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Marcin Schulz

Dans quelle mesure l’intuition herméneutique est-elle immédiate ? Sur la réceptivité propre au comprendre chez le jeune Heidegger

(Volume 19 (2023) — Numéro 3: Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux: Intuitions médiées et dispositifs producteurs d'évidence (Actes n°13))
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Résumé

Cette contribution part de l’hypothèse selon laquelle (1) la problématisation heideggérienne de la donation interprétative de la vie à elle-même est menée dès 1919 dans une perspective de facto ontologique selon laquelle la donation (« es gibt ») est envisagée comme un événement élémentaire de l’historicité de la vie et que (2) c’est grâce à cette perspective que Heidegger parvient à penser le caractère à la fois médié et immédiat de l’intuition herméneutique. Après la reconstruction de la conception moniste de l’expérience impliquée par la réélaboration herméneutique de l’intentionnalité, nous essayons de montrer que le moment réceptif du comprendre est à trouver dans la reconfiguration de la situation d’expression antéprédicative comme actualisation de l’horizon d’anticipations catégoriales de la vie. Dans ce sens, l’appropriation contextuelle du langage légué par l’histoire s’accomplit comme possibilisation de la praxis concrète et — finalement — du projet existentiel du Dasein. Nous concluons notre contribution en suggérant que cette pensée de la réceptivité du comprendre est inséparable d’une conception essentiellement phronétique du langage et que l’immédiateté de l’intuition herméneutique s’avère avoir un sens proprement existentiel.

Keywords : Heidegger, interpretation

1L’idée de l’intuition herméneutique apparaît dans le corpus heideggérien à la fin des années 1910. Si nous trouvons un rapprochement entre le terme de l’intuition et celui de l’herméneutique déjà dans les notes que Heidegger a rédigées en 1918 en vue du cours jamais professé sur la mystique médiévale1, c’est en 1919 dans le cours du semestre de guerre2 que l’idée de l’intuition herméneutique reçoit sa problématisation décisive, même si incomplète. Heidegger y élabore l’idée de la philosophie en tant que « science préthéorique de l’origine » en argumentant en faveur de la possibilité d’un accès préthéorique à la vie facticielle comprise comme le lieu même de la donation du sens. La partie finale du cours constitue une discussion approfondie des objections natorpiennes contre le paradigme intuitif et réflexif de la phénoménologie husserlienne et aboutit par l’indication d’une voie préthéorique, c’est-à-dire non-objectivante et antéprédicative, d’accès à la vie vécue à la première personne. Cette discussion avec Natorp entraîne — du moins dans l’ordre du cours — une réinterprétation du « principe des principes » de la phénoménologie husserlienne qui fait désormais signe vers une forme d’intuitivité compréhensive, préthéorique et quotidienne dans laquelle le comportement théorique propre à la détermination judicative trouve sa motivation facticielle. Heidegger conçoit l’accomplissement de cette intuition herméneutique comme l’événement [Ereignis] élémentaire de la vie facticielle ou encore comme la dynamique de son avoir-lieu [Geschehen]. Ainsi, traditionnellement transcendantale, la question de l’accès à la subjectivité instauratrice du monde acquiert progressivement — et cela dès 1919 — une signification ontologique3. Parallèlement, l’intuition et la donation (« das es gibt ») ne sont plus abordées à partir d’un questionnement gnoséologique : ni faculté ni acte de conscience, l’« intuition » jusqu’à 1920 et la « donation [es gibt] » au moins jusqu’à Être et temps constituent l’événement même de la vie et — plus tard — le mode d’être du Dasein4. C’est finalement — nous semble-t-il — l’une des raisons pour lesquelles Heidegger abandonne dès 1920 le terme même de l’intuition en tant que trop prédéterminé par la problématique gnoséologique et ainsi incapable de rendre compte du rapport préthéorique de la vie à elle-même.

2Notre hypothèse est que pour comprendre le caractère herméneutique de cette intuitivité préthéorique, il convient d’abord de rendre compte de la transposition ontologique du problème de la donation qui commence à être envisagée du point de vue de son accomplissement [Vollzug], c’est-à-dire comme un événement élémentaire de l’histoire. Cette orientation de lecture qui met donc en avant la question de l’historicité du Soi devrait permettre de saisir en quoi l’idée de l’intuition herméneutique en tant qu’intuition à la fois médiée et immédiate n’est pas simplement une idée paradoxale, mais elle est tout de même pensable. À partir de là, nous essaierons de répondre à la question posée dans le titre de la présente contribution, à savoir dans quelle mesure l’intuition herméneutique peut être considérée comme immédiate. Ceci permettra enfin de problématiser la manière dont Heidegger essaie de penser la réceptivité propre au comprendre en tant qu’appropriation de la vie par elle-même.

Remarques préliminaires

3Vu la pluralité et l’hétérogénéité des sources philosophiques auxquelles Heidegger puise à l’époque des premiers cours de Fribourg, ce qui motive en même temps l’hétérogénéité des manières de problématiser sa pensée, nous nous permettons de commencer par quelques précisions concernant la perspective de notre lecture.

41) Le plus souvent la question de l’intuition herméneutique a été abordée et problématisée dans sa relation avec l’idée husserlienne de l’intuition catégoriale. Dans la mesure où l’idée de l’intuition herméneutique apparaît dans le corpus heideggérien afin de garantir l’accès préthéorique de la vie à elle-même, tout rapprochement de l’intuition herméneutique à l’intuition catégoriale husserlienne qui ne prend pas en compte le caractère non-objectivant de cette première nous semble prématuré. Comme le souligne Jocelyn Benoist5, l’introduction husserlienne de l’intuition catégoriale n’a pas pour but d’introduire un type d’intuition qui serait catégorialement préstructurée, parce que toute intuition l’est déjà pour autant que même dans l’intuition simple sensible le remplissement intuitif est bien un remplissement d’une visée significative. L’intuition catégoriale vient donc principalement pour assurer la donation objective des états de choses dont la structure ontologique correspond à la structure de la proposition. Elle permet ainsi d’envisager la donation des corrélats objectifs des significations syncatégorématiques, de la relation de prédication donc de l’être copulatif et d’autres objets logiques qui ne trouvent pas leur remplissement dans l’intuition sensible. Dans la mesure où l’intuition herméneutique heideggérienne n’est pas donatrice d’un état de choses objectif, mais de la vie en tant qu’un tout dans son accomplissement événementiel, il conviendra tout d’abord d’expliciter la manière dont le jeune Heidegger conçoit la vie facticielle, surtout dans son rapport au monde. Cela constituera la première partie de notre lecture.

52) Durant toute la période des années 1920, Heidegger élabore — pour reprendre après Simon Calenge le titre d’un ouvrage de Hans Lipps6 — une logique herméneutique7, c’est-à-dire une pensée du logos concret, antéprédicatif ou préthéorique dont l’effectivité et le caractère fondamental sont à trouver en amont des considérations gnoséologiques de la logique traditionnelle portant sur la validité intemporelle des lois de la pensée8. À côté du constat de la primauté du logos semantikos comme logos préthéorique sur le logos apophantikos9, Heidegger embrasse la thèse de réalisme herméneutique caractérisée par S. Calenge de manière suivante : « la compréhension que les individus ont chaque fois de leur monde en s’engageant en lui n’est pas une simple apparence. Elle est porteuse d’une connaissance du réel, parce qu’elle est constitutive de ce réel »10. Cette thèse n’affirme pas seulement que le réel est habité constitutivement par le sens, mais également que le domaine du sens lui-même relève du réel11. C’est par l’idée de la facticité12 que le jeune Heidegger tente de dépasser la séparation ontologique entre le domaine du sens et celui de l’être : la facticité comme caractère d’être de la vie indique que l’avoir-lieu individuel et concret de la vie comme mondanisation (« es weltet ») n’est pas une pure effectuation de la position de quelque chose individuel comme donation athéorique du logiquement nu. La modalité même de l’accomplissement appropriant de la vie est toujours déjà prédéterminée par les directions du sens préesquissées par le monde au sein de l’expérience concrète. Ce « réalisme herméneutique » du jeune Heidegger semble finalement présupposer une sorte de panlogisme herméneutique selon lequel le monde et le Soi deviennent intelligibles au sein de l’expérience facticielle à travers une expressivité antéprédicative et performative qui — tout en les rendant intelligibles — les transforme en fonction de l’engagement praxique avec le monde. Cela a une double conséquence pour notre propos : premièrement, dans la mesure où les contextes de significativité préthéorique jouissent d’une primauté à la fois dans l’ordre de la donation et dans l’ordre de la genèse du sens, la question de l’intuition sensible se trouve évacuée en tant que relevant de l’objectivation de l’expérience propre à l’attitude théorique, ce qui doit nécessairement entraîner une révision de la relation entre ce qui est immédiat et ce qui est médié13 ; deuxièmement, le fait que le domaine du sens et celui de la vie sont coextensifs et même indistinguables a pour conséquence que la question phénoménologico-herméneutique de la formation facticielle du sens possède nécessairement une dimension ontologique et finalement existentielle qui est celle de l’événementialité ou de l’historicité du soi. Dès lors, la phénoménologie de la donation du sens doit être nécessairement et en même temps une phénoménologie de l’être du Soi.

63) Comme pour le jeune Heidegger le philosophe n’a pas à suspendre la participation à la thèse du monde14, mais — bien au contraire — est voué à « accompagner [mitgehen] »15 la vie dans son événementialité préthéorique qui donne lieu au monde, la phénoménologie herméneutique de la vie facticielle constitue tout à la fois l’élaboration conceptuelle et l’accomplissement de l’intuition herméneutique. C’est finalement la raison pour laquelle Heidegger souligne que l’expression « l’herméneutique de la facticité » elle-même doit être comprise comme un double génitif16. L’intuitivité herméneutique comme la dynamique même de la vie historique n’est donc pas réservée à la seule attitude phénoménologique, mais — au contraire — est bien à l’œuvre dans le déroulement facticiel de la vie. Pour Heidegger, l’éclaircissement de l’attitude naturelle se fait finalement à partir de celui-ci à travers une explicitation catégoriale que Heidegger appelle herméneutique. Vu cette inséparabilité de la méthode et du thème de recherche portant sur la vie facticielle, dans les considérations qui suivront nous nous appuierons tant sur la problématisation heideggérienne de la méthode de la phénoménologie herméneutique que sur l’explicitation thématique du phénomène de la vie ou — plus tard — du Dasein.

La vie et le monde

7Comme nous l’avons signalé précédemment, pour clarifier dans quel sens l’intuition herméneutique n’est pas donatrice d’objet, mais de la vie elle-même en tant qu’un tout, nous essaierons d’abord de reconstruire le caractère du rapport que la vie facticielle entretient avec le monde.

8En 1919 Heidegger affirme que le vécu ne peut pas être compris comme un processus17 et donc recevoir une détermination temporelle objective. Cela supposerait la possibilité d’une saisie à la troisième personne d’un vécu se tenant par soi devant le sujet de la connaissance. Or, pour Heidegger, le mode d’être propre du vécu est d’être vécu à la première personne de sorte que le quelque chose vécu (par exemple le pupitre du professeur, selon l’exemple de Heidegger) n’est pas visé isolément et de manière fixe, mais que — dans l’expérience appropriante — il se réarticule au sein des contextes des significativités préthéoriques desquelles il émerge et qu’il contribue réciproquement à réarticuler au sein du commerce avec le monde. Ancrés dans un contexte social et historique donné, ces significativités restent pourtant toujours référées au Soi, puisqu’elles évoluent au fur et à mesure du déroulement de l’expérience facticielle. Dans ce sens, un livre prêté par un ami me signifie différemment avant et après la rupture de cette amitié. Le vécu de ce livre engage ainsi l’ensemble des significativités de la vie facticielle et la signifiance de ce livre se modifie lorsque la vie s’approprie en tant qu’un tout.

9Cette description implique une réélaboration de la structure de l’intentionnalité. Dans la mesure où dans la vie préthéorique, la vie n’a pas affaire aux objets, mais à la vie en tant qu’une cohésion de sens se déployant au sein des situations concrètes de vivre, le vécu ne peut plus être compris comme un pôle du rapport intentionnel doté d’un corrélat objectif18. Ce qui se donne à la vie dans l’accomplissement du vécu est donc finalement la vie elle-même. Le mode d’être du vécu n’étant pas le processus, il est — affirme Heidegger — « l’événement appropriant [Er-eignis] »19. La donation primaire de quelque chose ne s’accomplit donc pas comme une donation d’objet mais comme une appropriation de la totalité de la vie : « L’expérience vécue [das Er-leben] n’a pas lieu devant moi comme une chose que je pose à titre d’objet, mais je me l’approprie moi-même [Ich selbst er-eigne es mir] et elle s’approprie [es er-eignet sich] selon son essence »20.

10Ce qui s’approprie dans l’intuition herméneutique est, premièrement, le Je facticiel et, deuxièmement, le vivre lui-même en tant que totalité de la situation vécue. Ce Je facticiel n’est pas à comprendre comme un support du vécu événementiel ni comme une opérativité anonyme de l’ego pur. Il est plutôt lui-même une dimension de l’événement, que Heidegger essaiera d’indiquer par la suite dans les termes du Soi [Selbst] ou encore de la mienneté de l’expérience. C’est donc l’événement même de l’appropriation comme accomplissement de l’intuition herméneutique qui est ontologiquement premier et non le Je isolé. Comme nous essaierons de le montrer par la suite, dans la mesure où Heidegger conçoit la vie facticielle comme une potentialité21 en tant que mobilité possibilisante de détermination préthéorique, l’appropriation du Soi peut être comprise comme une possibilisation de la vie facticielle en tant qu’actualisation de son horizon d’anticipations praxiques.

11De l’autre côté, ce qui s’approprie dans l’événement appropriant, ce n’est pas un pôle objectif du rapport intentionnel, mais bien le vivre lui-même en tant qu’un tout. Ce qui s’approprie ainsi, c’est le monde en tant que teneur de l’expérience s’événementialisant au sein et à partir de la cohésion des significativités contextuelles. Pour donner un exemple, nous pouvons recourir à la description que Heidegger donne du vécu du pupitre du professeur : dans la situation de donner un cours je ne perçois pas le pupitre du professeur en tant qu’une chose physique, mais je le comprends en fonction des significativités du monde commun qui font que ce pupitre devient ce qu’il est grâce au fait qu’il renvoie à cette université, ensuite à l’université en tant qu’institution d’une certaine importance sociale, etc. Dans ce sens, Heidegger parlera dans Être et temps de « l’en-tant-que herméneutique » : j’aborde de manière antéprédicative ce quelque chose en tant que pupitre, mais ce n’est pas l’objet « pupitre » qui remplit cette visée. La compréhension primaire du pupitre s’accomplit en fonction et à partir de l’entièreté des significativités contextuelles de ma vie.

12Si en donnant un cours, je laisse mon ordinateur sur le pupitre et qu’il est ensuite volé, cette salle de cours peut commencer à signifier pour moi un endroit où l’on peut potentiellement se faire voler. La signification du pupitre et celle de la salle de cours ne sont donc pas dotées de déterminations stables et autonomes, mais elles subissent dans la vie préthéorique des transformations constantes. Cette réarticulation réciproque entre, d’un côté, la teneur de sens vécue (la salle de cours ou bien le pupitre du professeur) et, de l’autre, le contexte significatif prescrivant la prédétermination catégoriale de la saisie de cette de teneur constitue l’événement même de la mondanisation (le « es weltet »). Le vivre [Erleben] donne lieu au monde et dans ce sens Heidegger dira que l’intuition herméneutique comme l’accomplissement de la vie est « donnant-sens [sinn-gebende] »22. La formation du sens est dès lors à comprendre non pas comme constitution du sens (et finalement du monde), mais comme sa réarticulation. À partir de là, nous pouvons caractériser la manière dont Heidegger comprend l’intentionnalité.

13Comme Heidegger le souligne, ce rapport de la donation appropriante de la vie à elle-même comme mondanisation ne devrait pas être compris selon la distinction entre un certain intérieur et extérieur, c’est-à-dire selon la distinction entre ce qui est psychique et ce qui est physique23. La conception heideggérienne du vivre au sens transitif [Er-leben] comme intentionnalité préthéorique est finalement une conception moniste de l’expérience. La distinction opératoire entre la vie et le monde comme teneur de l’expérience ne relève pas d’un départage régional, ontologique ou encore intentionnel au sens traditionnel. Dès 1919, Heidegger conçoit la vie de manière événementiale selon la plurivocité de la dunamis grecque24 : la vie est une potentialité, un mouvement vers son accomplissement comme mondanisation, c’est-à-dire vers la détermination catégoriale du monde. La vie et le monde sont numériquement un et leur distinction n’est que modale : la vie est la possibilisation du monde et le monde est l’actualisation du vivre comme sa détermination catégoriale, les deux s’appropriant dans l’accomplissement de l’intuition herméneutique25. Tout de même prédéterminée par les vécus de mondanisation antérieurs, la vie reste pourtant — en tant que possibilité — foncièrement indéterminée. La vie, affirme Heidegger, « n’est encore marquée d’aucune caractérisation véritable (mondaine), même si une telle caractérisation vit bien dans la vie en la motivant »26. Un état actuel des significativités comme contexte de la vie dans son être-situé ici et maintenant (le « monde ») possibilise la vie, c’est-à-dire indique les possibilités concrètes pour le déroulement futur de la vie facticielle (la « vie » comme possibilité). Le fait que la vie est comprise comme une possibilité et donc une indétermination indique finalement que l’appropriation de ces significativités ne s’accomplit pas de manière déterministe, mais témoigne d’une liberté qui est au cœur de la vie facticielle. L’intentionnalité que Heidegger caractérise de manière formelle comme un simple « se-diriger-sur » acquiert une épaisseur temporelle et devient dès lors dans l’économie conceptuelle des premiers cours de Fribourg le synonyme de l’intuition herméneutique27. Les deux termes expriment la manière dont la vie en tant qu’un tout s’approprie dans « l’événement appropriant [Er-eignis] ». L’intentionnalité comme le « se-diriger-sur » indique dès lors la dynamique de la détermination du monde comme possibilisation de la vie.

14Dans la mesure où Heidegger mets hors circuit toute considération noétique du vivre28, l’intentionnalité heideggérienne peut être rapprochée de ce que Husserl appelait l’intentionnalité noématique comme structure interne du noème composée du noyau objectal et de la manière d’être donnée [Gegebenheitsweise] noématique. Même si pour Heidegger le vécu n’est pas doté d’un corrélat objectif, il est tout de même pensé comme un vécu pointant vers quelque chose du monde, c’est-à-dire vers la teneur du sens qui peut être exprimée dans le langage (le « pupitre », le « livre », etc.). La significativité à chaque fois concrète (ce pays, cette université, ces collègues, cette salle de cours, etc.), à partir de laquelle une teneur du sens concrète (le « pupitre ») se remplit dans l’intuition herméneutique, prescrit l’horizon catégorial et praxique d’anticipation de ce quelque chose vécu (le pupitre). Ainsi, avant d’entrer dans une salle de cours dans laquelle je n’ai jamais été, j’anticipe déjà le fait que j’y trouverai un pupitre du professeur, ainsi que l’usage que j’en ferai. Une fois que j’entre effectivement dans cette salle de cours et que je fais usage du pupitre, la visée anticipatrice « pupitre » se remplit à partir de l’usage concret que j’en fais. Une fois que je fais effectivement usage de ce pupitre et que je constate par exemple « ce pupitre est sale », je m’approprie le sens de la teneur de ce pupitre-ci en tant que sale et l’expression « pupitre » devient une expression appropriée à la visée praxique (donner un cours). Une fois appropriée, c’est-à-dire remplie à partir du contexte de significativités, l’expression « pupitre » devient une expression occasionnelle au sens de Husserl. En même temps, le constat que le pupitre est sale possibilise la vie facticielle (je peux aller chercher des produits de nettoyage ou bien quand même donner cours devant un pupitre sale) et réarticule également les significativités de la vie (je sais désormais qu’il arrive parfois dans cette université que les pupitres soient laissés sales par mes collègues). C’est dans l’accomplissement du vécu comme événement d’appropriation qu’une expression linguistique (« pupitre ») dont j’ai hérité sans l’avoir décidé acquiert un lien significatif (le Bezug) avec l’entièreté du contexte de significativité de ma vie. Lorsque la vie s’exprime, elle recourt au langage historiquement institué qu’elle ne crée pas au moment même de l’énonciation, c’est pourquoi les déterminations linguistiques doivent être à chaque fois appropriées et finalement transformées quant à leur signification. Au moins à partir de 1923 Heidegger problématise l’usage inapproprié du langage dans les termes du bavardage [Gerede]. Dans Être et temps, il affirme que dans le bavardage, « comme le parler a perdu, ou qu’il n’a jamais trouvé son rapport d’être [Seinsbezug] primaire à l’étant dont il parle, il ne se communique pas selon la guise d’une appropriation [Zueignung] originaire de cet étant, mais sur le mode de la relation et de la re-dite »29. Le concept clé est ici celui de Bezug qui est un concept de provenance diltheyenne et qui exprime chez Heidegger le rapport ou encore le lien significatif qu’une teneur de sens (« un étant » en 1927) acquiert dans l’intuition herméneutique avec l’ensemble de contexte de significativités compris comme cohésion [Zusammenhang] de la vie ou — dans le langage d’Être et temps — l’état d’explicitation de la facticité (ou, plus précisément, de la « Vorhabe »).

15L’intuition herméneutique est donc une intuition médiée dans la mesure où la donation de quelque chose du monde (et finalement — vu la conception holiste de la significativité — de la vie en tant qu’un tout) doit nécessairement partir des déterminations linguistiques décontextualisées qui circulent de facto comme des déterminations objectives et, en tant que telles, ne sont pas référées à la praxis concrète (et finalement — vu la conception holiste de la vie — au projet existentiel du Dasein). C’est grâce au fait que nous partageons un langage commun que nous ne créons pas au moment même de l’énonciation, que nous disposons d’un réseau conceptuel commun à travers lequel nous pouvons communiquer et qui prédétermine l’horizon de l’appropriation de soi.

L’immédiateté de l’intuition herméneutique

16Cette appropriation de soi comme caractère de la donation propre à l’intuition herméneutique n’est pas de l’ordre de l’évidence, parce que l’intuition herméneutique est nécessairement une intuition préthéorique de quelque chose de préobjectif. Pour mieux déterminer la manière dont la vie s’atteste elle-même dans l’intuition herméneutique, il convient d’abord de demander dans quelle mesure cette intuition peut être considérée comme immédiate. En 1919, Heidegger conclut sa description du vécu du pupitre du professeur de la manière suivante : « C’est plutôt le significatif [Bedeutsame] qui est premier : il se donne à moi immédiatement, sans passer par la moindre conception intellectuelle d’une chose. Vivant dans un monde ambiant, tout me signifie [es bedeutet mir] toujours et partout, tout est mondain, ça mondanise [es weltet] [...] »30. Comme nous l’avons épinglé précédemment, l’idée heideggérienne de la facticité implique une révision de la conception traditionnelle de l’immédiateté et de la médiation. La donation de l’objet est médiée par la détermination prédicative qui a pour conséquence la dévitalisation de la vie comprise comme l’arrêt de l’appropriation et cela parce que — la vie n’étant pas autre que ce qu’elle vit — la détermination théorique de quelque chose implique le rapport objectivant à soi-même. La considération théorique de quelque chose (ce pupitre du professeur comme doté de telles ou telles propriétés physiques) fixe un objet (le pupitre) dans son autonomie par rapport à son contexte praxique de l’expérience (« Umwelt »), sa signification sociale (« Mitwelt ») et la signification que ma situation de donner cours pourrait avoir pour moi au sein de mon projet existentiel (« Selbstwelt »). Dans cette expérience, la teneur du vécu (le pupitre objectivé) se trouve abstraite du réseau des significativités à partir desquelles elle signifie originairement. Un tel vécu ne possibilise pas le déroulement de la vie facticielle par l’actualisation de ses anticipations. C’est seulement une fois qu’une teneur de sens (« pupitre ») s’inscrit au sein d’une praxis31 phronétique, qu’il devient signifiant pour moi. Comme Heidegger affirme dans le passage cité plus haut : « le significatif […] se donne à moi immédiatement […]. Vivant dans un monde ambiant, tout me signifie [es bedeutet mir] ». Dans un vécu comme événement appropriant, c’est donc finalement le rapport qu’une signification entretient avec le Soi concret et situé qui est déterminant. En 1924 Heidegger fournit une explication éclairante de la manière dont le Dasein s’approprie son monde, ce qui permet de mieux comprendre comment cette immédiateté de l’intuition herméneutique peut être comprise : 

L’appropriation [Aneignung] et la préservation [Verwahrung] du monde ouvert s’accomplit [vollzieht sich] dans le Dasein lequel, par sa capacité de parler, est déterminé en tant que l’abord discursif [das Ansprechen] et le discuter [das Besprechen] du monde faisant encontre. Le mode d’accomplissement [de cette appropriation et préservation] est d’aborder discursivement quelque chose en tant que quelque chose [Die Vollzugsart ist das Ansprechen von etwas als etwas]. C’est ainsi que l’« en vue de [Um-zu] » se détache de la diversité des renvois significatifs. Un tel discuter [Besprechen] échappe encore entièrement à l’isolement d’une simple constatation d’un état de choses simplement perçu. Ce discuter est encore entièrement au service de l’ouverture préoccupante et de la préservation du monde ambiant. Dans un tel discuter appropriant [aneignenden Besprechen], l’« être-à » s’exprime et se donne l’orientation [spricht das « Insein » sich aus und gibt sich die Orientierung]. Avec le monde ambiant abordé discursivement [angesprochenen], c’est l’être-à qui vient à l’expression et ainsi à la compréhensivité disponible. L’ouvrir préoccupant du Dasein, c’est-à-dire le connaître primaire est l’explicitation [Auslegung].32

17Premièrement, l’appropriation comme explicitation ou interprétation [Auslegung] consiste à aborder discursivement quelque chose en tant que quelque chose. Lorsque j’entre dans mon bureau et que je dis à mon collègue « il me faut un stylo », j’aborde ce quelque chose déposé sur sa table en tant que stylo, c’est-à-dire en tant que quelque chose qui me permettra de noter la date de ma prochaine réunion. C’est ainsi que je m’approprie la signification « stylo » à partir de la finalité de mon action et — en dernière instance — à partir de mon projet existentiel. Par là, la teneur du sens (« stylo ») acquiert un lien significatif (Bezug ou Seinsbezug) avec ma vie comprise comme un tout, donc avec la totalité de mon projet existentiel. Cette appropriation a pour conséquence que l’horizon de mon attention est prétracé à l’avance : je ne me dirige pas vers l’étagère avec des livres, mais précisément vers la table de mon collègue et vers son stylo. C’est dans ce sens que « l’“en-vue-de” se détache de la diversité des renvois significatifs ».

18Deuxièmement, « dans un tel discuter appropriant [aneignenden Besprechen] l’“être-à” s’exprime et se donne l’orientation [spricht das “Insein” sich aus und gibt sich die Orientierung] ». Cette phrase doit être comprise à partir de l’usage grammatical fait de la voix moyenne qui constitue un mode d’expression privilégié par Heidegger pour problématiser le caractère à la fois réceptif et spontané de l’intuition herméneutique au moins depuis le cours du semestre d’été 1921 portant sur saint Augustin33. Dans la voix moyenne le sujet grammatical subit lui-même l’action qu’il exécute : dans l’explicitation [Auslegung] du monde comme appropriation discursive d’un étant du monde, le Dasein — « l’être-à » dans la phrase citée — « se donne l’orientation », c’est-à-dire subit lui-même une réarticulation de son être34 et cela à travers l’appropriation de l’étant comme teneur de l’expérience. Encore une fois, cela tient au fait que le Dasein (ou la vie) n’est pas numériquement distinct de ce qu’il vit. L’intuition herméneutique constitue l’événement de la réarticulation réciproque entre (1) le sens de la teneur de l’expérience ou de l’étant (la « Vorhabe ») et (2) l’anticipation catégoriale (le « Vorgriff ») de la teneur de l’expérience à venir. C’est ainsi que la vie se donne l’orientation (la « Vorsicht »). Dans la mesure où la vie n’est pas une chose, la donation de la vie à elle-même qu’accomplit l’intuition herméneutique n’est pas d’ordre objectif. La vie étant une possibilité, la donation de la vie à elle-même s’accomplit comme une possibilisation, c’est-à-dire comme une actualisation de l’horizon d’anticipation. Concrètement, dans l’expression « ce marteau est trop lourd », je ne cherche pas à déterminer ce marteau quant à ses propriétés physiques, mais j’anticipe l’action à venir (trouver un autre marteau ou demander à quelqu’un de me prêter le sien), cette dernière étant toujours plus ou moins prédéterminée par mon projet existentiel concret. Ainsi, lorsque le Dasein exprime un étant — ce marteau dans le contexte concret de mon travail — à travers l’appropriation des déterminations linguistiques initialement dépourvues du lien significatif avec ce contexte (« marteau », « lourd », etc.), du même coup il s’exprime lui-même : l’expression « le marteau est trop lourd » indique ainsi l’être-situé prescrivant à chaque fois les moyens possibles pour accomplir l’action. L’intuition herméneutique s’accomplit dès lors comme une performation comprise dans un sens précis : même si l’énonciation n’accomplit pas l’action elle-même, elle possibilise la vie pour autant qu’elle actualise le contexte de ce travail, ce dernier prescrivant à chaque fois les possibilités de réussite de cette action.

19Jusqu’à présent, pour illustrer la manière dont s’accomplit l’intuition herméneutique, nous avons eu recours à des exemples très élémentaires relevant principalement de l’usage d’outils. L’intuition herméneutique est pourtant à l’œuvre dans chaque acte de comprendre35. Pour expliquer cette portée universelle de l’intuition herméneutique, nous pouvons nous appuyer sur l’herméneutique de Gadamer qui essaie de penser une réceptivité herméneutique de manière similaire et cela à travers le concept de l’application [Anwendung].

20Dans Vérité et méthode, Gadamer affirme que depuis le piétisme la tradition herméneutique préromantique distinguait trois moments au sein du « problème herméneutique » : subtilitas intelligendi (la finesse de compréhension), subtilitas explicandi (la finesse d’interprétation) et subtilitas applicandi (la finesse d’application)36. Ces trois moments ne doivent pas être compris comme des méthodes mais plutôt — en tant que subtilitas — des capacités, des pouvoirs ou des dispositions particulières37. Toujours selon Gadamer, l’herméneutique romantique a considéré le moment d’intelligere et celui d’explicare comme relevant d’une unité interne, en expulsant en dehors de la problématique herméneutique le moment d’applicare38 qui cesse du même coup de remplir une fonction constitutive pour la compréhension. Dans son projet de l’herméneutique philosophique, Gadamer veut renouer en même temps avec la tradition piétiste et avec la tradition romantique pour affirmer que l’expérience herméneutique est une unité de la compréhension, de l’interprétation et de l’application39. Par là, Gadamer tente de rendre compte du fait que la compréhension ne peut pas avoir lieu sans une application immédiate d’un sens compris à la situation concrète de l’interprétant40. L’application dont il est ici question n’est pas d’ordre technique mais plutôt phronétique41 : il ne s’agit pas d’une application au sens de la subsomption d’un cas concret sous une règle générale préétablie, mais plutôt d’une réarticulation réciproque (« fusion des horizons » selon l’expression de Gadamer) entre le sens rencontré (un texte juridique, un poème, etc.) et la situation concrète de l’interprétant. L’essentiel est que cette application ne vient pas après la compréhension mais qu’elle constitue un moment sans lequel la compréhension elle-même serait impossible. De manière schématique, nous pouvons donc dire que l’accomplissement de la compréhension (intelligere) d’un sens légué par l’histoire (par exemple d’un poème) se caractérise à la fois par la spontanéité de l’interprétation ou explicitation (explicare) et par la réceptivité voire passivité propre à applicare comme transformation ou réarticulation de la situation herméneutique de l’interprétant comme contexte de compréhension prédéterminé par la tradition, par une langue naturelle déterminée, etc. Cette compréhension comme application n’étant ni de l’ordre théorique, ni de l’ordre technique, elle est plutôt de l’ordre existentiel ou encore phronétique, en ce qu’elle me permet de me trouver (« sich befinden ») au sein du monde et finalement d’être soi-même comme possibilité toujours concrète et située.

21C’est dans un sens parallèle que Heidegger lui-même attribue à la poésie comme modalité du discours un statut insigne et cela déjà en 1925 : « Avec le mot, la découvrité [Entdecktheit] du Dasein, et notamment la disposition [Befindlichkeit] du Dasein, peuvent être rendues visibles de telle sorte que certaines possibilités d’être nouvelles soient par là même libérées. Ainsi le discours, et avant tout la poésie, peut même faire éclore de nouvelles possibilités d’être du Dasein »42. Par sa capacité à créer de nouvelles connexions entre les significations à travers l’appropriation du langage hérité, la poésie permet de réarticuler le contexte catégorial préétabli (la cohésion des Vorgriffe) à partir duquel le Dasein se comprend à chaque fois lui-même. Ceci concerne tant l’acte d’écriture de la poésie comme appropriation d’un langage hérité que l’acte de compréhension d’un poème seulement lu, puisque tant la création poétique que la lecture compréhensive et appropriante sont à la fois expressives (je me projette interprétativement moi-même à travers un poème en créant de nouveaux liens entre les significations à partir desquelles j’aborde le monde et moi-même) et réceptives (l’état d’explicitation de ma vie préesquissant l’horizon d’anticipation se trouve transformé). Le caractère réarticulateur de la compréhension exclut donc toute conception mimétique de la littérature : l’effort compréhensif propre à la création littéraire, ainsi qu’à une lecture compréhensive et appropriante s’accomplit comme une réarticulation et transformation de l’existence. De son côté, le caractère réceptif, transformateur et possibilisant de l’intuition herméneutique s’oppose à un certain constructivisme dans la théorie de la littérature qui n’aborderait le phénomène littéraire qu’à partir du seul constat du caractère systématique de la langue.

Conclusion : un sens existentiel de l’immédiateté ?

22Comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, selon la conception moniste de l’expérience impliquée par l’idée de l’intuition herméneutique, la vie et le monde ne sont pas numériquement distincts. Il en résulte que — la vie facticielle n’étant pas dotée de propriétés essentielles — la vie s’accomplit et du même coup se possibilise à partir de ce qu’elle vit, donc à partir de la teneur du sens compris, ce dernier contribuant nécessairement à la réarticulation de l’horizon d’anticipation catégoriale de l’expérience à venir. Pour cette raison, le comportement prédicatif qui vise le pupitre du professeur en tant qu’objet doté de telles ou telles propriétés implique l’arrêt de l’appropriation de l’expérience et impose ainsi la temporalité objective (« intramondaine » dans Être et temps) à l’expérience ainsi « dévitalisée » : les contextes de significativités ne se réarticulent plus à partir de l’expérience ou — plus précisément — à partir de la teneur du sens effectivement vécu. Le pupitre est dès lors visé de manière vide comme identique à soi et autonome par rapport au contexte des significativités à partir desquelles il puise initialement son sens. L’arrêt de ce caractère transformateur et configurateur de l’expérience a pour conséquence la perte du rapport que la vie entretient avec elle-même en tant que possibilité toujours située et engagée au sein d’un projet existentiel concret.

23La vie étant comprise par Heidegger comme possibilisation incessante de l’expérience, l’intuition herméneutique n’est jamais entièrement remplie43 ce qui reviendrait à son entéléchie. Le mode d’être propre de la vie est celui de l’actualisation incessante — à partir de l’expérience concrète — de l’anticipation possibilisante du Soi. Dans la mesure où la vie n’est pas autre que ce qu’elle vit, le rapport qu’elle entretient avec ce qu’elle vit (le « quoi ») indique pour Heidegger la manière dont la vie se tient en rapport avec elle-même (le « comment ») en tant que possibilité. Dans les premiers cours de Fribourg ce rapport préthéorique de la vie à elle-même dans l’événement appropriant de l’intuition herméneutique est indiqué par le terme de « s’avoir-soi-même [Mich-selbst-haben44/Sichselbsthaben45] ». Dans l’évolution de la conceptualité heideggérienne ce terme se trouve substitué à l’époque d’Être et temps par celui d’« être-soi-même [Selbstsein] ». Nous pouvons considérer cette évolution comme témoignant de l’ultime prise en compte du caractère possibilisant de l’intuition herméneutique. Selon cette lecture, après l’abandon dès 1920 du terme même de l’intuition parce que trop prédéterminé par la problématique gnoséologique et connotant le rapport oculaire et objectivant à la vie propre à la theoria, Heidegger arrêterait ensuite de recourir à celui de « s’avoir-soi-même », puisque finalement la vie ne possède rien dans l’appropriation de la vie comme possibilisation du Soi, comme pourrait le supposer encore le terme de Sichselbsthaben. La vie n’a pas de teneur réale qui pourrait être intuitionnée et ainsi « possédée ». Selon l’expression de Heidegger, le propre du Dasein est d’avoir-à-être [Zu-sein], c’est-à-dire être la possibilité concrète et située qu’il est à chaque fois lui-même.

24Si l’intuition herméneutique des années 1919-1920 commence à être pensée dans une perspective de facto ontologique comme un événement appropriant [Er-eignis] ou encore comme un avoir-lieu [Geschehen] de la vie, la donation de la vie à elle-même à travers l’appropriation du monde acquiert finalement un sens existentiel de l’être soi-même. Pour Heidegger, penser une intuitivité herméneutique comme forme de réceptivité propre au comprendre revient dès lors à penser la fonction phronétique du logos grâce auquel nous pouvons redevenir ce que nous sommes véritablement, à savoir une possibilité toujours située.

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Notes

1 GA 60, p. 336 ; trad. fr., p. 380. Dans les références au corpus heideggérien, nous renverrons à chaque fois aux volumes de la Gesamtausgabe repris dans la bibliographie, à l’exception d’Être et temps dont nous citerons l’édition Niemeyer et que nous signalerons par l’abréviation SuZ.

2 Die Idee der Philosophie und das Weltanschauungsproblem [L’idée de la philosophie et le problème des visions du monde], in : GA 56/57.

3 Même si dans les notes préparatoires au cours du semestre d’hiver 1919/1920, Heidegger affirme : « Ontologie — indique déjà dans le mot que le problème décisif n’est pas vu : Histoire [Geschichte] et vie » (GA 58, p. 146), « l’ontologie » y est encore comprise comme une approche ayant pour thème une région d’objet (cf. ibid., p. 148) — qu’il s’agisse de l’ontologie matérielle ou formelle — et, en tant que telle, elle doit contribuer nécessairement à l’objectivation et la dévitalisation de la vie et, par conséquent, elle ne peut que manquer la vie facticielle dans son événementialité propre (sur ce point, cf. également GA 63, p. 3 ; trad. fr., p. 17). Le questionnement du jeune Heidegger est donc ontologique dans un sens plus large : ce que Heidegger cherche à élucider est l’être historique de la vie vécue à la première personne comme la dynamique même de la donation du sens. Même avant l’appropriation explicite de ce sens large de l’ontologie dans le cours du semestre d’été 1923 (GA 63, §1), la dimension ontologique de la phénoménologie de la vie facticielle devient manifeste de plus en plus à partir de 1920 quand Heidegger commence à problématiser l’expérience facticielle dans les termes du Dasein et de l’existence (GA 59).

4 Dans Être et temps, Heidegger affirme que la donation (« es gibt ») qui caractérise l’être de la vérité a le même mode d’être que le Dasein (SuZ, p. 228 ; trad. fr. 183).

5 J. Benoist, « Intuition catégoriale et voir comme », Revue philosophique de Louvain, 2001, vol. 99, n° 4, p. 596 sqq.

6 H. Lipps, Untersuchungen zu einer hermeneutischen Logik, Frankfurt am Main, Klostermann, 1976 ; trad. fr. S. Kristensen, Recherches pour une logique herméneutique, Paris, Vrin, 2004.

7 Cf. S. Calenge, Les logiques herméneutiques. Hans Lipps, Georg Misch, Josef König, Martin Heidegger, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2020.

8 Concernant le concept de la logique herméneutique, nous renvoyons à l’excellente introduction de l’ouvrage cité de Simon Calenge où l’auteur présente de manière systématique les motifs, les tâches et les thèses des logiques herméneutiques : ibid., p. 13-51.

9 Cf. en particulier le cours consacré aux concepts fondamentaux de la philosophie aristotélicienne dont une partie conséquente constitue le commentaire de la Rhétorique aristotélicienne (GA 18) ; sur ce sujet, cf. Ch. Gauvry, « Le statut du logos. Compréhension, explicitation, énonciation », Revue philosophique de Louvain, 2014, vol. 112, n° 2, p. 473-493.

10 S. Calenge, Les logiques herméneutiques, op. cit., p. 21.

11 Cf. ibidem.

12 Indéfinissable et fonctionnant essentiellement à titre d’indication formelle et non pas en tant que concept univoque, le sens de la « facticité » heideggérienne est à reconstituer à partir de la cohésion des autres catégories de la vie facticielle (comme celles du caractère « à-chaque-fois [Jeweiligkeit] », « à-chaque-fois-le-mien [Jemeinigkeit] » du Dasein ou encore celle de la significativité [Bedeutsamkeit] »), avec lesquelles il exprime la structure d’appropriation de soi de la vie. Même si de manière seulement indicative, le pré-concept de la facticité est tout de même thématisé par Heidegger à plusieurs reprises, par exemple : GA 63, p. 7-8 ; trad. fr., p. 25-26.

13 C’est cette révision de la relation entre ce qui médié et ce qui est immédiat qui commande — il nous semble — la manière dont Heidegger interprète l’intuition catégoriale husserlienne dans le cours du semestre d’été 1925 où il affirme que l’intuition sensible est toujours « déjà imprégnée en elle-même d’intuition catégoriale » (GA 20, p. 81 ; trad. fr., p. 98) et minimise par là le caractère d’être fondé de l’intuition catégoriale dans l’intuition sensible. Concernant ce dernier point, cf. P.-J. Renaudie, « Le sol et la clé de voûte de la phénoménologie. L’usage phénoménologique des catégories chez Husserl et chez Heidegger », Les études phénoménologiques, 2017, vol. 122, n° 3, p. 333-334. Cette révision de la relation entre le médié et l’immédiat peut être également vue comme le motif du refus heideggérien de l’assimilation de l’aisthesis aristotélicienne à la donation sensible pure. Pour Heidegger l’aisthesis est indissociable du logos : l’aisthesis est « le mode naturel de voir les arbres, la lune et d’en parler » (GA 18, p. 29).

14 GA 58, p. 254.

15 Cf. ibid., p. 123-124, 254.

16 Cf. GA 63, p. 15 ; trad. fr., p. 34-35.

17 GA 56/57, p. 75 ; trad. fr., p. 104.

18 Cf. ibid., p. 69-70 ; trad. fr., p. 98.

19 Ibid., p. 75 ; trad. fr., p. 104.

20 Ibidem.

21 Ibid., p. 115 ; trad. fr., p. 149.

22 Ibid., p. 219 ; trad. fr., p. 273.

23 Ibid., p. 75 ; trad. fr., p. 104.

24 Sur ce point, cf. S.-J. Arrien, L’Inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919-1923), Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 107-111.

25 Il nous semble que c’est la raison pour laquelle Heidegger peut affirmer que la vie est le monde dans lequel nous vivons, cf. GA 58, p. 33-34.

26 GA 56/57, p. 115 ; trad. fr. 149.

27 Cf. la lettre à Rickert du 27 janvier 1920 où Heidegger présente la triple structure de l’intentionnalité herméneutique (Gehaltssinn, Bezugssinn, Vollzugssinn) comme celle de l’intuition herméneutique : M. Heidegger, H. Rickert, Briefe 1912 bis 1933 und andere Dokumente, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 2002, p. 47-48 ; trad. fr. A. Dewalque, Lettres 1912-1933 et autres documents, Bruxelles, Ousia, 2007, p. 50.

28 Concernant la critique de l’interprétation noétique de l’intentionnalité, cf. GA 63, p. 92 ; trad. fr., p. 123-124. Concernant la revendication du caractère noématique du thème de la recherche, cf. GA 19, p. 621 ; trad. fr., p. 587.

29 SuZ, p. 168 ; trad. fr., p. 144 (traduction légèrement modifiée).

30 GA 56/57, p. 73 ; trad. fr., p. 101.

31 Nous préférons parler de la praxis dans un sens large et non pas de la pratique ou de l’agir, puisque durant toute la période des années 1920 Heidegger récuse le sens moderne du pratique comme opposé à celui du théorique. Le propos de Heidegger n’est pas de nier la pertinence des considérations théoriques, mais de montrer que ces dernières s’accomplissent toujours finalement en tant que commerce praxique avec le monde. Sur ce point, cf. §69c d’Être et temps où Heidegger développe le concept existential de la science distinct de son concept logique.

32 GA 64, p. 25.

33 Dans ce cours, Heidegger problématise le souci [curare] à partir de la voix moyenne de se soucier : « Il y a une connexion phénoménologique entre le curare en tant que concernement [Bekümmerung] (vox media) et l’uti en tant que fait d’avoir commerce avec (dans le concernement) » (GA 60, p. 207 ; trad. fr., p. 231). Le souci dont il est question ici est à comprendre — comme dans Être et temps — en même temps dans sa voix moyenne qui accentue l’implication du Soi (« je me soucie », « être en souci »), mais aussi dans le sens transitif de Besorgen, c’est-à-dire d’être préoccupé par quelque chose du monde. Ce double sens de Sorgen implique qu’il y a un souci véritable [echte] et non véritable [unechte] et que ce dernier est propre à « l’affairement [Geschäftigkeit] » propre à la vie (ibid., p. 271 ; trad. fr., p. 308). Dans la préoccupation du monde le Soi peut se perdre, ce qui arrive quand le souci ne contient plus cette implication du Soi qu’exprime la voix moyenne de curare.

34 Soulignons pour précision : la réarticulation de la modalité d’être comme la manière concrète et située de se posséder soi-même (l’être du Dasein au sens de ce qui est existentiel), mais non pas de sens de l’être exprimé par la cohésion des existentiaux (l’être du Dasein au sens de ce qui est existential) qui indique formellement l’être concret du Dasein (l’être du Dasein au sens de ce qui est existentiel).

35 Dans la mesure où dans le cours de Kriegsnotsemester de 1919, l’idée de l’intuition herméneutique intervient afin de garantir l’accès préthéorique à la vie facticielle comme origine du sens, l’herméneutique de la facticité heideggérienne comme explicitation de la vie s’accomplit elle-même comme intuition herméneutique. La méthode concrète de l’interprétation de la vie facticielle comme appropriation de la conceptualité dépourvue du lien significatif avec la vie est exposée par Heidegger en tant que « destruction phénoménologique » dans le cours du semestre d’été 1920 (GA 59, p. 43-86 ; trad. fr., p. 65-109).

36 H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen, Mohr Siebeck, 1990, p. 312 ; trad. fr. P. Fruchon, J. Grondin, G. Merlio, E. Sacré, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 2018, p. 492-493.

37 Ibid., p. 312 ; trad. fr., p. 493.

38 Ibid., p. 313 ; trad. fr., p. 493.

39 Cf. ibid., p. 313 ; trad. fr., p. 494.

40 Ibid., p. 313 ; trad. fr., p. 493.

41 Ibid., p. 317-329 ; trad. fr., p. 499-519.

42 GA 20, p. 375-376 ; trad. fr., p. 393 (traduction légèrement modifiée).

43 Cf. GA 58, p. 41.

44 GA 9, p. 29.

45 GA 63, p. 79 ; trad. fr., p. 110.

Pour citer cet article

Marcin Schulz, «Dans quelle mesure l’intuition herméneutique est-elle immédiate ? Sur la réceptivité propre au comprendre chez le jeune Heidegger», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 19 (2023), Numéro 3: Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux: Intuitions médiées et dispositifs producteurs d'évidence (Actes n°13), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=1379.

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