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Signe et évidence dans la phénoménologie de Paul Ricœur
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Résumé
La découverte husserlienne de l’intentionnalité, qui accorde à la conscience le pouvoir exceptionnel dans sa manière de viser le monde, n’a pas été sans conséquences majeures sur le mouvement phénoménologique contemporain et sur le rapport du sujet avec l’objet. Non seulement elle a permis à ses successeurs de déployer des hérésies, en tant que réinterprétations nouvelles par rapport à l’orthodoxie de la pensée du maître, mais aussi et surtout lesdites réinterprétations ont mis à l’épreuve la conception husserlienne de l’évidence. Celle-ci n’est pas simplement la propriété de l’intuition du cogito méditant sur le monde ; elle relève aussi des signes dans lesquels transite toute connaissance certaine. C’est l’approche que j’adopte dans cette étude où j’entreprends de faire le lien entre signe et évidence à partir de la phénoménologie de Paul Ricœur. L’enjeu phénoménologique étant la conception du sujet capable de reprendre autrement son expérience d’appartenance au monde. Même si l’œuvre de Ricœur paraît muette à propos de l’évidence, sa reprise attentive augure la signification de ce concept dans l’expérience de médiation. C’est ainsi que la notion de greffe de l’herméneutique sur la phénoménologie sera un gage important pour cette réflexion. L’hypothèse de travail émise ici est celle qui fait de « l’environnement incarné » le lieu d’expérience concrète dans lequel le sujet et le signe trouvent leur évidence. Plutôt que d’opposer radicalement la phénoménologie et l’herméneutique, Ricœur propose de les recomposer dans une dialectique qui permet de cerner le sens de l’évidence à partir de la reprise par le sujet des configurations déjà-là, dans le monde commun des hommes. Aussi, cette capacité de reprise est une ouverture au problème de traduction qui met en exergue la dialectique de l’identité et de l’altérité, du propre et de l’étranger dans l’œuvre de Ricœur.
Inhoudstafel
Introduction
1La connaissance relève d’une variété de mobiles que la simple priorité de l’intuition ne saurait couvrir. J’ai choisi de dégager le rapport coexistant entre signe et évidence dans le mouvement phénoménologique de Ricœur. Même s’il ne propose de réflexions argumentées sur l’évidence, Ricœur ouvre cependant des perspectives qui dans son œuvre trouvent résonnance à ce propos.
2En effet, pour celui qui réfléchit sur le mouvement phénoménologique contemporain, le contraste est évident quant à la manière dont s’articule le rapport du sujet avec le monde. D’une part, ce rapport est suspendu au pouvoir intentionnel de la subjectivité. Celle-ci revêt le privilège exceptionnel et général « de porter en soi, en tant que cogito, son cogitatum »1. La subjectivité devient alors le centre de gravité de toute connaissance certaine et respectueuse du sens, à partir de la conscience directe de soi. C’est la perspective développée par le père de la phénoménologie dont le projet est de fonder une science rigoureuse de la conscience. Dans cette optique, l’évidence reste la propriété du regard du sujet et de sa capacité de dégager les structures constitutives du monde.
3D’autre part, le rapport au monde est fonction de la finitude2 de la conscience immédiate qui nécessite l’ouverture de celle-ci vers un au-delà d’être. La finitude repose sur la réalité de notre appartenance au monde commun des hommes. Le monde n’est pas une propriété du sujet, pas plus qu’il n’est l’apanage d’un groupe d’individus. En revanche, il est « un lieu de rencontre entre les hommes et leurs différentes conceptions de la vie »3. Le sujet, perdant ainsi l’initiative de donation du sens au monde, s’inscrit dans la perspective de reprise du trésor de significations déjà-là, mais dissimilé dans les objets qui l’entourent. Ainsi, le sens de la conscience s’atteste hors d’elle-même, dans une extériorité4. Dès lors, l’évidence est dépendante du sens des signes par lesquels se médiatise toute connaissance rigoureuse.
4Entre une attitude phénoménologique, qui privilégie l’évidence de la conscience immédiate du soi, et celle qui reconnait la prise du monde sur le sujet, comment parvenir à la connaissance évidente ? Qu’est-ce qui, en définitive, caractérise l’évidence dans la perspective phénoménologique de Paul Ricœur ? En réponse à ces interrogations, je formule l’hypothèse selon laquelle l’évidence ne serait possible que dans un ‘‘environnement incarné’’, fait des multiples formes de médiation qui assurent le rapport du sujet avec le monde. Mon propos s’articule autour de deux moments. Je parlerai tout d’abord de Ricœur, héritier-critique de Husserl ; je traiterai ensuite du rôle structurant des signes dans la phénoménologie ricœurienne.
Ricœur, héritier-critique de Husserl
5Le privilège d’interroger le rapport entre Ricœur et Husserl apparaît dans Héritier hérétique. Ricœur et la phénoménologie de Bruce Bégout. L’auteur retrace clairement les divergences de ces deux figures de la phénoménologie, mais sans mettre en exergue le statut du signe dans la perspective phénoménologique de Ricœur. Ainsi, bien qu’il me fournisse d’importantes informations dans le cadre de cette étude, ce texte ne sera pas mon unique source, car j’irai plus loin pour élucider le sens du signe et de l’évidence qui, du reste, paraît discret chez Bégout.
6Certes, l’idée jamais démentie que Ricœur est héritier de la phénoménologie husserlienne peut se justifier par plusieurs raisons. La première est d’ordre interprétatif. Elle explique la traduction de l’allemand des Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl pratiquée dans un contexte dramatique où Ricœur fut prisonnier de la seconde guerre mondiale5. Cette traduction contribua ainsi à la circulation des idées de Husserl en France. À cette période, la notion d’intentionnalité, attestée par la sortie de la conscience hors de soi vers un monde6, fut révélée grâce aux travaux d’Emmanuel Levinas. La conscience fut alors perçue, moins comme capacité de donner sens au monde, qu’en tant que disposition à l’extériorité. Elle se définissait alors « par la multiplicité des orientations objectives : (…) l’imagination, la volonté, l’affectivité, l’appréhension des valeurs (…), sans oublier la conscience religieuse »7. C’est dans l’expérience d’ouverture sur le monde et les objets qui l’entourent que se situait toute appréhension de la conscience telle qu’interprétée par Levinas.
7La deuxième raison est purement méthodologique. Elle consiste en l’utilisation de la démarche phénoménologique pour traiter des thèmes de Volontaire et de l’involontaire, dans l’ouvrage qui porte le même nom, en 1950. On notera dans la même optique que les liens entre Husserl et Ricœur sont serrés et consolidés dans le recueil À l’école de la phénoménologique8 qui rassemble en détail les publications dédiées à l’auteur des Méditations cartésiennes.
8La troisième raison est liée à l’appartenance phénoménologique. Elle porte sur la marque d’identité revendiquée par Ricœur à l’égard du mouvement philosophique européen dont les déploiements articulent, entre autres, la méthode initiée par Husserl. Dans l’échange qu’il eut avec Jean-Pierre Changeux, au cours duquel le scientifique et le philosophe s’emploient à interroger les neurosciences, leurs projets, leurs résultats et leur capacité à soutenir, notamment, un débat sur la morale9, Ricœur déclare ce qui suit :
Je me réclame d’un des courants de la philosophie européenne qui se laisse lui-même caractériser par une certaine diversité d’épithètes : philosophie réflexive, philosophie phénoménologique, philosophie herméneutique. (…) le second vocable — phénoménologique — désigne l’ambition d’aller « aux choses mêmes », c’est-à-dire à la manifestation de ce qui se montre à l’expérience la plus dépouillée de toutes les constructions héritées de l’histoire culturelle, philosophique, théologique ; ce souci, (…), conduit à mettre l’accent sur la dimension intentionnelle de la vie théorique, pratique, esthétique, etc. et à définir toute conscience comme « conscience de … ». Husserl reste le héros éponyme de ce courant de pensée10.
9Parlant de la phénoménologie, Ricœur fait généralement référence à Husserl11 dont il se démarque pourtant. Il en hérite ainsi l’idéal de la description, en tant que capacité de présenter les choses telles qu’elles sont, sans céder à l’explication par leurs causes et leurs essences.
10S’il est légitime pour un héritier de jouir du « legs » de ses maitres, d’en retracer fidèlement les traces, de s’identifier à une tradition qui le précède dans le monde de sens, serait-il raisonnable que l’héritier philosophe devienne hérétique12 ? Refusant ainsi toute orthodoxie13, il retraduit son héritage, en y projetant un regard nouveau qui fraye le chemin d’une identité philosophique remarquable. De ce fait, « hériter en philosophie consiste à recevoir une doctrine, dans laquelle on commence à prendre ses repères, à se frotter à ses concepts directeurs et à lire le monde, puis progressivement à en modifier profondément le sens pour lui faire dire ce qu’elle ne voulait pas dire, tout du moins en apparence »14. Telle me semble l’attitude philosophique propre à Ricœur vis-à-vis de la phénoménologie husserlienne. L’enjeu consistait à s’inscrire dans la lignée de la mouvance phénoménologique de Husserl avant de s’en distinguer progressivement, ouvrant ainsi des perspectives nouvelles de sa pensée.
11Les divergences phénoménologiques entre Ricœur et Husserl sont remarquables. Elles portent moins sur la méthode descriptive propre à ce mouvement de pensée que sur son interprétation. Ricœur reproche à Husserl d’avoir privilégié la conscience immédiate de soi mettant hors circuit toute réalité du monde. Le philosophe français estime que « le progrès de notre être n’est pas seulement un progrès de conscience »15 de soi à soi dans une transparence totale du sujet, mais aussi et surtout, une attitude de reprise de l’expérience vécue par notre être au monde. Aussi, le fait que la phénoménologie ait été érigée en fondation ultime des connaissances est un point de réticence pour Ricœur. C’est ce qui paraît dans les quatre thèses dont je propose de reprendre les articulations fondamentales. Comme on peut le constater dans les lignes qui suivent, la deuxième et la troisième thèse sont plus explicitées et commentées, en raison de leur particularité d’être les centres de gravité de la méthode descriptive de Husserl.
12La première thèse revendique la visée de la fondation certaine du savoir au niveau de la conscience. Elle affirme que « l’idéal de scientificité que revendique la phénoménologie n’est pas en continuité avec les sciences, leur axiomatique, leur entreprise fondationnelle : la “justification dernière” qui la constitue est d’un autre ordre »16. On voit se traduire ici le projet philosophique de Husserl, celui d’ériger une science rigoureuse ayant pour preuve d’évidence le cogito méditant. Il s’agit d’une discipline dont la modalité d’articulation s’atteste par la justification dernière de tout savoir valide. Autant elle est la fondation ultime, autant la phénoménologie est la pierre angulaire, unique et exclusive du savoir philosophique. C’est autour d’elle que se fonde le paradigme philosophique rigoureux, pertinent et respectueux du sens de la phénoménologie. On le comprend mieux dans le déploiement de la deuxième thèse où l’intuition prend la forme du savoir véritable.
13La deuxième thèse met en évidence le champ principal de la phénoménologie de Husserl, où « la fondation principielle est de l’ordre de l’intuition »17. À cet égard, le socle de la connaissance n’est pas du tout l’apanage de la sensibilité qui fait appel à l’expérience du sujet concret et historique, vivant dans une communauté avec les autres, dans le temps. En revanche, le cogito réduit, dans l’immédiateté de son rapport au phénomène, est le maitre de la connaissance certaine et crédible.
14La conséquence qui découle de la deuxième thèse est évidente. Elle résulte du fait que toutes les choses du monde deviennent corrélatives à la conscience, des simples vécus ; d’autant plus que seule la conscience garde la teneur de sens. Le sujet dirige son regard directement sur le phénomène mettant ainsi hors circuit le monde tout entier, avec toutes les choses, les êtres vivants y compris les hommes. Husserl dira à cet effet « tout ce qui s’offre à nous dans l’intuition de façon originaire doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne »18. La saisie immédiate du phénomène devient alors le paradigme de la connaissance. Dans cette perspective, la vérité n’est pas de l’ordre des faits. Elle résulte moins de l’expérience concrète, faite dans le temps et dans l’espace, que de « la pleine concordance entre le visé et le donné comme tel »19. Toute vérité est ainsi dépendante de la conscience transcendantale de l’ego, dans son privilège de donner sens au monde et aux objets existants.
15L’idéal de scientificité est ainsi orienté du côté de la subjectivité, car la science, ses découvertes et leur mode d’application sont des propriétés de la conscience. C’est cette expérience qui s’articule dans la troisième thèse qui met en exergue l’idée que « la subjectivité promue au rang du transcendantal n’est pas la conscience empirique »20. En effet, cette thèse ouvre quelques perspectives sur l’anthropologie husserlienne. Elle met en évidence l’idée du sujet phénoménologique, capable de faire l’expérience du monde transcendantal. Le sujet phénoménologique n’est simplement pas un être concret et historique, agissant et souffrant, épris de l’expérience vitale avec les autres dans le temps. Au contraire, son sens ne se déploie que par la capacité de sa conscience de suspendre l’existence des choses, pour en percevoir directement les propriétés fondamentales.
16À ce niveau, seule la subjectivité compte. Le monde, perdant le pouvoir d’exister, reste différé au point de vue du cogito méditant, pensant, imaginant, à partir de son angle de perception. Mais la latitude ainsi accordée à la subjectivité n’est pas spontanée. Elle relève de la posture purement phénoménologique en vue de dépasser l’expérience empirique. En effet, Husserl distingue deux attitudes, à savoir l’attitude naturelle et l’attitude phénoménologique ou transcendantale21. Dans l’attitude naturelle, le sujet se trouve « sur le terrain du monde préalablement donné comme existant »22. Il s’agit de l’attitude de chaque jour, de l’expérience quotidienne ordinaire, marquée par les évidences du déjà-là, constatées par tout être humain au premier abord. Par exemple, lorsqu’on perçoit un arbre, une maison, une voiture situés là-bas. Il s’agit du « point de vue de l’homme tel qu’il vit naturellement, formant des représentations, jugeant, sentant, voulant »23. À ce niveau de compréhension, la perception d’un objet apparaît d’emblée, naïve, spontanée.
17Tandis que dans l’attitude proprement phénoménologique, « nous nous extrayons de ce terrain grâce à l’έπoχή universelle pratiquée à l’égard de l’existence ou de la non-existence du monde »24. Il s’agit justement d’une posture de retrait adoptée par le philosophe pour dégager les structures de la conscience constitutives du monde. Le sujet phénoménologique se présente en dehors de l’expérience empirique de la vie ordinaire. Dès lors, la réduction apparait comme un passage général, de l’attitude naturelle à celle philosophique. À l’intérieur de ce passage, l’épochè fonctionne comme une démarche qui radicalise l’attitude phénoménologique. Elle est « la méthode même de mise entre parenthèses »25 de l’attitude naturelle et de tout ce qui va avec. C’est exactement le fait de n’affirmer ni nier l’existence du monde et de toutes les réalités spatio-temporelles26, mais de les suspendre en les considérant ainsi comme des phénomènes, c’est-à-dire ce qui apparait à la conscience. Toutefois, l’épochè n’est pas une posture permanente qui se maintient dans la durée. Elle est simplement un moment transitoire, préparatif du mouvement de la conscience vers le phénomène. Elle n’est ni affirmation ni négation des choses, mais suspension, autrement dit mise entre parenthèses.
18Les commentaires de la troisième thèse font échos dans la quatrième, qui se formule en ces termes « la prise de conscience qui soutient l’œuvre de réflexion développe des implications éthiques propres : par ceci que la réflexion est l’acte immédiatement responsable de soi »27. La réflexion n’est pas simplement un acte de pensée permettant au sujet de se détacher de sa sensibilité pour s’élever à l’abstraction. Elle est aussi un effort, pour le philosophe, de répondre de ses actes posés en toute liberté. La liberté est une justification fondamentale du geste phénoménologique de la mise entre parenthèses. Ce geste n’est nullement commandé par des mobiles extérieurs au philosophe ; pas plus qu’il n’est la réponse à des dictats supérieurs à sa puissance d’agir. La conscience du sujet, dans sa capacité de suspendre le monde, répond plutôt directement de son autonomie. Elle est une prise sur la réflexion des actes dont elle répond elle-même.
19Le paradoxe qui résulte de l’approche husserlienne de l’éthique est qu’autant le sujet est capable de s’auto-positionner comme responsable des actes posés sur soi, autant ses actes trouvent leur instance de justification ultime dans le sujet. Dès lors, la phénoménologie conduit le sujet à convertir son regard sur soi-même sans impliquer les choses du monde dans lequel il vit pourtant. Elle contribue ainsi à l’exaltation du sujet et à la fondation de la science véritable sur l’intuition. L’intuitivité plénière se déploie dans la subjectivité en tant que celle-ci est réduite de l’expérience empirique.
20Aux antipodes de cette approche philosophique, Ricœur entreprend de saisir la réalité ontologique du soi telle que fondée sur la finitude28 de notre mode d’exister. Cette expérience implique que le sujet n’est pas un être anhistorique, pas plus qu’il n’est une monade sans porte ni fenêtre. Il est plutôt un être concret dont l’existence évidente est chaque fois médiatisée par les signes. C’est pourquoi, la phénoménologie devra prendre en compte les multiples médiations dont le signe constitue l’une des structurations possibles.
Rôle structurant du signe dans la phénoménologie ricœurienne
21Qu’est-ce qu’un signe ? Comment Ricœur le comprend-t-il ? Telles sont les questions auxquelles ce point tente de répondre. L’enjeu étant de rendre compte du statut du signe dans la structuration de la manière pour le soi d’habiter le monde et de parvenir à la connaissance véritable des choses. Pour ce faire, je commencerai par un bref exposé des perspectives herméneutiques de Ricœur afin d’éclairer l’idée que l’auteur se fait du signe.
22L’herméneutique se comprend chez Ricœur comme une méthode de compréhension de soi. Elle est la quête du sens de l’existence humaine, de la manière pour le sujet d’habiter le monde avec les autres sous le mode de la chair. Mais le problème du sens est d’abord et avant tout une question d’orientation29, en ce sens qu’il éclaire le sujet dans son vécu, en tant justement qu’il est un être concret et historique. Le sens n’est pas donné une fois pour toutes, de même qu’il n’est pas la propriété exclusive du soi. Le sens est un horizon qui s’ouvre progressivement au fur et à mesure que le sujet entreprend de comprendre les structures qui en dissimulent l’accès.
23À cet égard, la thèse fondamentale de l’herméneutique de Ricœur est que « nulle conscience n’est conscience de soi avant d’être conscience de quelque chose vers quoi elle se dépasse »30. Il n’est pas question ici de toute idée de conscience autosuffisante dans l’accomplissement de la vie humaine digne d’être vécue. Le destin de l’homme n’est simplement pas le résultat de la génération spontanée, pas plus qu’il n’est acquis dans une transparence totale de soi à soi. La réalisation de soi reste un projet. Elle est une quête dont l’aboutissement est conjoint à la capacité personnelle d’agir, à celle des autres et aux structures socio-culturelles qui portent les efforts des hommes et des femmes au monde.
24Posée en termes d’interprétation, la philosophie de Ricœur ne peut atteindre son projet sans le détour des textes, des signes31 et de toutes formes de médiations existentielles. Mais une telle ambition ne va pas sans écueils. Elle appelle des paris risqués. À la lecture de Bruce Bégout, le projet phénoménologique de l’auteur de Soi-même comme un autre, comme d’ailleurs celui de la plupart de phénoménologues post-husserliens, vise à dissocier la phénoménologie de la dimension idéaliste qui pèse sur son destin32. Leur conviction profonde est que le fondement ultime de la science à partir du pouvoir exceptionnel de la conscience écarte la phénoménologie de sa visée descriptive. Il faut alors sauver ce mouvement de pensée en y apportant d’autres aspects qui permettent de rejoindre l’expérience concrète du monde. Pour sa part, Ricœur propose de greffer à la phénoménologie le qualificatif herméneutique afin de lui fournir des béquilles pour fonctionner dans le monde concret.
25Mais la réussite de l’opération de greffage aboutit à deux conséquences majeures qui engagent un pari difficile33, aussi bien pour la phénoménologie que pour l’herméneutique. D’abord, comme le note Ricœur phénoménologie et herméneutique ont des origines différentes. L’une remonte à Husserl et à son œuvre qui s’étend de 1900 à 1939, tandis que l’autre relève de l’exégèse biblique. Ensuite, en phénoménologie le sens est suspendu aux structures intentionnelles de la conscience, alors qu’en herméneutique il est toujours médié par les expressions de notre existence. Ainsi, penser l’union de deux approches antagonistes, aussi bien sur l’origine que sur l’orientation est un exercice délicat.
26Par ailleurs, si la phénoménologie ne peut pas se marier à l’herméneutique, en genèse et en théorie, la question du sens reste pourtant le socle de ces deux mouvements de pensée. Autant l’intentionnalité prône que le sens de la conscience est dans une extériorité, autant l’interprétation est une quête permanente du sens à travers le texte, le signe et les œuvres de la culture. De ce point de vue, la phénoménologie revêt le qualificatif herméneutique. Avec ce qualificatif, la phénoménologie se déploie essentiellement comme une interprétation (herméneutique) du sens de l’expérience humaine tel que celui-ci apparaît devant le signe, le langage, le symbole, le texte, le récit. Le vocable phénoménologie herméneutique indique le mouvement phénoménologique propre à Ricœur dont l’enjeu est le déploiement du sens par le signe.
27En effet, si le sujet n’accède au sens de son existence qu’à travers le signe qui entoure son environnement de vie, il faut tout autant noter que le signe n’est pas simplement un fait trivial. Il a une portée significative parce qu’il dissimule le sens de l’existence humaine. Toute question portant sur le signe implique le sens de ce signe. Or, « tout système de signes, (…), obéit à une double exigence : d’une part, se constituer en système, par des relations d’inter-signification, et ainsi consacrer la coupure entre le signe et la chose ; d’autre part, saisir la totalité du pensable, dire l’expérience et, en disant l’expérience, instituer un rapport d’échange entre les sujets parlants »34. L’idée est que chaque signe, aussi bien langagier, métaphorique, culturel, qu’artistique, donne à déchiffrer le sens figuré35 à partir du sens immédiat. La question du double sens traverse entièrement l’œuvre de Ricœur. On la découvre dans la théorie du symbole achevée avec l’idée que le symbole donne à penser36.
28Plus tard, ce même problème surgit dans la notion de monde de texte, où Ricœur se réfère à Frege pour distinguer le sens de la référence37.Tandis que le sens est l’aspect idéel de chaque discours, la référence en est l’application à des entités concrètes pour en élucider la signification. Dans cette optique, la propriété du signe est d’être l’expression ayant pour fonction de renvoyer à autrement qu’être, ouvrant ainsi les horizons infinis de signification du monde. L’enjeu philosophique tourne ici autour de l’idée de médiation assurée par le signe.
29Appliquée au concept d’évidence, la phénoménologie herméneutique révèle que l’évidence n’est pas spontanée, pas plus qu’elle n’est l’apanage de l’intuition. Elle est, au contraire, le résultat qui s’obtient par plusieurs médiations dont le signe en est une. Le travail de l’interprétation est de rendre possible le sens même de l’évidence tant sur le plan de la connaissance que sur la réalité des objets du monde. Car, « le réel est ce que vise la totalité de nos signes »38, renchérit Ricœur. Le problème du signe devient ainsi consécutif à celui de l’herméneutique. L’objectif philosophique étant la signification qu’un signe donne à l’orientation humaine. La vie qui vaut la peine d’être menée repose sur l’interprétation permanente des signes dont le sens éclaire l’homme dans les choix qu’il opère pour mieux vivre dans le monde avec ses semblables.
30La conséquence anthropologique qu’il faut tirer de la conception ricœurienne du signe est que l’homme n’est ni le maître du monde, ni l’initiateur du sens de son existence à partir de sa capacité d’agir. Étant au milieu des configurations du déjà-là, le travail du soi est celui de reprise du sens de ces configurations pour comprendre le monde, les autres et se comprendre dans les limites des perspectives de sa finitude. Car, « ce qui existe, ce sont des configurations préalables que nous reconfigurons — et nous procédons ainsi, de configurations en configurations (…) qui va du configuré au configuré, jamais de l’informe à la forme »39. Il est hors question ici de destituer le statut du sujet, ni de l’exalter au détriment du signe. Étant porteur du sens, le signe ne peut se révéler significatif que grâce au travail d’interprétation dont fait preuve le sujet dans son souci de se comprendre. Quelle place occupe alors la réduction indispensable à la phénoménologie ?
31La réduction phénoménologique s’explique par le fait « de déplacer l’axe de l’interprétation de la question de la subjectivité à celle du monde »40. Ceci implique de considérer le sens, « non comme la libération du phénomène par rapport à sa détermination naturelle (…), mais comme la libération du sens par rapport à sa précompréhension naturelle »41. Le sujet, percevant le monde et les évidences qui le composent par le signe, reste un être fini, toujours en reconquête du sens du signe dont dépend la signification de son odyssée existentielle. Le sens est toujours inépuisable, autant qu’il renvoie à une pluralité de significations selon les situations de vie du sujet interprétant et de son horizon du monde ouvert par les configurations dans lesquelles il est, depuis toujours, inséré.
Conclusion
32Je voudrais faire le point de mon propos en deux moments. Le premier est une reprise de la visée de cette étude, en essayant de dégager les résultats auxquels elle m’a conduit. L’idée qui a traversé comme un fil rouge ma réflexion est celle de penser d’autres facteurs producteurs de la connaissance évidente en termes de signe dans la phénoménologie de Ricœur. Il est apparu que l’acquisition de la connaissance certaine n’est pas suspendue uniquement aux catégories de l’intuition, pas plus qu’elle n’est l’apanage de la subjectivité. La certitude est le résultat du sens de signe par lequel elle transite et de la capacité du sujet de les reconstruire pour se comprendre dans le temps. Mais, le sens du signe n’est pas donné une fois pour toutes, il se construit et se transforme selon les contextes socio-culturels du sujet. C’est pourquoi, il a été hors question de clôturer les horizons de cette phénoménologie herméneutique, d’autant qu’elle reste ouverte aux champs d’interprétations possibles touchant au problème du sens de la vie du soi. L’homme étant un être de projet dont la réalisation implique une diversité de facteurs de la connaissance du monde, la mise en épochè du contexte socio-culturel appauvrit même la signification du signe.
33Le deuxième moment de ma synthèse illustre le rapport entre la phénoménologie de Ricœur et le problème de la traduction. Ce rapprochement porte sur la dépossession du pouvoir immédiat de la conscience pour projeter le regard du soi aux expériences de la rencontre entre le propre et l’étranger, entre Nous et les Autres. Le concept de la rencontre, rendu possible par la traduction des signes révélateurs de l’expérience de l’autre, de son vécu et de son histoire, met en jeu deux idées majeures tirées de la phénoménologie herméneutique de Ricœur. La première idée est que toute phénoménologie, respectueuse du sens des phénomènes, est une médiation car portée par l’idéal d’extériorité, caractéristique du concept d’intentionnalité. Avec la deuxième idée, je vise, dans l’extériorité même de la conscience, la présupposition phénoménologique de l’acte de traduire. Car, le sens que vise toute conscience ne se donne spontanément, mais toujours et déjà par la traduction des signes.
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3 J-D. MOLEKA LIAMBI, Le sens de la médiation, dans Appropriation des savoirs et construction des sociétés africaines. Mélanges en mémoire du Professeur émérite Crispin NGWEY Ngond’a Ndenge, Kinshasa, Université Catholique du Congo, 2015, p. 268.
4 P. RICœUR, Du texte à l’action, op. cit., p. 59.
5 Préface de Marc de Launay, dans Paul Ricœur, Sur la traduction, 3e tirage, Paris, Bayard, (Société d’édition Les Belles Lettres), 2018, p. ix.
6 P. RICŒUR, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, présentation inédite d’Olivier Mongin, Paris, Seuil, 2021, p. 37.
7 Ibid.
8 P. RICŒUR, A l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 2016.
9 J-P. CHANGEUX et P. RICŒUR, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 12-13.
10 Ibid, p. 12-13.
11 B. BÉGOUT, Héritier hérétique. Ricœur et la phénoménologie, dans Esprit, Mars-Avril 2006/3, p. 197.
12 Ibid.
13 P. RICŒUR, À l’école de la phénoménologie, p. 156.
14 B. BÉGOUT, op. cit., p. 197.
15 P. RICœUR, Méthode réflexive appliquée au problème de Dieu chez Lachelier et Lagneau, Paris, (Collection Philosophie et Théologie), Éditions du Cerf, 2017, p. 227.
16 P. RICœUR, Du texte à l’action, p. 45.
17 Ibid, p. 46.
18 E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure, t.1, traduction de Paul Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 78.
19 E. HUSSERL, Recherches logiques, t. 3. Éléments d’une élucidation phénoménologique de la connaissance, traduit de l’allemand par Hubert Elie, Arion L., Kelkel et René Scherer, Paris, PUF, 1974, p. 151.
20 P. RICœUR, Du texte à l’action, p. 47.
21 E. HUSSERL, Méditations cartésiennes et les conférences de Paris, p.78, §15.
22 Ibid.
23 E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure, p. 87, § 27.
24 E. HUSSERL, Méditations cartésiennes et les conférences de Paris, p. 78, § 15.
25 E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure, p. 102.
26 Ibid.
27 P. RICœUR, Du texte à l’action, p. 48.
28 P. RICœUR, Du texte à l’action, p. 49.
29 J. GREISCH, Paul Ricœur. L’itinérance du sens, Grenoble, Éditions Jérôme Million, 2001, p. 25.
30 P. RICœUR, Du texte à l’action, p. 63.
31 C. BERNER, Au détour du sens. Perspectives d’une philosophie herméneutique, Paris, Cerf, 2007, p. 74.
32 B. BÉGOUT, op. cit, p. 198.
33 J. GREISCH, Le cogito herméneutique. L’herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Paris, Vrin, 2000, p. 59.
34 P. RICŒUR, Le dernier Wittgenstein et le dernier Husserl sur le langage, dans Études ricœurienne, vol.5, n°1 (2014), p. 8.
35 P. RICŒUR, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 135.
36 P. RICŒUR, Philosophie de la volonté, t.2, Finitude et culpabilité, 2. La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960.
37 Cf. P. RICŒUR, Du texte à l’action, p. 125.
38 P. RICŒUR, Le dernier Wittgenstein et le dernier Husserl sur le langage, p. 13.
39 P. RICœUR et C. CASTORIADIS, Dialogue sur l’histoire et l’imaginaire social, Édition établie et présentée par Johann Michel, Paris, Éditions EHESS, 2016, p. 46.
40 P. RICŒUR, Du texte à l’action, p. 59.
41 B. BÉGOUT, op. cit., p. 205.