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La liberté chez Sartre : ontologie et/ou morale ?
1Avoir à traiter d’un sujet si vaste — la liberté chez Sartre — m’a conduite, étrangement, à quelques considérations d’autobiographie intellectuelle. Je me permets de les résumer car il ne s’agit pas seulement d’histoire individuelle, mais bien de l’histoire de la réception d’une œuvre et aussi de celle de sa reconfiguration. J’ai été formée à la philosophie principalement par Pierre Verstraeten, sartrien et soixante-huitard. Un des crédos que nous transmettait ce professeur était que, chez Sartre, il s’agit toujours d’ontologie et jamais de morale. Rétrospectivement, il me semble qu’il assimilait de façon assez abrupte pensée morale et moralisme, ce qui va sans doute de pair avec le libertarisme de Mai 68. Ce crédo, je l’ai fait mien longtemps, sans discuter. Mais en même temps, ma compréhension de Sartre, de façon souterraine, divergeait de plus en plus de la sienne. La cause de cette divergence est un hasard historique : la mort de Sartre, survenue durant ces années d’apprentissage, et ce qui s’en est suivi, à savoir une considérable édition de textes posthumes. Du fait de cette conjoncture, ceux qui, comme moi, étaient mis dans cette situation particulière d’avoir à apprendre Sartre en même temps que se déversait tout ce matériel nouveau faisaient partie des premiers lecteurs d’un énorme corpus. Les lecteurs chevronnés, qui s’étaient déjà fabriqué leur Sartre et pour qui ces textes sont arrivés après coup comme des compléments d’information, n’étaient pas, je crois, dans la même situation. Pour les jeunes gens qui commençaient à lire Sartre dans les années 80, ce matériau à la fois neuf et ancien a produit une tout autre figure de l’auteur lui-même. Ils n’avaient pas affaire, comme leurs prédécesseurs, à un Sartre coupé en tronçons, d’abord phénoménologue (années 30), puis ontologue (L’Être et le Néant, années 40), puis intégrant à sa façon un héritage marxien (Critique de la Raison dialectique, années 60). Le Sartre de ces apprentis philosophes était à la fois plus simple et plus complexe que celui qui se dégageait de l’œuvre anthume. Plus simple parce qu’ils n’avaient pas à entériner des cassures énigmatiques entre le premier Sartre et le second ou au contraire à inventer des ponts pour les enjamber. Plus complexe parce que, entre ces pointes émergées d’icebergs cartographiés de longue date, ils découvraient une sorte d’océan de médiations fines qu’il fallait débrouiller, pour lesquelles il n’existait alors aucun commentaire : c’était un terrain devant être défriché, selon un gérondif très contraignant.
2De cette reconfiguration du corpus, se dégageait peu à peu une évidence : L’Être et le Néant n’était pas une doctrine de la liberté née tout armée dans l’esprit de son concepteur, mais, on l’apprenait dans le journal de guerre de Sartre, intitulé Carnets de la drôle de guerre, ce livre avait, si je puis dire, les pieds plongés dans des interrogations de type historico-pratique. Que faire de moi dans cette guerre que je n’ai pas vue venir, qu’est-ce que mon étrange mode de rapport à moi-même qui depuis toujours consiste à réfléchir sur moi-même non pour me saisir mais pour me fuir, à quelle forme de pensée recourir pour comprendre ce qui m’arrive, comment me comporter de façon authentique ?, telles sont les questions avec lesquelles Sartre, littéralement, se débat dans ce texte. Ces questions, il n’arrive pas à y répondre sur le plan auquel il les pose, mais bien à les faire jouer jusqu’à les déplacer. Il les déplace sur le terrain ontologique et invente des outils techniques — le néant, synonyme de liberté, étant le principal et le plus spécifique de ces outils. Mais l’ontologie ne clôt pas du tout la question de la liberté : la preuve en est que les dernières pages de ce livre sont consacrées à des questions morales laissées ouvertes, celles, précisément, qui étaient le moteur de l’écriture de Sartre dans son journal de guerre : que serait l’authenticité ? la réflexion pure ? « Nous y consacrerons un prochain ouvrage »1, écrit Sartre, et ce sont les derniers mots de son traité d’ontologie phénoménologique. Cet ouvrage portant sur la morale, on pouvait croire jusqu’aux années 80 qu’il n’avait jamais été écrit — ce qui est vrai en un sens, mais faux en un autre, dès lors qu’une quantité invraisemblable de brouillons d’une morale a été produite, d’abord dans les années 40, après L’Être et le Néant, qui furent publiés sous le titre Cahiers pour une Morale, et dans les années 60 après la Critique de la Raison dialectique, encore inédits pour la plus grande partie2.
3C’est donc par l’intériorisation de ces textes posthumes que j’en suis venue à mettre en question le crédo de Pierre Verstraeten. Ce soubassement et ce prolongement de L’Être et le Néant que sont respectivement les Carnets de la drôle de guerre et les Cahiers pour une morale, et leurs connotations clairement morales, ont fait que je ne voyais et ne vois plus la moindre nécessité de m’évertuer à mettre à l’abri de toute interprétation morale des concepts de L’Être et le Néant comme, entre autres, Valeur, esprit de sérieux, mauvaise foi.
4Dans cette perspective, et à présent je resserre la focale sur une problématique précise, j’ai eu l’attention attirée par les nombreuses références que fait Sartre au philosophe dont nous sommes tous obligés d’étudier la pensée morale et qu’il a étudié comme nous : Kant. Ces références sont de niveau différent. Il y a d’une part des critiques plutôt cavalières, par lesquelles Sartre affermit sa pensée propre plus qu’il n’entre réellement dans la compréhension de celle de Kant : ce sont des réfutations du formalisme kantien, ou de la dualité du sensible et de l’intelligible, ou de l’intemporalité et de l’abstraction prétendument caractéristiques de la pensée de Kant, je ne m’y attacherai pas ici3 ; et il y a d’autre part un niveau de présence beaucoup plus implicite (le nom de Kant, souvent, n’apparaît pas) et plus profond, qui atteste d’une influence réelle sur la construction de concepts centraux de Sartre. Je vais développer aujourd’hui un aspect de cette dimension morale plus ou moins clandestine de l’ontologie de Sartre, dimension dont la présence de Kant est un marqueur. Cet aspect est loin d’être le seul, mais il me semble important : l’impact de La Religion dans les limites de la simple raison, lecture de jeunesse de Sartre, sur sa conception de la liberté, dans L’Être et le Néant et au-delà.
5Quelques mots généraux, d’abord, sur le rapport de Sartre à la pensée morale de Kant, sur ce par quoi il est en affinité profonde avec elle et, par-delà les réfutations de surface, sur la nature de ses réticences vraies par rapport à elle. Ce qui, dans la pensée morale de Kant, accroche Sartre, c’est justement la revendication de la liberté et de l’autonomie, qui consonne avec une dimension quasi viscérale de sa propre philosophie. « Ce que l’homme est […] il doit l’avoir fait ou le faire par lui-même »4, cela pourrait être une phrase de Sartre — il y en a beaucoup de semblables dans son œuvre —, et elle est extraite de La Religion dans les limites de la simple raison. C’est en ce sens que Sartre, dans L’Être et le Néant, reconnaît la grandeur de la morale kantienne : « La morale kantienne est le premier grand système éthique qui substitue le faire à l’être comme valeur suprême de l’action »5.
6Mais en revanche il est totalement réfractaire à une des figures que prend cette autonomie chez Kant, il rejette l’identité synthétique entre Loi et liberté telle qu’établie dans Fondements de la métaphysique des mœurs et selon laquelle la liberté n’a qu’une seule voie d’accomplissement : le devoir, l’obéissance à l’impératif qu’elle se donne et qui en même temps la donne à elle-même. Il y a chez Sartre, du moins dans sa jeunesse, une propension à l’anarchisme — y a-t-il d’ailleurs jamais renoncé ? — qui ne peut pas se retrouver dans cette étroite convenance de la liberté et de la légalité. Il écrit ainsi, dans les Carnets de la drôle de guerre : « La morale du devoir ne m’a jamais intéressé […], on avait beau me dire que l’impératif catégorique était l’expression de l’autonomie de ma volonté, je n’en croyais rien. J’ai toujours voulu que ma liberté fût au-delà de la morale et non en deçà »6.
7Mais en réalité, que la liberté soit au-delà de la morale, qu’elle ne soit pas stricte identification à l’exercice du bien, Kant lui-même ne l’ignore pas, et c’est peut-être au fond par là qu’il intéresse Sartre. Dans le cas contraire, la volonté serait toujours bonne, et le mal, comme le pensait Socrate, viendrait seulement de l’ignorance. On connaît la théorie des grandeurs négatives, que Kant a élaborée dès sa jeunesse ; cette théorie veut que, contrairement à ce que soutiendrait par exemple Spinoza, le manque ne soit pas une simple illusion, mais bien une force contraire, autoconsistante. Cette théorie vaut pour le retard qu’inflige un courant contraire à un bateau en route vers le Brésil — ce retard n’est pas rien —, elle vaut pour le mal, force positivement négative en lutte avec le bien et non simple ignorance du Bien. Kant est un piétiste, il a le sens du péché, l’expérience morale, pour lui, est non seulement celle du devoir, mais aussi celle de la faute et de la mauvaise conscience. C’est dans la Critique de la raison pratique puis, plus nettement encore, dans La Religion dans les limites de la simple raison, qu’il établit une double conception de la liberté qui permet de penser le mal. Il n’articule d’ailleurs pas explicitement ces deux faces de la liberté, toutes deux indispensables. Il y a d’une part la liberté-autonomie, la volonté bonne, qui est raison, et se confond avec le fait de poser la Loi morale. Et il y a d’autre part le libre arbitre, la liberté comme insondable possibilité de choisir pour ou contre la Loi, de faire le bien ou le mal. Je n’entrerai pas dans les débats techniques que suscite le rapport de ces deux faces de la liberté (sont-elles vraiment deux ? si oui, l’une a-t-elle le primat sur l’autre ? le prétendu choix n’est-il pas plutôt le reflet de l’impuissance à saisir le sens véritable de la liberté ?) ; ce sont des terrains labourés en tous sens et je ne prétends pas que ma lecture soit la bonne ; je dis seulement qu’elle existe, soutenue par des kantiens plus chevronnés que moi, et surtout que ce fut certainement celle de Sartre, pour qui l’idée d’un libre choix était captivante7. Voyons le fonctionnement de ce choix dans un exemple fameux du premier chapitre de la Critique de la raison pratique. Il s’agit de l’enchaînement de deux suppositions aussi biscornues que dramatiques, où, différemment, la mort est en jeu. Supposons qu’un homme soutienne que pour lui le plaisir passe avant tout et que rien ne pourra le faire céder sur ce plan ; supposons qu’il soit menacé de la potence s’il satisfait sa passion luxurieuse ; il abandonnera aussitôt cette passion, mais, dans ce cas, en raison d’une autre passion plus forte, la peur de la mort : la liberté n’est pas en jeu à ce stade. Supposons maintenant qu’on lui ordonne, sous peine de mort également, de porter un faux témoignage contre un innocent. Sans doute ne peut-il pas être sûr qu’il ne cédera pas à la peur ; mais il sait que, au cas où il céderait, il lui aurait été possible d’accepter la mort plutôt que d’agir contrairement à son devoir. « […] il reconnaît en lui la liberté qui sans la Loi morale lui serait restée inconnue »8, écrit Kant. De quelle liberté s’agit-il ? De la liberté-autonomie ou de la liberté de choix ? De la liberté-autonomie, certes : mieux vaut mourir que mentir, c’est la teneur même de l’impératif catégorique, c’est le lien entre liberté et Loi ; mais aussi de la liberté de choix, car dans cette petite histoire est bien inscrite une alternative : il ne s’agit pas seulement de poser la Loi morale, mais encore de pouvoir choisir de l’accomplir ou non. Ce choix n’a de sens de liberté que par rapport à la Loi, puisque sans elle nous ne serions jamais sûrs de ne pas être dans le déterminisme, puisque sans elle, donc, il n’y aurait pas choix, mais affrontement de penchants sensibles ; mais inversement cette Loi n’a pas de sens de liberté sans le choix, puisque sans lui elle s’imposerait comme une pure contrainte.
8Ce dédoublement de la liberté, tel qu’elle peut s’opposer à elle-même en choisissant le mal, n’est pas sans écho dans l’ontologie même de Sartre. Chez Kant, puisque ce choix est libre, il est impossible d’arguer de la contrainte extérieure pour se décharger d’un comportement contraire à la Loi morale : c’est l’imputabilité ; chez Sartre, de même, la conscience, telle qu’établie dans L’Être et le Néant, et qui ne fait qu’un avec la liberté, ne cesse de se dédoubler, et, à la faveur de ce dédoublement, elle ne cesse de choisir contre elle-même, c’est-à-dire de s’aliéner, ou, en termes moraux, de tomber dans l’inauthenticité : Sartre rapporte ainsi : « Je me souviens qu’Aron avait dit à propos de L’Être et le Néant : “Ils choisissent tous, mais ils choisissent tous mal !”»9. Le « s’ », le pronominal dans « s’aliéner » a la même conséquence d’imputabilité que le choix kantien, conséquence que Sartre pousse à l’extrême : la liberté est sans excuse, c’est un grand thème sartrien ; Frantz, le héros de la pièce Les Séquestrés d’Altona, proclame : « J’ai pris le siècle sur mes épaules et j’ai dit : j’en répondrai »10 ; et de telles revendications de responsabilité se retrouvent dans toute l’œuvre.
9Que ce soit la liberté qui s’oppose à soi, cela a aussi pour corrélat qu’elle ne peut se perdre radicalement, qu’elle peut toujours se retrouver, revenir à sa propre source. Et c’est le difficile thème de la conversion, présent chez Kant et chez Sartre.
10Ce thème de la conversion m’amène à La Religion dans les limites de la simple raison. Raymond Aron, après la mort de Sartre, écrivit un article dans L’Express, où on peut notamment lire : « Nous avions lu tous deux La Religion dans les limites de la simple raison, de Kant ». Et, en effet, trois des dimensions constitutives de la liberté de L’Être et le Néant s’enracinent dans cette lecture de jeunesse de Sartre : la mauvaise foi, le choix originel, la conversion.
11Quelles sont, par rapport à la Critique de la raison pratique, les dimensions propres à cet ouvrage tardif, qui a nourri les discussions d’Aron et Sartre dans leur jeunesse ? Je commence par les énoncer, je les développerai ensuite. Premièrement, une définition du mal, qui systématise et approfondit des notions déjà présentes antérieurement dans la pensée morale de Kant : il s’agit du « mal radical » ; deuxièmement, l’affermissement de la notion de choix, et, ce qui est neuf, l’insistance sur ceci que ce choix se noue aux origines d’une existence humaine, aux confins de l’enfance — c’est la traduction, « dans les limites de la simple raison », de la doctrine chrétienne du péché originel ; l’idée aussi que le choix est global et que l’existence est donc un tout : les choix moraux d’un individu ne sont pas ponctuels ou capricieux ; troisièmement, puisque le choix est libre, la possibilité toujours ouverte d’en changer librement, c’est-à-dire la conversion.
12Premièrement, donc, qu’est-ce que le mal radical ? C’est le mal envisagé dans sa racine, à savoir un mode d’usage vicié de la dualité constitutive de l’homme : sensibilité et liberté. La sensibilité en elle-même n’est pas le mal pour Kant, mieux, elle est bonne, elle est une des « dispositions au Bien » dans l’homme. Le mal, c’est un certain usage pervers que nous faisons du lien indissoluble de la sensibilité et de la liberté. Il s’agit, au sein de ce lien, de subordonner, comme si de rien n’était, le second terme au premier. Par exemple un comportement se propose à moi en vertu de la loi morale, mais je ne me décide à le tenir effectivement que parce qu’il se trouve par ailleurs qu’il correspond à mon intérêt ; ou bien j’accomplis telle action en fonction de mon intérêt, et parce qu’il se trouve, par hasard, qu’elle n’a aucune conséquence immorale (elle ne nuit à personne) ou même semble avoir des conséquences morales, je me flatte de l’avoir accomplie par moralité. Le mal, ce sont ces mélanges subreptices de mon autonomie et mon hétéronomie, c’est, autrement dit, « une certaine malice du cœur humain consistant à se tromper sur ses propres intentions, bonnes ou mauvaises »11.
13Ce que Sartre, dans L’Être et le Néant, nomme mauvaise foi, ou inauthenticité, n’est pas très différent12. Tout comme Kant, Sartre considère l’homme comme constitué par une dualité dont les termes sont la « transcendance » et la « facticité ». « Ces deux aspects de la réalité humaine [facticité et transcendance] sont, à vrai dire, et doivent être susceptibles d’une coordination valable », écrit Sartre. Le « doivent », le « valable » indiquent clairement que cette coordination est liée à la morale — que l’authenticité morale n’est sans doute rien d’autre que cette coordination. Sartre poursuit : « Mais la mauvaise foi ne veut ni les coordonner ni les surmonter dans une synthèse »13. La mauvaise foi, c’est l’antithèse de l’authenticité, l’usage de la liberté, qui, au lieu de coordonner les deux aspects, joue de façon fuyante sur les deux tableaux, sans les totaliser. Il y a dans L’Être et le Néant plusieurs exemples d’un tel comportement. Prenons un des plus connus, celui de la jeune femme à son premier rendez-vous, qui laisse son prétendant lui prendre la main et qui, voulant jouir du flirt sans se poser des questions embarrassantes, s’arrange pour ne pas s’en apercevoir « parce qu’il se trouve par hasard qu’à ce moment-là elle est tout esprit »14 ; elle entraîne son interlocuteur dans les plus hautes sphères de la spéculation sentimentale et, depuis la spiritualité de la conversation, elle transforme cette main en simple morceau de chair inerte, « une chose », dit Sartre — comme si la main caressée n’était pas, dans une situation de rendez-vous amoureux, brûlante et complètement investie de sens. Ici la manière de mésuser du lien est d’établir une fausse séparation. Elle peut également, à l’inverse, tendre vers une immersion de la transcendance dans la facticité. C’est sans doute le sens de l’exemple non moins célèbre du garçon de café, qui s’évertue à être garçon de café comme un caillou est un caillou15.
14Venons-en, et c’est mon second point, au thème du choix, qui est, signale Raymond Aron, ce qui dans La Religion dans les limites de la simple raison les avait tous deux passionnés. Je reprends en la complétant la phrase que j’ai déjà citée : « Nous avions lu tous deux La Religion dans les limites de la simple raison, de Kant, et médité sur le choix que chacun fait de soi-même, une fois pour toutes, mais aussi avec la permanente liberté de se convertir »16.
15Qu’en est-il de ce choix dans La Religion dans les limites de la simple raison ? Sur quoi exactement les camarades ont-ils médité ? Kant part de la déploration quant au mal partout répandu dans le monde. Faudrait-il conclure de cette omniprésence que la nature de l’homme est mauvaise ?, interroge Kant. Que le mal est inné ? Il précise aussitôt que si des mots tels que nature, inné, sont employés à propos d’une problématique morale, il faut leur donner un sens très particulier. Nature renvoie en effet, en général, au déterminisme et à la loi de la causalité. Il ne saurait en aller ainsi dans le domaine moral, qui suppose et exige liberté et responsabilité. Quand on dit que le bien ou le mal sont innés, on ne veut pas signifier par là que la naissance en est la cause, mais qu’ils relèvent d’une « règle que se donne l’arbitre pour l’usage de sa liberté », en d’autres termes d’une « maxime »17 (la maxime étant la posture subjective par rapport à la Loi morale), règle qui trouve sa source en une sorte d’intention première ; tellement première que pour la déceler il faut remonter au-delà de la prime jeunesse, en se dirigeant vers la « naissance »18, vers un moment de la vie où « l’usage de la raison n’était pas encore développé »19 : en effet cette intention ne saurait appartenir à la temporalité d’une existence empirique, car c’est à l’inverse cette temporalité qui découle de cette intention. Ce choix premier, que Kant dit « insondable »20 imprime à la subjectivation de la vie morale (à la maxime) une orientation globale, il « s’applique de manière générale à tout l’usage de la liberté » : les comportements moraux ou immoraux ne sont pas des choix ponctuels, l’homme ne peut être tantôt bon, tantôt mauvais, il s’est « toujours déjà lié »21 à l’intention bonne ou mauvaise, ses comportements particuliers s’inscrivent dans l’« unité »22 d’une vie qui a admis (ou non) la Loi morale en sa « maxime ».
16Quel est, chez Sartre maintenant, le fondement de l’orientation subjective d’une existence ? Il n’y a plus de Dieu, même contenu dans « les limites de la simple raison », l’existence doit donc se tirer de son propre fond. Ce fond, quel est-il ? Le soubassement premier de l’individuation, dans la perspective de glorification de la liberté qu’adopte L’Être et le Néant — livre de résistance —, ne saurait être, comme c’est le cas chez Freud, l’inconscient : Sartre soutient en effet, sûrement en simplifiant, que l’inconscient freudien fonctionne de façon déterministe, et exerce sur le psychisme une action semblable à celle d’une force physique sur un corps. Et il met en place une structure à la fois originaire et libre, qu’il nomme choix originel et qui sera le ressort de ses « biographies existentielles », c’est-à-dire de ses études de figures tels Baudelaire, Mallarmé, Genet, Le Tintoret, et surtout Flaubert. Tout comme, pour Kant, il y a une intention nouée aux origines de la vie, et qui décide librement de l’inclination d’un homme pour le bien ou pour le mal, de même chez Sartre, chacun répond très tôt, dans l’enfance ou la basse enfance et de façon « pré-réflexive » à la question que lui pose l’Être ; et cette réponse, globale, engage au long cours celui qui l’a avancée. De même que, chez Kant, les comportements moraux (ou immoraux) particuliers sont l’expression de l’intention première, de même chez Sartre, la myriade de micro-décisions explicites ou implicites, réfléchies ou irréfléchies en lesquelles consiste une existence sont la temporalisation du choix originel. Tout comme, chez Kant, il est impossible que l’homme soit « moralement bon à certains égards et mauvais à d’autres égards »23, de même la liberté sartrienne est tout sauf « capricieuse, illégale, gratuite »24 ; chez l’un comme chez l’autre se dessine donc le même paradoxe : la liberté se donne une cohérence qui l’engage, elle s’enchaîne à une sorte de destin (dans le vocabulaire de Sartre), à une espèce de « nature » (dans celui de Kant).
17Mais il s’agit seulement d’« une espèce de » nature ou de destin, puisque c’est la liberté qui les forge. J’en viens au troisième point : la conversion est toujours possible. Possible, mais très problématique.
18Comment, interroge Kant, est-il possible qu’un homme ayant choisi le mal se convertisse ? Qu’un mauvais arbre se mette à porter de bons fruits ? C’est possible parce que le sens du respect pour la Loi morale n’est jamais complètement perdu. On l’a vu, celui qui sous menace de mort choisit de porter un faux témoignage sait, au moment où il transgresse, où était le devoir qu’il n’a pas accompli. Il s’agit donc de rétablir ce respect dans son statut de motif de l’action. Ce rétablissement ne s’atteint pas à travers une simple modification du comportement ou par la seule observance de règles (car je peux devenir tempérant pour ménager ma santé et non pour faire le bien, je peux cesser de mentir pour préserver ma réputation, etc.). Il faut, à la racine de la conversion, dit Kant, une véritable révolution du cœur, qui devra ensuite, l’intention pure ne suffisant pas, se temporaliser dans un effort incessant vers la vertu. Se pose alors une question compliquée : comment le converti va-t-il expier ? Car la conversion ne l’exempte pas magiquement du péché, il reste en dette. Or, s’il ne pouvait comprendre la justice du châtiment avant la conversion (la corruption de son cœur l’empêchait d’y voir autre chose qu’une contrainte), il ne le peut pas davantage après (s’étant défait de son ancienne peau de pécheur, du « vieil homme »25 en lui, il est devenu un homme nouveau qui n’a plus à être châtié). La réponse à cette question se trouve, pour Kant, dans l’instant même de la conversion, qui est indissolublement mort au péché et naissance à la justice. Ce point de contact permet au converti, justement parce qu’il n’est plus le même homme, de voir les souffrances occasionnées par la punition non plus comme une contrainte, mais comme une occasion de rédemption ; et de comprendre aussi que le châtiment vise non son cœur régénéré, mais bien le pécheur, qui est physiquement sinon moralement le même homme que lui.
19La conversion est chez Sartre un thème lancinant : comment sortir de ce labyrinthe de l’aliénation, qu’Aron résumait par les mots : « Ils choisissent tous mal » ? Comment, plus largement, la liberté peut-elle se défaire du choix originel par lequel elle s’est donnée un destin ? Sartre parle dans L’Être et le Néant « des instants extraordinaires et merveilleux, où le projet antérieur s’effondre dans le passé à la lumière d’un projet nouveau qui surgit sur ses ruines et qui ne fait encore que s’esquisser […], où nous lâchons pour saisir et où nous saisissons pour lâcher »26 : c’est l’écho du point de contact que tentait de penser Kant. Au niveau proprement moral, Sartre évoque dans le même livre la possibilité d’une conversion à un mode de « réflexion pure », qui échapperait aux tentacules de la mauvaise foi, mais l’intelligibilité en est repoussée au fameux « prochain ouvrage » qui ne vit jamais le jour. Il poursuivra avec obstination, dans divers registres, ses « méditations » sur le thème de la conversion, sur la question du mal, sur le rapport de l’ancien et du nouveau, sur la rupture portée par l’instant, ce ciseau des Parques, sur les continuités qui enjambent cette rupture, sur la temporalité dans laquelle elle doit s’insérer. Au cinéma : le scénario Les Jeux sont faits, dont l’intrigue se situe post mortem, offre à ses deux héros, Ève et Pierre, des morts que tout opposait dans la vie — la classe, les mœurs, la tendance politique —, et qui se rencontrent et s’aiment dans l’au-delà, la possibilité d’une deuxième vie, à condition que, de retour sur terre, ils réussissent le test d’oublier leur vie antérieure pendant 24 heures et de ne penser qu’à leur amour, auquel cas une seconde chance leur sera donnée — une seconde vie. C’est un échec, chacun retombe dans les ornières de son choix originel, Pierre retrouve sa communauté militante révolutionnaire, Ève sa problématique familiale et bourgeoise, ici, la conversion est impossible. Au théâtre, je me limiterai à deux exemples apparentés, mais dont le premier fonctionne selon le registre de la puissance, le second selon celui de l’impuissance. Goetz, le puissant héros de Le Diable et le bon Dieu, homme d’action, chef de guerre sanguinaire, sans foi ni loi, convertit radicalement l’orientation de sa liberté, se fait frère des pauvres et bâtisseur de la Cité du soleil, régie par le seul amour, pour se rendre compte enfin que par ces deux absolus, le mal, le bien, il voulait semblablement prendre Dieu à partie, que Dieu est mort et qu’il lui faut entrer dans le monde des hommes, que l’action en vérité comporte l’acceptation d’une dose d’impuissance et le calcul du moindre mal. De même mais à l’inverse et avec une issue plus désespérée, dans Les Séquestrés d’Altona, Frantz, fils chéri réduit à l’impuissance par un père qui désamorce ses initiatives, après avoir en vain tenté l’action bonne (sauver un rabbin de la persécution nazie), se jette dans le mal (au front, il torture des maquisards russes), pour finalement se suicider — et est-ce un hasard si l’intrigue de ces deux pièces est située en Allemagne, si le protestantisme en est une dimension agissante ? Et je termine sur Les Mots, cet ahurissant condensé de tous les paradoxes sartriens, ce tout petit livre autobiographique que Sartre mit onze ans à écrire et où il reconstruit les onze premières années de sa vie — le temps d’une enfance dorée qui lui aurait instillé la croyance en le salut par les Lettres ; il y réfléchit sur la conversion à l’engagement politique que lui inspirèrent les tensions de la guerre froide et sur ce qui s’ensuivit de désenchantement par rapport à la gloire littéraire. Mais c’est en la plus littéraire des langues qu’il écrit ce prétendu adieu à la littérature. Chacun connaît ces mots de la toute fin du livre : « On ne guérit pas de soi » ; même si désabusement il y a, l’écrivain continuera à écrire. « C’est mon habitude et puis c’est mon métier »27, écrit Sartre. Est-ce un aveu d’échec ? Ou au contraire, l’expression d’un soulagement ? Y a-t-il vraiment eu conversion ? On peut en douter. En tout cas la décision d’entrer en realpolitik est moins tranchée pour la personne Sartre que pour son personnage Goetz, et le choix originel insiste : l’écriture du livre sur Flaubert, l’écrivain de l’art pour l’art, en est la continuation, alors même que les jeunes maos pressent leur aîné de s’employer à un roman révolutionnaire et d’abandonner ces vieilleries bourgeoises. L’enfant continue à hanter le quasi sexagénaire, et l’on peut gager le jeune homme qui avec son camarade Raymond Aron discutait des dédales kantiens de la liberté, du choix par lequel elle se donne une « nature » et de la possibilité ou non de revenir sur ce choix, ce jeune homme, on peut gager qu’il n’est pas davantage oublié.
Notes
1 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, « Tel », 2003, p. 676.
2 Deux fragments importants de cette énorme campagne d’écriture ont été publiés ; l’un dans Les Temps Modernes, sous le titre Morale et Histoire (Notre Sartre, n° 632-634, juillet-octobre 2005, p. 268-415) ; l’autre dans Études sartriennes, sous le titre Les Racines de l’éthique (Études sartriennes – Volume 19. Sartre inédit : Les racines de l’éthique, Bruxelles, Ousia, 2015, p. 11-121).
3 Juste, pour donner le ton, deux exemples parmi d’autres, tirés des Cahiers pour une morale. « À qui s’adresse l’exigence morale ? À l’universel abstrait ? Mais elle perd tout sens et devient abstraite elle-même, et formelle ; puisque la situation concrète, c’est-à-dire sociale, peut changer […]. Problème de la collaboration ou de la résistance : voilà un choix moral concret. Le kantisme ne nous apprend rien à ce sujet » (J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 14) ; ou : « Lorsque Kant formule ses impératifs catégoriques il ne regarde pas une société concrète, mais tous les hommes. Lorsqu’il montre que le mensonge élevé à l’universel se détruit (si tous les hommes mentaient tout le temps), c’est dans une supposition d’universalité ; mais si le mensonge est pratiqué par les hommes existants, à l’occasion, il ne se détruit nullement » (ibid., p. 441).
4 E. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, trad. A. Philonenko, dans Œuvres philosophiques, III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 60.
5 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 475.
6 J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 2010, p. 364.
7 Alexis Philonenko semble hésiter (ou évoluer ?) sur la question d’une éventuelle liberté-pour-le-mal. Tantôt il insiste sur ceci que ce n’est que par impuissance que l’arbitre s’écarte de la Loi morale, seul sens de la liberté, il récuse donc, concernant le mal, la pertinence de la théorie des grandeurs négatives : « Cette impuissance dont parle Kant n’est pas une grandeur négative, c’est proprement un zéro » (L’œuvre de Kant, t. 2, Paris, Vrin, 1972, p. 156) ; tantôt au contraire il parle à propos du mal de grandeur négative : « […] c’est d’autant plus inextricable qu’il faut comprendre ce penchant [au mal] non comme une simple limite de notre être, comme le veut Leibniz, mais comme une grandeur négative » (La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit., p. 1335, note 1). Ferdinand Alquié, pour sa part, soutient qu’il peut y avoir liberté pour le mal : « […] si on pousse à ses dernières conséquences la théorie selon laquelle toute volonté vraie est une volonté du bien et par conséquent une bonne volonté, il ne peut plus y avoir de faute, il ne peut y avoir que des erreurs. Et c’est bien ainsi que l’entendait Socrate. […] Or, Kant ne voit pas du tout les choses ainsi […]. Il a le sens du péché, il veut fonder totalement nos remords. Il déclare donc que l’action mauvaise dépend entièrement de moi et par conséquent va découvrir une autre liberté […]. Il justifie intégralement la responsabilité » (F. Alquié, Leçons sur Kant. La morale de Kant, Paris, La Table ronde, 2005, p. 198).
8 E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. L. Ferry et H. Wismann, dans Œuvres philosophiques, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 643.
9 J.-P. Sartre, « Je ne suis plus réaliste », interview avec Pierre Verstraeten, dans V. de Coorebyter (dir.), Études sartriennes – Volume 14 : Sartre, l’histoire et les historiens, Bruxelles, Ousia, 2010, p. 13.
10 11 Ibid.
11 E. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit., p. 52.
12 Alexis Philonenko, dans un article consacré à la « mauvaise foi » dans L’Être et le Néant, à propos du choix qui mène la liberté à sans cesse s’aliéner, parle de « liberté pour le mal » et fait référence au mal radical de Kant (« Liberté et mauvaise foi chez Sartre », Revue de métaphysique et de morale, n° 86/2 (1981), p. 157).
13 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 91.
14 Ibid., p. 90.
15 Ibid., p. 94 sq.
16 R. Aron, Mémoires, op. cit., p. 715.
17 E. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit., p. 31.
18 Ibid., p. 32.
19 Ibid., p. 58.
20 Ibid., p. 32.
21 Ibid., p. 36.
22 Ibid., p. 88.
23 Ibid., p. 35.
24 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 498.
25 E. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit., p. 92.
26 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 521.
27 J.-P. Sartre, Les Mots, dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit., p. 138.