Repräsentation et intentionnalité : Sur l’impossibilité de purger l’intentionnalité de tout objet immanent
Université de Paris 1 – Université de Cluj (Roumanie)
1Le concept d’intentionnalité, on le sait bien, n’a pas été inventé par Edmund Husserl. Non seulement il s’agit d’un concept médiéval, mais son utilisation moderne est l’initiative de Franz Brentano et non pas de Husserl. Toute étude sérieuse qui a la prétention d’expliquer l’intentionnalité husserlienne doit donc, avant tout, se donner la tâche d’expliquer en quoi consiste l’originalité du concept husserlien d’intentionnalité. En d’autres termes, si nous voulons comprendre ce qu’est, pour Husserl, l’intentionnalité, nous devons tout d’abord nous demander en quoi elle diffère de l’intentionnalité brentanienne.
2Or, le concept d’intentionnalité intervient chez Brentano d’une manière stratégique : il est le trait caractéristique des phénomènes psychiques, qui, en s’opposant aux phénomènes physiques, constituent le domaine propre de la psychologie1. L’intentionnalité n’est donc pas considérée par Brentano pour elle-même. Elle est un instrument utilisé pour délimiter le domaine de la psychologie, dont Brentano veut faire une science de plein droit. Dans ce contexte, l’intentionnalité est un des deux traits définitoires des phénomènes psychiques : chaque phénomène psychique a un objet propre, sans quoi il ne serait pas véritablement ce phénomène psychique déterminé. Donc, l’intentionnalité est le rapport à l’objet propre à tout acte psychique et qui manque aux phénomènes physiques. L’autre trait définitoire des phénomènes psychiques est que, selon la thèse bien connue de Brentano, ou bien ils sont eux-mêmes des représentations, ou bien ils ont une représentation à la base2.
3Donc, chez Brentano, l’intentionnalité apparaît dans le contexte d’une justification de la psychologie comme science de plein droit, par la délimitation de son domaine propre, qui inclut tous les phénomènes psychiques. Et, à propos de ces phénomènes psychiques, Brentano soutient les deux thèses essentielles suivantes :
41. Tout phénomène psychique est intentionnel, c’est-à-dire qu’il a une relation interne à son objet. Cela signifie que, par exemple, une représentation n’est parfaitement déterminée que là où on sait de quoi elle est la représentation et que, si elle n’était pas représentation de cet objet déterminé, elle ne serait pas une représentation du tout.
52. Tout phénomène psychique ou bien est une représentation, ou bien contient une représentation. C’est-à-dire qu’il y a un privilège d’un certain type d’acte, l’acte de représentation, sur les autres catégories d’actes (jugement, divers affects), en vertu du fait que l’acte de représentation est celui qui fournit, pour ainsi dire, l’objet aux autres actes. La représentation est en effet, pour Brentano, le rapport simple à l’objet qui est présupposé par tout autre type de rapport. Pour désirer quelque chose, par exemple, on doit d’abord se le représenter. Si on ne peut pas se représenter ce que l’on désire, alors on ne le désire pas du tout.
6Ces deux thèses sont en effet en étroite corrélation : tout acte se caractérise par « l’inexistence intentionnelle de son objet », or cette « inexistence intentionnelle » est assurée, justement, par les actes de représentation qui sont des rapports simples aux objets, c’est-à-dire qui contiennent tout simplement ces objets.
7Quand Husserl reprend pour son compte le concept d’intentionnalité, il le fait d’abord d’un point de vue psychologique d’inspiration brentanienne. Ainsi, dans les Études psychologiques3 de 1894 (où on peut déjà entrevoir les racines du concept husserlien d’intentionnalité proprement dit, tel qu’il sera développé dans les Recherches logiques en 1901), l’intentionnalité va de pair avec un certain concept de représentation (nous allons voir lequel). Cependant, si nous considérons les Recherches logiques4 et spécialement la RLV, qui est dédiée spécialement à l’analyse de l’intentionnalité, ce qui saute aux yeux est que la RLV n’est, de part en part, qu’une critique approfondie des deux thèses brentaniennes : celle de l’immanence de l’objet à l’acte en tant que trait définitoire de celui-ci, et celle du privilège de la représentation.
8Il est important de montrer en quoi consiste exactement cette critique. En effet, Husserl ne récuse pas la définition brentanienne de l’intentionnalité : pour lui aussi, un acte est intentionnel dans la mesure où il se rapporte à un objet, de sorte que l’intentionnalité n’est rien d’autre que ce rapport, à chaque fois parfaitement déterminé, d’un acte à son objet. La définition brentanienne n’est donc pas rejetée en bloc, mais sur un point précis qui prête à confusion. Ce que Husserl rejette est l’idée que l’objet serait quelque chose d’immanent à l’acte, un contenu de l’acte. C’est, en effet, ce que le texte de Brentano semble suggérer : puisque l’objet est ce qui détermine la spécificité de l’acte, il doit être une « propriété » de cet acte. Sans l’objet, l’acte ne serait pas ce qu’il est, donc l’objet est une composante essentielle de l’acte. Or, puisque l’objet est une composante essentielle de l’acte, qui fait de lui précisément l’acte qu’il est, il ne peut pas, logiquement, être séparé de l’acte. En tant que composante déterminante de l’acte, il doit lui être immanent. Il y a ici une espèce de raccourci logique : puisqu’il n’y a pas d’acte sans objet, on conclut, faussement selon Husserl, qu’il n’y a pas non plus, inversement, d’objet qui ne soit pas donné dans un acte. Puisque l’acte dépend de son objet, on conclut que l’objet dépend aussi de l’acte.
9Contre cette thèse de l’immanence de l’objet à l’acte, Husserl émettra de nombreuses critiques dont certaines, très violentes, déjà en 1894, dans un texte intitulé « Objets intentionnels »5 (donc un texte contemporain des Études psychologiques où Husserl utilise d’ailleurs sans aucune réserve l’expression « objet immanent »). Selon le Husserl des Recherches logiques, où cette critique prend sa forme définitive, il y a, certes, quelque chose dans l’acte qui lui donne sa spécificité, mais ce n’est pas l’objet. L’objet, en tant qu’il est visé, est justement ce qui n’est pas dans l’acte (s’il était un contenu de l’acte, on n’aurait pas besoin de le viser). Or, Husserl est déjà conscient de cette thèse dans les Études psychologiques, où il oppose précisément l’intentionnalité, dont l’objet n’est pas immanent mais seulement visé, à l’intuition, dont l’objet est immanent, mais qui, à cette époque, ne rentre pas sous la catégorie de l’intentionnalité. Ce qui est immanent à l’acte intentionnel, ce n’est pas l’objet lui-même, mais la relation à l’objet6. C’est là la grande différence entre l’interprétation brentanienne de l’intentionnalité et celle de Husserl. Brentano est encore tributaire d’une conception naïve du contenu mental, qui présuppose que la conscience contient une collection de contenus de même qu’un album contient une collection de timbres. Quand Husserl parle de contenu de l’acte, il entend par là les composantes d’une relation à l’objet, c’est-à-dire d’un acte qui se dirige vers quelque chose. La relation n’est plus celle du contenu au contenant. Elle est plutôt à comprendre sur le modèle de la relation d’un mouvement à ses moments. Quand nous décrivons un acte intentionnel, nous décrivons la façon déterminée dont il se rapporte à un objet, et rien d’autre. Or il y a une différence essentielle entre le rapport à l’objet et l’objet lui-même. Pour Husserl, l’objet de l’intention, l’objet intentionnel, sera toujours transcendant par rapport à l’acte qui le vise, et cela même dans le cas où il appartient à la conscience7. On peut viser toutes sortes d’objets, y compris des actes psychiques. Mais là où un acte psychique est visé comme objet d’un autre acte, il sera toujours transcendant par rapport à l’acte qui le vise. Bref, pour Husserl, dire que l’objet intentionnel est immanent à l’acte, c’est une contradiction dans les termes : si l’objet est visé, c’est précisément parce qu’il n’est pas immanent à l’acte qui le vise.
10La révision husserlienne de la définition de l’intentionnalité tient donc tout d’abord à la manière de concevoir l’objet intentionnel. L’intentionnalité est, pour Husserl comme pour Brentano, le rapport à un objet intentionnel, mais dire que l’objet est essentiel à l’acte ne veut pas encore dire qu’il lui est immanent. Au contraire, tout objet intentionnel est transcendant, le fait d’être intentionné implique justement sa transcendance par rapport à l’acte. Et donc, quand nous définissons l’intentionnalité comme rapport à l’objet, ce qui est essentiel, ce qui rend l’acte ce qu’il est, ce n’est pas l’objet, mais le rapport déterminé à cet objet.
11Cette nouvelle interprétation de la définition de l’intentionnalité nécessite cependant une réévaluation corrélative de ce qu’on entend par représentation. La position brentanienne présuppose que, là où nous nous représentons un objet, nous l’avons d’une certaine manière, ce qui fait que, par la suite, nous pouvons construire des actes plus complexes (des jugements, des désirs etc.) sur la base de cette représentation qui nous fournit l’objet jugé, désiré, etc. Le rôle de la représentation est donc de nous « fournir » l’objet, de le rendre immanent. Or, s’il est impropre de parler d’objet intentionnel immanent, le rôle de la représentation dans le dispositif intentionnel doit être remis en question.
12Je voudrais donc me concentrer ici sur cette deuxième critique, la critique husserlienne du concept brentanien de représentation. Mais nous verrons que cette critique n’est pas sans rapport avec celle des objets immanents. En effet, le nerf de la critique, dont on trouve les premiers signes dans la seconde Étude psychologique, est une distinction entre deux concepts de représentation que Husserl fait en utilisant les deux mots : Vorstellung (le mot allemand pour représentation) et Repräsentation (le mot latin). Je me propose de suivre l’évolution de cette distinction jusqu’à son terminus dans la RLVI. Ainsi, dans une première partie, je porterai mon attention sur la seconde Étude psychologique intitulée, en allemand, « Über Anschauungen und Repräsentationen », où le terme Vorstellung est utilisé pour indiquer le rapport intuitif à l’objet qui, à ce moment, n’est pas considéré encore comme une forme d’intentionnalité, et où le terme opposé de Repräsentation joue, en revanche, le rôle d’indicateur d’intentionnalité. Dans un deuxième temps, je suivrai cette distinction sur le terrain de la RLV, où Husserl l’utilise explicitement afin de critiquer et de réinterpréter la thèse brentanienne du privilège de la représentation. Enfin, dans une troisième partie, en faisant référence à la RLVI où le concept de Repräsentation est réévalué dans le contexte de la problématique du remplissement, j’essayerai de montrer que son sens change de telle manière, que la critique de l’immanence de l’objet se retrouve affaiblie, ce qui donne place à un retour subreptice du psychologisme.
13Le but de cette étude sera donc de montrer qu’il y a, à l’intérieur des Recherches logiques, une tension entre la cinquième et la sixième Recherche logique, tension dont un des symptômes est concept problématique de Repräsentation. C’est en effet une tension qui à trait à l’intentionnalité husserlienne même, dans la mesure où Husserl essaie de tenir ensemble à la fois une critique du psychologisme et une conception intentionnaliste de la vie psychique. En deux mots, c’est le paradoxe intrinsèque d’une intentionnalité non psychologique.
I. Vorstellung et Repräsentation en 1894
14Si nous cherchons une première version du dédoublement du concept de représentation chez Husserl, le texte le plus éclairant est probablement celui de la seconde Étude psychologique de 1894, texte qui s’accompagne de plusieurs petits appendices datant de 1893-18948. Ce texte met dés le début au premier plan deux concepts distincts de représentation, la Vorstellung et la Repräsentation. Husserl joue ici non seulement sur l’origine étymologique des deux termes, allemande et latine, mais aussi sur la double signification du concept de « représentation ». Ce concept renvoie à la fois d’un part à une mise devant, une présentation de quelque chose qui est rendu par là même disponible, et d’autre part à un phénomène de lieutenance : un contenu psychique représente un objet de même que, disons, le président représente son pays. Cette distinction de signification est en effet renforcée par les nuances propres des deux termes.
15Ainsi, Vorstellung, qui signifie littéralement « poser devant », sera utilisé dans ce texte pour indiquer une intuition (Anschauung), c’est-à-dire un vécu psychique dans lequel l’objet est lui-même présent à l’esprit, donné. La Vorstellung ainsi assimilée à l’intuition, à une relation primaire, directe à l’objet, s’oppose à la Repräsentation, qui caractérise tout vécu psychique où l’objet n’est justement pas donné lui-même, mais où un contenu psychique quelconque vient en tenir lieu. Donc, d’un part nous avons les représentations proprement dites (les Vorstellungen au sens de Brentano), c’est-à-dire les actes qui nous fournissent les objets et qui se trouvent à la base de tout autre acte. Et ces actes s’opposent aux actes de Repräsentation où l’objet n’est pas donné lui-même, mais simplement visé au moyen d’un contenu qui le représente à l’intérieur de l’acte.
16On pourrait aussi reformuler cette opposition ainsi : il y a deux types de représentation (Vorstellungen) : celles qui sont des intuitions et celles qui ne le sont pas. Les intuitions sont, selon Husserl, des vécus « qui n’intentionnent pas simplement leurs “objets”, mais qui les contiennent effectivement en eux-mêmes comme des contenus immanents ». Tous les autres vécus ont la particularité de « ne pas renfermer en eux leurs “objets” comme des contenus immanents (donc présents à la conscience), mais simplement de les intentionner », et Husserl appellera ces actes des Repräsentationen9. Cette lieutenance de l’objet à l’intention de l’acte peut se faire de trois manières différentes : par un signe, par un concept ou par une intuition partielle ou analogue. Le rapport entre le représentant psychique et l’objet est dans chaque cas différent : parfois il s’agit d’une analogie, parfois d’un rapport de la partie au tout (c’est le cas où la Repräsentanz est intuitive ou conceptuelle), mais dans le cas des signes le rapport est parfaitement arbitraire (il n’y a rien dans le signe qui indique l’objet). Tous ces cas sont longuement analysés par Husserl dans plusieurs textes datant de 1893-1894 et publiés dans le volume xxii des Husserliana. Cette analyse des différentes formes de Repräsentation est extrêmement intéressante mais je n’y insisterai pas davantage ici. Retenons que la Repräsentation est un type d’acte dont le contenu n’est pas son objet, mais qu’il renvoie simplement au-delà de lui-même à l’objet visé. C’est la première description, encore psychologiste, du contenu des actes intentionnels. Psychologiste parce que Husserl admet encore des contenus psychiques dans le sens naïf, des images ou parties de l’objet qui sont immanentes à la conscience.
17Les Repräsentationen, dans lesquelles l’objet n’est pas donné mais simplement intentionné, s’opposent donc aux intuitions, dans lesquelles le contenu coïncide avec l’objet. Mais que le contenu coïncide effectivement avec l’objet visé, cela n’arrive en effet que très rarement, et jamais dans le cas de la perception externe, qui est toujours perspective, qui s’offre toujours par esquisses. Husserl reconnaît cette difficulté : son concept d’intuition non intentionnelle, où l’objet est donné entièrement dans l’acte, est très éloigné de ce qu’on entend normalement par intuition. Quand nous intuitionnons, ce sont des objets que nous intuitionnons et non des sensations isolées. Et même là où l’intuition porte sur une sensation isolée, tant que celle-ci est prise pour l’objet de l’acte, elle est d’une certaine manière mise à distance, visée, même si cette visée est parfaitement remplie par le contenu de sensation effectivement ressenti10. Un autre argument qui va dans ce sens est la distinction évidente entre une sensation qui est objet d’une intuition et une sensation de l’arrière-fond, qui n’est pas visée pour elle-même. Ainsi, quand nous écoutons une mélodie, nous entendons chaque son dans une intuition momentanée, mais les bruits que nous entendons en même temps, dans la rue par exemple, dont on a bien des sensations auditives, ne sont visés par aucune intention11.
18Il y a donc une évolution du concept d’intuition à l’intérieur de cette seconde Étude psychologique : dans un premier temps, l’intuition s’oppose à l’intentionnalité. L’intuition est une Vorstellung proprement dite, qui pose sans distance son objet, alors que l’intentionnalité se caractérise essentiellement par la présence dans l’acte d’un contenu qui renvoie au-delà de lui-même, à l’objet visé. L’intention est donc une Repräsentation de l’objet mais non une Vorstellung. Mais une analyse plus attentive de l’intuition amène Husserl à reconnaître que l’intuition est elle-même une forme d’intentionnalité, et cela en deux sens. Premièrement, l’intuition d’un objet est souvent un déroulement d’esquisses qui fait que chaque esquisse n’est qu’un représentant de l’objet intuitionné qui renvoie au-delà d’elle-même à toutes les autres esquisses du même objet. Et deuxièmement, même là où l’objet visé est une intuition momentanée, par exemple d’un son particulier de la mélodie, il y a visée d’objet, c’est-à-dire que l’intuition a le format de l’intentionnalité.
19Aussitôt la distinction entre Vorstellung et Repräsentation mise en place, les deux types d’actes semblent se mélanger de nouveau. Nous trouvons des caractères re-présentatifs dans l’intuition : chaque esquisse renvoie au-delà d’elle-même à l’objet dont elle est l’esquisse. Le problème se pose cependant aussi, inversement, pour la Repräsentation. La Repräsentation présuppose qu’il y a un certain contenu immanent à la conscience, qui renvoie à l’objet visé. Mais, afin de réaliser ce renvoi, le contenu re-présentatif ne doit-il pas lui-même être d’abord intuitionné ? Pour savoir à quelle signification un signe renvoie, ne dois-je pas d’abord intuitionner ce signe (le lire ou l’entendre) ? Nous retrouvons donc, au cœur de l’acte de Repräsentation une intuition et, inversement, nous trouvons dans l’intuition des contenus re-présentatifs.
20C’est en introduisant un nouveau concept, celui de remplissement, que Husserl parvient à maintenir la distinction entre les deux sens de la représentation. Le remplissement est l’intuition qui correspond parfaitement à une visée12. Ainsi, dans tout acte intentionnel, le contenu re-présentatif renvoie à une intuition de ces parties de l’objet qu’il ne parvient pas à rendre intuitives. En effet, ce contenu re-présentatif est un substitut de l’objet. Sa fonction de renvoi tient au manque qui lui est constitutif : il n’est pas une intuition pleine de l’objet, mais simplement une intuition partielle, fragmentaire, qui renvoie, d’une façon ou d’une autre, au-delà d’elle-même. Une Repräsentation implique donc toujours une intuition qui lui correspond et qui la remplit, une intuition dans laquelle l’objet simplement re-présenté est donné effectivement. Le concept de remplissement nous permet donc de mieux saisir le rapport entre Repräsentation et intuition. Mais on pourrait toujours se demander pourquoi le contenu re-présentatif, s’il est intuitif, ne suffit pas pour remplir l’intention.
21La réponse de Husserl est claire : un contenu intuitif immanent d’un acte peut remplir deux tâches. Ou bien il est l’objet même de l’acte auquel il est immanent, et dans ce cas l’acte est une Vorstellung proprement dite, une intuition. Ou bien il est un simple contenu re-présentatif, et alors il renvoie simplement à l’objet visé par l’acte. Dans ce cas l’acte est une Repräsentation. Mais le même contenu ne peut pas jouer à la fois les deux rôles : ou bien il est intuitionné et donc il remplit la visée d’un acte d’intuition, ou bien il re-présente l’objet, il renvoie au remplissement intuitif de l’acte, mais dans ce cas il ne constitue pas lui-même ce remplissement. Il y a donc, pour résumer, deux rapports étroits entre Repräsentation et intuition, qui ne se confondent pas : d’un part, la Repräsentation est, elle-même, un contenu intuitif, d’autre part, elle renvoie à une intuition remplissante. Mais dans les deux rapports la Repräsentation se distingue radicalement de l’intuition : quand le contenu est intuitionné il ne renvoie pas à autre chose qu’à lui-même, et inversement, quand il devient Repräsentation il cesse d’être intuitionné pour lui-même.
II. Vorstellung et Repräsentation en 1901 et la solution des actes objectivants
22Cette distinction entre les deux sens du concept de représentation sera réutilisée par Husserl stratégiquement dans la RLV. Elle permettra de résoudre le paradoxe inhérent à la thèse brentanienne selon laquelle « tout vécu intentionnel ou bien est une représentation, ou bien repose sur des représentations qui lui servent de base »13.
23Mais, avant d’aborder cette critique, nous devons clarifier le contexte terminologique de la RLV. En effet, la conception husserlienne de l’intentionnalité en 1901 n’est plus identique à celle de 1894. L’intuition a été à cette époque reconnue comme une modalité intentionnelle de plein droit, alors que les sensations momentanées sont repoussées dans une zone infra-intentionnelle. Aussi, le contenu de l’acte intentionnel est décrit de manière plus précise. Un acte intentionnel se compose d’une partie essentielle, c’est-à-dire répétable à l’identique dans une infinité d’occurrences différentes, et d’une partie inessentielle. La partie essentielle, ou l’essence intentionnelle, se compose de deux éléments non autonomes : la qualité et la matière de l’acte. La qualité de l’acte détermine de quel type d’acte il s’agit : si c’est une représentation, un jugement, un désir, etc. La matière détermine le rapport de l’acte à son objet14.
24Quand Husserl attaque la thèse brentanienne du privilège de la représentation, il le fait en mettant en évidence un paradoxe inhérent qui pourrait être reformulé rapidement ainsi : tout acte a une qualité et une matière. Si on adapte la thèse brentanienne au vocabulaire husserlien de la RLV, la matière des actes complexes comme les jugements et les affects est une représentation qui constitue leur rapport à l’objet jugé ou désiré. Cependant, la représentation est aussi une qualité d’acte, la qualité des actes de représentation. Toute la difficulté, si nous prenons au sérieux la thèse de Brentano, tient au fait qu’une qualité, en l’occurrence la qualité de représentation, se met à jouer le rôle de matière pour tous les autres actes15.
25Regardons de plus près cette difficulté qui occupera Husserl pendant une bonne partie de la RLV. La différence entre deux jugements distincts tient à la différence entre les représentations à la base de chacun d’eux. Les deux jugements ont, en effet, la même qualité (ils sont des jugements), mais ils ont une matière différente, ils se rapportent à des objets différents, ils ont donc à leur base des représentations différentes. Ce modèle vaut pour tous les actes complexes. Si nous le transposons cependant au niveau des représentations, nous rencontrons une difficulté : la représentation est-elle la qualité ou la matière de l’acte de représentation ? Qu’est-ce qui distingue, en effet, deux représentations différentes ? Ce n’est certainement pas la qualité, car elles sont toutes deux des actes de représentation. Jusqu’ici nous suivons le même raisonnement que dans le cas des actes complexes. Mais nous disions par la suite que deux jugements qui ont la même qualité diffèrent parce qu’ils ont à leur base des représentations différentes. Or, cette solution ne marche plus dans le cas de la représentation. Si nous acceptons que les représentations ont elles-mêmes d’autres représentations à leur base, nous courons le risque d’une régression à l’infini : la même question, de savoir en quoi elle se distinguent, se posera de nouveau pour ces représentations de deuxième degré. Le paradoxe est donc que, si la représentation se trouve à la base de tout autre acte, ou bien elle n’est pas elle-même un acte, composé de qualité et matière, car alors elle devrait, à son tour, avoir une représentation à sa base ; ou bien elle est un acte, mais alors elle ne constitue pas la base de tout autre acte, elle ne fournit pas la matière de tout autre acte.
26 « La proposition que tout vécu intentionnel ou bien est lui-même une (simple) représentation, ou bien a une représentation pour base, conclut Husserl, se révèle comme une pseudo-évidence »16. Et cette pseudo-évidence repose sur une confusion fâcheuse qui se ramène au paradoxe que je viens de décrire. Dans la première partie de la thèse brentanienne (« tout acte est une représentation »), on entend par représentation une espèce d’acte, alors que dans la seconde (« tout acte repose sur une représentation »), on parle de la simple matière d’acte. Si, en effet, on entend par cette seconde partie le faite que tout acte intentionnel a une matière à sa base, tout paradoxe disparaît17. Il est évident, puisque l’intentionnalité est par définition le rapport à l’objet, et puisque la matière est ce qui, dans l’acte, assure ce rapport à l’objet, que tout acte intentionnel a une représentation en ce second sens (c’est-à-dire une matière) à sa base, sans quoi il n’aurait pas de rapport à l’objet et il ne serait donc pas un acte intentionnel. Il n’y a donc aucune difficulté à soutenir que, partout où on juge, désire, doute de quelque chose, nous devons nous représenter cette chose, comme le soutient la deuxième partie de la thèse brentanienne. La question est simplement de savoir si cette représentation est un acte de plein droit ou non. L’erreur serait de répondre par l’affirmative, car dans ce cas on active le paradoxe que nous venons de décrire.
27Pour échapper au paradoxe, Husserl fera une distinction entre la représentation en tant qu’acte et la matière intentionnelle en tant que partie non autonome de l’acte. D’une part, on a une catégorie d’actes, les actes de représentation, qui, comme tout acte intentionnel, ont une essence intentionnelle composée d’une qualité et d’une matière. Et d’autre part, on a les représentations en tant que fondements de tout autre acte, mais ici il ne s’agit plus d’actes de représentation, mais de la simple matière de ces actes, c’est-à-dire d’une composante abstraite de l’essence intentionnelle qui ne peut pas fonctionner de manière autonome. C’est sur ce point qu’intervient, dans la RLV, la distinction entre Vorstellung et Repräsentation, activée déjà en 1894. Mais le sens du terme Vorstellung n’est plus le même. Dans les Études psychologiques, Vorstellung était un autre nom pour l’intuition et s’opposait à la Repräsentation qui était le signe de l’intentionnalité (avec, bien entendu, les nuances que nous avons déjà indiquées). Ici, au contraire, Husserl utilisera le terme Vorstellung pour mettre en évidence le caractère d’acte intentionnel de la représentation, et il opposera ce terme à la Repräsentation qui est un autre nom pour la matière d’acte. Le sens du terme Repräsentation est ici exactement le même que dans le texte de 1894 : il s’agit d’un contenu d’acte qui renvoie de manière déterminée à l’objet visé. Mais ce à quoi il s’oppose n’est plus une intuition simple, qui donnerait l’objet sans aucun reste, mais l’acte intentionnel de représentation (Vorstellung) qui, comme tout autre acte, présente une qualité et une matière propre. Vorstellung et Repräsentation ne nomment plus deux catégories d’acte juxtaposées, comme en 1894, mais leur rapport d’opposition est aussi un rapport d’inclusion : la Repräsentation est une composante de la Vorstellung18.
28La Vorstellung est donc une catégorie intentionnelle du même droit que les jugements et les affects, mais elle ne fonde pas ces autres actes. En revanche, c’est la Repräsentation qui joue le rôle de fondement de tout acte, y compris des actes de représentation (Vorstellung), mais en ce sens la représentation n’est pas quelque chose d’autonome : en tant que matière, elle est un moment abstrait de l’acte, qui ne peut pas exister en dehors de sa combinaison avec une qualité. Ainsi nous pourrions reformuler la thèse brentanienne de manière non paradoxale en disant que tout acte ou bien est une Vorstellung, ou bien contient une Repräsentation, c’est-à-dire la matière intentionnelle d’une Vorstellung19.
III. Repräsentation et remplissement — le paradoxe de la plénitude
29Avec cette nouvelle distinction entre Vorstellung et Repräsentation, la tension interne de la thèse brentanienne est résolue. Cependant, nous avons perdu de vue un autre problème, non moins épineux, et qui était central dans le texte de 1894 : celui de l’intuition de l’objet ou, plus précisément, de la dimension de vor-stellen, de poser devant, de donner l’objet en personne qui devrait être propre à toute Vorstellung. Tant que nous parlons d’actes de représentation (Vorstellungen) et de leur matière (Repräsentation), la question de l’accès à l’objet réel ne se pose pas. Ce que nous considérons, c’est ce qui se passe du côté de la conscience, en faisant abstraction de tout ce qui donne directement l’objet. Pour le dire simplement, nous parlons d’essences intentionnelles et nous laissons de côté tout ce qui tient aux sensations effectives que l’objet cause en nous, donc tout ce qui, du rapport à l’objet, est contingent et change selon la situation. La RLV laisse entièrement de côté la question de la réalité de l’objet et de la particularité de l’acte intentionnel et ne retient que ce qui, en lui, est répétable à l’identique.
30Le rôle de la RLVI est, justement, de récupérer cette dimension de présence de l’objet par une analyse détaillée du concept de remplissement. Le remplissement avait été introduit dans la RLI par le concept de sens remplissant20. Il s’agissait là de rendre compte dans l’intention de ce que l’intuition de l’objet devrait être afin de remplir cette intention. Le remplissement était un sens, de même que la matière était un sens. La matière était le sens qui fixait, dans l’intention, quel est l’objet visé et quelle est la manière déterminée dont il est visé. Le sens remplissant était le sens qui prescrivait comment l’acte intuitif doit se rapporter à cette intention afin de la remplir, quels éléments de l’intuition correspondante devraient être pris en considération dans le remplissement de cette intention21. Donc, en un certain sens, le terme « remplissement » (Erfüllung) dans la RLI était utilisé dans le même sens que nous l’utilisons dans l’expression « remplir un désir ». C’est le sens qui détermine comment l’objet devrait être afin de remplir l’attente de l’intention, quels sont les éléments de son intuition qui nous intéressent en particulier.
31Or, il me semble que, dans la RLVI, il y a une transformation radicale, quoique inaperçue, du sens du terme « remplissement ». Dans le souci de retrouver la réalité des objets, qui guide l’argumentation de la RLVI, Husserl remplace une métaphore du remplissement par une autre. Alors que, dans la RLI, la métaphore était celle de la réalisation, de la concordance d’un désir avec ce qui pourrait lui répondre, dans la RLVI le remplissement s’explique par une autre métaphore : celle de la plénitude. Husserl dira en effet, au § 16 de la RLVI : « La synthèse de remplissement manifeste une inégalité des membres réunis, qui consiste en ce que l’acte remplissant comporte un privilège qui manque à la simple intention et qui est de lui conférer la plénitude de “la chose même” (des “selbst”) »22. Cette plénitude n’est rien d’autre que la somme de sensations dans lesquelles un objet s’offre à la conscience en tant que présence, les esquisses particulières, perceptives ou imaginatives, qui sont effectivement saisies par la conscience. Dans toute intention intuitive, à côté de l’essence intentionnelle, nous trouvons une série de tels contenus qui sont des caractères de l’objet lui-même et qui figurent effectivement dans l’acte. C’est pourquoi Husserl parle, dans le cas des intuitions, de plénitude et oppose cette catégorie d’actes aux actes de signification qui sont « vides » au sens où aucune partie de l’objet n’est effectivement présente en eux. Le remplissement dans ce contexte n’est plus une question concernant simplement le sens : il est la synthèse qui fait qu’un acte de signification, vide, trouve sa plénitude par l’association avec un acte intuitif visant le même objet.
32Ce que la RLV dit sur la Repräsentation, qu’elle est simplement un autre nom pour la matière de l’acte, ne vaut désormais que pour les intuitions de signification. Là où on parle d’intuitions, la Repräsentation inclut, à côté de la matière d’acte, c’est-à-dire du sens selon lequel l’objet est visé, tous les contenus intuitifs qui constituent la plénitude de l’acte. Un acte complet est donc constitué d’une qualité et d’une Repräsentation. S’il s’agit d’un acte de signification, la Repräsentation n’est que la matière intentionnelle. S’il s’agit d’une intuition, la Repräsentation est une combinaison de matière (que Husserl appelle dans ce contexte « sens d’appréhension ») et d’intuition, ou simplement une combinaison de signification et d’esquisses de l’objet23. Toutes les esquisses qui ne sont pas effectivement données sont remplacées par la signification qui constitue la matière d’acte. La Repräsentation dans sa totalité renverra toujours à l’objet visé dans sa totalité, car tout ce qui manque de l’objet est remplacé par la matière d’acte. C’est grâce à cette balance entre matière et contenus intuitifs qu’un remplissement est possible dans la mesure où deux actes ayant comme base la même Repräsentation peuvent contenir plus ou moins de contenus intuitifs effectivement présents et que, par leur combinaison, on peut obtenir un acte synthétique dont l’objet se présente avec plus de plénitude.
33Husserl est parvenu donc, avec son concept de Repräsentation, à combattre la thèse brentanienne du privilège de la représentation (dans la RLV) tout en conservant le rapport entre l’intentionnalité et l’objet par sa conception du remplissement dans la RLVI. Mais la question qui se pose est justement de savoir si ces deux prétentions peuvent être maintenues ensemble. En effet, la position de la RLVI, qui rétablit le rapport réel aux objets là où la RLV l’avait perdu de vue, fait revenir subrepticement une conception psychologiste de la représentation, et notamment la même conception que celle de 1894. Ce qui est important dans la RLVI est la plénitude de l’acte intuitif, mais ce qui assure cette plénitude, c’est sa composante inessentielle. Les esquisses intuitives sont contingentes, elles sont ce qui varie d’un acte à l’autre alors même que l’essence intentionnelle reste la même. Si donc nous voulons étudier la question de la plénitude, nous devons considérer les actes dans leurs occurrences réelles, c’est-à-dire en tant qu’actes psychologiques et non pas en tant qu’essences intentionnelles.
34Le concept de Repräsentation semble avoir fait un cercle complet entre 1894 et 1901. Alors qu’en 1894 il indiquait le caractère intentionnel de l’acte, qui s’opposait justement à l’intuition, dans la RLVI il devient le garant du rapport direct à un objet, car il est censé inclure toutes les esquisses partielles qui renvoient à l’objet visé. Toute la difficulté est cependant d’intégrer la position de la RLV dans ce dispositif. La RLV maintient, en effet, la critique des objets immanents à l’acte, en concevant le contenu de l’acte comme un rapport déterminé à l’objet concrétisé en un sens idéal (la matière), alors que l’objet reste essentiellement transcendant. Mais, en revanche, elle ne parvient pas à expliquer le rapport concret aux objets réels.
35Il me semble donc, pour conclure, qu’il y a une tension interne aux Recherches logiques qui est directement reliée à la critique des deux thèses brentaniennes sur l’intentionnalité. En effet, on ne peut pas tenir une position logique sur les actes intentionnels, comme celle de la RLV et, à la fois, expliquer comment les intentions aboutissent effectivement à toucher à la réalité des choses. Ou bien on accepte le point de vue logique de la RLV selon lequel tout acte a à sa base une Repräsentation, mais cela signifie simplement que tout acte contient une signification de l’objet visé (c’est-à-dire la matière) ; ou bien on reprend la position de la RLVI selon laquelle la Repräsentation contient certains aspects intuitifs de l’objet lui-même qui se retrouvent effectivement dans l’acte. Mais dans ce cas on doit assumer le psychologisme de cette position et renoncer à la critique anti-psychologiste de l’immanence de l’objet.
Bibliographie
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