. Selon notre interprétation, la configuration serait déjà une forme qui apparait sur une surface, un objet « purement visible »36.
32Par exemple, si nous voyons un mur avec des taches, nous ne sommes pas nécessairement devant une configuration. Celle-ci, en revanche, apparait lorsque nous voyons une fresque. Les propriétés matérielles des deux objets peuvent être les mêmes, ce qui montre que cela ne dépend pas de la chose physique. Imaginons par exemple la situation dans laquelle une personne est capable de voir le visage de son chien sur un mur rempli des taches d’humidité. La différence entre cette expérience et l’expérience de quelqu’un qui, en regardant le même mur, ne trouve pas la forme du chien montre comment l’apparition d’une configuration est déjà plus que la perception d’une chose physique quelconque37.
33Wollheim et Husserl ont noté l’interdépendance entre la configuration ou l’objet-image et la chose représentée ou le sujet. L’idée principale derrière la thèse des deux philosophes est qu’une forme est toujours la forme de quelque chose. Si nous n’avons pas quelque chose à reconnaitre, nous n’avons donc pas une configuration dans le sens précis que ce terme a acquis dans cet article. Reconnaitre le sujet permet également de mieux déterminer la configuration. Il suffit de penser aux images un peu confuses, les croquis ou les esquisses, par exemple. Quand nous sommes devant un dessin que nous n’arrivons pas à « déchiffrer », où nous ne sommes pas capables de voir-dans, nous nous trouvons aussi incapables à dire quelles traces appartiennent au dessin strictement parlant et quelles lignes ne sont que des « accidents ». En d’autres termes, nous ne savons pas quels sont les éléments de la chose-image qui appartiennent à la configuration. Le rapport entre l’aspect configurationnelle et la chose représentée est justement ce qui définit les limites de la chose-image. Pour revenir sur l'exemple du mur : les taches d’humidité pertinentes sont précisément celles où nous voyons le visage de notre chien ; le reste appartient au fond, à l’apparition inauthentique de la chose-image.
34Que la configuration chez Wollheim soit comprise comme l’intention vers l’objet-image chez Husserl implique aussi que celle-ci n’est pas un simple objet mondain, mais un « objet virtuel », ce que Husserl nomme parfois « un néant » (ein Nichts) et que le philosophe et théoricien des images Lambert Wiesing appelle une « présence artificielle »38. Il est donc important de distinguer entre la constitution d’une chose du monde actuel, un perceptum, et l’objet-image, la configuration picturale. En faisant cette distinction, nous pouvons alors assumer une théorie tri-aspectuelle du « voir-dans ». Les aspects qui la forment sont (1) l’intention vers la chose-image (après Husserl), (2) l’intention vers l’objet-image (Husserl) ou la configuration (après Wollheim, mais avec les précisions suggérées auparavant), et (3) l’intention vers le sujet (Husserl) ou la chose représentée (Wollheim).
35Finalement, nous voudrions avertir que nous ne défendons pas l’idée que les théories de Wollheim seraient une simple assimilation ou traduction appliquée des idées et du langage de Husserl. Au contraire, nous reconnaissons chez le philosophe anglais une contribution importante à la théorie du voir-dans. Avec celle-ci, il nous semble possible, voire nécessaire, d’enrichir la phénoménologie de l’image. Par exemple, en raison de l’intérêt principalement artistique de Wollheim, il insiste sur l’intention de l’artiste et donne à cette intention un rôle dans la détermination de la chose représentée. Pour Wollheim, l’expérience du spectateur doit être harmonisée avec l’intention de l’artiste. C’est l’intention de l’artiste qui détermine ce qui doit être vu dans l’image, celle-ci établit la norme de correction39. Cette idée donne une précision nécessaire au concept de voir-dans représentationnel (qui a lieu avec les représentations picturales) et le différencie du concept large de voir-dans (qui a lieu avec toute expérience de voir dans quelque chose — comme un nuage, un mur avec des taches ou une tartine — indifféremment de la production expresse de cette chose comme un artefact qui représente picturalement40). En outre, la taxonomie des choses représentées selon Wollheim pourrait permettre de gagner une spécificité qui est absente des analyses husserliennes. Wollheim fait la différence entre un pur voir-dans (qui n’a pas de norme de correction), le voir-dans de la photographie argentique (qui inclut une détermination causale) et la représentation picturale stricto sensu. Cela nous permet de classifier encore plus la peinture en représentationnelle ou non-représentationnelle, figurative ou abstraite. Préciser ces distinctions serait une tâche pour une recherche et une discussion ultérieure, qui prendrait le chemin inverse en adaptant la théorie husserlienne de l’image pour l’enrichir, tout en la rendant capable de répondre aux problèmes concrets mis en relief par l’intérêt esthétique de Wollheim. Avec cet article, nous espérons avoir jeté les bases pour une telle discussion41.
Notes
1 E. Marbach, « Einleitung des Herausgebers », in E. Husserl, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung. Zur Phänomenologie der anschaulichen Vergegenwärtigungen. Texte aus dem Nachlass (1898-1925), The Hague : Martinus Nijhoff, 1980.
2 Voir, par exemple, L. Wiesing, Artifizielle Präsenz, Frankfurt a. M.: Suhrkamp, 2005 ; E. Alloa, Das Durchscheinende Bild. Konturen einer medialen Phänomenologie, Zürich : Diaphanes, 2011 ; R. Rubio, « El lugar de la fenomenología en el debate de la reciente filosofía de la imagen », Veritas 33 (2015), p. 89-101.
3 E. Husserl, Logische Untersuchungen. Zweiter Teil: Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis. In zwei Bänden (éd. U. Panzer), The Hague : Martinus Nijhoff, 1984, p. 436-440. Désormais cité « Hua 19 ».
4 K. Schuhmann, « Husserls Abhandlung Intentionale Gegenstände. Edition der ursprünglichen Druckauffassung », Brentano Studien III (1990/1991), p. 137-176. Désormais cité « Intentionale Gegenstände ».
5 K. Schuhmann, « Husserl and Twardowski », in F. Coniglioni, R. Poli et J. Wolenski (dirs.), Polish Scientific Philosophy: The Lvov-Warsaw School, Amsterdam ; Atlanta : Rodopi, 1993, p. 41-58.
6 « Intentionale Gegenstände », p. 144s ; c’est ce que Jacques English a rendu célèbre comme une des trois modalités canoniques de l’intentionnalité, à côté de la perception et la signification. Voir J. English, « La différenciation de l’intentionnalité en ses trois modes canoniques comme problème constitutif central de la phénoménologie transcendantale », dans Sur l'intentionnalité et ses modes, Paris : Presses Universitaires de France, 2006, p. 101-127.
7 « Intentionale Gegenstände », p. 145.
8 « Intentionale Gegenstände », p. 170. Le rôle de la ressemblance dans la théorie husserlienne de l’image est, jusqu’à aujourd’hui, un thème difficile à définir. Il mériterait une attention plus approfondie de la part des érudits.
9 E. Marbach, « Einleitung des Herausgebers », art. cit., p. XXVII.
10 Voir De Anima 427a16.
11 E. Husserl, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung. Zur Phänomenologie der anschaulichen Vergegenwärtigung. Texte aus dem Nachlass (1898-1925), éd. E. Marbach, The Hague : Martinus Nijhoff, 1980, p. 475s. Traduction française par R. Kassis et J. F. Pestureau, Grenoble : Editions Jérôme Millon, 2002. Désormais cité « Hua 23 », avec la pagination de l’édition allemande.
12 Hua 23, p. 24.
13 Ibid, p. 47 & 370.
14 Il y a, bien sûr, des conditions minimales pour l’apparition de l’objet-image, propres à son attachement à la chose-image. Par exemple, la destruction de la chose-image implique la destruction de l’objet-image. Certaines conditions de luminosité dans le monde de la chose-image sont aussi indispensables pour pouvoir regarder l’objet-image. Mais la luminosité, justement, nous permets de noter l’indépendance relative à l’objet-image. Malgré l’augmentation de la lumière, nous n’arrivons pas à éclaircir un objet-image censé être obscur. Nous pouvons diriger une lampe vers les ombres dans L’empire des lumières (1954), cependant nous n’allons pas découvrir les formes qui se cachent sur les façades dans la peinture de René Magritte.
15 Hua 23, p. 20.
16 Ibid, p. 22.
17 Hua 23, p. 30.
18 N. De Warren, « Imagination et incarnation », Methodos 9 (2009), s.p.
19 Hua 19, p. 399. Voir aussi E. Holenstein, Phänomenologie der Assoziation. Zu Struktur und Funktion eines Grundprinzips der Passiven Genesis bei E. Husserl, Den Haag : Martinus Nijhoff, 1972, p. 132s.
20 Hua 23, p. 27.
21 Ibid, p. 31.
22 « Si l’image apparaissante était phénoménalement absolument identique à l’objet visé, ou mieux, si l’apparition d’image ne se distinguait en rien de l’apparition perceptive de l’objet lui-même, on ne pourrait qu’à peine en venir à une conscience de caractère d’image. Ce qui est sûr, c’est qu’une conscience de différence doit être présente, bien que le sujet au sens propre du terme n’apparaisse pas » (Hua 23, p. 20). De Warren souligne aussi cette différence : « ce qui est constitutif de la conscience d’image est justement la conscience de la différence entre l’image-objet et l’image-sujet. » (« Imagination et incarnation », art. cit.).
23 Hua 23, p. 34.
24 Wollheim pensait qu’il n’y avait qu’Albert Einstein qui avait utilisé avant lui le concept du seeing-in sous une forme identique. Voir R. Wollheim, « A note on Mimesis as Make-Believe », Philosophy and Phenomenological Research 51/2 (1991), p. 401-406, plus précisément p. 403. Voir aussi, R. Wollheim, Painting as an art, Princeton : Princeton University Press, 1987, p. 54. Le philosophe Bence Nanay, disciple de Wollheim, prend fréquemment les thèses d’Husserl en considération. Cependant, il n’utilise pas de façon directe la bibliographie d’Husserl, ce qui l’a conduit vers quelques incompréhensions. Voir B. Nanay, « Pictures », dans Aesthetics as Philosophy of Perception, Oxford: Oxford University Press, 2016, p. 36-64.
25 La critique de Goodman de l’idée d’un réalisme neutre dans la représentation picturale est bien plus profonde que le simple remplacement d’un paradigme (celui de voir) par un autre (celui de lire). Son analyse et réfutation des prémisses sur la géométrie dans les théories mimétiques sur la peinture sont assez pertinentes. Le refus, par Wollheim, du paradigme sémiotique n’implique pas un retour au modèle du réalisme neutre appuyé sur la géométrie. Wollheim était d’accord avec Goodman dans le rejet de « l’œil innocent » (innocent eye), mais il n’acceptait pas l’idée que le conventionnalisme situé derrière la contemplation d’images demande de « lire » plutôt que de « voir ». Voir R. Wollheim, « Nelson Goodman’s Languages of Art », The Journal of Philosophy 67/16 (1970), p. 538.
26 R. Wollheim, « What Makes Representational Painting Truly Visual ? », Proceedings of the Aritotelian Society. Supplementary Volumes 77 (2003), p. 131-147, plus précisément p. 132. Contre la perspective sémiotique de Goodman, Wollheim utilise une approche psychologique (psychological account), qui est appelée « phénoménologique » en raison de sa description de l’expérience en première personne. Voir R. Wollheim, Painting as an Art, op.cit., p. 44.
27 R. Wollheim, « On Pictorial Representation », The Journal of Aesthetics and Art Criticism 56/3 (1998), p. 217-226.
28 R. Wollheim, Art and its Objects (2e édition), Cambridge : Cambridge University Press, 1980, p. 11 ; R. Wollheim, Painting as an Art, op. cit., p. 46
29 R. Wollheim, « On pictorial representation », art. cit., p. 219
30 R. Wollheim, « On pictorial Representation », art. cit., p. 221
31 À ce propos, voir E. Alloa, « Seeing-as, Seeing-in, Seeing-with: Looking through Images », dans Image and Imaging in Philosophy, Science and the Arts. Volume 1. Proceedings of the 33rd International Ludwig Wittgenstein-Symposium in Kirchberg 2010 (éd. R. Heinrich, E. Nemeth, W. Pichler et D. Wagner), Heusenstamm: Ontos Verlag, 2011, p. 179-190.
32 R. Wollheim, Art and its objects, op. cit., p. 142
33 Wollheim utilise les notions medium et marked surface pour parler de l’aspect configurationnel, et les notions object et represented thing pour parler de l’aspect de reconnaissance.
34 A. Savile et R. Wollheim, « Imagination and Pictorial Understanding », Proceedings of the Aristotelian Society. Supplementary Volumes 60 (1986), p. 19-60, plus précisément p. 47.
35 Voir B. Nanay, « Threefoldness », Philosophical Studies 175 (2018), p. 163-182, plus précisément p. 171. L’analyse et la critique de Nanay ont un avantage : leur amplitude permet de prendre en considération plusieurs théories qui proviennent de méthodologies différentes. Cependant, Nanay assume une perspective ontologique ou existentielle pour distinguer les aspects de l’expérience du spectateur. Cette perspective est contraire aux prémisses psychologiques de Wollheim et aux prémisses phénoménologiques de Husserl. Pour une critique de cette approche, voir R. Sandoval, « Seeing-in an Image. Husserl and Wollheim on Pictorial Representation Revisited », Kunstiteaduslikke Uurimusi 29/3-4 (2020), p. 31-55.
36 Voir L. Wiesing, Artifizielle Präsenz, Frankfurt a.M.: Suhrkamp, 2005.
37 Pour Wollheim, le voir-dans n’a pas lieu exclusivement devant des représentations pictorielles. Pendant que les représentations sont des artefacts faits délibérément pour représenter quelque chose, on peut aussi voir dans des objets de la nature ou des objets artificiels qui n’ont pas été faits avec un but représentationnel. L’exercice typique de prendre les nuages pour des images est un exemple assez commun. Stricto sensu, le voir-dans qui nous intéresse (pour parler des images en tant qu’artefacts qui représentent pictoriellement) est un « voir-dans représentationnel » (representational seeing-in). Cf. R. Wollheim, Painting as an Art, op. cit., p. 47s, 54, 59.
38 L. Wiesing, Artifizielle Präsenz, op. cit.
39 R. Wollheim, Painting as an Art, op. cit., p. 44, 52.
40 Voir note numéro 2 p. 50.
41 L’auteur voudrait remercier les organisateurs et participants du séminaire « Les applications de la méthode phénoménologique » (2021) pour leurs observations et questions qui ont permis d’enrichir ce texte. De même, l’auteur est aussi reconnaissant à Mme Cindy Viallon et aux éditeurs pour leurs commentaires et corrections linguistiques.