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Pour une phénoménologie de la colonialité : L’œuvre de Frantz Fanon
Résumé
Cet article permet de penser un lien entre la philosophie de la colonialité de Frantz Fanon et une empreinte phénoménologique qui est particulièrement proche de la pensée de Maurice Merleau-Ponty : Fanon appliquant, plus ou moins explicitement, plusieurs des concepts du phénoménologue dans ses écrits. Certaines œuvres de Merleau-Ponty sont explicitement citées par Fanon, alors qu’à d’autres moments la référence est plus implicite. Mais nous savons avec certitude que Fanon a suivi les cours de Merleau-Ponty lorsqu’il fréquentait la Faculté de médecine de l’Université de Lyon, en 1946, au moment où Merleau-Ponty occupait la chaire de psychologie. Cependant, même si l’influence de Merleau-Ponty est évidente, Fanon développe une phénoménologie du colonialisme qui dépasse la perspective de Merleau-Ponty, à partir de la phénoménologie du corps du colonisé, des expériences traumatiques que ce corps subit et exprime socialement, physiquement, psychiquement et linguistiquement. Fanon manifeste ainsi un intérêt pour analyser la réalité concrète et vitale de l’expérience vécue, en ne s’appuyant jamais sur une lecture non-critique des phénomènes.
Table of content
1Mon ultime prière :
« Fais de moi toujours un homme qui interroge »1.
Il y a des vies qui constituent un appel à vivre.
Des « paraclets », disait le poète anglais Hopkins.
(…)
Celui qui réveille, celui qui encourage.
Et, celui qui somme l’homme d’accomplir lui-même,
En accomplissant sa propre pensée2.
Introduction : Fanon lecteur de Merleau-Ponty
Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue. Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématique. (…) La structure sociale existant en Algérie s’opposait à toute tentative de remettre l’individu à sa place3.
2Frantz Fanon, psychiatre et philosophe, écrivit ces mots dans sa fameuse « Lettre au ministre résident », en démissionnant de son travail de psychiatre en raison de sa perception de l’Algérie colonisée, qu’il considérait comme étant irrémédiablement en contradiction avec ses engagements. Il fut, en effet, militant actif au sein des forces du FLN pendant la Guerre de Libération d’Algérie. À partir de ce moment-là, l’activité de celui qui est aussi l’auteur de Peau noire, masques blancs, des Damnés de la terre, et de plusieurs écrits psychiatriques4, est devenue principalement politique. Mais l’héritage de son travail psychiatrique continuera à enrichir ses réflexions, dans lesquelles ses trois domaines d’intérêt, la politique, la philosophie et la psychiatrie s’entrecroisent constamment en s’enrichissant mutuellement et en éclairant des recoins inexplorés de leurs relations.
3L’idée directrice de cet article sera de montrer que les différents centres d’intérêt de Fanon comprennent une empreinte de la méthode phénoménologique, qui les rassemble par-delà leurs objectifs différents. Cela est plus particulièrement vrai de la phénoménologie de Merleau-Ponty. La structure du comportement et La phénoménologie de la perception5 sont néanmoins les seules références explicitement citées par Fanon, la référence étant la plupart du temps plus implicite. Mais la trace du phénoménologue français se retrouve bel et bien, et s’explique notamment par la fréquentation par Fanon des cours de Merleau-Ponty lorsqu’il était étudiant à la Faculté de médecine de l’Université de Lyon, en 1946, au moment où Merleau-Ponty occupait la chaire de psychologie6. En étudiant ces références plus implicites, nous tenterons d’expliciter dans ce texte le fait qu’au milieu de diverses influences, affinités et familiarités politiques et historiques avec certains courants ou mouvements de pensée, la phénoménologie agit chez Fanon à un niveau plus souterrain, mais néanmoins capital : un niveau méthodologique.
4Une des occurrences mentionnées où Fanon cite explicitement Merleau-Ponty se trouve dans Peau noire, masques blancs ; il s’agit d’ailleurs d’une citation erronée, puisque Fanon mentionne, à tort, la Phénoménologie de la perception, alors qu’il évoque La structure du comportement. La deuxième citation se trouve dans le texte « La social-thérapie dans un service d’hommes musulmans : difficultés méthodologiques » (écrit avec Jacques Azoulay) où, cette fois-ci, la Phénoménologie de la perception apparait bien, même s’il ne s’agit pas d’une citation en bonne et due forme. Dans le même texte, quelques pages avant, les auteurs font aussi référence à La structure du comportement, ici plus précisément7. Ces citations constituent une première piste qui nous fait comprendre que Fanon avait à l’esprit les textes de Merleau-Ponty lorsqu’il écrivait sur le colonialisme, l’exclusion et le racisme. En effet, il me semble que ce sont précisément les éléments empruntés à la méthode phénoménologique (de Merleau-Ponty) qui agissent sur sa pensée et qui lui permettent de décrire d’une nouvelle façon diverses formes de discrimination subies par les colonisés, à partir des limitations réelles qu’ils subissent, des situations qu’ils vivent, etc. C’est ce qui lui permet de développer une véritable phénoménologie de la colonisation, aussi bien au niveau des mécanismes qu’elle actionne sur le plan historique qu’au niveau des sujets colonialistes et colonisés, qui constituent son principal objet d’investigation. L’influence sous-jacente de Merleau-Ponty se situe à différents niveaux, qui seront tour à tour développés dans ce texte.
51/ Une première trace merleau-pontienne est liée à la question du sujet et à celle de son expression dans le monde. Dans Peau noire, masques blancs, Fanon reprend en effet à Merleau-Ponty l’idée du schéma corporel, que ce dernier expose dans la Phénoménologie de la perception. Ce concept est utilisé par Fanon dans une optique critique, à travers ce qu’il appelle le « schéma épidermique racial ». Sa critique porte sur le caractère abstrait de la phénoménologie par rapport à la réalité de la relation entre les corps et l’histoire coloniale ; il s’agit là d’une opération fondamentale, visant à problématiser la perspective incarnée de la phénoménologie de Merleau-Ponty qui, bien que « trop abstraite » et insuffisamment exhaustive pour la lecture des phénomènes coloniaux, représente néanmoins un point de départ fondamental offrant un dépassement positif de la transcendance. C’est par le biais de ce concept merleau-pontien que Fanon, en insérant l’histoire comme support de sédimentation des significations, met en évidence dans le corps lui-même tout à la fois la principale condamnation du colonisé et son seul point de départ possible pour résister aux assignations dont il fait l’objet.
62/ Quant à la question du langage, ces deux philosophes lui octroient un rôle fondamental et elle sera au cœur de la deuxième partie de ce texte. Fanon reprend à Merleau-Ponty une conception incarnée du langage et montre comment, dans le contexte colonial, il peut effectivement constituer un instrument d’exclusion et de discrimination raciale. En fait, nous constaterons que l’appartenance à une communauté de locuteurs s’avère être une condition nécessaire pour performer la réalité et que cette appartenance se réalise selon des critères inaccessibles aux colonisés.
73/ Enfin, je montrerai comment une forme de regard phénoménologique agit chez Fanon lorsqu’il travaille à une nouvelle approche de la psychiatrie, en opposition à la psychiatrie coloniale qui a eu cours en Algérie jusqu’au milieu des années 1950. Si cette approche était indissociable de son activité politique, la phénoménologie a guidé Fanon pour formuler une critique envers la position selon laquelle il pouvait exister une autre origine, au-delà de l’histoire, à l’association de la race à la pathologie. C’est ainsi que la conception de Fanon se distinguait de celle des autres écoles de psychiatrie qui œuvraient, à ce moment-là, dans les colonies. Son attention (phénoménologique) à l’apparaître de la maladie psychique a donc contribué à la démystification de l’idée d’une universalité des pratiques de soin.
1. Le schéma corporel et le schéma épidermique-racial. La prison des corps historiques
1.1 Bref retour sur le schéma corporel chez Merleau-Ponty
8Depuis La structure du comportement, et encore plus dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty prépare le terrain théorique à la revendication d’une nouvelle conception du corps, qui devient protagoniste et partie intégrante de la subjectivité et du rapport entre sujet et espace. Le corps devient « notre modalité d’être-au-monde », un Leib qu’on retrouve caché par le corps en tant qu’objet des empiristes, qui ne voyaient en lui qu’un ensemble mécanique de stimuli, et qui trouve sa portée novatrice dans sa dimension ambiguë8. Le corps devient « ouverture à des buts, attitude envers les objets, fond d’une praxis, c’est-à-dire fond sur lequel se détachent nos projets moteurs et notre spatialité́ pré-objective sur fond de laquelle se dessinent les objets comme pôles d’action »9. Dans ce corps, les affections psychiques et physiologiques ne sont jamais complètement dissociables et n’ont pas lieu au niveau exclusivement physique ou conscientiel, mais dans une dimension primordiale qui est antérieure à toute division, et donc également préconsciente, pré-objective, « un diaphragme intérieur »10, qui constitue notre être-au-monde et qui précède toute conscience réelle.
9C’est cette dimension pré-réflexive que l’on verra en jeu dans le texte de Fanon sur le racisme colonial, un racisme qui, d’après Bentouhami, est « naturalisé », en ce qu’il comporte une « perte des repères spatio-temporels », causant chez le colonisé la même désorientation que chez les malades dans le discours merleau-pontien11.
10Dans une lettre que Merleau-Ponty adresse à M. Guéroult, en vue de la préparation de son cours d’entrée au Collège de France, on a une formulation claire du concept de schéma corporel : grâce à l’élaboration du schéma corporel, le corps cesse d’être décrit comme un objet déplacé et mobilisé par la conscience. Ainsi, s’éloignant de la tradition cartésienne, le corps n’est plus seulement l’objet par lequel la conscience pourrait entrer dans le monde : « C’est à travers la situation de notre corps que nous saisissons l’espace extérieur. Un ‟schéma corporel” ou ‟postural” nous donne à chaque instant une notion globale »12. Cette conception doit beaucoup à la Gestalt-Théorie, mais aussi à la psychologie classique, avec laquelle Merleau-Ponty engage un dialogue critique tout au long de sa Phénoménologie de la perception. Le schéma-corporel merleau-pontien dépasse en effet les conceptions antérieures, en revendiquant certes une appartenance au monde, un en faire partie, un en être imprégné par lui, mais aussi, en même temps, en soulignant l’activité du corps au sein du monde, corps qui habite l’espace autour d’une façon dynamique : « il ne s’agit pas là d’une spatialité de position, mais d’une spatialité de situation (…) »13, écrit-il.
11Verissimo propose une genèse très claire du concept de schéma corporel chez Merleau-Ponty, en montrant ses origines au sein de la neuropsychologie, à partir de Henry Haed, jusqu’à la relation entre schéma corporel et intentionnalité dans la Phénoménologie de la perception, dans laquelle il met en évidence l’idée du schéma corporel comme unité synergique, comme « champ de présence primordiale »14. Le schéma corporel, « manière de dire que mon corps est au monde », révèle un corps qui possède une dimension expressive de possibilités de relation avec l’altérité, mais cette dimension expressive passe nécessairement par la conscience intrinsèque de son propre corps, un corps que nous « transportons sans instruments, comme par une sorte de magie, parce qu’il est nôtre et qu’il nous permet d’avoir directement accès à l’espace »15. Sans rentrer dans la profondeur des analyses de Verissimo, auquel nous renvoyons pour une reconstruction de la dette de Merleau-Ponty avec la psychologie, retenons de son texte cette idée de « champ de présence primordiale » par rapport à chaque expérience du sujet. Le regard phénoménologique sur le corps permet à Merleau-Ponty de lui donner un statut exceptionnel, celui d’un phénomène dont les ambigüités laissent entrevoir un objet qui dépasse les distinctions et les lignes de traçage habituelles, en se constituant en tant que sujet et en donnant à ce terme une nouvelle complexité. C’est, comme on le verra, dans le mouvement des corps et dans la relation entre le schéma-corporel et sa spatialité qu’on peut observer les possibilités du devenir-sujet du corps, et en même temps les obstacles que rencontreront les corps colonisés.
1.2 Le schéma épidermique-racial et son imprégnation merleau-pontienne
12Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty présente deux situations paradigmatiques pour expliquer le fonctionnement du schéma-corporel, à savoir la motricité des corps malades et le membre fantôme. C’est à partir de l’explicitation de ces situations — que nous allons brièvement décrire — que l’influence de Merleau-Ponty sur Fanon apparaît plus clairement.
13La spécificité du sujet merleau-pontien se trouve dans le fait qu’il est tout d’abord incarné, donc originellement lié à sa propre spatialité ; qu’il se trouve seulement ensuite en relation avec l’espace extérieur et que le corps-sujet s’approprie par le mouvement — manifestation de son intentionnalité. C’est pourquoi les mouvements que Merleau-Ponty qualifie d’habituels ne sont pas révélateurs de la potentialité signifiante du corps. Ces mouvements habituels sont les seuls que la personne malade est capable d’effectuer. Dans le cas du malade, la capacité du mouvement abstrait, de la projection du corps, fait défaut : les corps malades ont un schéma corporel bloqué. Ils sont incapables de concevoir l’espace extérieur et peuvent seulement utiliser leur propre corps par rapport à cet espace, que le malade ne s’approprie jamais et qui ne peut jamais être mis en perspective. On a donc une connaissance des mouvements qui est absolue, mais non transposable, non flexible.
C’est que le sujet normal a son corps non seulement comme système de positions actuelles, mais encore et par- là même comme système ouvert d’une infinité de positions équivalentes dans d’autres orientations. Ce que nous avons appelé le schéma corporel est justement ce système d’équivalences, cet invariant immédiatement donné par lequel les différentes tâches motrices sont instantanément transposables. C’est dire qu’il n’est pas seulement une expérience de mon corps, mais encore une expérience de mon corps dans le monde16.
14La capacité à créer des mouvements abstraits s’avère fondamentale, car elle est l’expression de l’intentionnalité de la conscience : c’est donc parce que le corps n’est pas un objet qu’il peut créer des significations motrices. À cette dimension intentionnelle et libre, potentiellement capable de réaliser n’importe quelle signification du mouvement du corps dans le monde, il est intéressant d’opposer la position de Fanon. C’est précisément cette possibilité d’expression non déterminée de l’extérieur qui est reprise sous un angle critique par Fanon, à travers le concept de schéma épidermique-racial. Grâce aux avancées de Merleau-Ponty, le sujet prend réellement le corps en considération, ce dernier est même, en quelque sorte, intégré au sujet. Or, c’est précisément cette avancée qui nous permet de problématiser la prétention universaliste du schéma corporel, car nous nous rendons compte qu’il existe des contextes dans lesquels tous les corps ne sont pas des sujets, parce que tous les corps ne sont pas les mêmes17. Plus précisément, les corps noirs agissent dans les colonies non pas à travers un schéma corporel qui les laisse libres de déterminer leurs propres mouvements en leur donnant un sens, mais par le biais d’un schéma épidermique-racial, c’est-à-dire d’un schéma qui associe à un schéma pigmentocratique un ensemble de significations qui conduisent ces corps à être objectivés de l’extérieur ; dans le schéma épidermique-racial, le schéma corporel inclut en lui-même l’histoire, l’incorpore, ce qui modifie sa subjectivité. L’histoire d’un corps, visible par sa couleur de peau, porte en effet en elle une série de légendes, de ouï-dire, de traditions, qui lui sont liés. Cette sédimentation de significations bloque le mécanisme du corps-sujet de la phénoménologie en le ramenant à la condition d’objet. C’est en ceci que réside le rapprochement avec les corps malades, même s’il s’agit là d’une relation symétrique. Les corps malades s’avèrent, en effet, incapables de produire eux-mêmes un mouvement abstrait et d’exprimer des significations originales. À l’inverse, les corps soumis au schéma épidermique-racial sont vus de l’extérieur comme déjà porteurs de certaines significations.
15Examinons plus attentivement les passages du chapitre « L’expérience vécue du Noir », dans Peau noire, masques blancs, où Fanon évoque le schéma épidermique-racial. Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel. La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice. Il s’agit d’une connaissance à la troisième personne, qui passe pour une objectivation. Voici ce qu’affirme Fanon :
J’avais créé au-dessous du schéma corporel un schéma historico-racial… Alors le schéma corporel, attaqué en plusieurs points, s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques (…). Ce jour-là, désorienté, incapable d’être dehors avec l’autre, le Blanc, qui, impitoyable, m’emprisonnait, je me portais loin de mon être-là, très loin, me constituant objet18.
16C’est ici que Fanon se frotte réellement à ses auteurs de référence. Formé à la faculté de médecine de Lyon, il cite Jaspers, Lhermitte ou Merleau-Ponty. Il est donc bien conscient de cette dimension de la subjectivité, libérée du dualisme cartésien, de ce sujet rendu à son corps. C’est là qu’il prend conscience de l’impossibilité d’appliquer ce concept au corps du Noir, car si le sujet a été rendu au corps, certains corps se voient retirer leur subjectivité : ils sont soumis, objectivés. Le schéma corporel que Fanon avait étudié à l’université cède, se désagrège et laisse émerger le schéma épidermique racial et toute la dimension objective de ceux qui sont perçus comme suspects. C’est donc une forme de désorientation que vit le corps du colonisé : « le schéma corporel du Noir est morcelé »19, le fait d’être traité à la troisième personne (comme s’il n’était pas là) ou, comme le dit Fanon, « à la triple personne »20, remet en question et empêche précisément cette relation fluide avec l’espace qui caractérisait le schéma corporel merleau-pontien. Ce que je voudrais souligner ici, c’est cette dimension d’objectivité à laquelle est immédiatement condamné le corps noir, phénomène dont Fanon propose une genèse en établissant comment le racisme se forme dans une dimension préconsciente, pré-réflexive, à travers un processus de sédimentation des significations qui va de pair avec le développement des sujets, faisant partie du substrat culturel, du patrimoine passif d’une société. Fanon explique que, dans les sociétés racistes, l’épiderme cesse d’être un facteur purement esthétique, devient significatif en lui-même, et que ce processus d’inversion est soutenu par une tradition qui avait toujours associé la noirceur aux champs sémantiques les plus négatifs, comme la peur, la saleté, le danger et la blancheur, en revanche, à la culture, la propreté, la civilisation et la vérité.
Or, c’est en cela que réside le drame. Aux Antilles, et nous avons tout lieu de penser que la situation est analogue dans les autres colonies, ce sont les individus instruits qui sont dévorés par les jeunes indigènes. Et le Loup, le Diable, le Mauvais Génie, le Mal, le Sauvage sont toujours représentés par un nègre ou un Indien, et du fait qu’il existe toujours une identification au vainqueur, le petit nègre devient explorateur, aventurier, missionnaire « qui risque d’être mangé par les méchants nègres » aussi facilement que le petit Blanc21.
17La peur et le racisme, qui ne sont pas définis par hasard comme une « structure psychique d’État » par Etienne Balibar22, naissent donc à un niveau pré-rationnel, pré-raffiné, et sont déjà vécus par les enfants qui s’habituent passivement aux associations sémantiques, qui se sédimentent, puis se manifestent aussitôt dans la vie quotidienne. Cette sédimentation est illustrée chez Fanon par la célèbre scène du tramway, dans laquelle un enfant est effrayé par la présence de Fanon dans le tramway : « « Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible »23. L’histoire constituée dans ce schéma racial est celle des colonies et des conquêtes, mais il s’agit aussi d’une histoire plus silencieuse, d’une construction culturelle qui fait partie du patrimoine commun des individus, plus difficile à reconnaître et à éradiquer, d’une histoire qui réside dans la couleur de la peau, et fait immédiatement du Noir un « objet parmi d’autres objets », pétrifié24, dans la mesure où il est surdéterminé par le regard blanc et expulsé de l’ontologie, de la possibilité de déterminer également l’espace qu’il habite. Une donnée fondamentale émerge ainsi, selon laquelle l’être noir ne s’avère pas important en raison de la façon dont le Blanc le perçoit, mais n’est donné que dans la mesure où il est perçu comme tel par le Blanc ; situation que Fanon compare à l’« être juif » évoqué par Sartre25, même s’il s’agit là d’une situation beaucoup plus incontournable en raison du fait évident, extérieur et explicite de la couleur de la peau.
18Peau noire, masques blancs se termine sur l’invocation suivante : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ». Un homme qui interroge à partir de sa situation incarnée les phénomènes qu’il rencontre en s’interrogeant sur leur origine, qui interroge la manière dont, comme le note Jean Khalfa, les corps bloqués dans la dimension objet ne peuvent pas être interrogateurs26. Il existe donc des empêchements au corps signifiant de la phénoménologie merleau-pontienne, que Fanon semble ici rappeler en nous invitant à procéder à une décolonisation de la pensée, qui passe par le dépassement de la position de la phénoménologie en tant qu’abstraite, à travers l’incarnation du sujet dans le corps qui est le propre de la phénoménologie de Merleau-Ponty. En fait, il convient d’affirmer deux choses, avec Khalfa, 1/ « la thèse de Fanon est que le système du racisme conduit à la perte réelle de ce corps interrogatif dévoilé par la phénoménologie, car il le transforme instantanément en chose »27 ; 2/ « le corps vivant, signifiant, source de toute ‟orientation”, de toute direction constitutive d’une extériorité, désormais vécu comme celui d’un quelque chose, un « nègre », est remplacé par une peau noire »28. Cette invitation à devenir interrogeant a alors aussi pour objectif, suite à cette décolonisation, de permettre aux corps de questionner à nouveau, de se regarder en attendant que la signification se révèle, signification qui, idéalement, correspondra pour tous à la dimension intentionnelle évoquée dans la Phénoménologie de la perception. Cette incitation correspond au souhait que ces corps suspects redeviennent libres au sens de la liberté du schéma corporel merleau-pontien. Le point de vue de Fanon semble en ce sens constituer une critique du caractère abstrait de la phénoménologie, sans pour autant être une critique de ses fins. En ce sens, nous pouvons émettre l’hypothèse que la critique de cette abstraction inclut l’espoir qu’une fois problématisée, l’exclusivité d’un dispositif conceptuel tel que le schéma corporel deviendra plus inclusif et s’étendra. Même si le schéma corporel est effectivement excluant, il semble constituer aussi, tout du moins pour Fanon, le meilleur dispositif conceptuel pour dénoncer l’aliénation coloniale. On ne peut ici que souscrire aux mots d’Hourya Bentouhami, qui affirme que « ces réappropriations hétéroclites renchérissent en retour la phénoménologie, comme le montre l’examen de la couleur de peau qui permet d’étendre la notion de visibilité au diagnostic politique relatif au racisme »29.
2. Chassés de l’ontologie : la question du langage
19Un autre facteur d’exclusion dont parle Fanon, étroitement lié à celui du corps et à l’expression de la subjectivité dans le monde, est le langage. La langue française, la seule acceptée dans le contexte colonial, s’avère en fait problématique pour les colonisés à différents niveaux. Mais elle est, en même temps, la seule langue qu’ils ont le droit de parler. À ce sujet, l’opinion de Fanon diverge de celle de Sartre : ce dernier, dans L’Orphée Noir, précise que le poète noir se retournera contre la langue française dont il dit qu’elle est trop froide, trop hostile pour accueillir la portée révolutionnaire de la poésie noire et de la négritude. Mais si le français est une langue hostile pour les habitants des colonies — et Fanon donne ici l’exemple précis des Antilles — la question s’avère plus complexe, car il n’y a pas de retour possible « aux origines », à une langue maternelle originelle, à une culture intacte, à un état idéal antérieur à l’invasion coloniale. Fanon déclare que « la langue officiellement parlée est le français » ; « les instituteurs surveillent étroitement les enfants pour que le créole ne soit pas utilisé »30, et aussi qu’« à l’école, le jeune Martiniquais apprend à mépriser le patois. On parle de créolismes. Certaines familles interdisent l’usage du créole et les mamans traitent leurs enfants de ‟tibandes” quand ils l’emploient »31. Il s’agit d’un interdit de l’usage de la langue maternelle ou du créole, qui semble être plutôt transversal, bien que touchant principalement la bourgeoisie coloniale, mais surtout d’un interdit qui apparaît comme intériorisé, inscrit non seulement dans la sphère sociale et communautaire, mais aussi dans celle privée et familiale. En outre, le créole n’est pas reconnu comme étant une langue. De la sorte, si la langue française n’est pas la langue du Noir parce qu’elle est structurellement hostile, elle est pourtant la seule langue dans laquelle il peut s’exprimer, et celle qui fait que le Noir qui est inséré dans le contexte colonial veut absolument parler « comme un blanc »32. C’est ce à quoi se réfère Albert Memmi quand il parle de drame linguistique en relation avec le bilinguisme colonial33, mais il y a aussi des affinités avec la situation décrite par Derrida dans Le monolinguisme de l’autre, lui qui écrit dans les premières pages de son livre : « oui, je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne »34.
20Dans « Portrait du colonisé », la langue maternelle est décrite par Memmi comme quelque chose qui, bien qu’utilisée, n’est désormais plus écrite ni lue, comme « des reliques, un vieux rêve »35 ; elle est également entravée par le fait que toutes les relations sociales et bureaucratiques dans les colonies se déroulent dans la langue du colon. Pour Memmi, on arrive donc à la situation suivante : « Muni de sa seule langue, le colonisé est un étranger dans son propre pays »36 ; cela rend nécessaire le bilinguisme mentionné plus haut. Cependant, ce dernier est nécessairement conflictuel dans la mesure où (1) les deux horizons symboliques représentés par les deux langues en question s’opposent l’un à l’autre et où (2) la langue maternelle, la langue intime, est complètement dévalorisée et ne se voit pas reconnaître le statut de langue : « dans le conflit linguistique qui habite le colonisé, la langue maternelle est l’écrasée, l’humiliée. Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par le faire sien »37. Cette contradiction est clairement exacerbée dans la situation de l’écrivain, qui doit choisir entre surmonter le rejet intériorisé de sa propre langue et écrire à un public inexistant, ou écrire dans la langue du colonisateur, en alimentant le processus de marginalisation et d’abandon de sa langue maternelle, sans oublier qu’il s’agit d’une langue qui lui est sémantiquement hostile38. C’est ici, précisément, que se produit le deuxième moment d’exclusion. Si la langue des colonisés est le français, si Sartre a tort de réclamer le retour à une langue maternelle originelle précoloniale car une telle démarche ne tiendrait pas compte du changement et de la fracture intervenus depuis la colonisation, le français, en tant que langue des colonisés, doit être une langue qu’ils peuvent habiter, donc qu’ils reconnaissent comme leur et dans laquelle ils sont reconnus. S’il ne peut s’affranchir de la domination du français, il doit tout du moins être capable de le re-signifier, de lutter et de se faire une place dans les mots, d’échanger des champs sémantiques, de trouver un terrain d’entente au sein d’une langue hostile.
21Dans ce travail de re-signification, le colonisé se heurte cependant à un obstacle pratique, à savoir au fait que, d’après le Français, le Noir parle mal : « En France, on dit : parler comme un livre. En Martinique : parler comme un Blanc »39. Comment cette exclusion contingente s’opère-t-elle ? Fanon introduit cette question par un exemple :
M. Achille, professeur au lycée du Parc à Lyon, dans une conférence, citait une aventure personnelle. Cette aventure est universellement connue. Rares sont les Noirs résidant en France qui ne l’ont pas vécue. Étant catholique, il se rendait à un pèlerinage d’étudiants. Un prêtre, avisant ce bronzé dans sa troupe, lui dit : « Toi quitté grande Savane pourquoi et venir avec nous ? ». L’interpellé répondit très courtoisement et le gêné de l’histoire ne fut pas le jeune déserteur des Savanes. On rit de ce quiproquo et le pèlerinage continua40.
22Ce qui est ici frappant, c’est la façon dont le prêtre s’adresse à M. Achille. Ce n’est pas tant l’appel à la savane qui importe que l’utilisation de la langue qualifiée de « petit-nègre ». À travers cette manière de parler, M. Achille est placé par le prêtre au rang le plus bas de la communauté linguistique. Au sein de la communauté linguistique française, le locuteur noir n’est en effet pas le bienvenu, et ce n’est pas parce qu’il est reconnu comme appartenant à une autre culture :
Je rencontre un Allemand ou un Russe parlant mal le français. Par gestes, j’essaie de lui donner le renseignement qu’il réclame, mais ce faisant je n’ai gardé d’oublier qu’il a une langue propre, un pays, et qu’il est peut-être avocat ou ingénieur dans sa culture. (…) Dans le cas du Noir, rien de pareil. Il n’y a pas de culture, pas de civilisation, pas de « ce long passé d’histoire »41.
23Parler petit-nègre, dit Fanon, c’est vexer le Noir « avec nonchalance, avec absence de volonté », mais c’est exactement cette absence de volonté qui est vexante parce qu’elle présuppose que le nègre soit celui-qui-parle-petit-nègre42, et c’est précisément « cette facilité avec laquelle on le fixe, on l’emprisonne, on le primitivise et on l’anticivilise qui est vexante »43. L’utilisation du petit-nègre, poursuit Fanon, est un moyen de fixer le noir dans son objectivité, dans son stéréotype, dans sa noirceur, pour l’infantiliser : « c’est perpétuer une situation conflictuelle où le Blanc infeste le Noir de corps étrangers extrêmement toxiques »44. Et Fanon cite ici l’exemple d’une vieille paysanne, qu’il décrit comme « malade de démence » :
Je sens tout à coup s’effondrer les antennes avec lesquelles je touche et par lesquelles je suis touché. Le fait pour moi d’adopter un langage approprié à la démence, à la débilité mentale ; le fait pour moi de me « pencher ». La réciprocité fait soudainement défaut, se pencher vers l’autre implique une délimitation de ses possibilités d’action. Parler petit-nègre peut être compris comme une façon de se pencher, se rabaisser, une action qu’en ce cas-là est doué seulement aux préjugés qui viennent avec le schéma racial épidermique : parler petit-nègre, c’est exprimer cette idée : « Toi, reste où tu es »45.
24Ainsi que le souligne Ngal, si Peau noire, masques blancs, « s’ouvre par un chapitre sur le langage du Noir, c’est parce que Fanon estime que le parler de l’homme de couleur, révélant « son exister absolument pour l’autre, définit névrotiquement son identité sociale »46. Il semble que la méthode que Fanon déploie par rapport à la question du langage passe toujours par le niveau de l’expérience vécue. Il s’agit de l’expérience vécue du « Martiniquais qui-mange-les-R », de l’expérience de celui qui revient, de la séparation qui s’opère entre ceux qui parlent correctement le français et ceux qui ne le parlent pas, du « devenir-blanc » à travers le langage. Dans une pensée où être noir marque une position dont il n’est pas possible de s’abstraire, la langue semble être abordée de manière absolument incarnée, à partir du moment où son lien avec la négritude devient tel qu’elle est elle-même l’une des aiguilles des différentes échelles de l’aliénation coloniale. La langue complète et contribue à créer la posture du corps noir et s’avère être une constituante fondamentale de son expérience vécue, examinée avec une attention où l’on ne peut que ressentir l’écho merleau-pontien.
25Cet écho apparaît avec force lorsque, à la fin du chapitre que nous analysons, « Le noir et le langage »47, on lit : « Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture ; mais lorsqu’une exclusion se produit, une double exclusion dans ce cas, de manière contingente et constitutive dans les structures linguistiques, la langue s’avère n’être qu’un autre véhicule du colonialisme »48. La dimension de la langue s’avère être très proche de celle développée par Merleau-Ponty 49: c’est-à-dire que, loin d’être seulement un système de communication mis à profit par les utilisateurs, la langue représente un monde, dont le sujet se rapproche avec plus ou moins de fluidité. Plutôt qu’une véritable reprise de la question du langage chez Merleau-Ponty qui, comme on peut le constater, est absente chez Fanon, c’est précisément dans ce lien entre le corps, le langage et le monde que l’affinité émerge. Nous nous déplaçons ici sur un terrain hypothétique50. Contrairement à ce qu’il s’est passé dans le cas du schéma corporel, repris de manière évidente dans le schéma épidermique racial, nous ne pouvons ici qu’émettre l’hypothèse d’une similitude entre la pensée de Fanon et celle de Merleau-Ponty. On peut également souligner comment l’attention portée à l’expérience en première personne, d’une philosophie qui part des individus et des sensations des acteurs impliqués, possède une empreinte phénoménologique indéniable, à tel point que, comme l’affirme Macey, « aucune autre philosophie n’aurait permis à Fanon de dire ʻJeʼ avec autant de véhémence »51. On peut affirmer que cette affinité entre ces deux philosophes réside plutôt dans les exemples singuliers que Fanon donne, démontrant le rôle central que la langue occupe dans la dialectique du colonisé par rapport aux autres colonisés, aux colons, à sa terre natale et à la France.
26Une position similaire semble aussi soutenue par Matthieu Renault. Celui-ci observe une dette indéniable envers la phénoménologie chez Fanon, mais en faisant une « généalogie souterraine » de la pensée fanonienne, il émet aussi l’hypothèse qu’il est également plausible que Fanon ait été inspiré par les travaux de Trần Đức Thảo, une figure clé de la phénoménologie anticoloniale52. Bien que cette influence ne soit pas documentée, et qu’il n’y ait aucune trace des textes du phénoménologue dans la bibliothèque de Frantz et Josie Fanon, ce ne serait pas le seul cas où les sources de Fanon sont rapportées à la hâte ou laissées de côté. En revanche, l’influence de Trần Đức Thảo sur les principaux interlocuteurs de Fanon est indéniable, il en va de même de l’importance que l’exemple de la lutte vietnamienne a eu pour la formation de la pensée décoloniale de Fanon53. Il suffit de penser, comme le rappelle Renault, aux références à la lutte vietnamienne dans Peau noire, masques blancs, où les Vietnamiens sont vus comme l’exemple d’un peuple se consacrant à la lutte révolutionnaire au nom d’un présent, en opposition à ceux qui voyaient dans les luttes coloniales la possibilité d’affirmer un passé mythique et non contaminé des peuples assujettis54.
27Pour revenir, cependant, à la question « pourquoi la phénoménologie », nous pouvons suivre les réflexions de Macey : en l’absence d’alternatives qui véhiculeraient la question coloniale, la phénoménologie représentait la seule possibilité, écartant le marxisme et prenant ses distances par rapport au mouvement de la négritude, pour parler de la question coloniale. Si le marxisme risquait de connaître les mêmes dérives que Sartre dans Orphée Noir, et si Fanon ne pouvait épouser pleinement le mouvement de la négritude, il restait à Fanon la phénoménologie. Bien que le problème du racisme, comme le rappelle Macey, n’avait été traité à l’époque ni par Sartre ni par Merleau-Ponty, la phénoménologie a donné à Fanon les outils pour partir de l’expérience vécue.
3. La révolution des corps suspects55: Fanon psychiatre
28Les difficultés linguistiques et de communication avec l’administration coloniale rencontrées par les colonisés ne font qu’exacerber un autre domaine de la domination coloniale, à savoir les difficultés de communication accentuées pour les colonisés malades. C’est précisément par rapport à ces problèmes de communication que Fanon se référait à Merleau-Ponty, pour souligner les difficultés des malades colonisés lorsqu’ils doivent s’exprimer, s’expliquer et faire confiance à un psychiatre francophone. Fanon mobilise Merleau-Ponty dans le récit d’un cas clinique fondamental à l’hôpital psychiatrique de Blida, qu’il relate dans « La social-thérapie dans un service d’hommes musulmans : difficultés méthodologiques »56, écrit en collaboration avec son collègue Azoulay et que nous avions déjà mentionné plus haut. Dans ce texte, les deux auteurs racontent leurs expériences de médecins au sein d’un service de psychiatrie masculine destiné aux musulmans et autochtones et exposent clairement les difficultés rencontrées. L’expérience de psychiatre de Fanon nous intéresse ici, et l’influence de la phénoménologie merleau-pontienne ne semble — à nouveau — pas en être absente.
29Nous proposons l’hypothèse selon laquelle c’est cette influence, l’insistance sur l’immédiateté de l’expérience de première main et la situation des sujets, qui a inspiré Fanon dans sa critique des conceptions psychiatriques opérant en Algérie pendant l’administration coloniale. Nous verrons également comment l’attention spécifique portée sur l’incarnation des sujets et la question linguistique reviendra comme un point de départ concret chez Fanon en vue d’une véritable décolonisation de la pratique psychiatrique. Les écrits de Fanon montrent, en effet, comment toute science et, dans ce cas précis, la psychiatrie, est déterminée, située dans l’espace et le temps où elle s’incarne ; et joue un rôle politique dans son contexte. Fanon rend lui-même explicite son besoin de parler des troubles psychiatriques, en le justifiant par ces mots :
Nous abordons ici le problème des troubles mentaux nés de la guerre de libération nationale que mène le peuple algérien.
On trouvera peut-être inopportunes et singulièrement déplacées, dans un tel livre, ces notes de psychiatrie. Nous n’y pouvons strictement rien.
Il n’a pas dépendu de nous que dans cette guerre des phénomènes psychiatriques, des troubles du comportement et de la pensée aient revêtu de l’importance chez les acteurs de la « pacification » ou au sein de « la population pacifiée ». La vérité est que la colonisation, dans son essence, se présentait déjà comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques57.
30Les courants de la psychiatrie opérant dans le contexte colonial avant l’arrivée de Fanon partaient en effet du principe que la médecine occidentale était la seule possibilité et qu’elle pouvait être appliquée indifféremment aux colonisés. Lorsqu’ils sont examinés par la médecine occidentale, les colonisés sont des patients incompréhensibles, car l’on ne sait pas de quels maux ils ne souffrent, ni s’ils en ont ; les médecins occidentaux les décrivent comme difficiles à traiter et peu coopératifs. C’est à partir de ce constat que la psychiatrie coloniale est rapidement devenue un outil puissant du pouvoir colonial pour justifier le complexe de supériorité à l’égard des Algériens, un grand mépris des coutumes locales, y compris dans le domaine du traitement, et enfin une animalisation des colonisés.
31La perspective de Fanon a tout d’abord pris en compte les violences et les traumatismes que subissent quotidiennement les colonisés, qui jouent, à son avis, un rôle fondamental dans la détermination de leur psychose. Le climat culturel qu’il respirait, les regards craintifs qui le suivaient dans un tram, le mépris, la honte d’être appelé en petit-nègre, ou encore le fait de vivre dans une ville remodelée à l’image et à la ressemblance des villes européennes, à laquelle il ne pouvait accéder qu’en tant qu’étranger, sont devenus chez Fanon des éléments fondamentaux dans l’étude de la genèse des psychoses et névroses. La critique de Fanon a donc visé essentiellement des écoles psychiatriques qui, en ne problématisant pas la situation politique et sociale du colonisé, en augmentent la stigmatisation, à travers une approche que Fanon définit comme essentialiste.
32Dans les paragraphes suivants, nous tenterons de reconstituer brièvement les positions que Fanon trouve à son arrivée en Algérie, à savoir celles de Porot et Carothers d’un côté, et celles de Mannoni de l’autre, dans le but de montrer le caractère révolutionnaire de son approche psychiatrique à partir de la critique des positions présentes dans le milieu à l’époque. Cette position semble reprendre l’idée, déjà exprimée par Fanon dans l’introduction de Peau noire, masques blancs que, dans la formation de la maladie mentale, ce qui agit, « à côté de la phylogénie et de l’ontogénie, est la sociogénie »58. Peut-être est-ce un pari, mais en plus de voir ici une grande influence des enseignements de la psychothérapie institutionnelle naissante, avec laquelle Fanon était entré en contact par l’intermédiaire de Tosquelles à l’hôpital Saint Alban59, il me semble que l’on peut retrouver une empreinte phénoménologique, puisque Fanon ne semble pas traiter exclusivement de la maladie, mais du sujet malade, en considérant les différentes influences qui compromettent sa dimension d’être-au-monde.
3.1 Un essentialisme biologique. L’école d’Alger
33D’après Porot et Carothers, à l’origine de l’école d’Alger60, les traits de caractère de l’Algérien ne dépendent ni de sa culture, ni des conditions sociales, ni ne peuvent être des spécificités de certains individus dues à leur développement personnel, mais sont générés par une organisation différente des centres nerveux ; selon Porot, chez le Nord-Africain, c’est la partie diencéphalique, sous-corticale, qui l’emporte sur le reste. Plus tard, cette analyse a été étendue au Noir, ou à l’Africain en général.
34John Colin Carothers est lui aussi arrivé aux mêmes conclusions, quelques années plus tard61, en soutenant que l’Africain normal primitif ressemble, en termes de fonctions neurales, au patient européen lobotomisé, et qu’en raison de ce manque de corticalisation, l’Africain souffre d’une « paresse frontale », c’est-à-dire d’un manque de fonctionnement des lobes centraux. L’explication proposée par ces deux psychiatres est donc que l’impulsivité du Maghrébin, et son agressivité, qui sont immédiatement identifiées comme ses traits fondamentaux, dérivent d’une certaine disposition de ses structures nerveuses et sont donc inscrites dans son corps. Il ne s’agirait pas d’une variable, mais d’une chose biologique, d’un fait inéluctable et non modifiable. La conclusion est que « le primitivisme n’est pas un manque de maturité, un arrêt marqué dans le développement du psychisme intellectuel. Il est une condition sociale parvenue au terme de son évolution, il est adapté de façon logique à une vie différente de la nôtre »62.
3.2 Octave Mannoni, et la Psychologie de la colonisation
35Fanon analyse les positions de Mannoni dans le chapitre « Sur le prétendu complexe de dépendance des colonisés », dans Peau noire, masques blancs63. Ce qui distingue la position de Mannoni de celles des psychiatres dont il a été question ci-dessus, c’est sa tentative de faire une psychiatrie de la colonisation, ce aussi bien du colonisé que du colonisateur, en problématisant pour la première fois les deux termes de la relation coloniale, plutôt que ceux du Noir ou de l’Algérien. Il effectue donc avant tout une analyse ciblée, en tenant compte des facteurs historiques et politiques.
36Fanon reconnaît à Mannoni deux éléments positifs par rapport aux conceptions précédentes : il apprécie, tout d’abord, le fait qu’il considère le contexte colonial comme un élément indéniable qui doit être pris en compte dans l’étude des psychopathologies ; en second lieu, c’est sa mise en œuvre d’une pathologisation du conflit, par laquelle le colonisateur blanc est pour la première fois examinée en fonction des raisons qui le poussent à adopter une position impérialiste, que Fanon met en avant64. Mais cela n’empêche pas Fanon de critiquer aussi Mannoni selon deux angles. Premièrement, il critique le fait que ce dernier considère le racisme colonial comme ayant un statut spécial, mû par des motivations davantage économiques que culturelles. Secondement — critique principale de Fanon —, est discuté ce qui concerne ce qu’il appelle le complexe d’infériorité et de dépendance du colonisé, ou complexe de Caliban ; c’est-à-dire l’idée que chez le noir, un complexe d’infériorité par rapport aux blancs est un élément culturellement inhérent, et que ce sentiment se révèle dans la situation coloniale65. Selon Mannoni, c’est comme si ce complexe se soustrayait à la situation coloniale et la précédait, en ne rencontrant en elle qu’un scénario particulièrement propice à sa manifestation. Selon Mannoni toujours, le problème du Malgache est le fait que l’homme blanc est arrivé alors que le Malgache avait déjà créé son identité d’homme, une métaphysique à laquelle se référer, laquelle lui est enlevée à partir de ce moment-là. La rencontre de l’homme blanc devient une confrontation avec la vérité, et l’homme noir, après être devenu un homme, se voit contraint d’affronter une altérité par rapport à laquelle il se sent inférieur et qui représente ce à quoi il est obligé d’aspirer.
37D’après Fanon, l’erreur de Mannoni consiste à considérer les complexes du Malgache et de l’Européen et leurs relations comme s’il s’agissait là de complexes essentiels et non reliés aux contingences socio-historiques. Si l’analyse mannonienne a le mérite de faire référence à une dimension culturelle et sociale et non biologique, cela reste, d’après Fanon, une analyse cristallisée des relations coloniales qui présume des faits avec une naïveté coupable, sans prendre la peine d’enquêter sur les conditions qui ont conduit à l’état actuel des choses, qui semble au contraire à Mannoni pouvoir être pris comme exemple et un paradigme. Fanon transfère l’attention en changeant de perspective : à la suite de la colonisation, le colonisé est soudainement contraint de répondre à des paramètres qui ne sont pas les siens, dans un mécanisme vertical que l’on a déjà pu observer par rapport à la question de la langue.
38Même si la thèse de Mannoni s’avère en un certain sens plus évoluée que celle de Porot et de Carothers, parce qu’elle se pose dans une perspective relationnelle, en considérant la situation, c’est aussi vrai que l’utilisation de termes absolus se heurte avec la nécessité d’une réelle compréhension de la dynamique coloniale. On pourrait s’interroger sur les différences des termes mobilisés à la fois par Mannoni et Fanon : les deux auteurs s’étaient déjà croisés dans la revue Esprit, qui avait publié, en mai 1951, un numéro intitulé La plainte du noir, dans lequel Mannoni avait publié un article dont le titre était également « La plainte du Noir », tandis que Fanon publiait « L’expérience vécue du Noir », texte qui sera repris intégralement dans Peau noire, masques blancs. Comme le souligne Livio Boni66, et comme nous l’avons également constaté dans ce travail, cette simple variation du titre pourrait suffire à signaler la différence entre ces deux approches. Si tous deux soulignent, en effet, l’aliénation, Fanon part de sa propre expérience en première personne, en se basant sur des exemples et des situations pour mener à bien son analyse. Comme le souligne Boni, Mannoni et Fanon partent tous deux du même point de référence, à savoir la condition d’aliénation décrite par Sartre dans ses Réflexions sur la question juive67. Si nous avons vu la critique de Fanon sur l’absence de problématisation historique chez Mannoni, la différence entre les deux réside aussi et surtout dans le fait que le discours de Fanon est un discours à la première personne du singulier, nourri d’exemples et de démonstrations, alors que celui de Mannoni reste une enquête extérieure.
39La première personne donne à Fanon l’occasion de se détacher des schémas fixes dont il avait démontré l’inexactitude historique, et de mener une analyse proprement phénoménologique à partir de sa propre expérience vécue, une analyse qui, comme l’on a vu, est la seule qui permette de partir du « je ». Nous allons maintenant voir comment Fanon, tout à fait dans la continuité et avec la même logique avec laquelle il avait critiqué l’École algérienne d’une part, et Mannoni d’autre part, utilise les mêmes outils conceptuels pour inverser les diagnostics de caractère qui avaient été faits dans l’histoire de la psychiatrie coloniale. Par cette opération de bouleversement, Fanon va faire comprendre, en prenant des exemples d’attitudes considérées inadaptées à la société existante, le potentiel imaginatif et créatif d’une nouvelle société.
3.3 Agressivité, paresse et mensonge comme attitudes subversives
L’Algérien tue fréquemment. C’est un fait, vous diront les magistrats, que les quatre cinquièmes des affaires instruites ont trait aux coups et blessures. Le taux de la criminalité en Algérie est l’un des plus importants, l’un des plus élevés du monde, affirment-ils… Quand l’Algérien, et cela s’applique à tous les Nord-Africains, se met hors la loi, c’est toujours au maximum. L’Algérien tue sauvagement. (…) L’Algérien tue pour rien. Très souvent magistrats et policiers demeurent interdits devant les motifs du meurtre : un geste, une allusion, un propos ambigu, une altercation autour d’un olivier possédé en commun, une bête qui s’aventure dans un huitième d’hectare…68
40La condition décrite de cette agressivité sans but apparent a radicalement changé pendant la guerre de libération et était différente en France. Après 1954, la lutte nationale semble avoir canalisé toute l’agressivité qui s’exprimait auparavant dans de petites agressions ou altercations et les Algériens sont devenus des militants, agissant selon un plan précis69. Les colonisés étaient également accusés de paresse et d’aptitude aux mensonges, défauts qui, d’après l’École d’Alger, étaient imputables à des déficiences du lobe frontale70.
41L’opération de Fanon consiste ici en un renversement des positions courantes, grâce à un égard pour la situation vécue du colonisé. Selon lui, la régulation des corps qui a lieu dans le système colonial a produit de nouveaux sujets moraux pour qui des attitudes telles que le mensonge ou la paresse apparaissent comme une forme de résistance. « En régime colonial, la vérité du bicot, la vérité du nègre, c’est de ne pas bouger le petit doigt, de ne pas aider l’oppresseur à mieux s’enfoncer dans sa proie »71. La paresse représente donc « à un niveau biologique » un remarquable mécanisme d’autoprotection, un premier pas vers la reconquête de son propre espace d’autonomie dans le contexte dans lequel il vit, et de sa propre subjectivité.
42Ce raisonnement s’applique également au mensonge : « En régime colonial, la gratitude, la sincérité, l’honneur sont des mots vides. (…) le respect de la parole donnée ne peut se manifester que dans le cadre d’une homogénéité nationale et internationale »72. Le point de vue de l’accusé, la concession d’un aveu au moment de la résolution d’un crime, s’avère fondamental sur le plan aussi bien médical que juridique, mais surtout en ce qui concerne la conscience de l’accusé. Au moment de l’aveu, le coupable assume en effet la responsabilité de son acte et s’impose une culpabilité, qui est reconnue par le groupe auquel il appartient. Or, il arrive souvent en Algérie que même s’ils sont pris en flagrant délit, les accusés refusent malgré tout d’avouer.
En effet, si le rapporteur dit qu’en règle générale l’inculpé a avoué avant l’expertise, en Algérie, l’expert se trouve très souvent placé devant un inculpé qui nie de façon absolue : à l’extrême, il n’explique pas sa détention73.
43Dire la vérité et admettre sa responsabilité envers une personne ou un groupe social signifie s’exposer et présuppose une réciprocité et une reconnaissance entre les sujets impliqués dans le dialogue, d’avoir accepté implicitement des règles, et de faire partie d’un contrat social. Le mensonge représente ici une résistance passive, une tentative de se soustraire silencieusement à ce pouvoir auquel on se soumet sans l’accepter, car on lui refuse sa vérité, on lui cache son activité et son existence, en ne lui montrant qu’un visage qui fait semblant. Le mensonge, ainsi que la paresse, représentent en ce sens des manifestations d’indocilité à l’égard d’un pouvoir contre lequel on ne peut encore se rebeller activement. En ce sens, nous pouvons dire que cette fermeture aide l’Algérien à reprendre possession de lui-même. Une étude dans laquelle l’attention portée à la situation du sujet psychopathologique se manifeste de manière exemplaire est « Le syndrome nord-africain »74. Comment s’étonner, se demande Fanon dans ce texte, de la confusion des patients sur la nature de la maladie ? Comment savoir, dans une situation où le corps vit réprimé et méprisé, ce qui fait mal ? Les institutions médicales et psychiatriques occidentales, à la recherche de symptômes catégorisables, se heurtent à un corps, celui des colonisés, qui dénonce une douleur diffuse, celle de l’agression continue et de la vulnérabilité constante.
Face à cette douleur sans lésion, cette maladie répartie dans et sur l’ensemble du corps, cette souffrance continue, l’attitude la plus facile et à laquelle on est plus ou moins rapidement conduit, consiste à nier toute morbidité. À l’extrême, le Nord-Africain est un simulateur, un menteur, un tire-au-flanc, un fainéant, un feignant, un voleur !75
44Nous pouvons ici faire nôtres les propos de Marion Bernard, qui souligne que ces modes de révolte invisibles ne s’opposent pas à la dimension psychopathologique, mais plutôt que « la révolte intérieure provoque une forme de dissociation pathologique »76. On lit en effet : « Dissociation : parce qu’on fait comme si on obéissait extérieurement, et pourtant on est en train de désobéir. Comment ? En n’y mettant pas du sien, comme on dit. En travaillant lentement, en étant mauvais ouvrier, mauvaise femme, en étant lâche, paresseux, menteur, etc. L’expression par excellence de cette forme de révolte impuissante ressemble pour l’oppresseur à de la faiblesse morale, ou encore à de la dépression ou de la schizophrénie. Mais si on lui rend son nom politique, ça s’appelle le sabotage »77. On ne peut jamais oublier que dans les expériences dominées, dans les cas des colonisés par exemple « l’expérience vécue, y compris la plus intime et la plus quotidienne, est traversée par des constructions sociales impossibles à biffer »78. Ce que fait Fanon, c’est politiser ce qui est considéré comme une pathologie, et la politiser en tant que « temps de l’attente », une attente qui sert ici de préparation pour la lutte politique qui viendra79.
45Comme nous l’avons vu au début de cette section80, la connotation immédiatement politique attribuée par Fanon à la question psychopathologique dans les colonies resurgit ici. D’une part, en termes de portée qu’une dimension politique telle que la dimension coloniale peut avoir sur la psyché du colonisé, les considérations de Fanon le rapprochent de la postérité incarnée, par exemple, par Georges Devereux, ardent défenseur du fait que même dans la psychose on peut souvent entrevoir « des réponses normales à des contextes anormaux ». D’autre part, dans la mesure où certains comportements sont re-signifiés dans une résistance souterraine, qui se consolide jusqu’à ce qu’elle puisse émerger, nous pouvons suivre Marion Bernard en rapprochant Fanon du Se défendre d’Elsa Dorlin81. Commentant la manière dont Dorlin utilise et cite Fanon, Bernard écrit que dans l’attente, le corps se prépare, et « est déjà révolte parce que le temps de l’attente est toujours un temps stratégique d’observation »82. Si la re-signification du langage rencontre une série d’obstacles sur son chemin, dans cette situation décrite par Fanon, le corps du colonisé semble être impliqué dans la redéfinition d’un espace d’autonomie qui implique une revendication d’aspects qui sont normalement considérés comme simplement pathologiques. Dans ceux-ci, et dans tout ce qui est considéré comme négatif par le système colonial, ce besoin d’autonomie trouve sa place, en attendant la possibilité de l’émergence que se produira en Algérie à partir de 1954.
Sans famille, sans amour, sans relations humaines, sans communion avec la collectivité, la première rencontre avec lui-même se fera sur un mode névrotique, sur un mode pathologique, il se sentira vidé, sans vie, dans un corps à corps avec la mort, une mort en deçà de la mort, une mort dans la vie83.
46Ainsi que le souligne Bentouhami, « la phénoménologie permet à Fanon de rendre raison de cette indissociabilité́ entre le corps et son être au monde, et par conséquent de l’impossible objectivation des expériences vécues traumatiques par le regard médical désincarné »84. L’attention portée à l’expérience vécue par les colonisés, c’est-à-dire leur aliénation économique, sociale et émotionnelle, a une empreinte très phénoménologique, puisque le corps est considéré comme un tout inséparable de sa propre relationnalité. Nous sommes donc d’accord avec Khalfa qui, contrairement à Macey, plaide pour l’importance du schéma corporel « dans l’effort d’inventer une nouvelle psychiatrie »85. Partir du schéma corporel s’avère en effet fondamental pour Fanon afin de voir la manière dont, à travers le racisme du système colonial, celui-ci est affecté, affaibli, et commence à produire une série de comportements considérés comme pathologiques par les méthodes occidentales. Grâce à l’outil conceptuel du schéma corporel, nous voyons comment une série de comportements, tels que la paresse, l’agressivité et le mensonge, tant dénoncés, acquièrent un sens qui renvoie le sujet pathologique au monde qu’il habite, et rendent impossible une analyse qui fait abstraction de la relation coloniale. Fanon indique ainsi la nécessité de traiter la personne plutôt que le symptôme, le malade plutôt que la maladie, c’est-à-dire le tout organique et social dont le corps, loin d’être la somme de ses organes, est un objet beaucoup plus ambigu, beaucoup plus complexe et vulnérable. C’est ce même regard, que l’on pourrait qualifier de phénoménologique, qui lui a permis de réaliser une analyse aussi opportune et novatrice de la situation des colonisés et du racisme dans les colonies. Nous dirions que c’est précisément par ce regard que Fanon a renversé les interprétations et les données, en opérant ainsi une rupture épistémologique avec la manière dont l’analyse psychiatrique était conçue dans le contexte colonial. En renversant la perspective de cette dernière, il a renoué le lien entre la psychiatrie l’histoire et la politique.
Conclusion
47Comme nous l’avons vu, notamment dans la première et deuxième section de cet article, la dette envers Merleau-Ponty concernant le schéma épidermique racial par rapport au schéma corporel, et concernant le langage en tant que dimension incarnée, est évidente et facilement discernable. Si le schéma corporel est critiqué par Fanon pour son caractère abstrait, inaccessible à ceux qui subissent une détermination de l’extérieur, c’est aussi ce qui lui permet d’identifier précisément les lieux où la discrimination raciale opère dans les colonies. La langue en tant que dimension incarnée se configure comme une extension du schéma épidermique racial au sein de la communauté linguistique coloniale — la seule à laquelle le colonisé a accès, mais dont il est en même temps exclu. L’influence merleau-pontienne dans les écrits psychiatriques de Fanon est, comme nous avons essayé de le montrer, plus difficile à déterminer. Malgré son jeune âge, Fanon disposait d’une très riche bibliothèque de textes sur la psychiatrie, la psychanalyse et la phénoménologie86, et d’une expérience à Saint-Alban, l’avant-garde de la psychiatrie française. Il nous semble cependant que l’influence merleau-pontienne se trouve précisément dans l’attention portée à ces corps malades, pris dans leur globalité et dans les nœuds relationnels complexes au sein desquels ils se meuvent.
48Même s’il est possible d’affirmer que Macey a raison de prétendre que Fanon n’est pas un phénoménologue rigoureux87, nous sommes pourtant d’accord avec l’importance que Khalfa et Bentouhami accordent à la phénoménologie de Merleau-Ponty dans le développement des thèses de Fanon. Dans les écrits de Fanon, la phénoménologie merleau-pontienne est déplacée, amenée à une rencontre avec l’histoire, et sert à la recherche d’une restitution des recoins les plus profonds du système colonial. Le schéma corporel, incarné, se heurte à l’expérience de la domination, produisant une phénoménologie appliquée à l’expérience de l’assujettissement et de la domination ; ou, pour le dire encore plus spécifiquement, on arrive à une phénoménologie politique du corps du colonisé. Nous pensons pouvoir dire que Fanon fait effectivement une phénoménologie du colonialisme, à partir de la phénoménologie du corps du colonisé et des exemples concrets qu’il décrit, ainsi que des expériences traumatiques que ce corps subit, dont nous avons vu les manifestations sociales, physiques et linguistiques, et les conséquences dans la manifestation des troubles psychiques.
49Et c’est ce que Fanon semble lui-même vouloir nous dire, en demandant au corps de toujours faire de lui un homme qui interroge (voir la citation en épigraphe). Il manifeste donc le désir d’analyser la réalité et promet de ne jamais se reposer sur une lecture non-critique des phénomènes, en partant toujours de l’expérience vécue.
Notes
1 Frantz Fanon, Peau noir, masques blancs [1952], Paris : Éditions du Seuil, 1971, p. 188.
2 Aimé Césaire à l’occasion de la mort de Frantz Fanon. Article reproduit pour la première fois dans Jeune Afrique, 13-19 décembre 1961.
3 Frantz Fanon, « Lettre au ministre résident », dans Écrits sur l’aliénation et la liberté, Paris : La Découverte, 2015-2018, p. 452.
4 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit. ; Les Damnés de la terre, Paris : François Maspero, 1961. Les écrits psychiatriques de Fanon ont quant à eux été compilés dans les Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit.
5 Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement [1942], Paris : PUF, 1968 et Phénoménologie de la perception, Paris : Librairie Gallimard, 1945.
6 Nous l’apprenons grâce à la belle biographie écrite par Alice Chercki : Frantz Fanon, Portrait, Paris : Seuil, 2000. En parlant du choix de Fanon de quitter Paris, contrairement à ses compatriotes, « étudiants d’outre-mer », elle explique, en se référant à des conversations avec Fanon : « Il m’affirmera beaucoup plus tard qu’il voulait suivre les cours de Merleau-Ponty, alors enseignant à Lyon… » et, quelques lignes plus loin : « Parallèlement à ses études médicales, il est absorbé par la littérature et surtout la philosophie. Il s’inscrit également à la faculté de lettres dans cette discipline. Il suit les cours de Merleau-Ponty et ceux de l’ethnologue Leroi-Gourhan », op. cit., p. 29. Alice Cherki, algérienne, elle aussi psychiatre, psychanalyste et engagée politiquement dans la lutte pour la liberté de l’Algérie, avait rencontré Fanon en 1955 ; et ils ont travaillé ensemble à l’hôpital de Blida.
7 Dans la conclusion de Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 182, Fanon cite effectivement La structure du comportement, op. cit. p. 219, en croyant citer la Phénoménologie de la perception. Dans « La social-thérapie dans un service d’hommes musulmans » (Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit., p. 297-313), on trouve deux citations de Merleau-Ponty. La première p. 298, où La structure du comportement (Paris : PUF, 1942, p. 174), est citée précisément, en se référant à la conception merleau-pontienne du comportement en opposition à celle des behaviouristes ; la deuxième se trouve à la p. 310 ; il s’agit d’une citation approximative (« Comme le dit Merleau-Ponty… » de la Phénoménologie de la perception. Comme les éditeurs des Écrits sur l’aliénation et la liberté le signalent en note, une phrase presque identique se trouve dans Peau noire, masques blanques, mais là Fanon ne fait pas référence à Merleau-Ponty.
8 Voir A. D. Waelhens, Une philosophie de l’ambiguïté, l’existentialisme de Merleau-Ponty, Louvain : Publications Universitaires de Louvain, 1967.
9 Il nous semble que l’idée d’« ouverture aux buts » contenue dans la contribution de Lucia Angelino peut éclairer l’exposition de ces passages merleau-pontiens complexes. Pour approfondir, voir : Lucia Angelino, « L’a priori du corps chez Merleau-Ponty », Revue internationale de philosophie, 244 (2008/2), p. 167-187, spécifiquement p. 170.
10 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 95.
11 Hourya Bentouhami, « ‟L’emprise du corps”. Fanon à l’aune de la phénoménologie de Merleau-Ponty », Cahiers philosophiques, 138/3 (2014), p. 34-46, ici p. 44.
12 Maurice Merleau-Ponty, « Inédit ; Lettre à Martial Gueroult », présentée par Merleau-Ponty à l’occasion de sa candidature au Collège de France. Dans ce texte, d’un grand intérêt philosophique, on voit le philosophe présenter ses anciens travaux, qui sont mis en relation avec les recherches qu’il entend aborder. Ce texte, demeuré inédit, a été publié par Gueroult avec une note introductive dans la Revue de Métaphysique et Morale, 4 (1962), p. 401-409, ici p. 401.
13 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 129.
14 La contribution de Verissimo va même plus loin, en suivant le parcours du schéma corporel et son développement dans les cours de la Sorbonne. Pour approfondir, je renvoie à la lecture de son article : Danilo Saretta Verissimo, « Sur la notion de schéma corporel dans la philosophie de Merleau-Ponty : de la perception au problème du sensible », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, VIII/1, Actes 5 (2012), p. 499-518.
15 Maurice Merleau-Ponty, « Inédit ; Lettre à Martial Gueroult », art. cit.
16 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 165.
17 Cette question est largement abordée dans Peau noire, masques blancs, op. cit., et tout spécialement dans le chapitre « L’expérience vécue du Noir », p. 90-116, où le schéma corporel abstrait est confronté à la diversité des corps et au poids différent associé à chacun d’eux.
18 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 90-91.
19 Hourya Bentouhami, art. cit., p. 44.
20 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit, p. 90.
21 Ibid, p. 119.
22 Formule utilisée par Etienne Balibar dans Les frontières de la démocratie, Paris : La découverte, 1992, Chapitre V : « Racisme, nationalisme, État », paragraphe 4.
23 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit, p. 90.
24 Les termes « pétrifié » et « pétrification » sont utilisés par Douglas Ficey dans le chapitre « Reflections on Fanon and Pietrification », in Nicel C. Gibson (ed.) Living Fanon, Global Prospectives, New York : Palgrave Macmillan, 2011. Ficey reprend les mots de Fanon, qui les utilise souvent dans les Damnés de la terre, en relation avec la pétrification occasionnée par le système colonial ainsi qu’avec le regard pétrifiant porté par les blancs sur les colonisés.
25 Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris : P. Morihien, 1946, évoqué plusieurs fois dans Peau noire, masques blancs, ici, à la page 93 de l’édition utilisée.
26 Jean Khalfa, « Fanon, corps perdu », Les Temps Modernes, 2006 1-2 (n° 635-636), p. 97-117.
27 Ibid, p. 103.
28 Ibid, p. 105.
29 Hourya Bentouhami, art. cit., p. 36.
30 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 22.
31 Ibid, p. 16.
32 Idem. Il s’agit d’une volonté qui s’inscrit dans le processus de lactification linguistique et culturel, que de nombreux colonisés entreprennent sous la pression coloniale.
33 Albert Memmi, « Portait du colonisé », Esprit (1957), p. 790-810.
34 Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, ou la prothèse d’origine, Paris : Éditions Galilée, 1996, p. 15. La situation décrite par Derrida s’avère encore plus singulière. Tout comme Memmi, il se trouve au carrefour de la culture algérienne (tunisienne dans le cas de Memmi) et vit donc dans une situation de colonisé, mais en même temps il a accès à la culture du colon (tous deux étudieront en France), tout en ayant de plus des origines juives. Le texte de Derrida se concentre donc sur cette situation très particulière, dans laquelle son statut de Franco-Maghrébin, déjà à l’origine d’un « trouble d’identité » (p.32), est encore compliqué par ses origines juives, notamment en raison de la période d’exclusion de la citoyenneté française que les Juifs des colonies françaises ont connue entre 1940 et 1943. Le texte de Derrida était, à l’origine, une réponse au texte d’Adelkébir Khatibi, Amour bilingue, Paris : Fata Morgana 1983. La question de la langue et du langage dans les colonies présente un grand intérêt, nous ne pouvons cependant pas l’aborder ici, mais nous renvoyons aux textes cités, ainsi qu’à Edouard Glissant, Le discours antillais, Paris : Seuil, 1981 ; Dominique Combe, « Derrida et Khatibi, autour du monolinguisme de l’autre », Carnets 7 (2016) ; Dominique Combe, « Le noir et le langage: Fanon et Césaire », Rue Descartes, 83/4, (2014), p. 11-21; Roberto Beneduce, « La vie psychique de l’histoire: Fanon et le temps fracturé de la mémoire », L’autre, 13/3 (2012), p. 273-284. Dans son article, Beneduce fait également référence à l’utilisation de l’arabe dans une fonction révolutionnaire pendant la guerre coloniale, question passionnante mais qui nous mènerait trop loin dans le contexte de cette étude.
35 Albert Memmi, art. cit., p. 804.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 Ibid.
39 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 16.
40 Ibid, p. 24.
41 Ibid, p. 26-27.
42 Ibid, p. 25.
43 Ibid, p. 28.
44 Ibid, p. 26.
45 Idem.
46 M. Ngal, « Langue et identité chez Frantz Fanon », dans Elo Dacy (dir.), L’actualité de Frantz Fanon, Paris : Éditions Karthala, 1986, p. 61.
47 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 15-32.
48 Ibid, p. 30. Comme on a vu au début de ce travail, cette citation figure aussi dans « La social-thérapie dans un service d’hommes musulmans », Écrits sur l’aliénation et la liberté, art. cit. Comme dans la plupart des citations de Fanon, il n’est pas facile de voir comment les influences et les auteurs cités ont été déterminants. À cet égard, il nous semble que Macey (D. Macey, « Fanon, phenomenology, race », Radical Philosophy (1999), p. 8-14) a raison de mettre en évidence une difficulté dans la genèse et la filiation des idées que Fanon exprime dans ses textes ; nous ne disposons d’aucune preuve, d’aucun manuscrit, d’aucune note, d’aucun témoignage des textes qu’il a lus pour préparer ses œuvres. Nous avons certes pu prendre connaissance, ici et là, à partir de citations, de lettres et de fragments biographiques, de la proximité de tel ou tel auteur, mais il n’existe pas de preuves documentaires qui nous permettent d’émettre des affirmations avec un certain degré de certitude, difficulté méthodologique qui doit être prise en compte.
49 La question du langage est un thème immense chez le phénoménologue français. Les affirmations de cette contribution se réfèrent toutefois exclusivement aux premiers textes, qui sont les seuls que Fanon, pour des raisons biographiques, ait pu lire puisque de nombreux textes de Merleau-Ponty, qui est mort la même année que Fanon, donc en 1961, ont été publiés à titre posthume.
50 En restant sur un plan hypothétique, il est toutefois utile d’émettre certaines considérations : pendant les années où Merleau-Ponty a enseigné à Lyon, son objet d’étude privilégié était le langage, et les cours dispensés à Lyon s’intitulaient Langage et Communication ; la rédaction des essais « Le langage indirect et les voix du silence » et « Sur la phénoménologie du langage », publiés dans Signes en 1952, ainsi que la rédaction de la Prose du monde, laissée inachevée et publiée à titre posthume en 1964, datent également de ces années lyonnaises qui ont été suivies de cours spécifiques sur Saussure et la conscience du langage. Par ailleurs, nous savons avec certitude que Fanon a lu Phénoménologie de la perception, livre dans lequel le thème du langage était déjà développé, précisément comme mode d’expression du corps et de relation au monde, dans le chapitre « Le corps comme expression et la parole ».
51 David Macey, op. cit. p. 11-12.
52 Matthieu Renault, « Fanon et Trần Đức Thảo ou les relations entre phénoménologie et marxisme au prisme de l’anticolonialisme », dans Pierre-Français Moreau et Matteo Vincenzo d’Alfonso (dirs.), Phénoménologie et marxisme, Lyon : ENS Éditions, 2021, p. 79-95.
53 Ici n’est pas le lieu de développer cela en profondeur. Je renvoie, pour des approfondissements sur le parcours et les relations de Trần Đức Thảo à Matthieu Renault, art. cit.,, à Jocelyn Benoist, Michel Espagne, L’Itinéraire de Tran-Duc-Thao. Phénoménologie et transferts culturels, Paris : Armand Colin, 2013, et plus spécifiquement, dans ce dernier volume, à J. Benoist, « Une première naturalisation de la phénoménologie ? », p. 25-46 ; A. Feron, « De la phénoménologie au matérialisme dialectique. Comment régler ses comptes avec sa conscience philosophique d’autrefois ? », p. 163-185 ; et R. Moati, « Phénoménologie et dialectique. Derrida critique de Tran-Duc-Thao », p. 147-162. Par ailleurs, sur les relations entre ces différents auteurs par le prisme du marxisme, voir Alexandre Feron, Le moment marxiste de la phénoménologie française, Sartre, Merleau-Ponty et Tran-Duc-Thao, Dordrecht, Springer, 231, 2021.
54 Renault fait référence ici à Peau noire, masques blancs, op. cit. p. 184.
55 On emprunte l’expression Corps suspect au titre d’un beau livre de Jalil Bennani (Paris : Galilée, 1980), qui s’intéresse à la relation entre l’institution médicale et les migrants, en étudiant la difficulté du corps migrant à se faire entendre. Le corps suspect nous semble également approprié aux corps dont parle Fanon.
56 Comme l’on a déjà signalé quelques lignes plus haut, Merleau-Ponty est cité dans ce texte.
57 Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris : Édition la Découverte & Syros, 2002, p. 237-283.
58 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit. p. 8.
59 Jean Aymé, « Essai sur l’histoire de la psychothérapie institutionnelle », Institutions, Revue de psychothérapie institutionnelle, n° 84, 2009, p. 111-153.
60 « L’École D’Alger », ou « l’école algérienne de psychiatrie » est le nom spécifique donné à l’école de psychiatrie d’Antoine Porot, qui est sans nul doute une école reposant sur une approche essentialiste, c’est-à-dire qui réduit à une essence principalement biologique les motivations des modalités des individus.
61 John C. Carothers a été chargé par l’Organisation mondiale de la santé de réaliser une étude ethnopsychiatrique sur les Noirs africains (1954). Voir Frantz Fanon, « Considérations ethnopsychiatriques », dans Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit. p. 342-344.
62 Antoine Porot, dans Sud Médical Chirurgical, cité par Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, op. cit., p. 290.
63 Les relations entre la pensée de Fanon et celle de Mannoni sont complexes et dépassent nos possibilités dans ce travail. Pour plus de détails, consulter : Livio Boni, L’inconscio post-coloniale ; geopolitica della psicanalisi, Milan : Mimesis, 2018 ; Nigel Gibson,« Losing Sight of the Real, Recasting Merleau-Ponty in Fanon’s Critique of Mannoni », dans Bernasconi, Race and Racisme in Continental Philosophy, Indiana University Press, 2003 ; Nigel Gibson, Fanon, The postcolonial imagination, Polity Press 2003.
64 Les raisons qui poussent l’Européen à coloniser, ainsi que l’attitude violente et parfois paternaliste envers l’homme noir et l’ensemble des pathologies que ces prémisses entraînent, sont résumées dans ce que Mannoni appelle « le complexe de Prospero », que nous n’aborderons pas dans cette recherche.
65 Le texte de Mannoni connaîtra plusieurs rééditions et différents titres : Psychologie de la colonisation (1950), Prospero et Caliban chez PUF (1984), et Le racisme revisité. Madagascar 1947 (1997) pour les Éditions Denoël.
66 Livio Boni, op. cit. p. 96.
67 Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, op. cit.
68 Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, op. cit., p. 285.
69 Ibid., p. 290.
70 Frantz Fanon, « Considérations ethnopsychiatriques », art. cit., et John Colin Carothers, Psychologie normale et pathologique de l’africain. Études ethno-psychiatriques, Masson & Cie Éditeurs, 1954.
71 Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, op. cit. p. 284.
72 Ibid, p. 247.
73 Frantz Fanon, Raymond Lacaton, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord (1) », dans Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit., p. 345-348, ici, la référence est à la p. 346.
74 Frantz Fanon, Le « syndrome Nord-Africain », Esprit, 187 (1952), p. 237-248. L’expression syndrome nord-africain fait référence au diagnostic désobligeant qui était souvent donné aux Algériens se présentant dans les hôpitaux coloniaux. Les médecins les ont renvoyés chez eux en leur diagnostiquant le « syndrome nord-africain », une accusation pas si implicite qui signifie « menteurs, tire-au-flanc, qui ne veulent pas travailler ».
75 Ibid, p. 240.
76 Marion Bernard, Se révolter, « Lundi Matin », 8 octobre 2019, URL : https://lundi.am/Se-revolter-Marion-Bernard.
77 Ibid.
78 Marion Bernard, « La subjectivation dominé/dominante, essai de traduction des phénoménologies de Simone de Beauvoir et Frantz Fanon », Symposium, 23/1 (2019), p. 61.
79 Marion Bernard, Se révolter, art. cit.
80 Je fais ici référence à la citation de Fanon issue des Damnés de la terre, note n. 1, p. 94 dans cette contribution.
81 E. Dorlin, Se défendre, Paris : La découverte, 2017.
82 Marion Bernard, Se révolter, art. cit.
83 Frantz Fanon, Le « syndrome Nord-Africain », art. cit., p. 245.
84 Hourya Bentouhami, art. cit., p. 35.
85 Jean Khalfa, art. cit., p. 116.
86 Voir « La bibliothèque de Frantz Fanon » dans les Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit., p. 587-655.
87 David Macey, « Fanon, phenomenology, race », art. cit., p. 13.